Cet article examine la tension fondamentale que suscite l’enseignement de la philosophie au sein d’un système scolaire qui limite structurellement la pensée critique. Si la pensée critique est officiellement promue comme une compétence clé du XXIe siècle, elle est souvent réduite à une compétence maîtrisable et dépolitisée. À travers une analyse philosophique et sociologique de l’éducation en France, l’article met en évidence le fonctionnement de l’école comme instrument de normalisation et de contrôle social. Il interroge la possibilité d’une véritable émancipation par l’école institutionnelle et examine dans quelle mesure la philosophie peut demeurer une pratique transformatrice. L’article soutient que l’enseignement de la philosophie est un acte politique qui remet en question la légitimité des normes établies et la fonction même de l’école et de l’éducation traditionnelle.
Introduction
Le contexte social et éducatif français
La France est fréquemment citée comme l’un des pays développés les plus inégalitaires, notamment en ce qui concerne son système éducatif et son accès aux opportunités socio-économiques. Ces inégalités structurelles sont bien documentées et régulièrement mises en évidence par de nombreux rapports nationaux et internationaux. Par exemple, les rapports du Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO, 2016, 2018) soulignent la persistance des disparités de réussite scolaire, souvent étroitement liées à l’origine sociale des élèves. Ces constats sont corroborés par les évaluations internationales menées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), notamment le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de 2000 à 2022, qui classe systématiquement la France parmi les pays où l’origine sociale a la plus grande influence sur les résultats scolaires. De même, les rapports périodiques de l’UNICEF (2020) alertent sur l’ampleur des inégalités affectant la santé mentale des enfants et des adolescents français, soulignant les niveaux préoccupants de pauvreté infantile et l’accès limité aux services essentiels. Le ministère de l’Éducation nationale, par l’intermédiaire de sa Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP, 2021), confirme ces diagnostics en soulignant les écarts de performance entre élèves issus de milieux favorisés et défavorisés et l’impact significatif des inégalités territoriales. France Stratégie (Dherbécourt & Flamand, 2023) complète ce tableau en examinant les dimensions économiques et territoriales des inégalités, révélant des disparités persistantes en matière d’emploi, de revenus et de mobilité sociale.
La mobilité sociale constitue une autre préoccupation majeure. Plusieurs études et rapports indiquent que la France présente de faibles niveaux de mobilité sociale, avec une reproduction marquée des positions sociales d’une génération à l’autre. Les possibilités d’ascension sociale restent limitées, en particulier pour les personnes issues des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées. L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE, 2021) souligne également cette rigidité sociale, observant une forte corrélation entre l’origine sociale et le niveau de revenu à l’âge adulte. Les rapports de l’OCDE (2018, 2021) confirment en outre que la France se classe régulièrement parmi les pays développés où l’ascension sociale est la plus difficile, en grande partie en raison des inégalités persistantes d’accès à l’enseignement supérieur et à l’emploi qualifié. Le système éducatif français, tout comme la sphère académique plus large (notamment francophone), est souvent caractérisé par la reproduction sociale, l’illusion méritocratique (Bourdieu et Pas-seron, 1970 ; Duru-Bellat, 2006 ; Merle, 2012, 2020), des pratiques de contrôle d’accès et un recours fréquent aux réseaux personnels. Ces facteurs contribuent à la marginalisation des voix dissidentes et freinent l’émergence d’approches pédagogiques nouvelles ou radicales. Cette nature fermée est encore exacerbée par l’orientation dominante des sciences de l’éducation en France, qui tend à privilégier les perspectives didactiques plutôt que politiques, limitant ainsi le potentiel de réforme profonde et critique.
Le système politique français est également marqué par une relative stabilité et un consensus implicite entre les principaux partis sur l’organisation économique et sociale. De ce fait, les débats fondamentaux sur l’éducation et la scolarité restent rares. Les nombreuses réformes scolaires des dernières décennies (2005, 2008, 2010, 2013, 2014, 2016), portant sur les rythmes scolaires, les programmes, la formation des enseignants et les journées de travail, n’ont pas fondamentalement remis en cause le curriculum caché (Perrenoud, 1993) ni les logiques sous-jacentes du système éducatif (Briguelli, 2005 ; Dubet, 2020 ; Michéa, 2006 ; Van Zanten, 2021). Par ailleurs, la réforme de 2021 (loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 affirmant l’adhésion aux principes de la République qui a explicitement indiqué que certaines pratiques pédagogiques peuvent être jugées incompatibles avec les valeurs républicaines), entrée en vigueur en 2022, limitant drastiquement l’enseignement à domicile à un régime d’autorisation préalable et compliquant considérablement la création d’écoles privées ou l’adoption de pratiques éducatives alternatives telles que l’unschooling, illustre également la tendance plus large à préserver les structures éducatives existantes plutôt qu’à encourager la diversité et l’innovation pédagogiques.
