Revue

Pour une philosophie double brin

La philosophie prend tout son sens lorsqu’elle est considérée à la fois comme un mode de pensée (modus cogitandi) et comme un mode de vie (modus vivendi), les deux simultanément. Dès lors que ses deux « brins » sont séparés, elle devient une nébuleuse de concepts abstraits et de notions vides dont on voit peu l’utilité. Diogène, Marc Aurèle et Thoreau, pour ne citer qu’eux, nous rappellent à quel point la philosophie peut être à la fois vie et pensée : Diogène avec son cynisme provocateur, Marc Aurèle et son stoïcisme imperturbable, et Thoreau qui prône la simplicité et la révolte face à la société selon la tradition du transcendantalisme américain. Ils nous invitent, surtout, à incarner nos propres idées, à adopter une attitude philosophique qui aide à mieux vivre, en même temps qu’elle ouvre à penser autrement, permettant ainsi aux étudiants de trouver leur propre voix/voie grâce à une philosophie résonante qui leur parle.

INTRODUCTION

Un jour, durant mon cours sur la fameuse réfutation socratique, j’ai repéré une étudiante au fond de la salle avec une mine qui en disait long. Intrigué, je lui ai demandé : « Ça va, tout se passe bien ? ». Elle m’a répondu sans détour : « Franchement, votre Socrate, il est relou ! ». J’ai éclaté de rire et je lui ai répondu : « Oui, c’est vrai. Comme un taon sur le dos d’un cheval un peu mou ». En fait, Socrate lui-même se voyait comme un petit grain de sable dans les rouages d’Athènes, embêtant les gens avec ses questions qui piquent. Cette année-là, Socrate a même hérité du titre de « Le Relou ». C’est peut-être un peu sévère, mais ça résume bien ce que ma jeune élève ressentait sur le moment : « Je n’aime pas les interrogatoires et je déteste l’ironie ».

Descartes a eu plus de chance. Un autre étudiant, visiblement fan de l’esprit scientifique du philosophe français, s’est exclamé pendant que je parlais du fameux épisode du morceau de cire de la Deuxième Méditation : « Il faut prendre la température et la masse de la cire avant et après, sinon on ne comprend rien ! ». Et avec un sourire complice, il a ajouté : « C’est très simple, il suffit d’être cartésien ». On peut discuter de la pertinence de son commentaire, mais ce qui était génial, c’est de voir un étudiant vraiment s’immerger dans la pensée de Descartes.

Une autre anecdote cocasse avec un étudiant qui, visiblement, n’était pas emballé par l’esthétique de Kant. Il a levé la main avec un air mi-ennuyé, mi-provocateur et m’a demandé : « Monsieur, y’a pas un philosophe plus drôle ? ». J’avoue que ça m’a un peu pris de court. Ce qu’il demandait, en vrai, ce n’était pas une « philosophie de l’humour » – même si Bergson a écrit sur le rire, on est loin du stand-up. Non, lui voulait savoir si la philo pouvait vraiment le faire marrer. Au fond, c’est une question intéressante et parfaitement légitime. Je lui ai répondu un grand « oui ». Après, bien sûr, tout dépend de quel genre d’humour on parle. Entre les punchlines d’un Diogène qui se balade avec une lanterne en plein jour pour chercher un homme honnête et les répliques mordantes d’un Kierkegaard ou d’un Nietzsche à propos de l’angoisse ou de bêtise humaine, ce n’est pas le même sens de l’humour.

Et puis, il y a eu ce jour où un autre étudiant, l’air blasé, a levé la main pour me lancer : « Je vois pas pourquoi on s’embête encore avec Platon aujourd’hui ? Moi, je m’en passe très bien ». J’ai souri, pris une grande respiration, et répondu : « Ah, Platon ! On pourrait croire qu’il n’a rien à voir avec nos tracas quotidiens… Mais si tu te demandes encore pourquoi la justice est importante ou ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue, tu es déjà en train de marcher sur ses traces ». L’étudiant a haussé les épaules, pas vraiment convaincu, et a marmonné quelque chose du genre : « Ouais, mais j’ai pas besoin de lire 200 pages pour comprendre la justice ». Là, je n’ai pas pu m’empêcher de glisser, en souriant : « Fais gaffe, en critiquant Platon comme ça, tu risques de finir du côté des Sophistes ! ». Il m’a regardé, interloqué, sans trop savoir si c’était un compliment ou une pique.

Ces anecdotes montrent bien que la philosophie, réflexion faite, a deux facettes : c’est à la fois une façon de penser et une manière de vivre. Que ce soit pour remettre en question nos certitudes, nous faire avancer ou simplement nous faire sourire face aux complexités de la vie, la philosophie est là, prête à nous interpeler sur tout et n’importe quoi. Les répliques de ces étudiants montrent aussi que l’utilité de la philosophie n’est pas toujours évidente pour tout le monde. Certains sont plutôt satisfaits de pouvoir jouer le rôle de tel philosophe, alors que d’autres sont sceptiques et se demandent pourquoi lire des textes vieux de plusieurs siècles. Pourtant, en posant cette question, ils entrent déjà dans le jeu philosophique, celui qui consiste à remettre en question, critiquer, et se demander pourquoi on fait les choses. Même ceux qui pensent pouvoir s’en passer. Loin d’être un jeu intellectuel sans fin où l’on passe son temps à tout déconstruire, la philosophie, c’est aussi une manière de vivre plus consciente, plus cohérente, qui nous aide à être plus attentif, plus libre, et peut-être même plus heureux.

