Michel Tozzi : Diversifier les pratiques philosophiques. Éloge des temps longs
Chronique Sociale, 2024.
Recension par François Galichet, Philosophe
C’est un ouvrage singulier que nous propose Michel Tozzi. Singulier d’abord au sens propre : alors que ses précédents livres traitaient de questions générales – la philosophie avec les enfants, la didactique de la philosophie, la pensée critique, etc. – celui-ci parle d’abord de lui, de la personne qu’il est, lui et nulle autre. Mais il y a plusieurs manières de parler de soi.
Ce peut être d’abord une autobiographie, c’est-à-dire un récit subjectif de ce que l’on a vécu depuis l’enfance. Michel dit avoir « pensé quelquefois à des Mémoires » ; et il y a dans son livre des éléments qui vont dans ce sens, lorsqu’il raconte des événements de sa vie, ou la manière dont il a ressenti certains moments cruciaux de son existence, comme ses études lyonnaises, ses premières années d’enseignement en lycée, l’hostilité de l’inspection générale et de certains collègues à ses recherches sur la didactique de la philosophie, ou la manière dont il vit la retraite et le vieillissement. Mais ce n’est pas l’essentiel du livre.
Ce peut être aussi un catalogue, une somme : on recense tous les points positifs de sa vie comme on ferait l’inventaire d’un stock. Le livre donne un peu cette impression : c’est un recensement systématique (et impressionnant !), chapitre après chapitre, de toutes les activités initiées au fil des années : ateliers (d’écriture, de lecture filmique, de philosophie avec les adultes et les enfants) ; pratiques associatives (Université populaire, café-philo, séminaire philosophiques), aventures éditoriales (Cahiers pédagogiques, Diotime) ; carrière professionnelle (en Lycée puis en Université) et luttes syndicales. Mais cette description minutieuse – assortie de nombreux documents précieux et passionnants – n’est pas non plus l’essentiel.
Ce peut être une histoire, c’est-à-dire une description objective et explicative de l’enchaînement des événements, dépassant le simple récit subjectif. C’est effectivement à ce travail d’historien que se consacre Michel Tozzi quand il détaille le déroulement des recherches, expérimentations et innovations auxquelles il a contribué. De ce point de vue, son ouvrage est précieux : il permet d’avoir une vision précise des circonstances dans lesquelles ont été introduites et développées en France des pratiques comme les cafés philo, la philosophie pour enfants, les ateliers d’écriture, entre autres.
Ce peut être une synthèse, la recherche de lignes de force structurant des engagements et des expériences diverses. Il s’agit alors de dégager des points communs, des convergences donnant à une vie sa cohérence. Michel Tozzi le fait tout au long de son livre ; il montre comment des pratiques multiples peuvent concourir aux mêmes finalités : l’émancipation de tous, la lutte contre les inégalités, le développement de l’esprit démocratique, la convivialité du vivre ensemble. Au fil des pages, la continuité prend le pas sur la diversité ; elle permet de repérer des analogies, des équivalences, des correspondances entre des pratiques au premier abord hétérogènes.
Ce peut être encore un bilan, c’est-à-dire un jugement, une évaluation de sa vie au moment où on se rapproche du moment de la quitter. On fait la balance du positif et du négatif, et on voit de quel côté elle penche. Michel Tozzi se livre à cet exercice en fin d’ouvrage : se demandant : « Ai-je réussi ma vie ? », il recense « ce qui valait le coup de vivre » (l’éducation de son fils, l’amour de ses parents, sa vie de couple, l’utilité sociale de ses engagements, les innombrables moments de convivialité dont ils ont été l’occasion) ; mais aussi « ce qui a pu faire tâche ». Il opère une distinction capitale entre « réussir dans la vie » et « réussir sa vie ». Ce dernier point renvoie à un accomplissement personnel, une « fidélité à soi-même dans le temps » qui est aussi la réalisation d’une œuvre, c’est-à-dire d’une trace innovante constituant un « apport significatif ». Il en relève au moins deux : la fondation d’une didactique du philosopher et l’émergence de la philosophie pour enfants en France. Sur ces deux points, on ne peut que lui donner raison et reconnaître que sa contribution aura marqué la manière dont on conçoit et pratique le philosopher.