Le développement (français) de la philosophie dans les écoles et la recherche
Depuis une quinzaine d’années, un champ de recherche et de pratique s’est développé en France et en Belgique autour de l’intégration de la philosophie dans l’enseignement primaire, porté par des personnalités telles qu’Edwige Chirouter, Johanna Hawken, Martine Durand-Terreaux, Michel Tozzi, Audrey Destailleur et Jocelyne Beguery. Ce mouvement vise à développer l’esprit critique des enfants dès leur plus jeune âge, en rupture avec les logiques technocratiques dominantes du système scolaire français.
Edwige Chirouter, professeure de philosophie de l’éducation à l’Université de Nantes, est titulaire de la chaire UNESCO « La philosophie avec les enfants : fondements pédagogiques du dialogue interculturel et de la transformation sociale » depuis 2016. Ses travaux (2015, 2018, 2022) portent sur la philosophie avec les enfants, la littérature jeunesse, les processus d’émancipation, la reconnaissance et l’esprit critique. Johanna Hawken, praticienne, formatrice et docteure en philosophie, est l’auteure de plusieurs ouvrages sur la philosophie pour enfants, dont La philo pour enfants expliquée aux adultes (2019a) et 1… 2… 3… Pensez ! Philosophons les enfants ! (2019b). Ses recherches (2022, 2024a, 2024b) explorent le rôle et la mise en œuvre de la philosophie en éducation. Martine Durand-Terreaux, enseignante au primaire et docteure en sciences de l’éducation, a publié des recherches sur la médiation et le transfert des connaissances en éducation morale, notamment dans son article sur la faisabilité de l’intégration de la philosophie à l’instruction morale (2018). Michel Tozzi a aussi largement contribué à la réflexion sur l’enseignement du philosopher en milieu scolaire. Il montre, dans plusieurs travaux récents (articles de recherche et encadrement de plusieurs thèses de doctorat sur le sujet), comment la discussion à visée philosophique peut articuler développement du jugement moral et éducation à la citoyenneté (2018), comment l’approche par compétences interroge les finalités de l’enseignement philosophique (2012), et comment la diversification des pratiques engage une pédagogie du temps long, ancrée dans l’expérience (Tozzi & Coasne-Khawrin, 2025). Audrey Destailleur, chercheuse en sciences de l’éducation, a étudié (2013, 2016) la pratique de la philosophie auprès des enfants du primaire, participant à des projets de recherche et au développement d’outils numériques visant à favoriser la réflexion éthique. Jocelyne Beguery, professeure agrégée de philosophie et docteure en esthétique et sciences de l’éducation, est l’auteure de Philosopher à l’école primaire (2012), qui propose une introduction méthodique et réflexive aux pratiques de discussion philosophique en classe.
Ce champ de recherche émergent questionne la faisabilité, le contenu et la formation nécessaire des enseignants à une telle approche pédagogique (Cospérec, 2020 ; Jolibert, 2015). Ce mouvement a également gagné en visibilité grâce à des médias populaires tels que le documentaire Ce n’est qu’un début (2010), réalisé par Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier, ou encore Le Cercle des petits philosophes (2018) de Cécile Denjean, qui ont mis en lumière des expériences de philosophie auprès d’enfants. Parallèlement, le déploiement de l’association SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble), fondée par Frédéric Lenoir, a largement contribué à la diffusion de ces pratiques dans le paysage éducatif français. Loin d’être anecdotique, ce mouvement semble poser les bases d’une éducation plus réflexive, citoyenne et politique, rompant partiellement avec les cadres technocratiques dominants du système éducatif français.
Les compétences du XXIe siècle en éducation
Au cours des trois dernières décennies, un mouvement mondial a émergé (porté par des acteurs politiques, économiques et éducatifs) autour de la définition des compétences dites du XXIe siècle. Son objectif affiché est de préparer les élèves aux défis du monde contemporain, dans un contexte de mondialisation, de transformation technologique et de flexibilisation du marché du travail. L’un des premiers jalons de ce mouvement est le rapport du ministère du Travail américain de 1991, intitulé « Ce que le travail exige des écoles », qui affirmait que tous les diplômés du secondaire devraient acquérir un ensemble de compétences fondamentales, cognitives et personnelles pour être compétitifs dans une économie moderne, positionnant ainsi les écoles comme des organisations axées sur la performance au service du marché.
En 1994, l’Organisation mondiale de la Santé a proposé un cadre différent avec son concept de « compétences de vie » ou compétences psychosociales (Organisation mondiale de la Santé, 1994), visant à promouvoir le bien-être physique, mental et social des élèves. Dix compétences ont été identifiées, allant de la résolution de problèmes à la gestion du stress, en passant par l’empathie et la pensée critique. Cette double influence (économique et sanitaire) s’est ensuite étendue et renforcée grâce aux initiatives de diverses institutions internationales.