Modus vivendi : la philosophie comme mode de vie

Plutarque disait que beaucoup imaginent la philosophie comme un discours formel depuis une chaire. Mais Socrate, lui, ne faisait pas de grands discours en robe, ni à des horaires précis. Il philosophait au quotidien, que ce soit en allant à la guerre, en plaisantant avec des amis, ou même en buvant du poison. Il a montré que la philosophie était quelque chose qui s’ancrait dans la vie de tous les jours. Socrate n’était pas le seul à vivre sa philosophie : plein d’autres, de Diogène à Thoreau, ont aussi incarné leurs idées en les mettant en pratique tous les jours. Ces philosophes vivaient ce qu’ils prêchaient, transformant leur pensée en une sorte de manuel de vie pratique. Ils représentent ce qu’on pourrait appeler une « philosophie sur pattes », une pensée en acte. Chez eux, il n’y a presque pas de différence entre pensée et action, entre théorie et pratique.

« Ôte-toi de mon soleil ! »

Diogène, après Socrate, est sûrement l’un des philosophes les plus connus pour avoir vécu selon ses principes. Il ne faisait rien comme les autres : il dormait dans une grande jarre, vivait pieds nus, et passait son temps à provoquer les gens. Il allait jusqu’à errer dans les rues d’Athènes avec une lanterne allumée en plein jour en disant : « Je cherche un homme honnête ». Il n’hésitait pas à se moquer des plus grands, comme lorsqu’il a balancé un coq déplumé à Platon en disant : « Voilà l’homme de Platon ! ». Et quand Alexandre le Grand, ce grand conquérant, lui a demandé s’il pouvait faire quelque chose pour lui, Diogène, allongé en train de bronzer, lui a répondu tranquillement : « Oui, écarte-toi de mon soleil ».

Ces actes désinvoltes ne sont pourtant pas aussi innocents qu’ils en ont l’air. Pour le philosophe, il s’agit de balayer les fausses pudeurs et les faux respects, pour pouvoir philosopher à bloc. Diogène n’était pas provoc pour être provoc, ou pour le plaisir, il savait bien que plus il se montrait insolent, plus il avait des chances d’être écouté. Certes, ça l’exposait à des critiques, et il risquait d’être traité de « fou » ou de « chien » par ses concitoyens. Mais pour lui, c’était essentiel de secouer les conventions, de montrer à quel point nos habitudes sont ancrées sans qu’on se demande si c’est utile ou si ça a du sens. Au fond, Diogène voulait casser les codes de la Cité, peu importe d’où ils viennent ou qui les impose. Face à son déclassement social, il a choisi d’assumer publiquement sa pauvreté comme un véritable choix de vie. Par exemple, il ne portait que le tribôn, un morceau de tissu normalement réservé aux esclaves. En hiver, il le pliait pour se réchauffer, et l’été, on raconte qu’il se roulait dans le sable brûlant tout en se frottant contre les statues glacées. Ce mode de vie, aussi provocateur que dépouillé, visait à atteindre l’indépendance, une liberté totale et autarcique. Pour rendre son âme plus forte et résiliente, il fallait la soumettre à l’épreuve, tant physiquement qu’intellectuellement. Cette endurance lui permettait d’être prêt à encaisser les coups du sort.

« Rejette l’opinion et tu seras sauvé ! »

Un autre représentant de la philosophie vivante, plus de quatre cents ans après Diogène, c’est Marc Aurèle, qu’on surnomme « l’empereur philosophe ». Son œuvre et sa discipline montrent bien qu’il prône une philosophie axée sur l’action, pas seulement sur des théories. À cette époque, le bon gouvernement de l’Empire romain, qui atteint son apogée, demande une bonne dose de sagesse pratique. Marc Aurèle a été initié au stoïcisme par son précepteur Fronton et à travers les écrits d’Épictète. Il monte sur le trône impérial en 161, et il ne tarde pas à mettre à l’épreuve les leçons de ses maîtres : entre les inondations qui frappent Rome, les guerres lointaines qui l’obligent à partir en campagne, et ses propres problèmes de santé, il a du pain sur la planche.

« Il faut se tenir prêt, sans broncher, à répondre aux coups qui fondent sur nous », écrit-il dans ses Pensées pour moi-même, qu’il commence à rédiger pendant la campagne militaire de Germanie en 169. Dans l’Histoire, il a cette particularité d’avoir été à la fois empereur et philosophe. En tant qu’homme, il travaille à discipliner ses réactions, sans se laisser abattre par les événements parfois terribles que le destin lui réserve (comme le décès de son frère Lucius et de sa femme Faustine, ou la trahison de son ancien général Cassius). En circonscrivant ce qui dépend de lui, à l’instar d’Épictète, il vise à devenir un véritable îlot de liberté, un roc inébranlable : « Aussi, la pensée libérée des passions est une forteresse […], elle est un refuge où l’homme est imprenable ». En tant qu’empereur, il se rappelle de ne pas se « césariser », et se détourne de la gloriole pour servir l’intérêt général : celui de Rome et de l’Empire, « le monde [étant] comme une cité ». Pour Marc Aurèle, la philosophie (stoïcienne) n’est pas juste un outil pour gouverner, c’est aussi le fondement de l’art de vivre.

