Revue

Débat argumenté et éducation démocratique

Deux enseignants de philosophie commentent le nouvel enseignement d'ECJS en France : l'un le critique idéologiquement, l'autre montre son intérêt. Tous deux veulent l'infléchir philosophiquement...

Depuis trois ans sont introduits au lycée, niveau par niveau depuis la seconde, des cours plutôt originaux d'une discipline qui n'en est pas une, d'une trans-co-discipline : l'Éducation Civique Juridique et Sociale ou ECJS. Outre la continuité des savoirs étudiés qui prennent leur source dans l'éducation civique au collège, la raison invoquée par les responsables de l'éducation pour justifier l'introduction d'une telle non-matière est explicitement politique, former des citoyens autonomes et actifs : " Grâce à ce processus, [l'ECJS] doit s'épanouir, à terme, un citoyen adulte, libre, autonome, exerçant sa raison critique dans une cité à laquelle il participe activement1 ". Pour ce faire, il a été introduit une autre nouveauté qui va dans ce même sens d'émancipation : la mise en avant du débat argumenté comme " support pédagogique naturel ", de préférence à des supports plus classiques tels que par exemple le cours magistral. Cette mise en avant du débat doit répondre à " la demande exprimée par les lycéens lors de la consultation de 1998 sur les savoirs, de pouvoir s'exprimer et débattre à propos de questions de société2 ", mais, ce " n'est ni concession démagogique faite aux élèves ni soumission à une mode3 ".

Ce choix du débat argumenté est axé explicitement sur la promotion de l'activité et de l'autonomie du sujet. D'abord il " permet la mobilisation, et donc l'appropriation de connaissances à tirer de différents domaines disciplinaires : histoire, philosophie, littérature, biologie, géographie, sciences économiques et sociales, physique, éducation physique... notamment, mais non exclusivement ". Ensuite " il fait apparaître l'exigence et donc la pratique de l'argumentation ". Des précisions suivent : " Non seulement il s'agit d'un exercice encore trop peu présent dans notre enseignement, mais au-delà de sa technique, il doit mettre en évidence toute la différence entre arguments et préjugés, le fondement rationnel des arguments devant faire ressortir la fragilité des préjugés ". Elles orientent encore le débat argumenté vers l'activité, l'autonomie et la responsabilisation de l'élève futur citoyen. Par contre le texte se poursuit par des restrictions : " Il doit donc reposer sur des fondements scientifiquement construits, et ne jamais être improvisé mais être soigneusement préparé. Cela implique qu'il repose sur des dossiers élaborés au préalable par les élèves conseillés par leurs professeurs, ce qui induit recherche, rédaction, exposés ou prises de parole contradictoires de la part d'élèves mis en situation de responsabilité et, ensuite, rédaction de comptes rendus ou de relevés de conclusions4 ".

Ces précisions ne vont-elles pas à l'encontre de ce qui est d'abord visé ? En bref si la finalité est claire (c'est l'activité du citoyen qui est mise en avant), les modalités sont loin de l'être : comment le débat argumenté peut-il contribuer à une éducation démocratique, à la fois civile et citoyenne, dans un cadre imposé aussi restreint et directif ?

DÉBAT ARGUMENTÉ, QUELLE SPÉCIFICITÉ ?

La plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question du débat en ECJS ont commencé par le distinguer de formes qui leurs semblaient existantes. Philippe Perrenoud tente de définir ce débat comme " débat argumenté " ou " démocratique ", dont le modèle serait le débat " scientifique5 ", le distinguant du débat d'opinion ou " médiatique ". D'autres auteurs ajoutent une dimension qui sert de repoussoir : la discussion du café de commerce6. François Galichet quant à lui le distingue, nous pensons avec raison, du dialogue socratique7.

À y regarder de plus près, si nous comprenons ce qu'est le débat médiatique, c'est-à-dire le face à face télévisé, ou le dialogue socratique, nous avons des difficultés à nous représenter ce qu'est un débat scientifique ou de discussion de café du commerce. L'activité scientifique est-elle " débat " ou " recherche " ? N'est-ce pas parce qu'il s'agit de probable plutôt que de certitude qu'il peut y avoir " débat "8 ? Pourquoi donc définir le débat argumenté comme " scientifique "9? Pourquoi ne pas le nommer " philosophique " ce dont il n' est question nulle part ?

Ensuite, de quoi est-il question lorsqu'on parle de " discussion de café du commerce " ? Est-ce la discussion monologuée de deux poivrots, le " café-philo " ou le café-philo réduit à une discussion monologuée de poivrots ? Car, il n'en est question nulle part10, ce débat argumenté n'est-il pas un débat " philosophique de café " ?

