Revue

Cafés-philo et philosophie

UN NOEUD DE CONTRADICTIONS

Le succès récent et le développement spontané des cafés-philo est celui d'un phénomène contradictoire à de nombreux niveaux. On se limitera ici à quelques-unes de ces contradictions :

  • le café-philo suppose une parole sans contraintes, mais un animateur tend à l'aider, parfois à l'orienter;
  • il veut permettre à tous de se sentir à l'aise, malgré les différences culturelles et sociales;
  • il fait un travail de réflexion en commun - qui est aussi rupture avec le quotidien, un divertissement;
  • il se veut le lieu de débats philosophiques - et il se confronte à des questions de société;
  • il refuse toute influence extérieure - mais il ne peut que s'ouvrir au monde.

Deux réactions sont possibles. La première, simplement négative, est celle d'une critique fréquente : ce qui se fait dans les cafés-philo ne serait pas de la philosophie. La seconde : le café-philo répond à un besoin que la logique d'une telle critique ne prend pas en compte. Autrement dit, le café-philo, par son existence, semble démontrer à la fois la nécessité de la philosophie et en être une critique, celle de son rapport au réel et de ses méthodes. Par son fonctionnement et par la diversité de ses participants, il en pratique une critique de l'extérieur. Par le choix des questions abordées, il est refus de se limiter aux questions traditionnellement traitées par la philosophie, aux catégories qu'elle crée et retient, et de sa façon de le faire.

Il constitue donc une approche différente et nécessaire de la philosophie, une forme non plus individuelle mais collective. Il remplit une fonction sociale qui peut devenir indispensable pour beaucoup d'entre nous. À tout cela correspond aussi une base théorique, et il vaut la peine d'essayer, brièvement, de la montrer.

LA POSITION DU RÉEL DANS LA TRADITION

La tradition dominante de la philosophie occidentale pose le penseur face au réel. Ainsi elle le détache, elle l'oppose au réel. Trois conséquences en découlent.

1) La distinction sujet/objet, à la base de presque toute la réflexion en Occident, appréhende le réel comme un ensemble d'entités discrètes, dénombrables et implicitement permanentes. Ce qui conduit aux distinctions d'essence, et amène au concept. C'est une des bases de départ pour le développement scientifique en Occident, mais qui ne considère que le statique, en séparant le mouvement, le changement, de l'objet. D'où des difficultés pour la philosophie elle-même, comme pour la science qui doit les pallier.

2) La préoccupation première, la réflexion sur l'être, pour poser celui-ci, prend pour point de départ, de façon explicite ou non, l'individu :

  • qu'il s'agisse des réalités sociales : la société serait née de l'association d'individus qui y auraient vu leur avantage. Thèse strictement spéculative, qui oublie ce qu'Aristote savait déjà : chaque homme n'est pas le représentant d'une espèce dont les individus peuvent vivre isolés, c'est un animal social;
  • ou qu'il s'agisse de fonder une métaphysique. Le cogito de Descartes en est le type, avec la même dissociation du réel : d'un côté la conscience pure, l'âme ou entité pensante, et de l'autre la matière, le corps, l'étendue. Toutes deux autonomes. Pour cette âme autosuffisante, toute certitude sur l'existence du monde est problématique. Descartes a dû supposer la bonté d'un Créateur pour y parvenir. Ceux qui ont suivi cette voie n'ont pas été plus heureux. L'impasse conduit à ne voir dans l'existence du monde qu'une création de l'esprit, c'est l'idéalisme objectif, ou à mettre cette existence même en doute. C'est le solipsisme de Berkeley.

3) La voie est ouverte à la spéculation pure, qui oublie que le seul référent qui puisse la valider est le réel. Les philosophes tendent parfois à confondre pensée et philosophie, et s'ils affirment que celle-ci est questionnement, ils en limitent la portée tout en affirmant son autosuffisance. Exemples :

  • " [La science philosophique] a seulement affaire à l'Idée, qui n'est pas assez impuissante pour devoir " être seulement et ne pas être effectivement " ", Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, J. Vrin, Paris, 1987, p. 32.
  • " La philosophie comme telle a un double projet, celui d'un discours [...], celui d'une représentation ", H. Lefèbvre, Métaphilosophie, Syllepse, Paris, 2000).

Cette dissociation entraîne une autre difficulté : celle de penser le rapport à l'autre, puisque celui-ci est par hypothèse objet pour le sujet que je suis. L'affirmation a priori de l'être-là conduit à la même impasse :

  • " Le Dasein heideggerien, présence à soi, au monde, à " l'autre " et de l'autre à soi, est posé et supposé au fondement de l'existence individuelle. En tant que rapport à l'autre, il se définit par l'altérité : par l'ouverture indéfinissable et indéfinie vers l'autre en tant que chose, en tant qu'autrui, en tant que possible. La saisie " extatique " [...] n'est cependant guère plus qu'une conscience individuelle " (Ibid., p. 136).