« Enfreignez la loi ! »

Henry David Thoreau, tout juste diplômé de Harvard en 1837, décide de se retirer volontairement de la civilisation et de s’installer en pleine forêt américaine, à Walden. Que ce soit à cause de son exil en pleine nature au bord du lac Walden ou de son incarcération pour avoir refusé de payer l’impôt à un État esclavagiste et belliqueux, Thoreau a toujours dit non au conformisme et a choisi un mode de vie qui se rapproche de l’idéal grec antique, entre amour de la nature et révolte contre la société mercantile. « Je voulais vivre de façon réfléchie, n’affronter que les faits essentiels de la vie, voir quelles leçons je pourrais en apprendre, et ne pas découvrir, à l’heure de mourir, que je n’avais pas vécu », écrit-il dans son Journal. En renouvelant notre regard sur la nature, Thoreau lance une tradition philosophique américaine qui privilégie l’expérience et le vécu sur les concepts abstraits et les notions vides : « Il y a aujourd’hui des professeurs de philosophie, mais pas de vrais philosophes », déplore-t-il, préférant se reconnecter avec l’idée antique que la philosophie est un art de vivre.

À Walden, il construit une cabane au bord d’un étang, qui sera son abri pendant presque deux ans. Là, il vit « la vie dans les bois », sobre et frugale. Son mantra ? « Simplifier, simplifier ». Le matin, il s’occupe de son potager, puis il lit et écrit. L’après-midi, il se promène ou médite. Il observe, comme un naturaliste, la pousse de ses haricots ou les effets du dégel, et, en poète, il se laisse porter par les sons nocturnes et les couleurs changeantes de l’eau. Pour Thoreau, le véritable philosophe est celui qui pense sa vie tout en vivant sa pensée : « Être philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir assez la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité, et de confiance. Cela consiste à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en pratique » (Thoreau, 1990, p. 16).

Son immersion dans la nature n’est pas qu’une simple fuite, c’est une manière de redécouvrir le sens du quotidien, surtout quand « l’existence que mènent généralement les hommes, en est une de tranquille désespoir » (Thoreau, 1990, p. 9) . Mais il y a aussi une dimension politique dans tout ça. Les combats de Thoreau contre la guerre du Mexique ou l’esclavagisme sont indissociables de sa redécouverte du wilderness. Il prône ce qu’il appelle la « désobéissance civique » face aux injustices de l’État. Si l’exercice du pouvoir par le gouvernement va souvent de pair avec des injustices, Thoreau explique que l’individu a tout de même la possibilité de vivre en marge, loin de la société civile. « Enfreignez la loi ! », clame-t-il. On a le droit de s’opposer à des lois iniques, de ne pas payer des impôts qui servent à financer des guerres. Cette attitude, qui lui vaut une nuit en prison, doit beaucoup à son séjour à Walden. Une autre norme de beauté et de justice existe, une norme qu’il découvre au contact de la nature.

Modus cogitandi : la philosophie comme mode de pensée

Ceci dit, on ne peut pas imaginer des philosophes comme Diogène, Marc Aurèle ou Thoreau vivre leur philosophie sans avoir aussi beaucoup réfléchi. Même s’ils n’ont pas cherché à monter des écoles doctrinaires ou des systèmes philosophiques entortillés, ils ont quand même passé pas mal de temps à cogiter. Ainsi, dire que la philosophie, c’est juste un mode de vie ou juste un mode de pensée, c’est faux. Les deux vont ensemble, main dans la main.

Le cynisme de Diogène

Diogène, alias le « Socrate fou », n’a pourtant rien d’un timbré. Il est le visage le plus célèbre du Cynisme, cette école philosophique grecque fondée à Athènes par Antisthène au Ve siècle avant J.-C. Le mot « cynisme » pourrait venir de Cynosarge, le gymnase dédié à Héraclès où Antisthène enseignait, ou du mot grec kunos, qui veut dire « chien », parce que Diogène avait cette tendance à comparer le mordant de ses propos à celui d’un chien. Mais il ne s’agit pas de « mordre » pour blesser ou faire peur. Le mordant du Cynique, c’est à la fois un mode de vie et une façon d’enseigner, comme la maïeutique de Socrate, la rhétorique des Sophistes ou les dialogues de Platon. Sauf que les Cyniques ne croient pas aux vertus du langage, de la dialectique ou de la rhétorique. Pour eux, la vertu – la seule vraie richesse qui puisse mener au bonheur – peut s’enseigner, mais ça se joue exclusivement sur le terrain des actes. De ce fait, si la vertu se trouve dans les actes plutôt que dans les discours, l’enseignement devient une pédagogie directe : « la voie courte du Chien ». Pas de blabla ici, on s’appuie sur la dérision pour faire passer le message. L’animal n’est pas un modèle parce qu’il obéit à son instinct, mais parce qu’il le fait sans détour, avec simplicité, en toute transparence, mettant en lumière le vide de l’appareil symbolique que les humains ajoutent à tous leurs actes.