La Table ronde européenne des industriels a publié « Vers la société cognitive » (Union européenne, 1995), un rapport critiquant le fossé entre l’éducation et le marché du travail. Ce rapport prônait un système éducatif axé sur le calcul, la communication, le travail en équipe et la responsabilité, considérant l’apprentissage comme un processus continu, du berceau à la tombe. Le rapport affirmait que les systèmes éducatifs actuels « gaspillent le potentiel humain » et soulignait « un écart croissant entre l’éducation dont les individus ont besoin dans le monde complexe d’aujourd’hui et l’éducation qu’ils reçoivent » (1995, p.6). Dans cette optique, l’Union européenne a adopté la recommandation 2006/962/CE, définissant huit compétences clés pour l’apprentissage tout au long de la vie, qui ont été intégrées au programme scolaire national français en 2005 et mises à jour en 2025 pour inclure les compétences psychosociales et le développement de l’esprit critique.
Cette tendance s’est accélérée dans les années 2000 avec la création du Partenariat pour les compétences du XXIe siècle (2008), réunissant des entreprises (Cisco, Microsoft, Apple…) et des agences éducatives américaines afin de promouvoir un cadre de compétences fondé sur quatre piliers : les compétences académiques, l’innovation, les compétences technologiques et les compétences de vie. Le Forum économique mondial (2016a, 2016b) a ensuite identifié dix compétences clés jugées les plus cruciales pour l’employabilité future, soulignant l’importance croissante de la pensée critique, de la créativité et de la résolution de problèmes complexes.
Parallèlement, l’OCDE a lancé son cadre Éducation 2030 (OCDE, 2018), identifiant trois catégories de « compétences transformatrices » : créer de la valeur, concilier les tensions et prendre des responsabilités. Le projet comprend des cadres pour la créativité et la pensée critique (OCDE, 2020), ainsi que des travaux spécifiques sur PISA et la pensée créative (OCDE, 2019). Dans la recherche francophone, ce mouvement se reflète dans les études sur les compétences transversales (Beauvois, 2019 ; Gendron, 2019), la responsabilité (Hagège, 2019 ; Youf, 2001) et diverses formes d’« éducation à… » (Audigier, 2012 ; Fabre, 2014).
Ce cadre idéologique et politique dominant (combinant discours émancipateur et instrumentalisation néolibérale) a conduit à une redéfinition de la mission éducative : l’école est de plus en plus (ouvertement) perçue et considérée comme un espace de préparation à l’employabilité, guidée par l’acquisition de compétences transférables. Bien que des institutions comme l’OMS et l’OCDE introduisent des dimensions éthiques et civiques, ces objectifs sont souvent réorientés par des impératifs de performance économique. Le curriculum caché (Perrenoud, 1993) semble davantage préoccupé par la formation d’un capital humain flexible que par le développement de l’autonomie critique des élèves. En définitive, cette tension apparaît comme un enjeu central pour les décennies à venir.
Problématique
Cette introduction a mis en lumière les profondes contradictions qui structurent le système éducatif français. L’un des principaux enjeux concerne la nature même de l’éducation comme champ de connaissance. En France, le champ des sciences de l’éducation reste largement dominé par des approches techniques et didactiques axées sur l’efficacité pédagogique et l’ingénierie pédagogique. Cette orientation tend à marginaliser les perspectives critiques, philosophiques ou politiques qui considèrent l’éducation comme un lieu de pouvoir, un espace de production de l’ordre social et un outil de reproduction ou de transformation des structures sociales. Ce glissement (plus précisément, ce rétrécissement du champ d’action des finalités éducatives aux moyens éducatifs) limite considérablement les possibilités de remise en question des fondements idéologiques de l’institution scolaire. Cela s’observe, par exemple, dans la dérive sémantique par laquelle les pédagogies critiques et/ou alternatives sont de plus en plus assimilées aux « pédagogies différentes » (Hugon et al., 2021 ; Reuter, 2021) malgré de profondes divergences tant dans leurs formes que dans leurs objectifs. Une autre tension majeure réside dans le décalage entre le discours institutionnel sur l’émancipation par l’éducation et les mécanismes concrets qui façonnent les programmes, les pratiques d’évaluation et les parcours éducatifs. Il est désormais largement admis que l’école a pour mission de développer l’esprit critique, l’autonomie intellectuelle et la capacité d’action des individus dans une société démocratique. Pourtant, les structures organisationnelles du système éducatif (ses programmes, ses normes, ses évaluations et ses parcours académiques) sont largement axées sur l’intégration sociale et professionnelle dans un cadre économique libéral, où l’autonomie est souvent réduite à la capacité d’adaptation et l’esprit critique à une compétence fonctionnelle déployable dans un environnement concurrentiel.