L'autre devient l'imprévu, le fascinant (Ibid., p. 71), mais peut aussi être la mort, et la peur qu'elle inspire. Proposons entre Sartre et Derrida une confrontation à distance, où deux époques s'expriment :

  • " J'ai laissé chaque individu trop indépendant dans ma théorie d'autrui de L'être et le néant [...] Je considérerais [...] que chaque conscience [...] était relativement indépendante de l'autre. Je n'avais pas déterminé ce que j'essaie de déterminer aujourd'hui : la dépendance de chaque individu par rapport à tous les individus ", Sartre et B. Lévy, L'espoir maintenant : les entretiens de 1980, Lagrasse, Verdier, 1991, p. 40.
  • " La venue de l'autre ne peut surgir comme événement singulier que là où aucune anticipation ne voit " venir - là où l'autre et la mort - et le mal radical - peuvent surprendre à tout instant. [...] Possibilités qui à la fois ouvrent et peuvent toujours interrompre l'histoire, ou du moins le cours ordinaire de l'histoire ", J. Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 2000, p. 30.

Le réel, c'est la vie avec les autres, sans quoi rien n'est possible - tout le contraire d'un événement singulier - constitutive des événements. L'homme moderne ne serait-il plus ni pour Derrida ni peut-être, au fond, pour Sartre dans le texte cité, l'animal social d'Aristote?

La vie humaine est sociale. L'exemple extrême de Robinson le rappelle : il ne survit que parce qu'il connaît et pratique la quasi-totalité des techniques et du savoir-faire de son temps, et qu'il sauve du naufrage de son navire tout l'outillage nécessaire. Ses rapports avec Vendredi (il le sauve, mais il en fait un esclave) montrent à quel point sa pensée, son action et celles de D. Defoe ne sont pas individuelles, mais de leur temps et de leur société.

Il existe cependant une autre tradition. Celle-ci ne crée pas de barrière entre l'esprit et le monde. Pour une part elle considère le réel comme un flux continuel. Elle remonte aux présocratiques, et offre des analogies avec l'ancienne pensée chinoise, qui ignore la catégorie de l'être et ne connaît que le flux éternel des choses. La pensée " primitive " ou " sauvage " ne sépare pas non plus l'homme de la nature. L'ouverture se fait sur une critique de la philosophie en tant que telle, comme depuis l'extérieur de la philosophie.

La réalité exige de dépasser les limites traditionnelles. Pas seulement pour considérer la philosophie du dehors, mais pour chercher les réponses aux questions posées par la vie, et la praxis l'a entrepris.

  • C'est l'initiative des philosophes qui veulent échapper aux limites de la tradition occidentale. Par exemple avec l'ouvrage de H. Lefèbvre déjà cité, ou à partir d'une confrontation avec la pensée chinoise (F. Jullien, T. Marchaisse, Penser d'un dehors [la Chine], Paris, Seuil, 2000).
  • C'est aussi la tentative des sociologues et des linguistes, qui replacent la philosophie dans son contexte social et historique comme élément de la culture. Benveniste a ainsi montré le rapport entre les catégories retenues par Aristote et la structure de la langue grecque, et par-delà, le lien à toute notre histoire.
  • Différentes pratiques de la vie sociale vont dans ce sens. Celles de la recherche, qui créent et ne peut pas ne pas créer des catégories, et/ou les faire évoluer (pour la physique : la réflexion sur le temps, dans un colloque de décembre 1993, ou dans La recherche, avril 2001; un exemple de concept peu ou pas abordé par la philosophie : le fractal; ou pour l'histoire : Détienne et Vernant, Les ruses de l'intelligence, la mètis des Grecs, Flammarion, Paris, 1974). Celles encore qui développent les méthodes de pensée elles-mêmes (sans nécessairement l'expliciter, comme Marx dans son analyse de la valeur, dans Le Capital, tome I). Mais aussi celles de dirigeants d'entreprises concernés par l'efficacité. Ce concept attend que les philosophes s'y intéressent (une exception : F. Jullien, mais parce qu'il part d'une confrontation avec la pensée chinoise).
  • Des artistes, dans la mesure où, suffisamment émancipés des commanditaires ou du marché, proposent de nouvelles façons non pas de voir et de sentir, formulation habituelle et strictement passive, mais, formulation plus réaliste, de regarder et de dire ce qu'ils voient, ce qui implique bien penser.

DE QUOI DISCUTE-T-ON?

Ce que sont et font les cafés-philo s'inscrit ainsi dans une actualité où chacun réinvestit et s'implique dans la vie de la pensée et dans la vie sociale. C'est une recherche de sens.

Trois questions me semblent aujourd'hui dominer, et les trois apparaissent, sous diverses formes, au fond de ce dont discutent les cafés philo :

  • moi et l'autre, ou le moi et l'autre;
  • qu'est-ce que le vrai? Peut-on affirmer qu'il n'est qu'une " adéquation de l'intellect aux choses "?
  • Le célèbre " où allons-nous? ". Dit autrement et d'une façon qui me semble donner un sens à cette question, en fait double : de quoi notre temps est-il porteur, et quelle y est alors ma ou notre place?

Un fait significatif : l'art contemporain veut lui aussi s'exprimer sur ces mêmes questions.

Ces trois interrogations peuvent être présentées sous une forme différente, qui peut en apparaître comme une synthèse : qu'est-ce que penser? Une pensée réellement solitaire existe-t-elle?

Dans cette recherche de sens, les différentes formes de cafés-philo favorisent une plus ou moins large participation. C'est un retour sur la philosophie, une mise en commun des efforts de tous, qui possède une dimension non seulement politique, celle de la démocratie, mais aussi éthique, celle de la solidarité : un concept qui a peu retenu l'attention de la philosophie, et qui me semble mériter qu'on revienne sur lui.

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