Nous considérons que nous philosophons dans les débats que nous menons dans notre café-philo du Gil Bar à Poitiers, car chacun pense par lui-même, c'est-à-dire acquiert l'autonomie par rapport à ce qu'il pense et par rapport à ceux qui savent, mais aussi pense avec les autres pour s'enseigner mutuellement. Si nous prêtons vraiment attention au contenu, la plupart des débats sont des constructions collectives qui ont leur cohérence propre. Il ne s'agit pas de tout et de n'importe quoi, mais d'un dialogue collectif qui s'auto-structure11. Il nous semble donc qu'un réel débat d'ECJS est un débat " philosophique ", ou mieux est un débat " café philosophique ", limité peut-être au domaine " politique ", mais un débat philosophique au sens plein.

Bien plus, entre les débats scientifique, médiatique, du café du commerce, socratique, philosophique, il nous semble qu'il manque un terme. Comment se situe le débat ECJS par rapport au débat politique des assemblées d'élus (Assemblée Nationale, Sénat, Conseil Municipal, Conseil d'administration...) ? Au fond, personne ne le précise explicitement, mais n'est-il pas considéré de prime abord comme débat politique des assemblées d'élus ? Par exemple, pour Jane Méjias, il y aura dans un tel débat un ou deux élèves " animateurs " et le professeur qui sera " régulateur "12. Pour M.-F. Rossignol, M.-S. Claude, C. Ponsich, il y aura un président de séance, un assesseur, quatre à huit intervenants, deux ou trois rapporteurs et quatre observateurs. Michel Tozzi13 distingue différents rôles dans les débats : président, synthétiseur, reformulateur, secrétaire, participants et observateurs.

Toute l'ambiguïté du débat argumenté proposé par les textes et mis en oeuvre en classe par les enseignants est là : s'agit-il d'éduquer le citoyen à notre système politique : la démocratie représentative, en orientant les textes vers une organisation prédéfinie, ou de l'éduquer à la politique, c'est-à-dire à être " adulte, libre, autonome, exerçant sa raison critique dans une cité à laquelle il participe activement "14 ? En théorie c'est la seconde solution qui semble visée, mais n'est-ce plutôt la première qui est mise en pratique ?

CRITIQUE IDÉOLOGIQUE DE L'ECJS

Au fond, notre système politique n'est pas si " démocratique " qu'on voudrait nous le faire croire. Nous sommes citoyens dans une démocratie représentative : être citoyen c'est être élu, ou, comme l'écrivait Aristote " un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature "15. Mais qu'en est-il des électeurs qui ne sont pas des élus ? Cette éventualité semble impensable pour un grec, mais pourtant, chez nous, la quasi-totalité des électeurs ne sont pas des élus et nous les considérons bien comme des citoyens. Il s'ensuit que l'on va essayer d'utiliser l'éducation à la citoyenneté pour cautionner notre système au lieu de le réfléchir, à apprendre aux élèves à déléguer leur pouvoir par le vote et, pour une infime minorité, à agir à la place les autres. Il y aura les élections de délégués, le conseil des délégués, le conseil de la vie lycéenne, le foyer socio-éducatif et la maison des lycéens... Comme si la démocratie représentative était le seul système valable, indépassable.

Il est assez clair aussi que d'un côté la politique, c'est le sens propre de la démocratie, est le pouvoir au peuple, qui implique égalité devant la loi (isonomie) mais aussi égalité sociale (équité) et égalité des pouvoirs (isocratie). D'un autre, et c'est ce qui existe en réalité, la politique est domination, égalité des droits devant la loi, mais reposant sur l'inégalité sociale, l'inégalité des pouvoirs et la hiérarchie des individus, et justifiant l'ordre établi. La politique est lutte entre des partis, des classes ou des catégories sociales. Elle est l'art de gérer la cité mais aussi l'art de gouverner, c'est-à-dire d'imposer son pouvoir sur les autres.

RENDRE LE DÉBAT D'ECJS PHILOSOPHIQUE

Il en est de même pour l'introduction de l'ECJS et la mise en avant du débat argumenté. Il y a certainement des raisons avouables d'exigence démocratique (liberté et égalité), mais pas très avouées d'ordre public (sécurité) pour justifier une telle introduction. À la lumière de cette ouverture notre démocratie se montre plus formelle que réelle. La tentation est grande d'essayer de limiter le champ de l'autonomie pour éviter que l'activité critique ne s'attaque aux fondements de la domination. Non seulement le débat est proposé dans le cadre de la démocratie représentative, bureaucratique et hiérarchique, mais tout à été fait pour éviter de réfléchir sur la situation de domination.

