C'est dans les parages éthiques de Levinas que nous situerons notre contribution. La socialité désignant ici le souci de l'autre comme autre, qui à la fois me précède et me transcende. Il ne s'agit pas seulement de l'écouter, il faut encore reconnaître le lieu d'où il parle, dans sa différence, et engager avec lui un travail.
C'est en passant d'une philosophie du sujet à une philosophie de l'existence, à l'éthique comme philosophie première par rapport au savoir, que le café philo devient un souci du philosophe. C'est l'expérience de ce passage d'une philosophie, où savoir et sens sont confondus dans la discussion parce qu'on se place d'emblée dans la lumière de la raison, à une philosophie phénoménologique, où la discussion fait déjà par elle-même sens, que je voudrais ici rapporter. Autrement dit, il s'agit de concevoir que la vraie discussion est source d'imprévisibilité, et non pas qu'aucune nouveauté n'est possible sous le soleil de la raison.
C'est drapé dans la suffisance à soi-même de celui qui a fait métier de penser, après un long travail sur soi censé lui avoir permis d'atteindre l'universalité et l'objectivité du jugement, que j'accompagnais un ami au café-philo de Lille. Le thème du jour portait sur l'art. Je restais replié dans le silence de la solitude à soi-même du cogito, mécontent de tant d'opinions qui avaient l'air de correspondre point par point à celles de mes élèves. Cet échange à tort et à travers me semblait renvoyer chacun à la singularité de son point de vue. Toute vraie discussion ne se doit-elle pas de parvenir lucidement à un accord entre les participants? Cet accord, n'est-ce pas ce qui donne un sens préalable à l'existence de la discussion elle-même? Tout cela m'apparaissait bien loin de la réflexion véritable, celle des auteurs canoniques, mais aussi du dialogue besogneux de la pensée avec elle-même, dans la solitude de la conscience de soi. Il n'y avait décidément pas grand sens à tirer de tout ce bavardage, sinon que s'instituer " café-philo " ne rend pas pour autant la discussion philosophique.
Après cette déception inaugurale - mais en était-ce vraiment une? - n'étais-je pas prêt à ne rien recevoir de la part d'un public non averti après toutes les critiques déjà entendues auprès de mes pairs et durant mes études sur ce lieu " bon pour le bistrot, pas bon pour la philo "? Ne m'étais-je pas dissimulé que tous les participants avaient renoncé à la violence et l'indifférence pour rechercher ensemble, dans une discipline certaine, un sens universel et non plus seulement individuel à leur activité mentale? Je me promettais de ne pas revenir de sitôt. Rien à assimiler, rien à accaparer, pour un moi prédateur et tyrannique en quête de satisfaction : pourquoi serais-je revenu?
Quelques mois plus tard je revins pourtant. Pourquoi? J'avais déjà fait l'expérience de cet endroit. Mais cette fois j'intervins dans le cours du débat dont l'objet portait sur la vérité, désireux de l'emporter sur les autres. Le philosophe n'est-il pas le mieux placé pour parler de la vérité? Je fus d'abord surpris de l'écoute attentive de mes propos, mais tout autant qu'ils puissent être discutés par des non professionnels de la philosophie. Quelle outrecuidance, n'est-il pas? Je pensais, par mon intervention, et jouissant par avance du pouvoir que m'octroyait le savoir philosophique, avoir raison... du point de vue des autres participants, alors certain qu'il suffit au professeur de philosophie d'ouvrir la bouche pour parvenir à un accord commun sur ce qu'il dit car il se situe d'emblée, lui, au plan de la raison. Connaître la vérité n'est-ce pas abolir les différences, réduire l'altérité à l'unité? Et la pluralité des consciences ne fait-elle pas le malheur de la raison? À vrai dire, je ne m'attendais pas à être exposé à une réponse, à devoir faire droit au jugement d'autrui.
De retour chez moi je balançais entre deux options : ou bien ne plus jamais remettre les pieds dans un tel endroit, estimant qu'il est l'affaire de ceux qui ne savent pas et qui donc éprouvent le besoin de discuter pour chercher du sens, ou bien m'y impliquer de tout mon être parce que la discussion est affaire d'êtres passionnés, finis, et raisonnables. Sinon, à quoi bon parler? Mais pourquoi une telle alternative? Il me semble qu'elle correspond à l'opposition évoquée plus haut concernant le caractère accapareur de la connaissance pour le cogito et la rencontre inachevable de l'autre. Dans le premier cas, la raison précède la discussion, et cette dernière ne vit pas de la différence, mais de l'échange de la raison avec elle-même; cette clôture sur soi du discours de la raison devant produire le contentement. Dans le second cas, la relation au prochain prend prétexte d'une vérité commune possible, le " parler-ensemble " des hommes étant déjà une occupation sensée par elle-même mais toujours insatisfaisante.
