Pendant 20 ans, un groupe de femmes s’est réuni pour lire des textes de philosophie. En 2005, des hommes et des femmes leur ont emboîté le pas. Ces groupes partagent le même dispositif. Un contrat les fonde : lire ensemble à intervalle régulier des textes de philosophie. Nous donnerons pour chaque groupe quatre exemples de lecture, avec leurs heurs et malheurs. Ces groupes iraient-ils jusqu’à former chacun une communauté philosophique ? La reprise d’un texte de Derrida : Les Antinomies de la discipline philosophique conduira à les reconnaître comme des entités nécessairement hésitantes. Ces femmes et ces hommes, souvent dans l’arrière-saison de leur vie, se donnent l’objectif de savoir user de tel philosophème pour vivre le réel même, contempler des vérités, des beautés, goûtant ainsi à une sérénité, fragile parce que l’interrogation philosophique n’a pas de cesse.
Chaque premier mardi du mois, de 14h00 à 16h00, entre 2000 et 2020, se réunissait pour lire des textes de philosophie un groupe presque exclusivement féminin. En 2005, un autre groupe, celui-ci mixte en son principe, plus restreint, se forme pour lire lui aussi des textes de philosophie et il continue à tenir ses séances le premier lundi de chaque mois de 20h00 à 22h00. A chaque fois me revient le rôle d’animer.
La description du dispositif commun à ces groupes introduira à la présentation de quelques arguments justifiant la prééminence du texte. Se posera ensuite cette question : ces groupes, et surtout le premier sur lequel nous insisterons, sont-ils des communautés philosophiques ? Nous terminerons en parlant de l’usage de la philosophie comme leur finalité commune.
Description du dispositif : ses membres et ses caractéristiques
Nous définirons d’abord le rôle des membres et brosserons à grands traits leur portrait. Puis nous décrirons, l’organisation de l’année et le déroulement d’une séance. Enfin nous énoncerons les règles constitutives de ces deux groupes.
Les membres se répartissent en organisateur·trice, animateur et participant·es. L’organisateur·trice, outre le fait d’avoir été à l’initiative des groupes, se charge de trouver un lieu où se déroulent les séances, négocie le calendrier et ses ajustements avec tous les acteurs, avalise avec l’animateur le texte choisi par les participant·es, à moins que tel texte ne se soit imposé comme besoin l’année précédente. Et c’est aussi par lui que passent les évaluations de l’animateur par les participant·es, le monitorage des séances : « trop longue présentation », « parole monopolisée par l’un ou l’autre », « difficulté excessive de tel texte », « parole privée, trop privée au détriment de la parole commune ».
A l’animateur, il est demandé une formation authentifiée en philosophie et une compétence minimale en pédagogie. Il apporte des informations lorsqu’il introduit les textes : aspects historiques, questions éditoriales, indications bibliographiques. Il aide à poser les problèmes de compréhension, à les résoudre, à moins que l’un·e des participant·es ne le fasse et il n’est pas rare que le passage incompris le reste, et pour tous. Il conduit la rencontre : qui parle, pendant combien de temps, faut-il s’interrompre pour résumer, paraphraser ou inciter les participant·es à réagir ? Enfin, il planifie le contenu des séances, les interventions, les exposés de certains. Ces quatre actions : informer, aider, conduire et planifier, l’animateur les mène dans une attitude d’effacement. Il n’est là que pour favoriser l’abord d’une pensée, d’un système philosophique en arpentant la carte d’un livre de philosophie[1] en compagnie des participant·es. Certes, il lui est arrivé de se dévoiler un peu et négativement pour contrer une présupposition induite à partir du choix d’un texte, d’une option d’interprétation : « Ce n’est pas parce que j’insiste sur la réalité des anges chez tel philosophe médiéval que je crois à leur existence … ni que je n’y crois pas.»