Diogène et les Cyniques pratiquent la parrhèsia, ou la « vraie franchise », qui consiste à dire les choses comme elles sont. C’est une vraie force de résistance, l’arme numéro un contre les fausses valeurs. Cette franchise a pour but de déranger et de troubler les certitudes en multipliant les actes provocateurs et en jouant avec le langage (calembours, sous-entendus) pour choquer et faire réfléchir. Pour eux, le conformisme, c’est du mensonge, une caricature de la vertu et de la vérité. Ils dénoncent la supercherie des conventions et de l’ordre établi, peu importe où cette hypocrisie se manifeste : sur les marchés, dans les places publiques, à l’entrée des Jeux isthmiques, ou même dans les temples. Les Cyniques abordent des sujets dont « on » ne parle pas : est-il plus honteux de parler de procréation que de vol, de fraude ou d’adultère, des choses pourtant discutées à longueur de temps ? Ils n’hésitent pas à se livrer en public à des actes que l’on fait habituellement en privé, attirant l’attention sur l’absurdité de la pudeur.

Le stoïcisme de Marc Aurèle

La philosophie pratiquée par Marc Aurèle s’inscrit, quant à elle, dans la grande tradition du stoïcisme antique. Ce nom vient du grec stoa, qui signifie « portique », car son fondateur, Zénon de Cittium (335-264), enseignait sous une colonnade de l’agora d’Athènes. À ses côtés, on trouve d’autres figures clés du stoïcisme, comme Cléanthe et Chrysippe. Avec Cicéron, le stoïcisme atteint son apogée à Rome, puis durant la période impériale, on voit émerger des penseurs comme Sénèque, Épictète et bien sûr, Marc Aurèle.

La physique stoïcienne se base sur un panthéisme naturaliste. Le logos, qui peut être vu comme une sorte de raison divine, est un souffle enflammé qui organise le monde de manière irrévocable. Les stoïciens croient au destin, et la sagesse stoïcienne consiste donc à accepter notre place dans l’univers, à vivre en harmonie avec la nature, tout en prenant soin de notre corps et de notre âme grâce à la pratique de la vertu et à l’éloignement des passions. Des formules comme « Supporte et abstiens-toi » ou « Ne t’étonne de rien » résument bien cette sagesse. C’est d’ailleurs de là que vient le sens du mot « stoïque » (courageux, impassible ou imperturbable) dans le langage courant. C’est précisément cette philosophie qui servira de mode d’emploi pour Marc Aurèle, le dernier représentant du stoïcisme impérial, qui s’efforce de l’appliquer au quotidien. Ses Pensées pour moi-même (1992) témoignent de cette quête, avec des maximes comme : « Il ne faut pas en vouloir aux événements » (XXXI, p. 137), « La perfection du caractère consiste à passer chaque journée comme si c’était la dernière, à éviter l’agitation (LIXI, p. 113), la torpeur et l’hypocrisie », ou encore « La philosophie consiste à veiller sur le dieu intérieur » (XVII, p. 48).

Le transcendantalisme de Thoreau

Enfin, notre philosophe, reclus dans les bois, devient lui aussi adepte d’un mouvement philosophique majeur appelé le Transcendantalisme. Ce mouvement est né aux États-Unis dans les années 1830, porté par le philosophe américain Ralph W. Emerson, qui a fondé en 1836 à Concord (Massachusetts) le Transcendantal Club, auquel Thoreau a eu l’occasion de se joindre grâce à son mentor. Les transcendantalistes s’opposent aux positivistes matérialistes de leur époque, influencés notamment par les idées d’Auguste Comte, qui valorisait la méthode scientifique, les faits empiriques et la mesure comme seules sources valides de la connaissance, reléguant la spiritualité et l’expérience subjective à l’arrière-plan, voire les excluant entièrement. Par ailleurs, les transcendantalistes rejetaient également l’héritage de la pensée empiriste de Locke ainsi que l’influence de l’Église unitarienne, alors dominante en Nouvelle-Angleterre, qu’ils recevaient comme une entrave à la liberté et à la profondeur spirituelle individuelle.

S’inspirant du romantisme de penseurs comme Herder et Schleiermacher, ainsi que de l’idéalisme de Kant, Fichte et Schelling, les partisans du transcendantalisme cherchent à promouvoir un nouvel humanisme. Ils croient fermement en la bonté originelle de l’homme et en sa capacité à se ressourcer dans la Nature, qu’ils idéalisent et veulent protéger des ravages de l’industrialisation. Thoreau est convaincu que l’individu peut se transcender s’il retrouve, au contact de la vie sauvage, la pureté qu’il a perdue. Ce mouvement promeut une forme de sagesse basée sur l’autarcie, l’ascétisme et la solitude, renouant ainsi avec des modèles spirituels grecs, bouddhistes ou d’Extrême-Orient. Explorateur du wildness et dénonciateur des injustices sociales, Thoreau est l’un des héritiers modernes de cette philosophie antique qui se veut à la fois une pensée et une pratique.

