Revue

Doubt my Sciences : des ateliers pour apprendre à douter … même des sciences

Depuis 2021, le projet Doubt my Sciences entend lutter contre la désinformation scientifique par le biais d’ateliers philosophiques pratiques. Pour répondre à cet objectif didactique, Doubt my Sciences s’appuie sur des données empiriques qui suggèrent que l’apprentissage de notions d’épistémologie relatives au fonctionnement de la science augmente significativement la résistance aux discours pseudoscientifiques.

Depuis 2021, le projet Doubt my Sciences[1] entend lutter contre la désinformation scientifique par le biais d’ateliers pratiques organisés dans les écoles secondaires de Bruxelles. Initié en 2020 par Olivier Sartenaer[2] et Quentin Hiernaux[3], ce projet a pour objectif de sensibiliser les jeunes à la culture scientifique par le biais de l’épistémologie. Doubt my Sciences s’inscrit dans une démarche de lutte contre la perméabilité aux fake news et aux pseudosciences tout en s’écartant de toute forme de discours scientiste qui consisterait à faire de la science la garante absolue de la vérité et dont nous n’aurions, dès lors, aucune raison de douter. Pour répondre à cet objectif didactique, Doubt my Sciences s’appuie sur des données empiriques (Lombrozo et al., 2008; Roozenbeek et al., 2022 ; Weisberg et al., 2021) qui suggèrent que l’apprentissage de notions d’épistémologie relatives au fonctionnement de la science augmente significativement la résistance aux discours pseudoscientifiques. Le but du projet est donc de transmettre des éléments d’épistémologie à l’aide d’ateliers articulés autour de deux enjeux sociaux :

  1. rendre les participants capables de naviguer dans un flux d’informations semblant scientifiques et parfois difficilement lisible ;
  2. leur permettre de comprendre ce qu’est la science et son fonctionnement, ses forces comme ses faiblesses.

Nous présentons dans cet article l’un des ateliers créés portant sur la distinction entre science et pseudoscience. Celui-ci a été animé dans des classes d’élèves à partir de seize ans (correspondant à la cinquième année du cycle secondaire belge) par une animatrice titulaire d’une maîtrise en philosophie. Le présent article entend explorer l’atelier « science et pseudoscience »[4] et la façon dont il répond aux objectifs de sensibilisation à l’épistémologie et à la culture scientifique en exposant : l’enjeu de cet atelier (section 1), le contenu théorique d’épistémologie ciblé et sa vulgarisation (section 2), le cadre didactique fixé (section 3) et la structure concrète de l’atelier (section 4).

Un atelier d’épistémologie

Enjeux

L’atelier « science et pseudoscience » que nous présentons dans cet article est une réponse concrète au problème du « modèle du déficit » (Sartenaer, 2022; Siipi & Ahteensuu, 2011; Sturgis & Allum, 2004), et à un besoin d’importer des enseignements d’épistémologie dans les écoles (Sartenaer, 2019). Ce modèle de diffusion de la culture scientifique, à l’œuvre dans les programmes d’éducation nationale (belge à tout le moins), présuppose que la diffusion de la culture scientifique doit consister à combler le manque de connaissances de contenus scientifiques chez le public novice.
Dans son article « Esprit critique, culture scientifique et nouvelles pratiques philosophiques » publié dans cette revue, Sartenaer avance des raisons de douter de la pleine efficacité de cette approche pour résister à la désinformation scientifique. Notamment, parce qu’elle tient pour acquis que si le public novice reçoit un enseignement de connaissances et de résultats scientifiques alors il développera un esprit critique capable de reconnaître la fiabilité d’un discours authentiquement scientifique ; or, nous sommes en droit de douter d’une telle implication. En effet, un tel modèle éducatif est préoccupant car il promeut la culture scientifique sous l’influence de deux biais : (1) un biais scientiste, selon lequel les scientifiques seraient les seuls détenteurs d’un certain type de savoirs et (2) un biais de « percolation » (Sartenaer, 2022) selon lequel l’apprentissage de contenus scientifiques confèrerait la compréhension du fonctionnement et des sciences.
Sartenaer suggère d’activer d’autres leviers de développement de l’esprit critique, eu égard au rapport codirigé par Elena Pasquinelli et Gérald Bronner (Pasquinelli & Bronner, 2021) qui identifient des stratégies d’éducation à l’esprit critique, en articulant culture scientifique et exercice philosophique. L’atelier décrit dans le présent article est fondé sur un modèle alternatif de promotion de la culture scientifique qui soit de nature philosophique, de façon à renforcer efficacement la résistance à la pseudoscience (et accessoirement aux autres formes de désinformation).