Enfin, les participant·es. D’abord, ils entrent dans le groupe par cooptation, sans entretien préalable, sans sélection, et ils le quittent quand ils le souhaitent, pour des raisons dites ou tues. Ils interviennent en amont auprès de l’organisateur·trice pour choisir le texte, en aval pour réagir au déroulement des séances, pour suggérer tel ou tel changement. Durant la séance, le spectre de leur action s’étend du silence à la parole quelquefois magistrale, rarement militante, des questions aux réprobations toujours discrètes sans oublier l’expression de l’admiration face à tel texte ou tel passage, très rarement vive, mais aussi des paroles de rupture : « ce n’est pas ce que j’attends », « peu m’importe les idées claires et distinctes, je veux quelque chose qui m’aide à vivre, à agir, maintenant », « pas la méditation de la pleine conscience, mais des pensées raisonnées qui m’aideront à résoudre tel dilemme », par exemple. Parfois aussi des invites : « Comment accepter le mal, ce mal quotidien ? », « Et vivre, c’est toujours se soucier de soi ? » ou encore « La joie, est-elle possible aujourd’hui ? Quelle joie ? ». Autant d’occasions de rompre avec la primauté du texte.
Comment caractériser les membres de ces groupes ? Je n’ai jamais cherché à relever leurs propriétés. En plus, les effectifs ont évolué au fil du temps. Essayons cependant d’indiquer leur genre, leur activité professionnelle, leurs origines et leurs options de pensée.
A deux exceptions près, le premier groupe a toujours été constitué de femmes. Il était issu d’une association féminine qui organisait activités, rencontres et formations, association dont il s’est très vite détaché. Il est difficile de dire dans quelle mesure cette homogénéité de genre a exercé une influence, d’autant qu’un féminisme, sans doute peu radical, était communément partagé. Nul hasard si on a lu Poulain de la Barre et si lors de la dernière séance nous avons passé en revue des philosophes françaises comme Joëlle Zask, Sandra Laugier, Joëlle Proust, de qui nous avions lu tel ou tel article ou livre, mais qu’il fallait encore suivre, découvrir plus avant. En revanche, le deuxième groupe a été longtemps mixte, faiblement il est vrai, et aujourd’hui il est exclusivement masculin, ce qui implique d’évoquer les mêmes figures philosophiques féminines, mais pour d’autres raisons.
Tous·tes les participant·es ont exercé une activité, professionnelle pour la plupart, familiale aussi, et certains ont cumulé les deux, qu’ils soient femme ou homme. Alors que le premier groupe ne comportait que des retraitées, le deuxième se divise à part égale entre actifs professionnellement et retraités. On en déduira que l’âge moyen est élevé, ce qui suppose une expérience de la vie et de la vieillesse commençante. Autre paramètre : l’origine. Bon nombre des participant·es sont des expatrié·es ou ont des attaches professionnelles et familiales internationales. Leur formation de base s’ancre par conséquent dans des traditions très spécifiques pour la scolarité primaire et plutôt homogènes pour les études universitaires où prédominent les modèles européens et anglo-saxons. Le multilinguisme est de rigueur. Les participant·es ont souvent traversé des conflits, des mouvements sociaux. Ils ont parfois vécu l’exil. C’est donc un public varié, mais qu’unifient les habitus propres à toute formation universitaire et à la vie dans des sociétés internationales.
Dernière caractéristique : les partis pris, les croyances, les opinions. D’abord, chacun pratique une sorte de restriction mentale, de pudeur de sorte que l’on ne peut déduire telle position qu’indirectement, sauf à ces rares exceptions où le consensus est presque assuré. Et c’est ainsi que le groupe garde sa cohésion. Ensuite, aucun·e des participant·es ne possède de certitudes irréfragables et aucun ne se cantonne en un scepticisme ironique. Chacun recherche, l’un la cohérence entre ses idées, ses actions passées et présentes, ses sentiments et ses élans, l’autre la réponse à ces questions éternelles : pourquoi quelque chose plutôt que rien, qu’est-ce qu’exister, être, vivre, un autre encore veut approfondir ses idées, ses croyances et comprendre leur raison. Mais, bien que tous aient un sentiment de nécessité et d’urgence, tous ont des attentes modestes : un rayon de lumière, une lueur, une fulgurance sur ces idées si éparses, si confuses, si mêlées.
En somme, c’est un public d’adultes, d’un âge affirmé, masculin ou féminin, adultes ouverts sur le monde, solidement et continûment formés, réjouis et meurtris par leurs expériences et l’Histoire, s’interrogeant toujours, conscients de s’approcher de cette fin que tel membre a déjà atteinte.