Cette interrogation tenait aussi au thème abordé. Un philosophe ne doit-il pas aller à la vérité de toute son âme? Or, il m'avait semblé entendre un appel, être interpellé, être assigné au service du prochain; responsable, sans l'avoir voulu ni possibilité de me dérober, pour la liberté des autres. Je me serais senti fautif de ne pas répondre. Je me sentais, et continue à me sentir obligé. Mais comment situer mon rôle de professionnel de la pensée en ce lieu? Devais-je me situer comme un tiers, capable de saisir d'un seul coup d'oeil les diverses thèses de la discussion, et ainsi ramener à la paix par l'absorption des différences? La disparition de l'altérité? Ne serait-ce pas dissimuler dans un discours la violence faite à autrui? Il m'a fallu comprendre que dans la discussion le " dire " est toujours en excès sur le " dit ". La rencontre de l'autre, l'ouverture à l'autre, le mouvement vers l'autre doit avoir l'avantage sur le contenu échangé; même si l'enjeu étant de taille : la justice et la justesse, on peut mettre entre parenthèses le " dire " pour juger, c'est-à-dire peser et comparer ce qui est dit, les arguments, et ainsi créer cet espace et ce temps communs de non-indifférence, de proximité. Un sens émerge déjà de cet effort pour se déporter vers l'autre, en même temps que disparaît douloureusement l'idéal d'autosatisfaction du moi.
La pluralité des conceptions historiques du monde n'est pas un argument contre la philosophie. Elle lui est essentielle. On peut être heureux d'une sérieuse confrontation de thèses dans un débat. " L'universel ne craint pas le particulier, c'est plutôt l'inverse : un universel qui ne prend pas le temps de s'incarner dans le particulier et d'y vivre en le faisant grandir n'est pas un universel, c'est un arbitraire1. " Le discours oral, parce que vivant, est " la plénitude du discours2 ", moins par son contenu que pour ce qu'il implique la rencontre avec d'autres éclairages. On ne se situe pas ici dans un monde éthéré. Il faut d'ailleurs présupposer tous les participants aussi raisonnables que soi-même pour que la discussion puisse avoir lieu. Et il existe d'emblée " un minimum de communion dans un minimum de valeur3 ". Il y a un véritable attachement à l'esprit et à la fragilité de la démocratie si souvent menacée par la démagogie, les complaisances, les séductions, les compromis, le souci de l'effet sur celui de la vérité.
Aujourd'hui je suis animateur, c'est-à-dire qu'il me faut en appeler à la raison de chacun, certain de la valeur de la discussion et donc de la pensée comme un effort vers la vérité, et je suis plus particulièrement chargé de synthétiser les acquis du débat, de les mettre en cohérence, et d'esquisser une direction. En tant qu'homme de culture je suis aussi chargé de répandre ce que les grands auteurs ont produit, une espèce de vulgarisateur. N'est-ce pas après tout ma spécialité en tant que professeur de philosophie? J'ai d'ailleurs décidé d'élargir ce lieu d'une discussion philosophique à une maison de quartier, certain qu'il faut tout faire pour provoquer l'événement qui peut surgir d'une rencontre exigeante : oser faire preuve de sa raison, dans un don de sa parole, et permettre aux autres de dépasser leurs préjugés, leurs représentations, les déterminations sociales ou les adhérences psychologiques, la violence de leurs impulsions premières pour accéder à une pensée plus organisée.
" L'aube de la vérité se lève et le premier geste de l'universalisation s'esquisse quand je prends conscience des discours cohérents différents du mien qui se tiennent à côté de moi et quand je cherche un langage commun4 ". Cette exigence simple est l'effort de la pensée pour surmonter toutes ses entraves, permettre l'accès à l'autre, à un échange où l'on se soumet ensemble à l'effort de clarification, de conceptualisation, d'argumentation, de réfutation. C'est le caractère universel et libérateur de la philosophie.
(1) Philippe Meirieu, Préface du livre de Jacques Billard, Le pourquoi des choses, Nathan pédagogie, Paris, 1994, p. 7.
(2) Emmanuel Levinas, Transcendance et intelligibilité, Labor et Fides, Genève, 1984.
(3) Eric Weil, Philosophie et réalité, Beauchesne, Paris, 1982, p. 283.
(4) Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1976, p. 309. On se reportera avec profit à l'article de Claude Roubinet, " En marge de deux textes sur le dialogue ", in Cahiers Eric Weil, Presses Universitaires de Lille, Lille, 1987, pp.197 à 218.