Dimension philosophique de l’atelier

L’atelier « science et pseudoscience » se distingue des ateliers de philosophie plus courants qui visent à former à la pratique philosophique indépendamment de contenus théoriques. Par son format hybride qui articule culture scientifique et exercice philosophique, il mobilise la problématisation, la conceptualisation, la reformulation, l’argumentation et l’interaction libres des participants pour leur transmettre un contenu disciplinaire (en épistémologie) d’ordre théorique.
A l’instar de certaines initiations aux sciences où les participants découvrent des théories par la mise en situation, la pratique, l’expérimentation ou la formulation d’hypothèses, nous initions les participants à des éléments d’épistémologie par la mise en pratique de la philosophie (problématiser, synthétiser, argumenter, etc.).
Concrètement, si les contenus théoriques (nature de la science, lien entre science et vérité, pseudoscience, critères de scientificité) orientent l’exercice, celui-ci ne se réduit pas à une pure application de concepts. L’exercice philosophique permet aux participants de découvrir ces notions par eux-mêmes, notamment en élaborant leurs propres critères de scientificité —qui seront mis en perspective avec ceux de la littérature philosophique ultérieurement. Les critères ne sont pas destinés à être appliqués « mécaniquement » : leur pertinence varie selon les disciplines et les contextes. La réflexion et l’argumentation demeurent donc essentielles, par exemple lors de l’analyse de médias (voir 4.8), puisque l’évaluation de la scientificité d’un discours n’admet pas de vérité absolue. Toutefois, toutes les réponses ne se valent pas : relativiser indûment les normes épistémologiques ou le statut du discours scientifique est la voie empruntée par certains discours pseudoscientifiques pour nier la science bien établie (Hansson, 2021a), et c’est précisément ce à quoi nous entendons sensibiliser le public.

Contenus épistémologiques

Nous avons ciblé trois notions épistémologiques rapides à assimiler et qui permettent de brosser un portrait de la science plus nuancé que celui, stéréotypé, de la plupart des débats publics.

“Scientifique” ne signifie pas “vrai”

Contrairement à une idée reçue, le fait qu’une information, un discours ou une théorie soit scientifique n’implique pas qu’elle soit nécessairement vraie. Il convient donc de déconstruire cet a priori à l’égard de la science. Par souci de simplification d’un débat très complexe, nous pouvons décrire ce qui relève de la science comme un ensemble de discours, de théories ou de pratiques dont l’objectif est de décrire le monde de la façon la plus fiable et vraisemblable possible, en s’appuyant sur des justifications dont la fiabilité tient aux méthodes et aux raisonnements qui les produisent. Ladite fiabilité peut être décrite comme relevant de la validation de critères de fiabilité tels que l’objectivité ou la cohérence. En l’occurrence, la fiabilité des justifications scientifiques n’est pas absolue (on parle de faillibilisme) (L. Laudan, 1983) bien qu’elle tende vers la, ou une des meilleures représentations possibles de la réalité. En d’autres termes, c’est en fournissant les justifications les plus fiables possibles que les discours, théories et pratiques scientifiques ont une haute probabilité de tendre vers la vérité (Hansson, 2018; Papineau, 1997). L’enjeu pour la société est dès lors de faire preuve d’un doute raisonnable (Sartenaer, 2022) : ne pas prendre les affirmations scientifiques pour immanquablement vraies sans pour autant tomber dans un doute cartésien où il s’agirait de douter de tout. D’où l’importance de montrer la pertinence du fonctionnement des sciences.