Les participant·es se rencontrent chaque mois en des séances qui durent deux heures. Elles débutent par un rappel de la séance précédente ou par des questions, des remarques, l’annonce de tel nouveau livre, de telle conférence. Puis, nous reprenons le texte là où nous en étions restés. Un·e participant·e ou, rarement, l’animateur en lit un passage. Entendre, par exemple, Le Banquet, ajoute au plaisir de la compréhension ou compense la déception de l’incompréhension. La pensée prend corps ! Quelques lignes, et le lecteur s’arrête spontanément. Nous, c’est-à-dire les participant·es, l’organisateur·trice et l’animateur que je suis, tentons alors de comprendre : reformuler, paraphraser, situer par rapport à ce qui précède, interroger tel mot, telle expression, essayer une acception de sorte que s’en dégage un sens littéral minimal. Et la lecture reprend. Parfois s’intercale l’intervention d’un·e participant·e ou de l’animateur pour préciser tel mot, telle notion, pour commenter librement ou pour exprimer son étonnement, sa joie. Des anecdotes aussi. Nulle précipitation ! Nous ne dépassons guère les deux heures, fatigue oblige. La fin, c’est le moment de respirer lorsque les difficultés accumulées nous ont éprouvés ou que l’incandescence de telle pensée nous a coupé le souffle.
Comme tout groupe, des règles le régissent. Première règle : discrétion, et nous l’avons évoquée en parlant d’« échanges feutrés », de « restriction mentale ». Autrement dit, ces rencontres ne sont pas des thérapies, des cours, ni des lieux d’expression ou de militance politique ni de prosélytisme, pas même de témoignage de sa foi, pas non plus d’exposé ex cathedra de ses options philosophiques, même si, bien sûr, chacun peut dire sa foi, ses options politiques, ses croyances, ses convictions tant que l’occasion en est donnée par le texte. Deuxième règle : pas d’engagement de participation d’une séance à l’autre. Troisième règle : lors de la séance, la présence suffit : intervient qui veut, assume l’explication d’un passage ou présente telle pensée qui le désire. Dernière règle et qui fonde une sorte de contrat : accepter le texte choisi démocratiquement et adopter la lecture comme méthode.
Ces rencontres ne se rattachent à aucune institution, publique ou privée. Elles n’en constituent aucune, ou si peu. Pas d’archives. En outre, le vocabulaire hésite : groupe ou communauté, voire groupement, rencontre ou séance…, pour ne rien dire de « organisateur·trice » et « animateur » ! Le lieu même a beaucoup varié, entre l’appartement de l’un·e des participant·es ou un espace mis à disposition dans le lieu de travail de l’un ou l’autre. Un lieu sans équipement. Aristote (2011) l’avait noté : « … nul n’est besoin, pour l’exercer (la pratique de la philosophie), d’outils ou de locaux, mais à quelque endroit de la terre que l’on fixe sa pensée, on entre en contact avec la vérité partout de la même manière, comme si elle était près de nous » (p. 120).
La centralité du texte
L’objet du contrat entre les participant·es, l’organisateur·trice et l’animateur est de lire ensemble à intervalle régulier un texte de philosophie, un contrat tacite. Commentons-en les stipulations avant de donner quelques exemples de ces lectures et les raisons de ce choix.
Lire, c’est se tenir au plus proche de l’énoncé dans son intrication de référents et d’attaches énonciatives. Il faut au moins tenter d’élucider chaque mot, chaque proposition. Lecture minutieuse, lente, attachée à l’épaisseur des mots. Cette posture tend à écarter les interprétations apprises, les gestes inculqués, les attentes existentielles, bref l’excès de sens.
Lire ensemble, puisque d’abord il n’est pas de lecture solitaire et qu’ensuite cette expérience partagée ajoute au texte. En effet, au premier mot lu s’élèvent l’écho de la voix de l’enseignant qui le premier a lu pour moi ce texte, la voix de son auteur lors d’une conférence, celle d’un ami qui me l’a révélé, celle aussi, mais imaginaire, de l’auteur lui-même et de son cercle. D’autre part, cette lecture commune est une expérience qui fera date : « Tu te souviens quand nous avons lu et peiné sur le Tractatus ? ». Elle permet parfois de saisir enfin le sens par le travail en commun : « Je comprends ce passage ainsi… », « J’y vois pour ma part… », « Et si on supposait que…, ne pourrait-on pas dire que… », « Ce que vous dites m’éclaire ».
Lire à intervalle régulier renvoie à une ascèse et à ses formalités : une répétition calendaire, une durée respectée, un lieu quelconque, une solitude partagée. C’est le moment où échapper aux lourdeurs mondaines et aux comptes à rendre, c’est le moment où trouver soi et le monde, un moment protégé par ses règles.
