Revue

Un atelier en sixième

" L'école, au lieu de développer notre esprit critique,

n'a fait qu'approfondir cette lâcheté qui consiste à ne jamais avouer que l'on ignore telle ou telle chose. "

Janusz Korczak in Comment aimer un enfant, 1915.

Déployer des potentiels dans le cadre d'un apprentissage de la démocratie devrait être un des objectifs majeurs de l'enseignement. Celui-ci se réalise pleinement dans le laboratoire d'idées que constitue une communauté de recherche. Enseigner un savoir en terminale me semble moins primordial que favoriser dès l'enfance des attitudes de réflexion. L'occasion s'est présentée pour moi, en tant que surveillante dans un collège, étudiante en 2e cycle de philosophie. J'ai donc conçu un atelier de philosophie avec des élèves de classes de sixième âgés de dix à douze ans. Cet atelier fonctionne comme un club, facultatif avec deux groupes d'une douzaine d'enfants assidus. Il importe que la notion de groupe soit mise en œuvre; la première condition de son existence est la présence systématique des mêmes individus. À ce stade, il m'a paru essentiel d'informer par une lettre les parents des enfants qui avaient exprimé le désir de participer à l'atelier, sur les objectifs et la démarche dans lesquels je m'inscris. Aux parents comme aux enfants, je me suis présentée non comme un professeur mais comme une animatrice, mon objectif étant de les guider, non dans le " quoi penser " mais dans le " comment penser ".

Avec chaque groupe, nous nous retrouvons chaque semaine à la même heure pendant une heure dans la même salle, assis en cercle, ce qui favorise une bonne communication. Cette expérience a éveillé en moi des réflexions dont certaines dues aux spécificités de cette tranche d'âge particulière, où l'individu s'extrait petit à petit - presque ostensiblement parfois! - de l'enfance.

Le travail de l'animateur

La maïeutique socratique guide l'attitude et les propos de l'animateur. Elle lui insuffle l'humilité, le goût pour la recherche de la vérité, du sens, et l'acharnement à dépasser le niveau du vécu, de l'exemple. Pas un savoir, mais une méthode accompagnée d'une attitude. Ils se posent des questions, ils cherchent : toute leur sagesse est là. Mais comment chercher? Ici intervient l'animateur, qui apporte une structure à ce désir de savoir, qui lui propose un cheminement de type philosophique. La grande difficulté réside dans la gestion de ses interventions, dans la qualité de ses reformulations et la pertinente ouverture de ses questions : cela nécessite un effort d'attention permanent aux propos des enfants mais aussi, bien sûr, à son propre langage. Il est essentiel de réfléchir attentivement à la " bonne formulation " de la question qui ouvrira le débat, voire à un support pour l'accompagner (une réflexion sur le Beau peut par exemple être introduite en début de séance par l'audition collective d'un morceau de musique). Cette question doit stimuler le désir de réflexion des enfants et contenir une puissance polémique.

Le sujet de la discussion

J'ai choisi, par principe, de ne pas imposer le sujet du débat, ne serait-ce que pour démarquer l'atelier de philosophie du fonctionnement des autres disciplines : les enfants sont toujours agréablement surpris de pouvoir choisir le thème de la séance. Pourtant, et pour le plaisir de les étonner et de les décontenancer dans leurs habitudes (qui si facilement deviennent des rites inébranlables), il m'arriva de commencer la séance en leur demandant abruptement, d'un air circonspect teinté d'inquiétude, s'ils existaient vraiment et s'ils étaient en mesure de me le prouver. La philosophie, ne l'oublions pas, se doit de bousculer les évidences! Les enfants redoublèrent d'ingéniosité et de rhétorique devant mes contre-exemples, et le scepticisme que j'affectais quant à leur existence effective les excitait tout autant que s'il s'agissait d'une distribution de bonbons. Il est véritablement exaltant, pour celui qui se confronte au domaine novateur de la philosophie pour enfants (PPE), de puiser dans ses propres ressources afin de conquérir l'engouement des enfants pour un sujet de réflexion. Si échec il y a, il ne pourra être que bénéfique pour la recherche du pédagogue.

Mais le plus souvent, en tout début de séance, je laisse les enfants s'exprimer : à tour de rôle, les volontaires racontent brièvement une anecdote, confient un sentiment, ou une réflexion. En général, la polémique s'engage si vite qu'il me faut reprendre la parole pour problématiser oralement le sujet et donner aux propos une inflexion philosophique. Par exemple, lors d'un de mes premiers ateliers, Bérangère s'installe et gémit : " Les garçons n'ont pas de cœur, ce sont des brutes. " Immédiatement, Matthieu décrète que ce sont les filles qui sont " nunuches et bébés ". Je profite alors de ces témoignages vifs pour leur demander ce qui distingue/rapproche les garçons et les filles. Vers la fin de la séance, les enfants conviennent que bien des choses les rapprochent, que des attitudes opposées peuvent être bénéfiquement complémentaires, et, sur le témoignage de Matthieu : " Mon père, quand je pleure, il me traite de fillette, de pisseuse ", que la société et l'éducation conditionnent et rendent conformes les comportements des gens : " Si ton père ne disait pas ça, tu n'aurais pas honte de pleurer ". Pour les aider à exprimer ce qu'il m'a semblé être leur pensée, à un certain moment, je leur ai apporté ce mot de conditionnement...