Le fonctionnement des sciences

Ce qui rend la science scientifique en tant que telle, c’est la rigueur avec laquelle elle a été élaborée, sa validation empirique, son application au plus grand nombre de phénomènes possibles ou encore sa capacité à prédire de nouveaux phénomènes. La scientificité ne relève donc ni des diplômes des chercheurs et chercheuses, ni de la vérité de leurs affirmations : il arrive aux scientifiques de se tromper et de faire des affirmations ultérieurement réfutées, ce qui ne rend pas leurs discours, pratiques ou théories moins scientifiques pour autant.
Si nous pouvons dire que le cœur du fonctionnement des sciences est la propension à apporter des justifications (raisonnements, preuves, données, etc.) à ses affirmations, il reste que ces justifications scientifiques possèdent une certaine qualité intrinsèque, puisque toute justification n’est pas scientifique.
Ainsi, ce qui rend les justifications des sciences à proprement parler scientifiques, c’est qu’elles remplissent des critères de scientificité ; du moins, c’est ainsi que nous pouvons vulgariser la recherche philosophique sur la nature des sciences depuis Platon à nos jours. La recherche de critères de scientificité aura intéressé bon nombre de philosophes, surtout durant le 20ème siècle, qui auront mis en lumière la liste non-exhaustive suivante : l’objectivité, l’universalité, la progressivité (Lakatos, 1974), la réfutabilité (Popper, 1989), la répétabilité et la prédictibilité (Gruenberger, 1964), la simplicité et la cohérence interne (Fernandez-Beanato, 2020a) et externe (Fernandez-Beanato, 2020b; Kuhn, 1977). Selon notre approche vulgarisée, une justification est donc scientifique à partir du moment où elle remplit suffisamment de critères parmi eux.

Non-science et pseudoscience

Il s’ensuit que des affirmations non-justifiées ou dont les justifications ne remplissent pas (ou peu) les critères de scientificité ne sont pas scientifiques ; elles sont dites « non-scientifiques ».
La non-science regroupe un tas de choses : les affirmations subjectives (« j’aime particulièrement l’œuvre d’Alain Chabat »), l’art, la religion, la spiritualité, ou le football (Hansson, 2021a). Parmi elles se trouvent un ensemble de discours qu’on appelle « pseudosciences ». Les pseudosciences ont ceci de particulier qu’elles ne sont pas scientifiques, autrement dit leurs justifications sont non-scientifiques ; en revanche, elles font comme si elles étaient scientifiques en usant de techniques très diverses (techniques d’argumentation fallacieuses, usage du jargon scientifique, omission de contre-arguments, etc.). Elles peuvent s’avérer dangereuses pour l’esprit peu averti car elles diffusent des informations peu fiables auxquelles il est, à tout le moins, risqué de croire. C’est pourquoi, avoir connaissance des critères de scientificité et pouvoir reconnaitre les justifications qui les valident est d’une importance capitale pour la société.

Cadre didactique

Nous avons tenté de relever le défi de transmettre aux participants les notions de scientificité, de différence entre science et vérité, et de pseudoscience de façon intuitive. Les termes jargonneux ont été le plus souvent évités et les explications théoriques rendues les plus courtes possibles afin de laisser place à un maximum de mise en pratique. Pour ce faire, nous avons suivi quelques principes pédagogiques sur la forme des ateliers, globalement inspirés par la philosophie pour les enfants de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp (2018).

(Presque) tout discours est exprimable

Le premier principe pédagogique est que tout discours peut être exprimé. La conduite de l’atelier respecte les opinions des élèves quelles qu’elles soient, dans les limites de la légalité et du respect, pour leur permettre de s’exprimer sans craindre le jugement ou l’erreur. En revanche, l’animatrice questionne les raisons de leurs opinions, dans le but de mettre en lumière les potentielles incohérences ou contradictions.

Sortir du cadre scolaire

Le deuxième principe pédagogique est relatif au contexte de l’école car le bon déroulement d’un atelier de ce type passe par une césure avec celui-ci. Concrètement, il s’agit de créer l’environnement le plus déconnecté du cadre scolaire : emmener les élèves hors de leur salle de classe dans la mesure du possible, créer des îlots de tables pour chaque groupe[5] et se tutoyer entre élèves et animatrice.

Pas de discours scientiste

Enfin, le troisième principe pédagogique consiste à ne pas transmettre un discours scientiste. Comme annoncé plus haut, cet atelier d’épistémologie consiste à comprendre et expérimenter le doute raisonnable, c’est pourquoi sont évacuées de l’atelier toutes formes de discours d’autorité scientifique. Nous ne proposons pas un atelier d’éducation à la science mais un atelier d’épistémologie sur ce que signifie la scientificité.