Mais le " débat " libéré est libérateur, et peut être une façon de rompre avec un tel système. Car dans un débat réellement démocratique, un débat philosophique16, tout le monde est à égalité du point de vue de la parole, chacun parle pour lui-même. Lorsque nous participons à un tel débat, non seulement nous assistons en direct à la faillite de l'adhésion et de la crédulité, de toutes les tentatives de domination. C'est en cela que le débat argumenté contribue à une éducation démocratique, à la fois civile et citoyenne.

Nous préconisons dans un premier temps et de façon transitoire, l'utilisation d'intervenants extérieurs formés à une telle manière de philosopher. Leur présence devrait permettre aux enseignants de se décentrer, de lâcher prise et de chercher à s'abstenir de transmettre quoi que ce soit, en particulier des connaissances. L'action de cet intervenant est une non-action ou plutôt un effacement progressif afin de laisser le groupe s'ériger en communauté de réflexion, afin de laisser émerger son discours collectif. Il s'agit pour la classe de philosopher, c'est-à-dire de penser par soi-même et ensemble, de dialoguer collectivement17.

Dans un second temps nous préconisons un enseignement vraiment philosophique donné par les enseignants eux-mêmes. Pour ce faire il faudrait que le philosopher soit étendu dans l'enseignement aux lycées professionnels dans un premier temps, jusqu'à la seconde dans un deuxième temps, au collège dans un troisième temps, et à l'école dans un quatrième temps18; réfléchir aussi à son extension à l'université et dans les grandes écoles ; arriver à ce que la philosophie ne soit plus considérée comme une discipline à part, mais qu'elle soit présente au sein même de toutes les matières, que tous les enseignants soient philosophes et que tout le monde le soit.


(1) Bulletin officiel du ministère de l'Éducation nationale, HS n° 6 du 31 août 2000.

(2) Id.

(3) Id.

(4) Id.

(5) Philippe Perrenoud, " Le débat et la raison ", Les Cahiers pédagogiques, supplément n° 4, oct-nov. 1998.

(6) Par exemple : " Le débat argumenté " sur le site de l'université d'Aix (http://sceco.univ-aix.fr/cerpe/debatarg.htm) ou

(7) François Galichet, " Les enjeux philosophiques du débat citoyen ", Les Cahiers pédagogiques, n° 401, février 2002, p. 13.

(8) " La nature même de la délibération et de l'argumentation s'oppose à la nécessité et à l'évidence, car on ne délibère pas là où la solution est nécessaire et l'on n'argumente pas contre l'évidence. Le domaine de l'argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul " (Ch. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1970, p. 1).

(9) " Au bout du compte, les sciences de l'éducation sont aujourd'hui très largement aux mains des didacticiens et des sociologues, après avoir été dominées, à l'origine, par les psychologues " dit Philippe Meirieu dans son débat avec Denis Kambouchner, Revue Française de Pédagogie, n° 137, oct-nov-déc 2001, p. 8.

(10) Dans la littérature concernant le débat et l'ECJS on trouve une seule fois nommé le café-philo dans l'article de Michel Vignard. " En philosophie du temps perdu ? " in Les Cahiers Pédagogiques, n° 401, février 2002, cela seulement pour servir d'exemple de concept bas de disputatio.

(11) Cf. Chazerans, " Fait-on de la philosophie dans les cafés-philo ? ", Diotime-l'Agora, n° 3, septembre 1999, http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag03_039.htm ;
Jean-François Chazerans et Seulin, " Philosophe-t-on vraiment au café-philo ? ", et " Tout le monde peut-il philosopher ? ", articles dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d'un succès mondial en 30 questions, (dir. Y. Youlountas).
http://www.pratiques-philosophiques.net/contribu/contrib24.htm (et 25.htm).

(12) 12. Intervention de Jane Méjias, au cours de l'université d'autome de Paris, consacrée à l'ECJS en novembre 1999 http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/ses/ecjs/argumenter.html

(13) 13. Par exemple Godefroy et Tozzi, " Enseigner le débat : quelle formation ? " in Les Cahiers Pédagogiques, n° 401, février 2002.

(14) 14. Bulletin officiel du ministère de l'Éducation nationale, HS n° 6 du 31 août 2000.

(15) Aristote, Les Politiques, III, 1, trad. Pellegrin, Garnier-Flammarion, 1990, p. 207.

(16) Le débat qui se déploie dans une démocratie représentative, qui n'est pas débat mais au mieux " face à face " télévisé, et au pire dialogue de sourds et rapport de force, ne peut pas être philosophique. Seul le débat démocratique direct, où tout le monde est à égalité et où chacun ne parle que pour lui même, peut l'être.

(17) Cf. Chazerans, " La méthode de l'intervenant en philosophie par les enfants ",
http://www.pratiques-philosophiques.net/contribu/contrib33.htm

(18) Cela doit se doubler par la mise en place d'un horaire raisonnable pour tous les élèves (au moins quatre heures par semaine).

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