Ai-je bien fait? Les aider à chercher le mot exact, le presque-synonyme qui exprimera tout à fait l'idée et nous permettra d'aller plus loin, j'ai découvert que les enfants adorent cela. Les aider à chercher est certes constructif. Mais le risque est de se méprendre : s'ils ne cherchaient pas du tout à exprimer cette idée, ce mot que je leur présente est un véritable intrus qui soutient ma réflexion personnelle, mais ne sert aucunement la leur. A la lumière du témoignage de Matthieu, tous semblaient se rendre compte de ce que cela impliquait... Un ou deux ont tenté de l'exprimer... Mais n'ai-je pas voulu voir dans leurs hésitations poindre enfin l'idée qui, dès le départ, était dans mon esprit?

Donner des moyens, des clefs pour la réflexion, souffler sur les braises mais ne pas déplacer le feu... Car l'important n'est pas tant ce qu'on trouvera au bout du chemin que l'acquisition d'une méthode pour le parcourir. Alors il s'agit - et l'animateur en comprend vite l'enjeu sur le terrain - de ne jamais penser à la place des enfants, de ne pas ébranler brusquement leur vécu, leurs principes, leurs valeurs. Au contraire il convient de leur donner petit à petit les moyens de remettre eux-mêmes en question ces principes au nom desquels ils adoptent tel comportement, quitte à éventuellement les réhabiliter. Et cette position essentielle de l'animateur peut être parfois délicate à maintenir face aux pré-adolescents, qui doutent peu et assènent des affirmations apparemment inébranlables. Même si cela s'avère très délicat, il apparaît donc fondamental de rester vigilant aux propos des enfants, de rebondir pour infléchir le sens du débat, de suggérer des pistes de réflexion sans pour autant être interventionniste, de reformuler sans trahir.

Inciter à la pensée

La philosophie n'est pas étrangère aux enfants. Elle est au creux même de leur vie, et se révèle dans leur appréhension du monde et d'eux-mêmes. Partir de leur vécu leur montre qu'il s'agit d'un art de vivre et non d'une vaine intellection des choses. Dans ce fonctionnement, un esprit d'à-propos est nécessaire de la part de l'animateur pour déceler dans l'anecdote d'un enfant la dimension philosophique qu'elle contient et savoir la formuler dans une question ouverte et claire. L'animateur met en lumière pour tous l'interrogation fondamentale que sous-tend l'anecdote.

Les enfants se retrouvent après quinze jours de vacances. L'un dit qu'il est allé en Espagne, que c'était super. Tous ceux qui ont voyagé ont envie de raconter aussi. Alors, je demande si c'est utile de voyager, et la discussion va s'acheminer vers l'enrichissement et la tolérance, s'attarder sur la relativité des mœurs : " Eux aussi, ils doivent trouver nos coutumes idiotes ". Je n'ai presque pas parlé, j'ai seulement reformulé çà et là, proposé de réfléchir sur l'Autre; c'était leur discussion et pourtant, sans ma question, il n'y aurait eu qu'une succession d'anecdotes sympathiques. L'animateur d'atelier de PPE est un révélateur, un incitateur de pensée. Au fil des séances, je constate les progrès des enfants quant à leur capacité d'investissement rationnel dans une discussion. Cependant, je décèle parallèlement diverses attitudes constituant des obstacles à la démarche philosophique.

Le public spécifique des pré-adolescents

L'acquisition progressive de maturité d'un individu s'accompagne souvent d'un besoin de vivre avec des certitudes inébranlables. J'ai pu remarquer au cours des séances que cette attitude, que je ressens comme profondément anti-philosophique, apparaît chez les pré-adolescents. Elle se manifeste chez certains par un recours récurrent à ce qui constitue pour eux des évidences qui agissent comme autant de paradigmes fortement implantés dans leur esprit. Au nom de ces évidences avec lesquelles ils évoluent, ils écartent la réflexion, l'analyse d'un problème. (Il m'a fallu trouver des exemples pour leur prouver que la réalité est plus complexe qu'elle ne leur semble).

Leur apprendre à penser par eux-mêmes nécessite deux étapes. Celle de la transmission de moyens pour penser par soi-même comprend les phases incontournables de conceptualisation, d'argumentation, de problématisation ainsi que des notions de vocabulaire qui, maîtrisé, facilite la construction d'une discussion (hypothèse, contre-exemple, argument, thèse...). Mais la première étape consiste à les amener avant toute chose à vouloir remettre en question ce qu'ils croient évident, à désirer éprouver les évidences à travers le crible de leur raison. C'est l'acquisition de cette étape qui conditionne primordialement le savoir penser par soi-même; elle doit devenir un élan spontané (quoique acquis et construit) les accompagnant désormais dans leur vie.

J'ajoute que c'est à cet âge que commence à poindre cette crainte adolescente de se distinguer du groupe, dans ses actes comme dans ses idées, ce qui entrave le fonctionnement de la communauté de recherche où chacun apporte sa graine d'idée afin qu'une solution rationnellement éprouvée par tous puisse fleurir.

À la lumière de ma première expérience dans l'aventure de la PPE, je conçois tout d'abord plus que jamais la nécessité de cette démarche. Structurante pour l'enfant au niveau de sa pensée, de son être social, elle lui apporte le désir et la capacité d'être acteur de sa vie, et les moyens d'intellection nécessaires pour vivre intelligemment dans sa société. Je suis consciente que, dans le cadre d'un club volontaire, la PPE se trouve réservée à une petite minorité d'enfants, sans doute moins démunis que d'autres. Puisque la PPE est aussi un apprentissage de la démocratie, elle doit être instaurée démocratiquement. Il est donc fondamental à l'heure actuelle d'intégrer officiellement la PPE dans les programmes scolaires, afin que tous les enfants puissent en bénéficier.

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