Dispositif d’animation

L’atelier « Sciences et pseudosciences » aborde deux notions principales : (1) la différence entre vérité et scientificité d’un point de vue théorique et (2) les critères de scientificité. Concrètement, l’atelier que nous avons créé se divise en phases réparties sur un total de cent minutes. Chaque phase commence par une explication aux participants, puis suivent des mises en pratique à l’aide du matériel créé à cet effet, elles-mêmes entrecoupées d’interludes plus théoriques afin de contextualiser et valoriser le travail des participants, répartis en groupes de quatre à six personnes.

Phase 1 : qu’est-ce que la réalité ?

D’entrée de jeu, l’atelier commence par une activité pratique et ce, sans aucune explication théorique préalable afin de pouvoir briser la glace le plus efficacement possible.
Cette activité pratique commence par la question suivante : qu’est-ce que la réalité selon vous ? Durant cette phase interactive, les participants répondent en quelques mots et l’animatrice prend note des propositions au tableau. Comme il est quasiment impossible de se tromper – tout le monde peut avoir une définition personnelle valable de la réalité –, toutes les réponses sont acceptées bien que nécessitant de légères précisions (par exemple, en distinguant entre les définitions qui ont trait à la réalité objective et à la réalité subjective). Se questionner sur la nature de la réalité permet une transition fluide vers le questionnement sur la science car, tôt ou tard, une réponse reflétera l’idée que la réalité consiste en « ce qui est vrai ». C’est sur celle-ci que l’animatrice s’appuie pour enchaîner avec la phase suivante.

Vrai ou faux, scientifique ou non-scientifique ?

L’animatrice distribue à chaque participant un carton rouge et un carton vert. Puis elle présente deux affirmations, une par une ; pour chacune d’elles, les élèves votent avec leur carton selon qu’ils croient qu’elle est vraie (vert) ou fausse (rouge). Le décompte des votes est tenu au tableau et des explications sont données quant à la véracité des affirmations, relative à l’état actuel des connaissances scientifiques. Ces phrases sont :

  1. Les objets lourds sont attirés par le centre de la Terre.
  2. Les électrons se déplacent autour de leur noyau atomique.

Ces deux affirmations sont bien vraies (eu égard à la théorie de la gravité et aux modèles atomiques actuellement en vigueur). Ensuite, les deux mêmes affirmations sont reprises mais en y ajoutant une explication. Il est alors demandé aux participants de voter selon qu’ils considèrent l’explication donnée comme scientifique (vert) ou pas et donc non-scientifique (rouge) selon les standards actuels de la science. Les affirmations accompagnées d’une explication deviennent :

  1. Sur Terre, les objets lourds tombent sur la surface de la Terre car ils sont principalement composés d’un élément invisible et non-expérimentable appelé l’élément « terre ». Celui-ci est attiré, par affinité, avec ce même élément « terre » dont le sol terrestre est principalement constitué. (Explication non-scientifique)
  2. Les électrons se déplacent autour de leur noyau atomique : en effet, ils suivent une trajectoire elliptique tout comme les planètes du système solaire autour du Soleil. (Explication scientifique mais aujourd’hui réfutée).

Dans ces deux cas, la première explication est non scientifique, alors que la deuxième est une explication scientifique mais qui est aujourd’hui réfutée. Grâce à cet exercice, les participants peuvent prendre conscience qu’une explication peut être scientifique (le modèle atomique de Bohr basé sur la modélisation du système solaire) tout en n’étant plus valable aujourd’hui et donc raisonnablement considérée comme fausse. Par ailleurs, il est possible de donner une explication non-scientifique à une affirmation qui elle est vraie. Vérité et scientificité sont deux choses distinctes.