Philosophie double brin

Ce qui est vraiment intéressant avec ces philosophes, c’est qu’ils nous montrent qu’on ne peut pas séparer la philosophie en deux : d’un côté la manière de vivre, et de l’autre la réflexion théorique. Les deux vont ensemble, un peu comme les deux brins d’une corde, mieux encore, comme les deux brins de l’ADN. Ils s’entrelacent pour former une unité solide. Penser et vivre, c’est tout un. Pas besoin de se prendre la tête à savoir lequel vient en premier, c’est juste deux aspects d’un même mouvement. Entre un Platon, qui nous dit dans Cratyle que « La connaissance des mots conduit à la connaissance des choses » (385b, p. 70) ou un Henri Bergson, qui affirme dans La pensée et le mouvant qu’ « Avant de philosopher, il faut vivre » (Bergson, 1934, p. 152-153), la position médiane de Pierre Hadot semble moins rigide. Cet historien et spécialiste de la philosophie gréco-romaine nous rappelle lui aussi que la théorie et la pratique de la philosophie doivent travailler main dans la main.

Causalité réciproque entre théorie et pratique

Dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Pierre Hadot nous montre en effet que les philosophes qui ont lancé les premières écoles ne cherchaient pas juste à transmettre leur savoir et leur sagesse, mais aussi à proposer des modes de vie. Pour Platon, Aristote ou Épicure, comme il l’explique, l’idée principale était de montrer une certaine façon de vivre en communauté. Platon voyait un politique éclairé par les Idées, Aristote, un savant contemplatif de la Nature, et Épicure, un sage qui savoure la paix de l’âme.

Bien sûr, cette vision de la vie pouvait souvent être une réaction à d’autres choix de vie, mais elle était toujours liée à une réflexion théorique, sans être abstraite ou hors-sol. Même les mythes et allégories un peu tirés par les cheveux de Platon, ou la métaphysique spéculative d’Aristote, avaient pour but d’éduquer les Athéniens à adopter tel ou tel mode de vie dans la Cité. En gros, la philosophie antique était véritablement de la « philosophie appliquée » : on ne peut pas vivre sans penser, ni penser sans vivre. Hadot résume cette connexion entre le modus vivendi et le modus cogitandi de la philosophie avec une image simple, celle de l’éclairage d’une bicyclette : « On pourrait dire en tout cas qu’il y a une causalité réciproque entre réflexion théorique et choix de vie. La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance de la vie intérieure se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique. Quand j’étais jeune, j’avais déjà cette idée et je l’illustrais pour moi par l’éclairage des bicyclettes, qui était assuré par leur mouvement. Dans la nuit, il faut bien une lumière qui éclaire et nous permette de nous guider (c’est la réflexion théorique). Mais pour avoir de la lumière, il fallait que la dynamo tourne par le mouvement de la roue. Le mouvement de la roue, c’est le choix de vie. Ensuite on pouvait avancer. Mais il fallait commencer par rouler un tout petit moment dans le noir. Autrement dit, la réflexion théorique suppose déjà un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et se préciser que grâce à la réflexion théorique ».

En somme, pour avancer dans la nuit, on a besoin de lumière (ça, c’est la réflexion théorique), mais pour que la lumière s’allume, il faut que les roues tournent (c’est le mode de vie). Les deux fonctionnent ensemble : l’une ne peut avancer sans l’autre. Et même si parfois on commence à pédaler dans le noir, au bout d’un moment, tout s’éclaire grâce à ce va-et-vient entre vivre et penser. Hadot insiste dans ce passage sur l’étroite connexion entre la théorie et la pratique en philosophie, bien qu’il accorde quand même une petite avance à la vie sur la pensée en disant que « la réflexion théorique suppose déjà un certain choix de vie » (ce qui le rapproche de Bergson). Et même s’il parle d’un « tout petit moment » d’avance, ça n’empêche pas un platonicien idéaliste ou un cartésien rationaliste, qui eux placent la pensée au-dessus de tout (à travers les Idées ou le cogito) de ne pas être d’accord avec cette idée. Cela dit, que l’on soit du côté de l’idéalisme ou du rationalisme, ces débats sont encore bien d’actualité. Mais honnêtement, chercher à savoir si c’est penser ou vivre qui vient en premier, c’est poser une mauvaise question. C’est comme se demander si c’est l’œuf ou la poule qui est apparu en premier. Ce qui rend la conception de la philosophie proposée par des philosophes comme Diogène, Marc Aurèle et Thoreau vraiment intéressante, c’est qu’ils nous montrent que la pensée et l’action philosophiques fonctionnent simultanément, plutôt que de manière successive, emboîtant le pas l’une à l’autre.