Lire un texte, et non résoudre un problème ni même apprendre comment penser. Non plus lire un texte pour résoudre tel problème, pour apprendre ce mode d’argumentation, pour savoir qui pense ceci ou cela. Moins encore partager ses émois dits en paroles philosophiques. Ni traquer les philosophèmes dans les faits divers et les anicroches de la vie. Pourtant, à l’occasion, un écueil sera franchi, une réfutation mieux posée, une bribe de vie s’explicitera davantage ou telle situation s’éclairera parce que son ressort philosophique aura été décelé.
Un texte de philosophie, c’est-à-dire un texte reconnu comme tel par la tradition. La définition est circulaire et peu déterminée. On en connaît les difficultés : Nietzsche penseur ou philosophe ? Paul Valéry, philosophe ? Un autre, théologien, scientifique ? L’activité des deux groupes peut s’exercer sans lever l’ambiguïté.
Précisons que le texte qui est ici objet de lecture est une œuvre et non un commentaire ou un condensé, un texte dans son écriture et non réduit à une suite d’arguments, un texte envisagé dans ses limites et non dans son intertextualité indéfinie. De cet idéal, il a fallu parfois s’en détacher : d’un côté par exemple pour les œuvres qui n’existent que comme fragments : Présocratiques ou le premier stoïcisme, et de l’autre quand l’œuvre est si étendue qu’elle dépasse toute ambition raisonnable : la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin ou l’Ethique de Spinoza, sans oublier des demandes si pressantes que nous avons sursis à notre règle : que s’est-il passé au moyen âge ? le transhumanisme ? et la philosophie arabo-musulmane ? Nous avons accepté d’aller aux limites avec : Rendre le monde indisponible d’Hartmut Rosa qui semblait plutôt relever de l’idéologie ou avec le Proslogion de saint Anselme qui, au mieux, use de la philosophie sans en être.
Des 40 textes lus, nous en retiendrons quatre pour chacun des groupes : un texte classique, un échec, un retour à l’antiquité et une question d’actualité pour le premier groupe et pour le deuxième une interrogation récurrente, un échec aussi, un texte de philosophie grecque et une approche de la philosophie non occidentale.
Le premier groupe a lu Le Discours de la Méthode. Ce texte s’est imposé parce que tout le monde l’avait étudié sans être allé aux mots mêmes. La composante autobiographique a compensé l’aridité de certains passages. Un zeste d’histoire des sciences à propos du cœur, entre autres, a entraîné les participantes de formation scientifique et la langue a séduit les littéraires. De plus, ce discours introduit, sans une technicité qui découragerait les meilleurs esprits, à l’une de ces philosophies encore vivantes : comment comprendre Chomsky sinon ? et le sujet de l’intelligence artificielle ?
Autre texte ; L’Etre et le Néant. Toutes les participantes savaient qui était Sartre, se souvenaient de ses prises de position, peut-être aussi de son enterrement. Toutes connaissaient Simone de Beauvoir. Plusieurs avaient lu La Nausée, voyaient Sartre haranguer les ouvriers. Nous avions de bonnes raisons d’espérer une lecture, certes longue et parfois difficile, mais en tout cas possible. Un échec : trop long, trop technique, trop abstrait malgré les exemples dignes de ses romans. Il a fallu résumer, trancher dans le vif, essayer de prendre appui sur les exemples pour ne pas faire naufrage.
Souvent, pour reprendre pied en s’écartant du présent et en revenant ainsi plus intensément à nos existences, nous ne manquions pas de lire un texte de l’antiquité, par exemple Les Pensées pour soi-même de Marc-Aurèle. Nous découvrions ainsi un philosophe notant ses pensées au hasard de ses déplacements, pratique que nous pouvions imiter, et recherchant le vrai, le bien, le juste ondoyant insaisissables dans les moindres faits et gestes comme ils vaquent encore dans nos journées. Notre visée était double : répondre à une attente de sagesse quotidienne et rappeler combien la philosophie est grecque, même si elle se dit ailleurs qu’en Grèce.