Tri des informations

Illustration

Dans cette troisième phase, l’animatrice répartit les participants en groupes. À chaque groupe est distribué un ensemble de six cartes illustrées et portant une affirmation (voir fig. 1 et fig. 2). Il s’agit dans cette activité de trier entre les cartes dont l’explication de l’affirmation est scientifique et celles dont elle est non- scientifique. En débattant et justifiant leurs réponses, les groupes sont amenés à découvrir, par le partage de leurs réflexions et de débats, « leurs » critères de scientificité avec l’aide de l’animatrice qui passe de groupe en groupe. En plus de les aider à justifier leur classification, son rôle est de les amener à se rendre compte que la différence entre science et non-science peut être décrite comme une question de degré – une notion introduite comme le « thermomètre de scientificité ». Ainsi, leur classification devient une distinction entre les explications « plutôt scientifiques » et « plutôt non-scientifique ». L’animatrice dessine alors un gradient au tableau, avec les termes « scientifique » et « non-scientifique » aux extrémités de celui-ci pour illustrer cette notion au gré des passages dans les groupes. Par exemple, un groupe pourrait dire de la carte n°2 (fig. 1) que l’explication a l’air scientifique car le fait de pouvoir répéter une expérience et a fortiori soi-même hors d’un laboratoire tend vers un plus haut degré de scientificité.
Pour l’animatrice, plusieurs directions prises par les groupes peuvent être anticipées afin de garantir le meilleur accompagnement possible, notamment certaines réactions des participants comme des discours sceptiques (les scientifiques nous mentent), voire le relativisme ou principe d’égale validité (tous les discours, ou toutes les façons de décrire le monde, se valent) (Boghossian, 2009). À cela, il est important de pouvoir répondre spontanément par une question plus approfondie : qu’est-ce que cela veut dire qu’il y a plusieurs vérités ? Que tous les discours se valent ? Les preuves ne jouent-elles aucun rôle dans nos recherches de connaissance ?

Illustration

À la fin de cette phase, chaque groupe élit une personne pour le représenter à qui il sera demandé d’écrire au tableau la classification proposée par le groupe pour chaque carte et, surtout, ses justifications. Une discussion est éventuellement tenue à propos des justifications, au cas où des éléments explicatifs sur les cartes n’ont pas pu être données par l’animatrice durant la phase de groupe, notamment sur le caractère graduel de la scientificité d’une explication (le thermomètre de scientificité). Par exemple, pour la carte n°3 (fig. 2), il semble y avoir un raisonnement qui soit expérimentable et réfutable, ce qui rend la justification un petit peu scientifique ; en revanche, elle sous-entend qu’il y ait un « bas » absolu dans l’univers et que ce soit lui qui nous attire vers la surface terrestre, ce pour quoi aucune justification n’est donnée et qui contredit des théories scientifiques validées empiriquement, ce qui la rend tout de même plutôt non-scientifique.

Interlude épistémologique

À la suite de l’exercice pratique, l’animatrice intervient avec des aspects théoriques de l’atelier afin de donner du sens et du contexte au travail que les participants ont effectué. Elle donne des explications sur ce qu’ils viennent de faire – de l’épistémologie ! – et brosse un portrait des sciences qui commence par la recherche de la vérité et finit avec les critères de scientificité.

Qu’est-ce que la vérité ?

La vérité est un terme assez complexe, largement discuté en philosophie, mais pour en donner une définition proche du sens commun et accessible au public, nous proposons la suivante : « Une proposition est vraie si elle représente adéquatement la réalité, c’est-à-dire qu’elle lui correspond » et on parle dans ce cas de la vérité-correspondance[6]. Par exemple « Il fait beau », ou « il y a des êtres humains dans cette classe » sont autant de phrases vraies si elles correspondent à la réalité, et il serait facile de les vérifier. Cependant, la correspondance est plus difficile à évaluer dès lors qu’on entre dans des thématiques plus complexes : « la surface terrestre est constituée de plaques tectoniques constamment en mouvement », « un astéroïde a frappé la Terre il y a 66 millions d’années et a fait disparaitre les dinosaures » ou « toute matière est composée d’atomes ». Dans ces exemples, la correspondance est moins évidente à établir : elle doit être (scientifiquement) justifiée.

Comment savoir si une proposition est vraie ?

Croire que toute matière est composée d’atomes est une chose ; en avoir la connaissance en est une autre. On définit traditionnellement la connaissance comme un certain type de croyance : celles qui consistent à croire quelque chose qui soit vrai en ayant une justification de cette croyance[7]. C’est ce qu’on appelle une « croyance vraie justifiée » (Barberousse et al., 2000)[8].
Le but d’une justification est donc d’aller au-delà de la simple croyance. Une justification peut être de tout type, et toutes ne permettent pas de déterminer la véracité ou fausseté de la même manière et à un même degré. Il y a de bonnes et de mauvaises justifications ; par exemple, il est facile de justifier qu’il y a des êtres humains en classe, puisqu’il suffit de regarder s’il y en a au moins deux. En revanche, affirmer que la surface terrestre est constituée de plaques en mouvement est plus complexe (même si cela est extrêmement probablement vrai, précisément parce que nous possédons de bonnes justifications). Tout l’enjeu des sciences est de proposer des justifications de qualité, c’est-à-dire qui soient fondées sur certains critères dits « de scientificité ».