La question de la place de la philosophie dans ce contexte devient alors centrale. Loin d’être un simple contenu disciplinaire réservé au lycée, la philosophie peut servir d’engagement pédagogique et politique, de vecteur d’émancipation et de prisme pour révéler les contradictions du système éducatif. Comment prétendre enseigner la pensée critique dans un système qui neutralise les conflits sociaux, discrédite les alternatives radicales et produit lui-même de profondes inégalités d’accès au savoir, à l’expression et à la reconnaissance ? La philosophie (qu’elle soit formelle, scolaire, ou plus informelle, auprès des enfants) est ainsi à la fois encouragée pour sa valeur formatrice et menacée dans son potentiel subversif.
Enfin, une dernière contradiction mérite attention : la tension entre les appels à une école créative, ouverte et réflexive, et la persistance de structures institutionnelles profondément rigides, sélectives et inégalitaires. La rhétorique de l’innovation pédagogique, du développement des compétences du XXIe siècle et de la formation de citoyens critiques s’inscrit souvent dans une logique néolibérale d’efficacité et de performance. Ce discours occulte mal l’instrumentalisation croissante de l’éducation au service de programmes économiques. Cela soulève une question fondamentale : l’école peut-elle véritablement devenir un lieu de transformation sociale, ou reste-t-elle avant tout un mécanisme de normalisation et de reproduction ?
C’est précisément dans cette zone de tension (entre émancipation proclamée et régulation implicite, entre critique et conformisme, entre philosophie et instrumentalisation) que se situe cet article. Il cherche à explorer les conditions d’une éducation véritablement politique dans un cadre institutionnel dominé par des logiques technocratiques, et à interroger le rôle potentiel de la philosophie, tant à l’école que dans la société en général.
L’Éducation nationale française : entre projet politique et domestication de la pensée
De la Polis à l’école : une continuité politique
L’école a toujours été un instrument politique, au sens le plus fondamental du terme : elle joue un rôle central dans la structuration de la cité. Il est illusoire d’imaginer que l’éducation puisse un jour être détachée des formes de pouvoir qui la soutiennent ou la définissent. Cette dimension politique de l’éducation a persisté à travers les siècles : qu’elle soit exercée par la famille, l’État, l’Église ou le marché, elle a toujours visé à produire un type particulier d’individu, adapté au monde existant.
Dans la tradition occidentale, très peu d’expériences éducatives ont véritablement tenté de s’émanciper des cadres idéologiques dominants. Même les approches dites « alternatives » (des écoles libertaires à certaines pédagogies progressistes) sont presque toujours structurées autour d’un projet de société explicite ou implicite. L’exemple de l’école autogérée de Christiania au Danemark (1971-2013), bien qu’émancipée des impératifs institutionnels, n’échappe pas à cette logique : elle incarne une vision politique distincte, oppositionnelle, mais clairement inscrite dans un cadre politique.
Dès l’Antiquité, Aristote (2004) soulignait que l’éducation doit être conçue en accord avec le régime politique qu’elle sert. Dans Politique, il prône une forme d’éducation collective, publique et unifiée, adaptée aux usages de chaque constitution politique. Selon lui, l’objectif de l’éducation est de former un citoyen en phase avec l’ordre établi :
« L’apprentissage des choses qui concernent la communauté doit lui-même être communautaire. De même, il ne faut pas penser qu’aucun citoyen s’appartient à lui-même, car tous appartiennent à la cité, puisque chacun en fait partie » (2004, p. 518).
De ce point de vue, l’éducation n’est pas avant tout une entreprise d’émancipation individuelle, mais une entreprise de domestication civique. Elle conditionne les enfants à devenir des citoyens « vertueux », c’est-à-dire des citoyens qui se conforment au régime en place, qu’il soit démocratique, monarchique ou tyrannique. Ce paradigme ancien a continué à façonner la pensée éducative, y compris chez des pédagogues souvent considérés comme progressistes.
Freinet, Montessori et, plus récemment, diverses figures du mouvement éducatif alternatif ont introduit des pratiques innovantes. Pourtant, ces approches (aussi sincères soient-elles) n’ont pas toujours échappé à l’idéal sous-jacent d’adaptation de l’enfant à un modèle social prédéterminé, qu’il soit pacifiste, communautaire, démocratique ou technocratique. Elles reposent sur des conceptions spécifiques de l’enfant, du développement humain et des finalités éducatives, souvent liées aux normes scientifiques ou idéologiques de leur époque.
Cette tension fondamentale soulève une question cruciale : l’éducation peut-elle véritablement échapper à la logique de reproduction des structures sociales ?
Une critique persistante de l’éducation comme conditionnement
Si l’éducation a traditionnellement été conçue comme un outil d’adaptation sociale, certains penseurs remettent depuis longtemps en question cette fonction et ses implications. Au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant identifiait déjà une tension fondamentale entre l’adaptation de l’enfant au monde tel qu’il est et la conception de l’éducation comme un moyen de former l’humanité selon ce qu’elle pourrait devenir. Dans ses Réflexions sur l’éducation, il écrivait :
« Les enfants ne doivent pas être éduqués uniquement en fonction de l’état présent de l’espèce humaine, mais aussi en fonction de son état futur possible et amélioré. (…) Les parents ne se soucient généralement que d’une chose : la réussite de leurs enfants dans le monde, et les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments servant leurs propres intérêts. (…) Mais de qui pouvons-nous attendre un meilleur état du monde ? Des princes ou des sujets ?» (Kant, 1993, p. 79-80).