Enfin, l’actualité bruissait des hommes augmentés, des consciences réduites à une chaîne infinie de clés USB et les participantes voulaient comprendre ce qui se passait. Nous avons donc plongé dans Nick Bostrom, dans le Fukuyama de La Fin de l’homme et dans les automates de Vaucanson. Je crois que, passant de l’effarement à la fascination, nous avons beaucoup appris de ces technophiles parfois métaphysiciens de haut vol qui nous ont conduits à évoquer David Lewis et ses mondes possibles. Cet homme augmenté nous est devenu, non pas familier, mais moins étranger et notre monde plus étranger et moins familier. Et nous avons débattu des enjeux éthiques.
Le deuxième groupe s’accompagne depuis son début comme d’une ombre de cette phénoménologie qui le séduit : la chair, la raison qui ne se réduit pas à celle des sciences, cette intuition, ces variations eidétiques, notions qui lui parlent, mais confusément. Nous avions commencé par l’Eloge de la philosophie de Merleau-Ponty. Puis, un texte de Levinas, un autre de Ricoeur, et enfin les Méditations cartésiennes où le navire manqua de sombrer, pour terminer, du moins à ce jour, avec la perception selon Barbaras. Rien n’y fait. Nos interrogations restent entières et par conséquent ouvert l’horizon des lectures.
Cet intérêt inassouvi n’a pas empêché de lire très attentivement et longuement – deux ans - le Théétète, ligne à ligne. Nous nous sommes appesantis sur la mise en scène et l’enchâssement des textes. Nous avons étudié les hypothèses et leurs reformulations. Mais nous nous sommes aussi intéressés au statut social du philosophe grec, à l’existence juridique d’une école de philosophie. Et nous sommes revenus sur les présocratiques. Chacun des participants a contribué à cette lecture, l’une des plus fouillées que nous ayons menées.
Troisième exemple, celui d’un échec : La Critique de la raison pure. L’un des participants en avait suggéré la lecture. Il l’avait lue, mais de nombreux passages restaient obscurs. Bien vite, les autres participants ont été submergés. On recourut à des résumés, à des paraphrases, à des explications simplifiées. Ces échappatoires n’allaient que compliquer la situation et en réalité décourager les survivants ! Cet échec découlait de trois erreurs : un texte trop long, une architecture certes claire mais trop vaste, un langage technique impressionnant. On en tira une leçon de modestie !
Enfin, ce groupe a consacré quelques séances à la philosophie japonaise, celle des années 1880, autour du livre de Heisig (2008) consacré aux philosophes du néant de l’Ecole de Kyoto. Il y a été incité, non seulement par l’actualité éditoriale, mais par la présence en son sein d’un sinologue à la fois japonisant. Il nous a permis de mieux comprendre les conditions du transfert de la philosophie occidentale au Japon de la fin du dix-neuvième siècle, d’éclairer tel concept et la conception même du concept, de prendre la mesure de l’écart langagier entre le japonais, le chinois et nos langues. Nous en avons retiré de la prudence et le désir d’y revenir. Ces exemples montrent à quel type de texte nous nous confrontons. Il faut maintenant indiquer pourquoi cette centralité du texte est primordiale : elle favorise la vie du groupe et elle répond à une conception de la philosophie, de son usage.
Le texte protège le groupe des polémiques partisanes, de l’asservissement à l’animateur ou à un autre membre. Le texte résiste puisqu’il faut constamment y revenir. Il oppose ses limites à une extériorité impérieuse. Il préserve qui le veut de toute mise en danger personnelle : « ce n’est pas mon opinion, c’est celle du texte ! », « mon opinion importe peu, ne vous importe pas puisque nous avons ce texte sur la table ». Il défend l’oubli de soi-même : je ne suis pas là pour m’exprimer, et peut-être que mes pensées me fatiguent et qu’il est temps de jeter son regard ailleurs. Il offre sa diversité de sorte que je puisse enfin voir le monde, affronter cet écueil-ci, atténuer ce souci, me révolter, gommer la scolarité ennuyeuse de la philosophie de mes années de lycée. Et puis s’apprennent au fil des séances un peu d’histoire de la philosophie, des gestes dans leur infinie variété.