La différence entre vérité et scientificité

La différence entre vérité et scientificité est que la première est une correspondance entre une phrase et la réalité, tandis que la scientificité est de l’ordre de la justification. Maintenant, pourquoi privilégier la justification scientifique à la justification d’un autre type ? Parce que les justifications scientifiques valident des critères qui les rendent fiables et que ces critères sont suffisamment intuitifs pour que, même en n’étant pas experts, en réfléchissant en groupe, les participants aient pu en trouver par eux-mêmes. La confusion courante entre vérité et scientificité provient du fait que la justification scientifique conduit généralement, mais pas nécessairement, vers la vérité (ou plutôt, vers un plus haut degré de probabilité d’être vrai).

Critères de scientificité

Ensuite, l’animatrice présente quelques grands critères de scientificités issus de la littérature philosophique en les rapprochant avec ceux trouvés par les groupes afin de mettre en valeur leur travail et leur donner des repères de compréhension. Cette liste non-exhaustive reprend : l’objectivité, l’universalité, la réfutabilité, la répétabilité, la prédictibilité, la simplicité et la cohérence (interne et externe). L’animatrice les explicite avec un exemple, puis cette première partie d’atelier se termine sur les critères de scientificité, avec un bref récapitulatif :

  • une affirmation peut être probablement vraie mais être justifiée non-scientifiquement, ou être probablement fausse tout en étant (ou en ayant été) justifiée scientifiquement, même s’il demeure un lien fort entre scientificité et vérité ;
  • la différence entre science et non-science est une question de degré et peu de justifications sont absolument scientifiques ou absolument non-scientifiques ;
  • il est possible d’évaluer le degré de scientificité d’une affirmation semblant scientifique en en analysant la ou les justifications à la lumière de critères de scientificité ;
  • en tant qu’élèves de secondaire, ils sont parvenus à reproduire le travail des philosophes en tombant sur des critères similaires, un signe de la qualité de leur travail mais aussi du côté intuitif, pertinent et accessible des critères de scientificité.

Comment fonctionnent les sciences ?

La deuxième partie d’atelier intervient habituellement une semaine après la première. Les groupes sont reproduits pour travailler sur des activités servant à explorer plus concrètement le fonctionnement des sciences ainsi qu’à les distinguer des pseudosciences.
L’animatrice commence par une courte activité pratique servant de brise-glace. En effet, l’exercice fait appel à la connaissance préalable de contenus scientifiques généraux des participants plutôt qu’à une démarche épistémologique. À travers cet exercice où les participants votent selon qu’ils croient que les affirmations présentées sont scientifiques ou non, l’animatrice introduit les notions de mauvaise science et de pseudoscience.

Pseudoscience et mauvaise science

Au vu de la complexité des termes, nous avons fait le choix de donner des explications théoriques préalables à une activité pratique des participants. L’animatrice définit donc les termes de pseudoscience et de mauvaise science.

Pseudoscience

La définition proposée est la suivante : « Une pseudoscience est un système de pensée, une discipline ou une théorie :

  1. qui n’est pas élaborée d’une façon scientifique ;
  2. dont les partisans essayent de créer l’impression de scientificité afin qu’elle bénéficie du même statut que les affirmations scientifiques actuellement admises (Hansson, 2021b).

Toute la question est donc de déterminer ce qui rend certains discours scientifiques et d’autres non-scientifiques (la pseudoscience en étant une sous-partie). Le problème des pseudosciences se situe généralement dans les méthodes de recherche qui ne sont pas fiables : on parle de justifications non-scientifiques, c’est-à-dire qui ne valident pas ou peu les critères de scientificité vus préalablement.