Double brin avec le mot 'vivre' d'un côté et le mot 'penser' de l'autre

Ainsi, quand Diogène se met à siffler au lieu de faire un discours pour attirer l’attention, quand Marc Aurèle pardonne à ses ennemis, ou quand Thoreau nous dit de ne pas résister à la Nature, ils ne sont pas (seulement) en train de promouvoir une école philosophique. Ils vivent ce qu’ils pensent. Ils incarnent leurs idées dans leur manière d’être au monde. Du coup, la vraie question n’est pas de savoir s’il faut vivre d’abord puis philosopher ensuite (ou l’inverse), mais bien de saisir les instants où pensée et action s’accordent en harmonie, tout en reconnaissant aussi les moments de discordance. Ce n’est pas important de savoir quel « brin » de la philosophie s’enclenche en premier. Ce qui compte, c’est que les deux avancent ensemble, se nourrissent l’un l’autre, et permettent à la philosophie de rester solide et stable, un peu comme les deux brins d’une double hélice d’ADN.

L’idée selon laquelle il existe une simultanéité entre penser et vivre en philosophie est également présente chez le philosophe pragmatiste William James. Dans son Introduction à la philosophie, il soutient en effet que notre expérience quotidienne du réel ressemble plutôt à un vrai « pêle-mêle » d’idées, de concepts, de perceptions, tout ça se mélangeant et devenant indémêlable. Ce n’est que quand on se penche vraiment sur ce « flux » continu et bigarré qu’est notre expérience du monde qu’on commence à faire des distinctions entre nature et culture, théorie et pratique, concept et perception, etc. Et là, nous dit James, on risque de se retrouver à croire que ces distinctions sont plus réelles que l’expérience elle-même. Pour le philosophe américain, cette fragmentation artificielle cache l’unité de l’expérience vécue, qui ne fait pas de séparation nette entre pensée et action, théorie et pratique. Cette idée s’inscrit parfaitement dans son pragmatisme, une philosophie qui dit que le sens des idées doit se chercher dans leurs conséquences pratiques. Pour lui, la vérité n’est pas une sorte d’abstraction figée, mais un processus en perpétuel mouvement, toujours ancré dans l’expérience. Du coup, à l’instar de Diogène, Marc Aurèle et Thoreau, la pensée et l’action ne s’opposent pas l’une à l’autre ; elles coexistent et s’alimentent mutuellement.

Conversion philosophique

Pierre Hadot raconte qu’il a été profondément marqué par une « expérience philosophique » qui a influencé toute sa vie. Avant, il n’avait pas vraiment conscience de lui-même. Le déclic a eu lieu alors qu’il contemplait l’immensité du ciel étoilé et qu’il a été envahi par un sentiment brut et immédiat de son existence. C’était comme s’il appartenait au monde, comme s’il était plongé dans le Tout. Du petit brin d’herbe aux étoiles, il se sentait en symbiose avec l’univers. C’était à la fois terrifiant et merveilleux : « C’est une expérience à la fois terrifiante et délicieuse que j’ai refaite quelques fois par la suite – en admirant la chaîne des Alpes depuis le lac Léman ou devant le lac Majeur, à Ascona. Elle a déterminé ma conception de la philosophie que je vois comme une transformation de la perception du monde » (Hadot, 2008).

Pour autant, Hadot ne pensait pas que la philosophie commençait par une expérience plutôt que par la lecture d’un philosophe, ou vice versa. Il voyait plutôt ces deux dimensions comme inséparables et simultanées. En fait, il a été comme « mis en condition » (ses propres mots) par la lecture des Pensées de Pascal, qui avait probablement préparé le terrain pour ces expériences. Dans son œuvre apologétique, Pascal donne la parole à un incroyant pris d’angoisse face à « le silence éternel des espaces infinis », et ce sentiment de vertige devant l’infini résonnait profondément chez Hadot lorsqu’il contemplait les étoiles. Les mots de Pascal s’étaient gravés en lui, l’aidant à comprendre ce qu’il ressentait pendant ces moments d’immersion totale dans l’immensité cosmique. Pour Hadot, donc, la pensée philosophique et les expériences de vie ne se succèdent pas, mais se renforcent mutuellement, fonctionnant ensemble dans un mouvement constant de réflexion et de transformation, mieux encore, de réflexion-transformation (dans les deux sens).

Attitude philosophique

L’idée d’une philosophie double brin, à la fois comme mode de vie et comme mode de pensée, a également été explorée récemment par Stéphane Madelrieux. Pour lui, la philosophie, ce n’est pas juste une doctrine ou une méthode : c’est aussi une « attitude ». Au-delà des thèses et des règles de méthode, il nous pousse à retrouver les dispositions intellectuelles et morales qui forment les grandes attitudes philosophiques. Dans son livre La philosophie comme attitude, il nous invite à voir la philosophie avant tout comme une disposition d’esprit qui se manifeste dans la manière dont chaque individu se rapporte au monde. Chaque école de pensée incarne une attitude particulière face à l’existence, une façon d’être qui relie pensée et action. Il y aurait ainsi, pour reprendre nos trois philosophes désormais familiers, une attitude cynique chez Diogène, une attitude stoïque chez Marc Aurèle, et une attitude transcendantaliste chez Thoreau.