Ce peut être enfin un testament, l’expression de « dernières volontés », le passage du témoin à des générations plus jeunes. Michel Tozzi met l’accent sur le fait qu’il est un initiateur, et que toute initiation suppose une continuation, donc une transmission. Pour la plupart des activités décrites dans l’ouvrage, il montre comment elles se poursuivent avec d’autres acteurs, dans la fidélité à l’origine mais aussi le changement et l’adaptation aux évolutions de la conjoncture. La didactique du philosopher et la philosophie pour enfants aujourd’hui ne sont plus ce qu’elles étaient à leurs débuts en France il y a maintenant près de trente ans. Elles ne rencontrent plus les oppositions farouches des corps institutionnels (inspection, associations professionnelles, etc.). Le risque désormais est moins de disparaître que d’être récupérées, affadies ou altérées par des pratiques douteuses ou intéressées. Le souci n’est plus tant de vaincre des résistances que de maintenir une certaine rigueur et de refuser la facilité, voire la démagogie. De ce point de vue, les protocoles élaborés par Michel Tozzi, notamment celui de la DVDP, sont précieux.
Mais par-delà tous ces aspects, l’ouvrage est aussi, et peut-être d’abord, un livre de philosophie consacré au temps et à son ambiguïté. On peut le concevoir, comme c’est le cas le plus fréquent, sous une forme linéaire, comme un flux ou un flot s’écoulant continûment : c’est la conception de Bergson et de Husserl dans la Phénoménologie de la conscience intime du temps. La réflexion de Michel Tozzi tend à dépasser cette vision. Le « temps long » qui fait le sous-titre de son livre n’est pas simplement un accroissement quantitatif du temps court ordinaire, celui qui passe d’un instant à l’autre. Il n’est pas une somme plus ou moins importante d’instants ; il a des vertus et un statut propres. Il offre une « plus-value » pour les activités ; il enclenche « une dialectique du même et de l’autre » (p. 267) qui intensifie leur intérêt et complexifie leurs impacts. La répétition n’est pas une simple réitération ; elle produit des effets de nouveauté, comme l’apprentissage, la réflexivité, « l’augmentation du pouvoir d’être et d’agir ».
Surtout, l’ouvrage suggère qu’il y a autant de « temps longs » que d’activités significatives : « chaque temps a sa propre histoire, son commencement, son déroulement avec des étapes, ses modifications » (p. 260). L’accent mis sur le temps long entraîne comme une multiplication des identités. En consacrant un chapitre distinct à chacune de ses pratiques, dans le détail de leur déroulement, de leurs avatars, de leurs imprévus, Michel Tozzi suggère qu’être soi, ce n’est pas vivre une seule durée de la naissance à la mort, mais une multiplicité de durées d’amplitude inégales, se chevauchant et s’enjambant. Cette fragmentation indéfinie de l’identité rejoint la thèse de Derek Parfit (« Identity don’t matters », l’identité n’a pas d’importance). C’est pourquoi le livre de Michel Tozzi, sous les apparences d’une autobiographie, est tout le contraire : l’exposé de vies plurielles, d’histoires multiples dont la confrontation et l’intrication exigent une « éthique réflexive » visant à faire émerger non l’unité d’un sujet mythique, mais au contraire des alternances, des oscillations, des dilemmes où « il n’y a aucune bonne solution » (p. 256).
Au bout du compte, le jugement qu’il porte sur sa vie est globalement positif : « la joie d’avoir vécu cette vie » est la dernière phrase du livre. Dans la mesure où le « jugement sur la vie » précède et fonde tous les autres jugements particuliers sur tel ou tel aspect de l’existence, il pointe vers ce qu’on pourrait appeler une « normativité originaire », antérieure à toute explication empirique (par le tempérament, l’origine sociale, l’éducation, l’appartenance culturelle, etc.). Cette normativité originaire, les ateliers philo ne font qu’en explorer les divers aspects. Réfléchir à une question ou notion, c’est me demander « ce que j’en pense » ; et « ce que j’en pense » dépend à son tour du jugement fondamental que je porte sur la vie, l’appréciation globale (mais inconsciente) que j’en fais, le sens radical que je lui donne et que j’appréhende comme nécessairement universel. Comme le dit Sartre, « rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous ».
En témoignent notamment les « fiches personnages » élaborées dans le séminaire du Moulin du Chapitre (p. 159). Les opinions et réactions face à l’actualité sont rapportées à des « profils » correspondant à des attitudes normatives : fataliste, militant, consentant de bonne volonté, complotiste, colibri, cynique. Ce sont là des « jugements sur la vie » qui relèvent d’une évaluation globale, fondamentale, antérieure à toute circonstance, appartenance sociale ou disposition psychique .