Mauvaise science

Les erreurs font aussi partie de la recherche scientifique, qu’elles y soient volontaires ou involontaires. Elles peuvent prendre diverses formes : des mauvaises mesures, de mauvais calculs, de mauvaises interprétations, de mauvais raisonnements. La démarche scientifique reste avant tout une entreprise humaine et il serait irréaliste de croire qu’elle puisse être infaillible. Les erreurs et leur correction par la communauté scientifique font fondamentalement partie de la démarche des sciences et expliquent leur évolution constante. Cette démarche de vérification par la communauté permet d’évacuer, avec le temps, les erreurs scientifiques.
Qu’il y ait une prise en compte des erreurs en science en est finalement très représentatif : le doute fait partie inhérente de l’entreprise scientifique qui fonctionne par essais et erreurs. Ceci signifie que l’on ne peut jamais affirmer avec certitude que quelque chose est absolument vrai pour toujours en science. De nouveaux faits et de nouvelles théories peuvent amener à remettre en question la vérité de certains énoncés, même s’ils ont été initialement établis et justifiés correctement.

Récapitulatif

À l’inverse de la science, on observe souvent dans les pseudosciences une tendance dogmatique à refuser la mise en doute de ses affirmations. Nous avons décrit la tension graduelle entre science et non-science ; il est possible de décrire une tension, graduelle aussi, entre mauvaise science et pseudoscience qui est représentée par deux extrêmes :

  1. la mauvaise science clairement mal pratiquée et de façon involontaire (erreurs de calcul, confusions, mauvaises observations, etc.) ;
  2. la pseudoscience qui présente une mécompréhension totale du fonctionnement des sciences et tente de manipuler pour donner une apparence scientifique qui sert à cacher certaines choses ou à induire en erreur.

Entre les deux existe une zone grise incertaine. Cette zone est souvent l’enjeux de controverses scientifiques et philosophiques sérieuses, la question étant de savoir si un individu fait honnêtement de la mauvaise science ou s’il omet volontairement voire manipule des données pour donner une pseudopreuve à sa théorie.

Analyse de médias

Il s’agit ici de la dernière phase pratique de l’atelier. Nous confrontons les élèves à de véritables extraits d’articles dont ils doivent déterminer la scientificité ou non-scientificité, voire pseudoscientificité en justifiant leurs choix sur base des critères de scientificité vus préalablement. Les contenus présentés sont volontairement plus difficiles à déterminer que les affirmations vues dans la première partie d’atelier.
Chaque groupe reçoit un article et l’analyse. Par exemple, l’article « Qu’est-ce que la magnétothérapie ? »[9] est un article non-scientifique car il manque d’objectivité et de fiabilité des sources en parlant de certaines études sans les référencer, et en citant uniquement des sources qui vont dans le sens de l’article. Il est également pseudoscientifique car il essaie de de donner l’impression que la magnétothérapie est une science ou a été prouvée scientifiquement.
À la suite de cette mise en situation, une mise en commun a lieu lors de laquelle chaque groupe explique aux autres le contenu de l’article et l’analyse qui a été faite. L’animatrice corrige et complète les analyses des groupes, ce qui est un moment très important de l’atelier puisqu’il permet aux participants d’observer l’application des critères de scientificité dans des cas très concrets.

Conclusion

Le présent article a eu pour but de présenter un dispositif éducatif original créé et proposé par Doubt My Sciences. Ce dispositif consiste en un atelier pratique d’épistémologie destiné à faire découvrir aux participants – principalement des jeunes de Bruxelles – des outils pratiques pour se protéger contre la désinformation scientifique (les critères de scientificité, les techniques d’argumentation fallacieuse) et consolider une confiance lucide à l’égard des sciences en en comprenant les rouages.

Remerciements

Nous tenons à remercier Olivier Sartenaer, l’initiateur du projet Doubt My Sciences, et Quentin Hiernaux, le coordinateur, tous deux contributeurs de cet article. Mais aussi : Milena Sztencel, animatrice, Karim Zouaoui Boudjeltia et Pierre Van Antwerpen, consultants, ainsi que Céline Rase, collaboratrice.