Commençons avec l’attitude cynique, représentée par Diogène de Sinope. Pour notre philosophe « clodo », c’était une provocation constante face aux conventions sociales. La vie philosophique, c’est rejeter les normes artificielles imposées par la société et revenir à une existence plus naturelle et authentique. Ce n’était pas seulement critiquer la société, mais aussi incarner cette critique par un mode de vie ascétique et volontairement marginal. En dormant dans une jarre, en vivant sans confort matériel et en rejetant les valeurs dominantes, Diogène s’opposait à tout ce qui pouvait entraver la liberté individuelle. Son attitude cynique montre que la philosophie ne doit pas se limiter à de simples discours, mais doit entraîner une véritable rupture avec les habitudes du monde, une subversion des règles établies pour libérer l’esprit.

S’agissant de l’attitude stoïque, incarnée par Marc Aurèle, pour cet empereur philosophe, il s’agit d’une acceptation sereine et rigoureuse des événements, fondée sur la maîtrise de soi et l’alignement avec l’ordre naturel du cosmos. En tant qu’empereur-philosophe, Marc Aurèle incarne cette attitude et prône la discipline de l’esprit face aux aléas de la vie. Pour lui, le stoïcisme est une posture à adopter corps et âme face au destin. Il s’agit de reconnaître que certaines choses échappent à notre contrôle et de concentrer notre énergie sur ce qui dépend de nous. Cette indifférence aux événements extérieurs, qu’il s’agisse de pertes personnelles ou de défis politiques, traduit une philosophie qui vise à rendre l’homme inébranlable face aux bouleversements du monde, tout en restant moralement droit.

Enfin, l’attitude transcendantaliste, adoptée par Henry David Thoreau, exprime pour sa part une quête de simplicité et d’harmonie avec la nature. En se retirant à Walden pour vivre en autarcie dans les bois, Thoreau incarne une attitude philosophique qui valorise la proximité avec la nature comme source de sagesse. Contrairement à une posture cynique ou à une rigidité stoïque, Thoreau cherche à réinventer la relation entre l’homme et son environnement. Pour lui, cette attitude transcendantaliste, c’est un retour à l’essentiel, une simplification radicale de la vie qui permet de percevoir plus clairement les vérités profondes de l’existence. Sa philosophie devient alors une pratique active de la liberté, où chaque geste du quotidien se transforme en un engagement philosophique.

Philosophie appliquée

Pour saisir pleinement l’idée de philosophie « double brin », pour laquelle le penser et le vivre sont deux « brins » indémêlables qui se renforcent mutuellement, il est essentiel d’offrir aux étudiants des expériences concrètes qui leur permettent de vivre la philosophie tout en la réfléchissant. Les trois exercices suivants (pratiqués en classe) visent à encourager, dans ce sens, une attitude philosophique active, toujours en compagnie de nos trois braves philosophes (Diogène, Marc Aurèle et Thoreau), et à montrer comment la philosophie peut influencer directement leur manière de se rapporter au monde. Loin de se limiter à une étude classique des textes, ces exercices invitent les étudiants à « adapter » (au sens théâtral du terme) ces philosophies à leur propre quotidien. Ils ont pour but de faire résonner la philosophie avec leurs intérêts personnels et leurs expériences individuelles et de les aider ainsi à assimiler la philosophie comme une ressource vivante et pratique, en phase avec leurs projets et leurs aspirations.

Remettre en question les conventions avec Diogène

Objectif : Encourager les étudiants à prendre du recul sur les normes et conventions sociales qu’ils acceptent sans remise en question.

Exercice : Pendant une semaine, les étudiants doivent choisir une norme ou une habitude quotidienne qu’ils suivent généralement sans réfléchir (par exemple, la manière de s’habiller, les règles de politesse, la consommation excessive, l’usage des réseaux sociaux, etc.). Ils doivent volontairement briser cette norme dans un cadre contrôlé (en classe). Ensuite, ils rédigeront un court rapport sur leur expérience en répondant à ces questions :

  • Quelle était la norme sociale remise en question ?
  • Pourquoi avoir remis en question ladite norme sociale ?
  • Comment les autres ont-ils réagi face à cette transgression ?
  • Quel impact cela a-t-il eu sur leur propre perception de cette norme ?

Cet exercice reflète l’esprit provocateur de Diogène, qui utilisait des actions choquantes pour exposer l’absurdité de certaines conventions sociales. Ici, les étudiants sont invités à adopter l’attitude cynique en public en tant que méthode philosophique de subversion.

Accepter les événements incontrôlables avec Marc Aurèle

Objectif : Aider les étudiants à développer une maîtrise de soi face aux situations qu’ils ne peuvent pas contrôler.

Exercice : Demander aux étudiants de tenir un journal pendant trois jours, où ils notent toutes les situations qui leur causent du stress, de l’anxiété ou de la frustration. Après avoir identifié ces situations, ils doivent les classer en deux colonnes :

  • Colonne 1 : « Ce que je peux contrôler » (par exemple, ma réaction face à un événement, mon attitude face à une tâche difficile).
  • Colonne 2 : « Ce que je ne peux pas contrôler » (par exemple, la météo, les décisions des autres, un accident imprévu).