Kant soulignait également que ni les parents (préoccupés par la réussite sociale de leurs enfants) ni les États (intéressés par l’utilité de leurs citoyens) ne sont capables d’envisager une éducation véritablement orientée vers le progrès humain. Dans cette logique, l’école devient un outil d’intégration, conçu pour préparer les individus à l’ordre établi, des sujets fonctionnels, mais non libres.
Cette critique sera plus tard étendue par des penseurs comme Ivan Illich et Everett Reimer, qui, dans les années 1970, dénonceront le caractère profondément aliénant de l’école moderne. Reimer affirmait :
« À moins qu’ils n’aillent assez loin et assez vite pour échapper à l’attraction gravitationnelle du système scolaire, ils seront réabsorbés. En spécifiant l’âge obligatoire de la scolarité, les écoles institutionnalisent l’enfance » (Reimer, 1971, p. 35).
Dans Deschooling Society (Une société sans école en français), Illich va encore plus loin, décrivant l’école comme une religion laïque du capitalisme moderne, fondée sur une confusion entre apprentissage et scolarisation, entre diplômes et compétences. Selon Illich :
« L’école apprend à confondre enseignement et apprentissage, progression scolaire et éducation, diplôme et compétence, et fluidité et capacité à s’exprimer. (…) L’école est devenue l’église universelle du prolétariat moderne et offre aux pauvres l’illusion du salut à l’ère de la technologie. L’État-nation a adopté cette religion, inscrivant chaque citoyen dans ses programmes scolaires gradués, sanctionnés par des diplômes » (Illich, 1971, p. 11-27).
Pour Illich, l’école ne favorise pas l’émancipation ; elle conditionne les individus à une obéissance structurelle tout en maintenant l’illusion de l’égalité des chances. Il prône ainsi une société déscolarisée, dans laquelle l’apprentissage se ferait dans tous les espaces sociaux, une vision utopique encore marginale aujourd’hui, mais de plus en plus pertinente au vu des tensions éducatives actuelles. Michel Foucault allait encore plus loin sur l’idée d’école comme religion, comparant les écoles à des prisons : « Les prisons ressemblent à des usines, des écoles, des casernes, des hôpitaux, qui ressemblent tous à des prisons.» (Foucault, 1975, p. 264)
D’une position plus politique qu’ouvertement anti-école, Hannah Arendt a également critiqué les effets de la pédagogie moderne sur la vie démocratique dès 1958. Dans La crise de la culture, elle remettait en question l’illusion d’un progrès éducatif fondé sur le rejet de la tradition et la glorification de la nouveauté. Elle dénonçait à la fois l’abandon des exigences intellectuelles et l’effondrement de l’autorité éducative :
« L’éducation ne vise plus à initier les jeunes au monde dans son ensemble, mais seulement à un secteur particulier et limité de celui-ci. On ne peut éduquer sans enseigner ; et l’éducation sans enseignement est vaine et dégénère facilement en rhétorique émotionnelle et morale. Pourtant, il est tout à fait possible d’enseigner sans éduquer, et on peut continuer à apprendre toute sa vie sans jamais être véritablement éduqué » (Arendt, 1958, p. 238-239).
Pour Arendt, l’éducation est l’espace où se jouent la transmission d’un monde partagé et la possibilité d’un renouveau social. Cela implique une forte responsabilité éthique, tant envers les enfants qu’envers le monde que nous leur transmettons. Elle observe cependant que cette mission éducative est de plus en plus minée par la logique managériale, la perte de sens et l’affaiblissement du rapport à l’autorité et à la culture. Ces critiques convergent : elles identifient une contradiction structurelle au sein du système scolaire moderne, entre sa prétention à favoriser l’émancipation des individus et sa fonction réelle de reproduction des normes sociales. Le paradoxe est d’autant plus frappant à la lumière des discours officiels qui prônent la pensée critique, la créativité et l’émancipation, tout en maintenant un cadre conformiste, normatif et hiérarchique.
L’enfant « différent » : révélateur des normes implicites de l’éducation
L’une des contradictions les plus profondes de l’école contemporaine réside dans la manière dont elle traite les enfants dits « atypiques » ou « différents ». Ces enfants révèlent souvent, malgré eux, l’angle mort d’un système éducatif qui prétend valoriser la diversité, mais reste fondamentalement structuré autour de la conformité à la norme.