  • Barberousse, A., Kistler, M., & Ludwig, P. (2000). La philosophie des sciences au XXe siècle (Champs Essais). Flammarion.
  • Boghossian, P., & Traduit de l’anglais par Deroy, O. (2009). La peur du savoir Sur le relativisme & le constructivisme de la connaissance (Banc d’essais). Agone. https://doi.org/10.3917/agon.bogh.2009.01
  • Fernandez-Beanato, D. (2020a). Cicero’s demarcation of science: A report of shared criteria. Studies in History and Philosophy of Science Part A, 83, 97–102. https://doi.org/10.1016/j.shpsa.2020.04.002
  • Fernandez-Beanato, D. (2020b). The Multicriterial Approach to the Problem of Demarcation. Journal for General Philosophy of Science, 51(3), 375–390. https://doi.org/10.1007/s10838-020-09507-5
  • Gruenberger, F. J. (1964). A Measure for Crackpots. Science, 145(3639), 1413–1415. https://doi.org/10.1126/science.145.3639.1413
  • Hansson, S. O. (2018). How connected are the major forms of irrationality?: An analysis of pseudoscience, science denial, fact resistance and alternative facts. Metode, 2018(8), 125–131. https://doi.org/10.7203/metode.8.10005
  • Hansson, S. O. (2021a). Science and Pseudo-Science. In E. N. Zalta (Ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2021 Edition). https://plato.stanford.edu/archives/fall2021/entries/pseudo-science/
  • Hansson, S. O. (2021b). Science and Pseudo-Science. In E. N. Zalta (Ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2021 Edition).
  • Kuhn, T. S. (1977). Objectivity, value judgment, and theory choice. In The essential tension: Selected studies in scientific tradition and change (pp. 320–339). The University of Chicago Press.
  • Lakatos, I. (1974). Science and Pseudoscience. Conceptus, 8, 5–9.
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  • Lombrozo, T., Thanukos, A., & Weisberg, M. (2008). The Importance of Understanding the Nature of Science for Accepting Evolution. Evolution: Education and Outreach, 1(3), 290–298. https://doi.org/10.1007/s12052-008-0061-8
  • Papineau, D. (1997). Science and Truth. Ideas Y Valores, 46(105).
  • Pasquinelli, E., & Bronner, G. (2021). Éduquer à l’esprit critique. Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation. https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressources_pedagogiques/VDEF_Eduquer_a_lesprit_critique_CSEN.pdf
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  • Roozenbeek, J., Van Der Linden, S., Goldberg, B., Rathje, S., & Lewandowsky, S. (2022). Psychological inoculation improves resilience against misinformation on social media. In Sci. Adv (Vol. 8). https://www.science.org
  • Sartenaer, O. (2019, February 19). ‘Fake news’ et culture scientifique, une recommandation. Le Soir.
  • Sartenaer, O. (2022). Esprit critique, culture scientifique et nouvelles pratiques philosophiques. Diotime, 91.
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Notes
  1. Projet financé par Innoviris, organisme public de financement de la recherche et de l’innovation promouvant la science en région de Bruxelles-Capitale. Plus d’informations sur www.doubtmysciences.be et sur www.innoviris.brussels/fr. ↩︎

  2. Professeur de philosophie des sciences à l’Université de Namur. ↩︎

  3. Chercheur qualifié du FNRS, Professeur de Philosophie à l’Université libre de Bruxelles et collaborateur scientifique du Jardin Botanique de Meise. ↩︎

  4. La version de l’atelier « science et pseudoscience » proposée dans cet article est la dernière version corrigée de celui-ci et peut de ce fait porter quelques différences avec les ateliers qu’ils ont été dispensés antérieurement. ↩︎

  5. Les participants sont répartis en petits groupes. La description des ateliers se trouve dans la section 4 de cet article. ↩︎

  6. Il existe plusieurs théories philosophiques de la vérité ; la théorie de la vérité-correspondance en est la plus classique. ↩︎

  7. La distinction entre croyance et connaissance traverse l’ensemble des théories de la connaissance, quelles qu’en soient les variantes. Toutes s’accordent sur le fait que la connaissance ne se réduit pas à une croyance, mais implique « quelque chose de plus ». Ce supplément, interprété différemment selon les traditions, renvoie néanmoins presque toujours à une exigence de vérité : on ne peut véritablement connaître que ce qui est vrai, même si la manière de définir ou d’évaluer la vérité varie d’une conception à l’autre. ↩︎

  8. Par souci de vulgarisation, aucune allusion n’est faite aux cas de Gettier. ↩︎

  9. Article en ligne consulté la dernière fois le 19 mai 2025, consultable à l’adresse suivante : https://www.passeportsante.net/fr/Therapies/Guide/Fiche.aspx?doc=magnetotherapie_th ↩︎

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