Cette prééminence du texte répond en effet à une conception de la philosophie et de sa transmission, que nous exprimerons brièvement. D’abord, il n’est d’accès à la philosophie que par les textes, même à supposer qu’il existe des expériences dites philosophiques puisqu’elles ne se font connaître que par des mots ou par des figures apophatiques. Ensuite, l’histoire de la philosophie et donc ses archives constituent la philosophie, d’où les commentaires, les gloses, les objections, les réfutations et les renaissances. Et puis, les systèmes philosophiques se constituent en réseaux de propositions, autrement dit d’énoncés plus ou moins formalisés, à moins que la pensée ne s’en échappe en aphorismes, en descriptions, en mises à l’épreuve de l’ossature prédicative commune. Enfin, il n’est pas de parole philosophique, mais des textes dans leur matérialité et leur structure feuilletée : le philosophe ou l’amateur de philosophie est à son établi avec dictionnaires, fiches, carnets, et il annote, il résume, il reformule. Nous avons souvent parlé avec les participant·es de cette fabrique de la philosophie, et les exemples abondaient : les soulignements de Heidegger, les reprises chez Jean Damascène, les annotations marginales de Leibniz lisant Spinoza, les cours de Foucault ou d’Alquié, les gloses de Derrida, les manuscrits de Michel Serres, par exemple. Mais, cette prééminence heureuse du textuel se fourvoie parfois en ces êtres de raison que les mots, les schémas prédicatifs, les efflorescences rhétoriques forgent parfois si bien que la philosophie devient thérapie et qu’il faut alors se retourner contre le texte.
Et puis, c’est par le texte que la philosophie accueille. Le poser d’emblée devant soi, devant l’hôte suppose qu’elle n’objecte pas à qui la désire d’autres prérequis que la langue, quelle qu’elle soit, et qu’une capacité de lecture comme relevé de sens. C’est, selon Derrida (1990) et nous le reprenons à notre compte, un « oui », une « affirmation sans autre contenu que l’autre, précisément, auquel une trace est adressée, fût-ce dans la nuit » (p.28). Cette « trace » (Derrida, 1995, p.149) permettra à qui la relève d’« ouvrir un itinéraire », de « frayer soi-même un nouvel espace », un espace inédit parce que ce « oui », ce « don» (p.137) n’appelle pas la pure répétition.
Ces deux groupes : des communautés philosophiques ?
Chacun pose le premier pas à cette adresse qui l’aura conduit cette année-là à La consolation de la Philosophie ou à L’Envers et l’Endroit. Il sait qu’un prédécesseur la lui a donnée et que quelqu’un le coudoie à sa gauche, à sa droite. Ces personnes, nous les avons réunies sous le terme peu exigeant de groupe, une manière d’éviter de choisir entre la tristesse de solitudes agrégées et l’exubérance aliénante du tout. Mais peut-être que le tiers n’est pas exclu : une communauté antinomique.
Lorsque Derrida défend l’enseignement de la philosophie, il définit la communauté philosophique comme la seule capable d’assumer sept antinomies [2] : (1) non soumission à une finalité externe vs non renoncement à une finalité critique (2) « identité localisable » vs « ubiquité débordante » (3) appartenance à l’institution enseignante et enseignabilité vs débordement hors de l’institution et non-enseignabilité (4) institution vs hors institution (5) pouvoir d’un maître vs démocratie (6) temps régulé vs illimitation (7) effacement du maître vs nécessité du maître. Ces antinomies forment série : leur premier terme définit la philosophie institutionnelle alors que le deuxième décrit une philosophie autonome. La communauté philosophique est celle « qui, loin de fuir ou de dénier cette double loi, tente de s’y mesurer, de penser ce qui vient par elle, d’où elle vient et quel est son avenir, ce que venir veut dire – ou ne veut pas dire, ce que venir engage pour la philosophie » (Derrida, 1990, p.522).
Comment nos deux groupes se glissent-t-ils entre les termes de ces antinomies ? Pour y répondre, nous reprendrons ici ou là telle caractéristique décrite, mais sous un angle nouveau ou précisant tel trait.
Les participant·es ne sont exempt·es ni de se servir de la philosophie ni de s’y cantonner. Le premier élan les pousse à y chercher des réponses à leurs soucis et à y puiser des arguments pour leurs partis pris à moins qu’ils ne s’y lovent pour se protéger de leurs semblables et du réel. Mais, presque d’un même geste, le retour aux raisons s’impose : ressentir que Sénèque aide à vivre amène à penser la vie, ce qu’est un homme, et de fil en aiguille la philosophie pratique renvoie à la canonique, puis à l’ontologie des incorporels. Il appartient souvent à l’animateur d’orienter le groupe vers ce retour, sans l’imposer.