Depuis le XIXe siècle, divers penseurs et pédagogues ont tenté de répondre aux besoins spécifiques de ces enfants. Friedrich Fröbel, fondateur du mouvement des jardins d’enfants (kindergarten), observait dès 1840 que les familles étaient souvent incapables de soutenir correctement le développement de leurs enfants par manque de ressources, de temps ou de connaissances. Il écrivait :
« Au lieu d’éveiller la force et la vie, celles-ci sont réprimées ou négligées. Au lieu de favoriser l’activité mentale, sensorielle et physique exigée par la nature de l’enfant, celui-ci est inhibé, voire entravé et affaibli, souvent sciemment » (Fröbel, 1840).
En réponse à ces déficiences, l’école s’est positionnée comme une institution de substitution, mais avec un objectif implicite : l’adaptation à la norme sociale dominante. Son but n’était pas d’embrasser la singularité, mais de la corriger ou de l’intégrer. Même les pédagogies dites « alternatives », comme celle de Maria Montessori, conservaient cet objectif. Bien que sa méthode repose sur l’observation de l’enfant et la liberté d’apprendre, Montessori la qualifiait de « pédagogie corrective » (1912, p. 32) et se retrouve dans une certaine mesure aujourd’hui dans les démarches “data-driven” et “evidence-based” de l’éducation. Selon elle :
« Nous devons abandonner toute idée dogmatique et procéder méthodiquement à la recherche de la vérité. Nous ne devons plus partir de présupposés concernant l’enfant, mais d’une technique qui nous permette de lui accorder la liberté, afin que, par l’observation de ses expressions spontanées, nous puissions découvrir sa véritable psychologie » (Montessori, 1912, p. 28).
Pourtant, cette liberté est elle-même conçue comme une forme de remédiation : les enfants « anormaux » ou « déficients » avec lesquels elle a initialement travaillé devaient être rendus fonctionnels et adaptables. Hans Asperger a également développé une Heilpädagogik (pédagogie de soutien ou de guérison ou curative) où l’enfant était guidé pour compenser ses déficits cognitifs ou sociaux, toujours avec l’objectif implicite de le rendre acceptable par la société environnante. Cette tendance (au-delà des bonnes intentions) à normaliser par l’éducation ou l’accompagnement reflète une idéologie profondément ancrée dans les sciences de l’éducation : la croyance en une éducabilité universelle, l’hypothèse selon laquelle chaque enfant peut (et doit) être intégré au système, à condition d’y être adéquatement préparé. La différence n’est tolérée que dans la mesure où elle peut être absorbée, ajustée ou réorientée.
Cependant, cette logique produit une série de formes de violence symboliques et structurelles. Les enfants qui ne parviennent pas à s’adapter (que ce soit parce qu’ils sont trop intelligents, trop créatifs, trop rapides, trop lents, trop sensibles, trop calmes ou simplement « hors norme ») sont souvent stigmatisés, exclus ou ignorés. Le système les désigne implicitement comme des problèmes à résoudre, plutôt que comme des sujets à accueillir. Plus l’école se prétend inclusive, plus elle expose les limites de sa propre imagination pédagogique. Elle ne parvient à inclure que ce qui est modifiable (ce qui peut correspondre au modèle) sans remettre en cause ses structures ni ses objectifs sous-jacents. Ce faisant, elle exclut non seulement les enfants « différents », mais la différence elle-même en tant que valeur éducative.
Ce paradoxe renforce les critiques formulées par Illich, Reimer et Arendt : l’école, même bien intentionnée, reste un appareil de normalisation cognitive, émotionnelle et comportementale. Dans un tel cadre, la pensée critique (en particulier la pensée philosophique) n’est souvent tolérée que si elle reste inoffensive, désincarnée et strictement académique.
Désinstitutionnaliser l’école : critique radicale et impasses politiques
Les critiques les plus radicales de l’école moderne vont au-delà de la remise en question de son contenu ou de ses méthodes ; elles remettent en cause sa structure même. Une conclusion sévère est souvent tirée : l’école crée les problèmes mêmes qu’elle prétend résoudre, en établissant un rapport de dépendance au savoir, en hiérarchisant les individus par des notes et des diplômes, et en faisant passer l’obéissance pour un apprentissage. Ce constat était clairement et unanimement partagé par Illich et ses contemporains, dont Paul Goodman, qui écrivait dès 1956 : « Naturellement, ce système contre nature a engendré ses propres troubles, des communautés invivables, l’effondrement de l’éthique publique et des problèmes chez les jeunes.» (Goodman, 1956, p. 15).