Déclarer la normativité originaire, c’est affirmer qu’elle ne saurait être réduite à ses facteurs empiriques, ce qui nierait l’essence même de la discussion philosophique en la ramenant à une confrontation de cultures, de classes ou d’egos. C’est choisir résolument Descartes et son critère de l’évidence contre les « philosophies du soupçon » (Nietzsche, Marx, Freud et leurs successeurs contemporains). Mais c’est aussi affirmer que la discussion philosophique n’est pas une étape provisoire sur le chemin d’une raison commune, ce qui la ramènerait à une démarche propédeutique ou initiatique. C’est choisir Levinas contre Husserl et Habermas.
Cette normativité originaire, fondatrice du philosopher, est indissociable d’une incertitude tout aussi radicale. « Tout peut basculer de mon jugement sur la vie, avec une maladie grave, des souffrances ou l’imminence de la mort : je ne peux pas savoir, je suis dans l’incertitude », écrit Michel Tozzi (p. 255). Mon jugement sur la vie, je l’appréhende à la fois comme incontournable, incontestable, prétention universalisante – et comme fragile, révocable, arbitraire. Il est lié à une « ignorance fondatrice » permettant et exigeant le philosopher. Pour citer Socrate, « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » ; cette ignorance irrémédiable et indépassable est précisément la raison d’entrer en philosophie, non pour la résorber (c’est impossible) mais au contraire pour en cerner les contours et les conséquences, tracer une ligne de démarcation entre ce que je sais, ce que je pourrais savoir et ce que je ne saurai jamais. L’oubli ou la dénégation de cette ignorance fondatrice – dogmatisme, fanatisme, suffisance, « hubris » - est la source de toutes les formes du mal.
Tout au long de son ouvrage, Michel Tozzi montre que l’animateur d’ateliers philo est constamment confronté à ce double péril : d’en faire un instrument de contestation sociale (dérive « activiste ») ; ou un lieu spéculatif créateur de consensus (dérive « rationaliste »). Il montre que l’animateur doit se tenir sur un chemin de crête entre ces deux écueils tout aussi mortels l’un que l’autre.
Ce livre stimulant suscite une foule de questions. Nous n’en mentionnerons ici que quelques unes, les plus importantes.
1°) L’ouvrage expose des activités philosophiques (débats, lecture de textes, cafés-philo, DVDP, etc.) et non philosophiques (ateliers d’écriture, d’analyse filmique, réflexion sur des objets quotidiens, etc.). Cet entrelacement conduit à s’interroger sur la relation entre ces deux types d’activités. Parfois, Michel Tozzi suggère que le philosopher est en position de « surplomb » : il s’agit d’analyser un phénomène (film, vécu, texte, etc.) en fonction d’une matrice, comme celle figurant p. 53, qui repose sur les catégories philosophiques d’un atelier philo (conceptualisation, problématisation, argumentation). Mais parfois aussi, il suggère qu’il pourrait y avoir des cas où « ça ne marchera pas » (p. 56). Dans des expérimentations comme le jeu de rôles, l’écriture fictionnelle, tout n’est pas réductible à l’analyse philosophique. Qu’en est-il de ce « reste » qui résiste ? Comment le faire émerger ? l’accueillir ? en parler ?
2°) Michel Tozzi insiste, tout au long de l’ouvrage, sur les finalités coopératives et conviviales des ateliers philo : ils visent à « retisser du lien social, à créer un lieu citoyen qui favorise les conditions d’une interaction pacifiée par la médiation d’une parole régulée » (p. 69). Il oppose à ces finalités d’autres qui leur seraient opposées : « On ne vient dans cet atelier ni pour convaincre les autres ni pour s’épancher personnellement ». Mais est-ce possible ? Est-il inconvenant de venir à un atelier philo avec des visées de prosélytisme, religieux, politique ou autre ? N’est-ce pas au contraire la motivation principale, voire unique, de toute discussion ? S’orienterait-on vers les autres pour leur parler – hors échanges de la vie quotidienne - si on n’avait pas le désir de les convaincre, de les rallier à ce qu’on estime digne, juste ou bon ? L’éthique de la discussion que Michel Tozzi défend avec Habermas ne repose-t-elle pas sur une « éthique pédagogique » préalable et primordiale ?