Pour les participant·es, la philosophie s’identifie indiscutablement. C’est celle des années de lycée. C’est Socrate et son enseignement, Plotin et ses extases, peut-être Bertrand Russell et son tribunal. Le philosophe de Rembrandt aussi. Mais au fil des textes, les participant·es s’aperçoivent qu’elle parle de gymnastique, de gastronomie, d’amitié, de peintures, qu’elle démontre, décrit, analyse, polémique, conseille, qu’elle jargonne, versifie, écrit les concepts en symboles, développe ses périodes comme un fleuve ses méandres, qu’elle s’attache aux dits du roi et aux faits de l’ouvrier, qu’elle est bienveillante, enjôleuse, attentive à nos malheurs, parfois d’une malice achevée. Cette identité et cette ubiquité protéenne se révèlent d’un texte à l’autre ou dans un seul texte. L’Art comme expérience de John Dewey nous avait conduits d’une théorie de la connaissance à une esthétique d’où découlait l’art de regarder un tableau qui militait contre les injustices sociales, comme America Today de Thomas Benton. La philosophie ciselait ses concepts, s’exprimait en images et se traduisait en actes, une et multiple.
Par définition, ces groupes n’appartiennent pas à une institution, qu’elle soit enseignante (Antinomie 3) ou plus large (Antinomie 4), et n’en constituent guère. Ils respectent deux réquisits de la philosophie : elle « doit finalement rester libre à tout moment, n’obéir qu’à la vérité, à la force de la question ou de la pensée » et en plus elle doit « avoir ses institutions sans leur appartenir » (Derrida, 1990, p.519). Du moins les deux groupes y tendent-ils. S’y enseignent cependant, de l’histoire de la philosophie, un peu de logique, et les participant·es apportent leurs compétences : le médecin définira l’organisme à propos d’Aristote, l’économiste expliquera le libre-échange au sujet de Mandeville, l’amateur de musique classique nous ouvrira à Bach pour que nous abordions un peu informés l’esthétique de la musique de Francis Wolff. Mais, tous tes les participant·es s’affronteront à l’inenseignable : chapitre 5 de l’Ethique de Spinoza, proposition 28 ou la lettre VII de Platon.
Du pouvoir d’un maître et de la nécessité de la démocratie. Il faut un maître dont le savoir est la justification, bien que certains textes résistent à la lecture et que l’expérience philosophique ne se partage pas. Cependant, ce pouvoir est soumis aux impératifs d’autonomie et d’isonomie de la démocratie qui ne s’appliquent pas à l’altérité du maître. La première contradiction a été non pas levée, mais reconnue en disant notre incapacité à expliquer telle proposition, en sollicitant l’aide des participant·es et la deuxième en négociant avec l’organisateur·trice, en écoutant les uns et les autres. Et par conséquent des noms proposés par Derrida pour signifier le maître : Socrate, précepteur, professeur fonctionnaire, intercesseur, gardien, garant, aîné, prédécesseur, animateur, nous avons retenu « animateur », malgré son étymologie et ses effets que nous avons tenté de neutraliser en optant ici ou là pour « prédécesseur », sauvant ainsi la singularité de chaque participant·e, respectant son parcours de vie et le tenant pour souverain.
La question du temps qui hésite entre la limitation atrophiante et l’étalement sans limites. La conscience de la nécessité d’une lecture exhaustive, peut-être seulement son désir, s’oppose à l’épuisement psychique ou au sentiment de satiété du lecteur. Cette contradiction se résout aux quatre niveaux de la temporalité propre à ses séances. D’abord, les participant·es décident de la durée de leur présence. Ils restent au moins cinq ans. Le premier groupe s’était stabilisé durant les dix dernières années à neuf participantes et le deuxième a constitué un noyau de quatre personnes depuis huit ans auquel s’agrège un ou deux participant·es. Ensuite, les deux groupes se réunissent à intervalle régulier et pour une durée déterminée comme nous l’avons vu. Enfin, la séance doit avoir un tempo, et chaque enseignant sait à quel point le rythme d’un cours est important : il prévoit lenteurs et accélérations, les organise, s’efforce de les percevoir pour les maîtriser. Ces précautions n’empêchent pas les sentiments du « déjà fini », du « encore », du « trop vite », plus précisément ce sentiment qu’à la fin il est temps de commencer.