John Taylor Gatto, enseignant américain et auteur de Dumbing Us Down, est allé encore plus loin, considérant l’école comme une véritable fabrique de docilité. À travers sept « leçons invisibles », il décrit comment le système scolaire démantèle la pensée critique :
« La première leçon que j’enseigne est la confusion. Tout ce que j’enseigne est hors contexte. J’enseigne la non-relation de tout. (…) La deuxième leçon que j’enseigne est la position dans la classe. J’enseigne que les élèves doivent rester dans la classe à laquelle ils appartiennent. (…) La troisième leçon que j’enseigne est l’indifférence. J’apprends aux enfants à ne pas trop se soucier de quoi que ce soit, même s’ils veulent donner l’impression qu’ils s’en soucient. (…) La quatrième leçon que j’enseigne est la dépendance affective. Par des étoiles et des carreaux rouges, des sourires et des froncements de sourcils, des prix, des honneurs et des disgrâces, j’apprends aux enfants à s’abandonner à la chaîne de commandement prédestinée. (…) La cinquième leçon que j’enseigne est la dépendance intellectuelle. Les bons élèves attendent qu’un professeur leur dise quoi faire. C’est la leçon la plus importante : nous devons attendre que d’autres, mieux formés que nous, donnent un sens à notre vie. (…) La sixième leçon que j’enseigne est l’estime de soi provisoire. Si vous avez déjà essayé de faire rentrer dans le rang des enfants dont les parents les ont convaincus qu’ils seraient aimés quoi qu’il arrive, vous savez combien il est impossible de faire plier des esprits sûrs d’eux. Notre monde ne survivrait pas longtemps à un déluge ni à des gens sûrs d’eux, j’enseigne donc que l’estime de soi d’un enfant doit dépendre de l’avis d’experts. Mes enfants sont constamment évalués et jugés. (…) La septième leçon que j’enseigne est qu’on ne peut pas se cacher. J’apprends aux élèves qu’ils sont constamment surveillés, que chacun est sous ma surveillance constante et celle de mes collègues. Il n’y a pas d’espace privé pour les enfants, pas de temps privé. (…) La surveillance constante et le déni de vie privée signifient qu’on ne peut faire confiance à personne, que la vie privée n’est pas légitime » (Gatto, 1992, p. 2–11).
De ce point de vue, l’école s’inscrit dans un système plus vaste : une forme de capitalisme cognitif où le savoir est marchandisé, mesuré et distribué comme un bien rare, réservé à ceux qui se soumettent aux normes du système. Cette critique fait écho, à un autre niveau, aux réflexions d’Hannah Arendt sur la crise de l’autorité et la finalité de l’éducation. Pour elle, éduquer, c’est assumer une double responsabilité : envers le monde (qui est transmis) et envers l’enfant (qui est protégé). Cette tension est insoluble, mais ne doit pas être éludée. Elle écrivait :
« L’éducation est le point où nous décidons si nous aimons suffisamment le monde pour en assumer la responsabilité et, par là même, le sauver de cette ruine qui, sans renouveau, sans l’arrivée de la nouveauté et de la jeunesse, serait inévitable. Et c’est aussi dans l’éducation que nous décidons si nous aimons suffisamment nos enfants pour ne pas les expulser de notre monde et les abandonner à eux-mêmes, ni pour leur ôter toute chance d’entreprendre quelque chose de nouveau, d’imprévu pour nous, mais pour les préparer à l’avance à la tâche de renouveler un monde commun » (Arendt, 1958, p. 251-252).
Mais selon Arendt, cette éthique de la transmission est de plus en plus menacée par la dissolution des repères éducatifs dans la société de masse, une société où les experts remplacent les éducateurs, où la pédagogie devient une simple technique et où l’enfant gâté masque l’abandon de toute véritable ambition éducative. À travers ces différentes perspectives, une intuition commune émerge : plus l’école se prétend universelle, plus elle normalise ; plus elle prétend émanciper, plus elle conditionne. Ceci conduit à un paradoxe : peut-on réellement apprendre à penser librement au sein d’une institution qui contrôle, mesure et valide la pensée ? Neil Postman écrivait :
« Je suis convaincu que l’école perdurera, car personne n’a inventé de meilleure façon d’initier les jeunes au monde de l’apprentissage ; que l’école publique perdurera, car personne n’a inventé de meilleure façon de créer un public ; et que l’enfance survivra, car sans elle, nous perdrons le sens de ce que signifie être adulte » (Postman, 1995, p. 196-197).
Illich (1971) a plaidé pour la création d’une nouvelle société, réorganisée à tous les niveaux (y compris le travail et l’éducation) en une société plus conviviale, libérée de l’idéologie du productivisme capitaliste (Illich, 1973). Il appelait à la déscolarisation de la société, non pas au sens d’abolir les écoles, comme on le pense souvent à tort, mais en créant un vaste réseau de communication culturelle permettant d’intégrer l’éducation dans la vie quotidienne. Cela démocratiserait l’accès au savoir, non pas en le rendant universellement rare et rationné institutionnellement, mais en le rendant abondamment disponible. Le financement public ne serait plus exclusivement réservé aux écoles, et la fréquentation scolaire ne confèrerait plus de privilèges institutionnels. Cependant, Illich reconnaissait également que l’abondance à elle seule ne changerait pas tout. La transformation clé ne résiderait pas dans l’accès aux ressources (qui a sans doute augmenté avec l’essor de l’autoédition, des médias à la demande, des MOOC, etc.), mais dans un changement de rapport à ces outils. Aujourd’hui encore, si les opportunités éducatives se sont multipliées, le rapport général à l’apprentissage a très peu évolué. Il comprenait également que les écoles alternatives et l’enseignement à domicile n’étaient, à bien des égards, que l’envers de la même médaille éducative, renforçant finalement la perception de la rareté des opportunités d’apprentissage tout au long de la vie et reproduisant la dépendance des individus aux cadres éducatifs formels.