Une fois ce classement effectué, les étudiants réfléchissent aux outils qu’ils pourraient utiliser pour se concentrer uniquement sur ce qu’ils peuvent contrôler. À la fin, ils rédigent une réflexion sur comment cet exercice a modifié leur perspective quotidienne. Cet exercice les aide à incarner l’attitude stoïque de Marc Aurèle en acceptant le destin et en se concentrant sur la maîtrise de soi.

Simplifier sa vie avec Thoreau

Objectif : Inciter les étudiants à expérimenter la simplicité volontaire et à réfléchir à leur rapport à la consommation et aux distractions.

Exercice : Pendant une journée entière, les étudiants doivent volontairement simplifier un aspect de leur quotidien. Cela peut consister à :

  • Ne consommer que des aliments simples et faits maison, en évitant tout produit transformé.
  • Se limiter à l’essentiel dans leurs interactions sociales (par exemple, éviter les réseaux sociaux ou les messages instantanés).
  • Utiliser uniquement des objets indispensables (pas de téléphone, pas de télévision, etc.).

Après cette journée, les étudiants écrivent un court texte pour expliquer :

  • Ce qu’ils ont choisi de simplifier et pourquoi.
  • Ce qu’ils ont ressenti en réduisant les distractions ou en se concentrant sur l’essentiel.
  • Comment cette expérience les a aidés à réfléchir à leur propre rapport au monde, avec eux-mêmes et avec les autres.

Cet exercice reflète l’idéal de Thoreau, qui prônait une vie plus simple et autosuffisante. Il encourage les étudiants à s’interroger sur ce qui est vraiment nécessaire pour vivre une vie significative et à remettre en question la complexité de la vie moderne.

Conclusion

Ces exercices, inspirés du livre de Marc-Antoine Gavray et Gaëlle Jeanmart – Comment devenir un philosophe grec ? –, montrent l’importance d’une « philosophie double brin », qui combine mode de pensée et mode de vie. En encourageant les étudiants à incarner concrètement ces attitudes philosophiques, ils découvrent que la philosophie ne se limite pas à un savoir abstrait, qu’elle n’est pas cette discipline distante que beaucoup croient, à tort, mais qu’elle peut résonner profondément avec leur propre existence. Cette résonance se manifeste lorsque la philosophie devient un dialogue vivant entre l’individu et le monde, un échange où chacun se sent à la fois touché et transformé par ce qu’il vit et pense.

Cette approche permet également aux étudiants de développer et d’assumer telle ou telle attitude philosophique, et de saisir pleinement ce que signifie, par exemple, être cynique, stoïcien ou transcendantaliste. Ils apprécient particulièrement ce genre d’exercices pratiques qui leur permettent effectivement de sortir du cadre théorique et de toucher du doigt les concepts philosophiques auxquels ils sont confrontés. Ils se sentent plus impliqués et constatent directement l’utilité de la philosophie, pour eux, individuellement, dans leur quotidien. Au fil du temps, en (re)vivant cette philosophie « résonante », c’est-à-dire qui leur « parle », les étudiants entrent progressivement, et plus facilement, dans un processus, sinon de conversion philosophique, du moins de critique et de questionnement. Ils ne se contentent plus de penser la philosophie, mais la vivent pleinement, transformant leur manière de percevoir et d’interagir avec le monde.

Rappelons, enfin, que le but de ces exercices n’est pas d’imiter ou de singer sottement les philosophes comme Diogène, Marc Aurèle ou Thoreau, mais plutôt d’adapter (traduire librement, au sens théâtral) leurs idées et leurs pratiques. Il s’agit de transposer leurs enseignements dans notre époque et nos contextes, en les rendant vivants et utiles pour nos propres vies. Leurs attitudes philosophiques ne sont pas des modèles figés à reproduire, mais des propositions à interpréter et à réinventer en fonction de nos expériences personnelles. Chaque étudiant peut ainsi s’inspirer de cette « boîte-à-outils » philosophique, en y puisant ce qui résonne le plus avec ses propres besoins et questionnements. De cette manière, la philosophie devient une ressource créative, une forme d’art vivant, où l’on actualise les idées et les postures pour répondre aux défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

  • Bergson, H. (1934). La pensée et le mouvant. (1934), PUF (1975).

  • Diogène Laërce. (1993). Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres. Tome 1. GF Flammarion.

  • Gavray, M.-A., Jeanmart, G. (2023). Comment devenir un philosophe grec ? Exercices pratiques. PUF.

  • Hadot, P. (2008, 2, juillet). Entretien. « Face au ciel étoilé, j’ai vraiment éprouvé le sentiment de mon existence », Philosophie Magazine, https://www.philomag.com/articles/pierre-hadot-face-au-ciel-etoile-jai-vraiment-eprouve-le-sentiment-brut-de-mon-existence

  • Hadot, P. (1995). Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio.

  • James, W. (2006). Introduction à la philosophie. Les Empêcheur de Penser en Rond.

  • Madelrieux, S. (2023). La philosophie comme attitude. PUF.

  • Marc Aurèle. (1992). Pensées pour moi-même. GF Flammarion.

  • Platon (1998), Cratyle, GF Flammarion.

  • Thoreau, H.D. (1990). Walden ou La vie dans les bois, Gallimard.

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