Dans la septième antinomie, Derrida revient sur le rôle du maître traité dans la cinquième. Il n’est plus question de son pouvoir, mais de sa nécessité. Il concède une place au maître, mais le promet à l’effacement devant la liberté de philosopher : « Le maître n’est qu’un médiateur qui doit s’effacer. L’intercesseur doit se neutraliser devant la liberté de philosopher. Celle-ci se forme elle-même, si reconnaissant que soit son rapport à la nécessité du maître, à la nécessité pour l’acte magistral d’avoir lieu » (Derrida, 1990, p.521). D’où la centralité du texte par opposition à une parole et le respect du face à face solitaire entre le·la participant·e et le texte, malgré les murmures magistraux du prédécesseur s’effaçant.
A l’examen de ces antinomies il apparaît que ces deux groupes forment deux communautés qui pratiquent la philosophie en soi avec une exigence critique du monde, qui se centrent sur la tradition philosophique en y intégrant leurs passions et leurs expériences de la vie pratique, qui n’acceptent d’institution ou d’enseignement que ce qui leur permet de progresser, qui choisissent les textes et leur mode d’approche guidés par un éclaireur, qui passent des compromis entre temps dévolu et ennui, qui exercent ainsi leur liberté de philosopher.
User de la philosophie
Le dispositif décrit, ce texte communément choisi et réveillé par une lecture minimale au sein d’une communauté antinomique, bref ce dispositif rencontre chacun des acteurs dans « la nuit » de ses pensées et dans cette arrière-saison d’une vie désormais émancipée des projets de sorte que, « nous philosopherons » pour reprendre les propos d’Aristote cités et récrits par Jamblique, « en vivant la vie véritable », «en contemplant des spectacles d’une beauté extraordinaire, tendant fermement le regard de notre âme vers la vérité » et les principes de toutes choses, « dans un plaisir libre de tout chagrin. »[3]
En ces femmes et ces hommes, façonnés en creux et saillants par les travaux et les jours, se glissent un mot, un sens, des raisonnements, une parole, telle attitude, un visage peut-être ou une image, un fragment de texte. Ils les acceptent, les hument, les refusent, les archivent. Ils les retiennent et y reviennent, les ruminent sans doute et les martèlent, puis les tiennent à distance, les oublient et en vivent diffusément. Ils continueront les uns et les autres à en goûter la saveur.
-
Aristote. (2011). Exhortation à la philosophie, Le dossier grec, Aristote. Introduction, traduction et commentaire par Sophie Van der Meeren, Collections Fragments, Paris Les Belles Lettres.
-
Derrida, Jacques. (1990). Du Droit à la philosophie. Galilée.
-
Derrida, Jacques. (1995). Moscou aller-retour, Suivi d’un entretien avec N. Avtonomova, V. Podoroga, M. Ryklin. Editions de l’Aube.
-
Heisig, James W. (2008). Les Philosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyoto, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sylvain Isaac, Bernard Stevens et Jacynthe Tremblay. « Passages ». Le Cerf.
-
Gueroult, Martial. (1979). Philosophie de l’Histoire de la philosophie. Aubier Montaigne
Nous reprenons la liaison entre livre, carte, système et pensée telle que la décrit Martial Gueroult : « Le livre, c’est la carte géographique que dresse le découvreur de système par l’acte de sa pensée subjective, c’est à cette carte que nous devons nous confier pour explorer, à la suite du premier inventeur, le labyrinthe du monde découvert, pour pénétrer dans cette réalité que nous sentons déborder de toute part le plan même détaillé qui a pu nous en être fourni. » (Gueroult, 1979, p.180) ↩︎
In Les Antinomies de la discipline philosophique, p. 511-524, in Derrida (1990). Derrida nomme chacune de ces antinomies des « commandements » et y repère des « apories » (p.521). Nous n’entrerons pas dans ces distinctions et ne retiendrons que le terme d’antinomie. ↩︎
Voici la citation exacte dont nous avons effacé quelques touches néo-platoniciennes : « Mais si nous prenons la route du ciel, et fixons notre existence dans l’astre qui nous est associé, alors nous philosopherons » pour reprendre les propos d’Aristote cités et récrits par Jamblique, en vivant la vie véritable et en contemplant des spectacles d’une beauté extraordinaire, tendant fermement le regard de notre âme vers la vérité, et contemplant le principe des dieux, dans l’allégresse et le contentement ininterrompus d’une telle contemplation, dans un plaisir libre de tout chagrin. (Aristote, 2011, p.221) ↩︎