Conclusion
L’enseignement de la philosophie à l’école révèle un paradoxe fondamental. Il vise à cultiver la pensée critique au sein d’une institution dont la structure même tend à en neutraliser les effets. Loin d’être accessoire, cette contradiction trouve son origine dans la nature intrinsèquement politique de l’éducation. Comme nous l’avons discuté, l’école a toujours servi à conformer les individus à un ordre social donné. De la paideia antique à l’école républicaine moderne, l’éducation vise à produire le citoyen docile. Dans ce cadre, la philosophie ne peut être pleinement subversive sans être marginalisée, ni pleinement intégrée sans être neutralisée.
Cette tension repose également sur une conception implicite de l’étudiant, héritée de la philosophie classique. Pour Aristote, l’intellect humain est comme une tablette vierge, une pure potentialité à actualiser par l’éducation (2018). Locke, au XVIIe siècle, a formulé une version empiriste de cette idée. L’enfant est une tabula rasa, façonnée par l’expérience et l’instruction, mais dotée d’une personnalité à respecter (2006, 2007). Bien que fondées sur des prémisses opposées, les deux perspectives convergent sur un point essentiel : l’élève doit être façonné et rempli. Cette vision continue d’influencer fortement le système scolaire moderne, qui tend à traiter l’apprenant comme une entité malléable à calibrer selon des normes communes. Les dispositions, les rythmes ou les différences sont souvent perçus comme des déficiences à corriger plutôt que comme des singularités (enrichissantes) à accueillir. Dans un tel cadre, la philosophie peine à s’imposer comme une invitation à l’émerveillement ou au doute. Elle se réduit plutôt à un contenu didactique au service de l’adaptation scolaire.
La récente reconnaissance de la pensée critique et créative comme compétences clés du XXIe siècle, promue par les institutions internationales, reflète cette ambivalence. Elles sont considérées comme des formes de réflexion mobilisables, sans pour autant être dangereuses ou perturbatrices. La pensée critique et la créativité ne sont donc plus perçues comme des formes de confrontation ou de rupture, mais plutôt comme des compétences d’adaptation, fondées sur la flexibilité plutôt que sur la résistance. Même les appels à une école plus libre, respectueuse, inclusive ou créative remettent rarement en question ses fondements structurels. Le risque est réel que la philosophie à l’école ne devienne qu’une technique argumentative, alors qu’elle devrait plutôt servir à suspendre les hypothèses et à questionner leur légitimité.
Cette tension met en lumière deux conceptions irréconciliables de l’émancipation. La première, collective, suppose l’intégration dans un cadre démocratique partagé. La seconde, individuelle, repose sur la capacité à se détacher des normes mêmes qui nous constituent. Le système scolaire tend à privilégier la première tout en rendant la seconde plus difficile. Enseigner la philosophie ne peut donc se résumer à délivrer un contenu. Cela implique d’assumer un geste politique, un rapport à la vérité, au doute, à la désobéissance intellectuelle.
Pourtant, cette exigence ne résonne que faiblement dans la structuration actuelle des sciences de l’éducation en France. Principalement didactiques et techniques, elles tendent à réduire la question éducative à une question d’instruction. La dimension politique (interrogeant les rapports de pouvoir, l’autorité et la légitimation) reste marginale. Le fait que la philosophie soit si souvent abordée uniquement en termes de contenu pédagogique ou de formation professionnelle illustre cette dépolitisation. L’institution scolaire est alors conçue comme un lieu efficace de transmission, et non comme un espace d’interrogation du monde.
On pourrait invoquer l’allégorie platonicienne de la caverne pour illustrer ces tensions. L’école, dans sa forme actuelle, ressemble souvent à ce théâtre d’ombres où les élèves, enfermés depuis l’enfance, regardent des images projetées et les prennent pour la réalité. La philosophie, si elle est authentique, est le mouvement de celui qui sort, voit, puis tente de revenir partager ce qu’il a vu. Mais comme l’a noté Platon (2004), celui qui revient n’est ni cru ni compris, et souvent ridiculisé. Ainsi, la philosophie à l’école risque de devenir une simple marionnette si elle n’assume pas pleinement son rôle perturbateur.
En fin de compte, l’enseignement de la philosophie à l’école est tout sauf évident. C’est un lieu de tension intense entre conformité et liberté, normalisation et dissidence. Le penser comme tel pourrait être la première condition pour qu’il conserve, ou finisse par avoir, un sens.
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