3°) Les ateliers sur des textes inventés par Chat GPT sont particulièrement passionnants (p. 151-153). Récemment, Michel Sasseville a demandé à Chat GPT d’écrire des débats entre enfants sur le sujet : « Qu’est-ce que la générosité ? ». Les résultats, visibles sur le site Facebook de Michel Sasseville, sont plausibles : les enfants inventés par l’I.A proposent des idées et des hypothèses qui pourraient être celles d’enfants « réels ». Cela pose la question : qu’est-ce qui différencie la pensée « artificielle » de la pensée « humaine » ? Michel Tozzi affirme que « le ton de Chat GPT est toujours dogmatique » (p. 153). Les productions artificielles de débats fictifs montrent qu’il n’en est rien : l’I.A peut, comme les humains, problématiser, douter, critiquer, interroger. On pourrait donc se demander si un débat philo entre humains et I.A serait concevable. Si oui, cela ne remet-il pas en question certains présupposés actuels du philosopher ?
4°) De nombreuses pages de l’ouvrage soulignent l’importance du corps dans les activités philosophiques : en témoignent les repas conviviaux intégrés dans les procédures, ou encore la randonnée, les exercices de respiration ou de méditation centrés sur la prise de conscience des sensations corporelles, etc. « On discute avec le corps de l’autre » (p.115). Cette présence du corps est-elle essentielle ? Philosophe-t-on toujours avec son corps, ou bien n’est-ce pas parfois contre son corps (ex. : Pascal et ses rages de dent, Nietzsche et ses crises maniaco-dépressives, etc.) ? Comment, dans les ateliers philo, prendre en compte cette ambivalence du corps ? Si la pensée philosophique se veut par principe universelle, n’est-il pas surprenant qu’elle puisse s’enraciner dans une expérience d’incarnation ? N’est-elle pas dans son essence même un questionnement sur l’arbitraire de l’incarnation, c’est-à-dire sur la question pascalienne : « Pourquoi (suis-je) ici plutôt que là, maintenant plutôt que lors ? »
5°) Le livre de Michel Tozzi pose aussi la question de savoir pourquoi philosopher. Au fil des pages, il mentionne de nombreuses raisons : mieux comprendre comment vivre, faire des choix plus étayés, « permettre une connaissance plus approfondie des gens » (p. 265), développer l’ethos démocratique, etc. Mais le paradoxe est que ces compétences, qui s’exercent pour et dans la vie « réelle », supposent un retrait de celle-ci. Toutes les activités décrites dans l’ouvrage constituent des pauses dans l’existence ; elles impliquent une mise entre parenthèses des soucis quotidiens, des préoccupations familiales ou professionnelles. Cette mise entre parenthèses n’est pas sans rappeler l’épochè husserlienne, suspension de « l’attitude naturelle » qui est une condition de l’accès à la réflexion phénoménologique.
L’intérêt pour la philosophie n’est légitime que s’il est « gratuit », « pour rien », à la manière du jeu ou des pratiques artistiques. Les effets dans la vie réelle, comme ceux mentionnés ci-dessus, même s’ils sont incontestables, ne sont pas la finalité essentielle du philosopher – sauf à pervertir celui-ci, comme ces demandes sociales d’ateliers philo pour rétablir la discipline ou améliorer l’ambiance de la classe. Ce sont des effets secondaires, dans tous les sens du terme ; ils viennent pour ainsi dire « par surcroît », un peu comme Lacan disait que dans la cure analytique la guérison advenait par surcroît ; mais on ne peut pas et on ne doit pas les vouloir pour eux-mêmes.
Il y a, dans le philosopher, quelque chose qui est de l’ordre d’une distanciation, voire d’une claustration (dont le fameux poêle de Descartes est l’emblème) par rapport au monde et à la vie. Les participants à un atelier philo, pendant le temps de l’atelier, prétendent « vivre sans la vie », s’en abstraire pour accéder à l’abstraction du concept qui permet de la comprendre.
En consacrant toute sa vie à la philosophie sous diverses formes (enseignement, ateliers, séminaires, etc.) Michel Tozzi n’est-il pas lui aussi dans une démarche paradoxale ? D’un côté il fait, dans son livre, l’éloge de la vie, il magnifie les « joies » qu’elle procure, celles de « l’amour, la pédagogie, la recherche et la transmission » (p. 256), ou encore celles de l’engagement militant. Mais d’un autre côté il ne cesse, en tant qu’animateur ou organisateur d’ateliers philo, de se placer dans une attitude d’observation et de neutralité vis-à-vis de toutes les manifestations de la vie. Comment articule-t-il ces deux attitudes ? Son livre ne le dit nulle part, mais c’est pourtant cette question qui émerge quand on en referme les dernières pages.
François Galichet, ancien professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg