Revue

Raisonner les constructions imaginaires

Cet article reprend certaines considérations de mon mémoire de Master of Advanced Studies en enseignement secondaire II (élèves de 15 à 20 ans) à la HEP du canton de Vaud, tout en essayant d’apporter des explications supplémentaires et des réflexions nouvelles. La principale question au cœur de mes réflexions philosophiques et didactiques est celle de savoir « comment enseigner le futur en classe de philosophie ? » et trouve donc son origine dans le contexte particulier de l’enseignement du transhumanisme au lycée.

Introduction

Enseigner le futur de l’humanité semble apparemment transgresser l’un des principes de base de l’enseignement énoncé par Arendt (2020, p. 250) : on enseigne toujours aux élèves ce qu’on a fait dans le passé, car,

Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent.

Le passé a une réalité certes achevée, mais qui est en même temps conservée sous des formes multiples, de sorte que nous pouvons en prendre connaissance et l’enseigner. Enseigner ce qu’on fera dans l’avenir nous met dans la situation plutôt délicate où nous ne disposons pas de contenu réel, c’est-à-dire qui soit connaissable et enseignable. L’exigence de connaissance qui s’impose tout naturellement pour les enseignants ne peut pas être remplie en raison de la nature de l’objet d’enseignement. Tous les événements futurs sont contingents, selon Aristote. Ils pourraient bien avoir lieu à l’avenir, comme ils pourraient tout aussi bien ne jamais avoir lieu. Nous sommes devant des événements extraordinaires, comme l’ère de la Singularité technologique[1] (Kurzweil, 2007), qui surprennent même les jeunes esprits, mais qui ne sont qu’éventuels et indéterminés. Ce sont plus précisément, dans les termes d’Aristote, De l’Interprétation, chap. 9, 19b, des événements « en puissance d’être ou de ne pas être » (trad. 1994), dont on ne peut pas dire avec certitude au moment présent, étant donné leur statut indécis, s’ils deviendront ou s’ils ne deviendront pas réalité. De cette manière, et toujours selon Aristote, 19a, les différentes sagas qui prétendent donner un aperçu de l’avenir sont potentielles d’un point de vue ontologique, « mais ce n’est pas forcément celle-ci plutôt que celle-là : en fait, c’est n’importe laquelle, et bien que l’une soit vraisemblablement plus vraie que l’autre » (trad. 1994), ce qu’il faut retenir, c’est que ce qui semble assez invraisemblable maintenant pourrait bien se produire à l’avenir. S’il n’y a aucun moyen de connaître un tant soit peu ce qu’apportera le futur, alors pourquoi en faire un sujet d’enseignement ?

Réfléchir au futur

Selon la revue en ligne Usbek & Rica (30), qui s’exprime juste après le choc et la stupéfaction suscités par la pandémie de Covid-19, il est primordial de prendre le temps de scruter le futur dans le cadre du programme scolaire, pour préparer les jeunes à l’affronter avec sagesse et circonspection. « À condition de changer de focale et de vocabulaire. Autrement dit, enseigner le futur, non, y réfléchir, oui. », soutient Eirick Prairat, en discussion avec Benjamin Leclercq (2020), l’auteur de l’article auquel nous nous référons. Selon Eirick Prairat, il est impossible d’enseigner le futur sans tomber dans la prophétie. Tout ce qu’on peut faire c’est « y réfléchir ». Les élèves doivent être invités à réfléchir aux « futurs possibles » (Leclercq, 2020) en se projetant dans l’avenir avec leurs peurs, leurs espoirs et leurs rêves, et en imaginant de multiples scénarios du monde dans lequel ils vivront demain. Les enseignants peuvent les aider en leur proposant des images futuristes des films de science-fiction ou en démarrant des discussions ciblées sur des sujets qui pourraient avoir un immense impact sur le futur, comme l’intelligence artificielle, le changement climatique ou la pollution de plastique. Ces réflexions, qui peuvent prendre la forme de « débats, jeux de rôles et discussions » (Leclercq, 2020), devraient permettre aux élèves de « se programmer pour » (Leclercq, 2020) l’avenir, pour ne pas être à leur tour complètement surpris un jour. En explorant les différentes « problématiques du futur » (Leclercq, 2020), les élèves pourraient apparemment développer une capacité d’anticipation de ce qui pourrait arriver dans l’avenir, à savoir une capacité qui permette de prévoir les situations potentiellement menaçantes et de réagir à temps. En même temps, le fait de « donner à penser le futur aux enfants » (Leclercq, 2020) serait leur donner aussi l’opportunité de « le réorienter en fonction de ce qu’ils souhaiteraient » (Leclercq, 2020) ou de le reconstruire complètement. La capacité d’anticiper et de réagir rapidement aux menaces, ainsi que l’opportunité d’inventer le futur, seraient, selon Eirick Prairat, interviewé par Benjamin Leclercq, les postures intellectuelles que les élèves pourraient en effet développer en réfléchissant et discutant sur le futur : la posture d’enquêteur et la posture d’imaginateur leur permettant d’être à la rencontre de leur propre futur.
Toutefois, même si nous admettons que le futur ne peut pas être enseigné, mais doit être pensé, réfléchi, ce changement « de vocabulaire » est quelque peu anodin pour l’enseignement de la philosophie dont la méthode est basée sur la réflexion. Notre principale question de recherche peut tout à fait se reformuler ainsi : « comment réfléchir au futur en classe de philosophie ? » Néanmoins, cela n’élimine pas le fait que nous soyons obligés de renoncer à une exigence propre à toute réflexion philosophique, à savoir la recherche de la vérité. En effet, les différents scénarios d’anticipation et les arguments qui se basent la plupart du temps - et cela, on ne peut pas le nier - sur les progrès des nouvelles technologies, ou en tout cas, sur des calculs rigoureux, demeurent cependant purement hypothétiques, aléatoires et improbables tels qu’Aristote les concevait. Je pense ici à des contenus comme ceux fournis par certains théoriciens transhumanistes (les Principes Extropiens publiés par Max More en 2013 et The Singularity is Near publié par Ray Kurzweil en 2005), des chercheurs en robotique, biomécanique, neurosciences comme Alexandre Pouget, des prospectivistes et des futurologues bien connus, Raymond Kurzweil, par exemple, des philosophes de l’histoire (Kant, Marx, le darwinisme social de Herbert Spencer), peut-être même des philosophes de l’esprit (ou de la conscience), des écrivains, des scénaristes de science-fiction, des réalisateurs de films d’anticipation comme Matrix (1999), ou la série dystopique Black Mirror (2011 - 2019), créée par Charlie Brooker, et, non pas en dernier lieu, par chaque personne lorsqu’elle est amenée à regarder vers l’avenir et à imaginer le monde de demain. Enseigner le futur implique donc de classer et d’organiser des choses et des événements que l’on ne peut pas déterminer avec suffisamment de précision, car ils n’existent pas encore aujourd’hui.

Φαντασία chez Platon

Platon de son côté situait les choses et les événements de ce type dans le domaine de la φαντασία (phantasía) qui englobe tout ce qui a trait de près ou de loin à l’apparence, à l’imagination et à l’anticipation. Or, ce n’est absolument pas un terrain pour toutes sortes d’aberrations, puisque, selon Platon, la φαντασία a ses origines dans la perception sensible. Si cette dernière est en même temps saisie par l’âme, elle sera alors décodée et ensuite stockée dans la mémoire, de manière à ce que l’âme puisse s’en souvenir au-delà des perceptions initiales. Et dans ce processus, les représentations que l’on se fait de ce que l’on a perçu, et qui persistent indéfiniment dans notre âme, même lorsque l’on a cessé de percevoir, dépendent de la qualité de la perception. Si celle-ci a été claire et précise, si l’on a bien vu ce qu’on a cherché à percevoir, l’on s’en fait une image et un discours dans son âme qui soient justes et au plus près de la réalité. Si l’on n’a pas bien vu ce qu’on regardait, si l’on a vu d’une manière imprécise et un peu floue, ce sont des représentations incomplètes de la réalité, ou même totalement fausses, qui se forment dans notre âme et qui, en raison de leur caractère incomplet ou inexact et pour leur donner un sens, laissent place à toutes les spéculations. À cet égard, on peut peut-être rappeler l’exemple donné par Platon, dans le Philèbe, 38c-d :

Socrate. - « Que peut donc bien être ce qui m’apparaît derrière ce roc, debout, sous un arbre ? » N’est-ce pas ce que se demandera quelqu’un aux yeux de qui s’offrent éventuellement de telles apparences ?
Protarque. - Sans aucun doute.
Socrate. - Après quoi, se répondant à lui-même, il pourra dire : « C’est un homme », et tombera juste ?
Protarque. - Parfaitement.
Socrate. - Ou, par contre, se fourvoyant, il déclarera peut-être que ce qu’il aperçoit est une statue taillée par un berger.
Protarque. - Assurément.

Lors de ces réflexions, une opinion se forme à l’intérieur de son âme, qui peut prendre l’apparence fictive d’un discours écrit comme un livre ou d’une image dessinée et peinte comme un tableau. Cette image et ce discours, qui peuvent se révéler vrais ou faux, perdurent dans la mémoire de l’âme, et influencent nos attentes par rapport à l’avenir. C’est donc à travers les souvenirs des perceptions sensibles de l’âme, à travers la mémoire comme genre de connaissance que se forment, entre autres, les espoirs, les craintes et les rêves qui remplissent notre imagination. Par exemple, le courage est défini par Platon paradoxalement comme une crainte tout à fait fondée de ce qui est réellement dangereux ou, inversement, comme une assurance à l’égard de ce qui ne l’est pas. Mais ce qui me semble le plus intéressant dans la conception platonicienne de la φαντασία, c’est cette perception initiale qui permet l’émergence soudaine de toutes sortes de spéculations et de représentations imaginaires. Enfin il y a eu au départ une perception qui nous fait dire maintenant que … par exemple, des extraterrestres tentent de communiquer avec nous !

Le futur : imagination

Il me semble donc qu’il faudrait commencer par libérer la faculté d’imagination et permettre aux élèves d’exprimer leurs idées les plus extraordinaires dans le seul but d’apprendre. Leur imagination est encore très active, et peut dessiner spontanément et naturellement les contours du futur de l’humanité. Chez la plupart des élèves que j’ai entendu exprimer leurs idées et leurs inquiétudes, pendant les leçons sur le transhumanisme, il y avait généralement deux attitudes différentes vis-à-vis du futur et des nouvelles technologies. Certains élèves se montraient un peu inquiets en ce qui concerne le développement de l’intelligence artificielle, exprimant leur peur que les robots finissent par prendre complétement le contrôle de nos vies. D’autres élèves se sentaient plus confiants en un avenir peuplé de robots, et ont même exprimé leur conviction que les êtres humains ne pourraient jamais perdre le contrôle de l’intelligence artificielle, car il leur suffirait de presser sur un bouton pour l’arrêter à tout moment. Les élèves peuvent donc travailler sur le futur en imaginant de multiples scénarios pouvant avoir lieu si certains événements précis se produisent, tout en restant conscients de l’éventualité d’événements imprévus. Ce qui est le plus important, c’est que les élèves sachent qu’ils peuvent laisser libre cours à leurs pensées, sans peur de déborder des limites de la raison.
Selon Odile Gilon (2013), nous devons laisser notre imagination nous entraîner au-delà de la raison, si l’on veut véritablement arriver aux confins les plus subtils de la connaissance. Je pourrais illustrer la nécessité de l’évasion vers l’imaginaire par un exemple concret. En parlant des prétentions transhumanistes d’atteindre l’immortalité, j’ai remarqué que certains élèves ne comprenaient pas toute la portée de ces théories, et cela parce qu’ils avaient pris la notion d’immortalité, qui était au centre de nos discussions, dans son sens métaphorique, à savoir non pas dans le sens de ne pas être sujet à la mort, donc dans le vrai sens du terme, mais plutôt de vivre de plus en plus vieux. En aucun cas ils ne pensaient à la disparition de la mort et à la survivance de l’être humain sur cette terre, sous quelque forme que ce soit. Une des raisons pour lesquelles certains élèves ne comprenaient pas ce concept, c’était sûrement parce qu’ils étaient convaincus dans leur for intérieur qu’ils ne pouvaient pas s’adonner à un exercice d’imagination en classe, surtout pendant des leçons qui privilégient la raison comme instrument d’apprentissage. À ce titre, leurs réponses devaient, selon eux, être objectives et s’en tenir à ce qui est réel, concret, et observable. Voilà pourquoi il est important que les élèves puissent laisser libre cours à leur imagination dans les réflexions philosophiques, ne serait-ce que pour appréhender cette autre partie de notre réalité, qui se trouve encore dans l’état de « puissance », selon Aristote, ou qui existe déjà, mais dans l’imagination. Je crois qu’ils seraient tellement étonnés de voir combien l’imagination fait partie intégrante de leurs vies de tous les jours.
Afin de mobiliser leur imagination et de développer leur compréhension conceptuelle, on peut utiliser en classe les films qui mettent en scène des êtres immortels tels que les vampires de la saga Twilight ou autres personnages forts et vigoureux, « augmentés », comme les loups-garous. Ces caractéristiques, qui sont autrement irréelles, sont facilement concevables à l’aide de l’imagination et des films de science-fiction ou d’anticipation. Qui plus est, les personnages fantastiques, même s’ils n’existent pas en réalité, sont toujours bien intégrés dans un semblant de monde réel[2]. Les élèves pourraient donc voir, à travers des fictions, comment des êtres immortels « pourraient » se faire une place parmi des êtres humains fragiles et mortels, et cohabiter avec eux, à un moment quelconque du futur. Bien d’autres thèmes peuvent être étudiés par une analyse de toute une séquence de film, comme par exemple Matrix (1999), par rapport au thème de l’intelligence artificielle qui peut remplacer l’homme, ou Interstellar (2014), par rapport à l’idée de voyager dans le temps, à travers une faille dans l’espace-temps, ou à celle que l’humanité devra un jour déménager, si la Terre surpeuplée ou manquant de ressources vitales ne pouvait plus l’accueillir, sur une autre planète habitable, peut-être dans une autre galaxie[3]. On peut aussi utiliser des romans de science-fiction et dystopie pour ados[4], qui mettent en scène des scénarios possibles de l’évolution de l’humanité, dans le contexte d’un futur avec une technologie très avancée. Ou encore des livres moins prétentieux du point de vue technologique, mais mettant en jeu les mêmes idées prétentieuses de la fusion de l’homme et de la machine, de l’acquisition d’une conscience par l’apprentissage et l’expérience, etc., comme le Magicien d’Oz (1900).

Le futur : conceptualisation du monde imaginaire

Ceci étant dit, on peut se demander si l’on peut conceptualiser le monde imaginaire, irréel et futuriste, qui contient des thèmes récurrents et, implicitement, des termes maintenant presque familiers : qui ne sait pas ce que c’est un « Martien » ? ou un quelconque autre « extraterrestre » ? Pourtant, à moins que je ne sois très mal informée, les silhouettes si singulières, que l’on rattache habituellement à ces mots, appartiennent encore à l’imagination humaine, de la même manière que leurs caractéristiques spécifiques. On peut dire, pour simplifier, qu’il existe déjà des concepts imaginaires, comme celui d’immortalité que nous avons évoqué plus haut, voire même comme celui de « futur », qui ne correspondent à aucune chose de ce monde matériel. Le terme « extraterrestre » désigne en même temps, à l’intérieur d’un monde imaginaire, ce qu’on peut appeler un concept fictif désignant un « être vivant censé provenir d’une autre planète que la Terre », selon le Dico en ligne Le Robert, en tenant compte de la multitude de types d’êtres vivants qui pourraient éventuellement exister ailleurs, en dehors de la Terre. Il y a par contre des mots ou des expressions de science-fiction comme les visiophones, les écrans tactiles, l’intelligence artificielle, la téléportation ou voire même le téléjournal, qui n’étaient jusqu’à il n’y a pas longtemps que des concepts futuristes, et qui sont actuellement devenus réalité avec les progrès réalisés dans le domaine des nouvelles technologies, plus particulièrement dans le domaine de la téléportation quantique, dans le développement de l’IA, des médias sociaux (tels que Facebook, Twitter et YouTube), ou grâce à la fabrication d’appareils pourvus d’une caméra intégrée[5].
Mais pourquoi attendre que l’imagination devienne une réalité, pour justifier la pertinence d’élaborer des concepts imaginaires, lorsqu’elle est elle-même un type de réalité, et peut-être même la seule réalité qui nous attend dans le futur ? Béatrice Jousset-Couturier (2016, p. 164) écrit, dans son chapitre consacré à « la vie dans le virtuel », que « Les technologies de l’information et de la communication […] envahissent notre espace en le « virtualisant » (Besnier, cité dans Jousset-Couturier, 2016) ». Philosopher dans le monde virtuel, où l’imagination règne, ce sera peut-être la tâche du philosophe dans le futur.

Le futur : interprétation de l’imagination

Imaginer n’est-il pas déjà organiser ce qui est perçu et, par là même, instituer un sens ? (Gilon, 2013)

Selon Odile Gilon, l’imagination implique un effort d’organisation des images et des idées que l’esprit seul peut se représenter, d’une manière qui ait du sens. Attribuer un sens à nos réflexions et à nos représentations sur le futur en établissant un lien clair et cohérent entre les différents éléments réels et imaginaires qui les composent, c’est autrement dit les interpréter. L’imagination est par conséquent, selon Odile Gilon, une manière particulière d’interpréter tout ce qui n’existe pas, ou pas encore. Ce syllogisme entraîne deux questions nécessaires pour comprendre l’importance que revêt l’imagination dans les réflexions sur le futur. Comment faire une interprétation du futur ? Est-ce que le fait d’interpréter ce que l’on imagine présente un quelconque avantage pour la recherche de la vérité ?
Habituellement on dit que chaque chose, passée ou présente, (par exemple l’invention de l’écriture), doit avoir un sens, un sens véritable, qui puisse constituer une réponse à la question de savoir pourquoi a-t-elle été créée. Cette question interroge plus précisément la cause de la création de cette nouvelle chose ainsi que sa finalité ou « la visée […] : le quelque chose visé », selon l’expression de Paul Ricoeur (1965, p. 37). Dans notre cas, il s’agit donc d’interpréter le futur et les événements qui surviendront dans le futur. En d’autres mots, il s’agit d’élucider des événements, ainsi que leurs différents contextes éventuels, qui n’existent que dans notre esprit, ou dans des fictions, sous forme d’associations originales et parfois complètement loufoques d’idées et d’images. Nous devons donc travailler avec des hypothèses dans l’analyse du futur, tout en demeurant conscients que celles-ci n’auront pas nécessairement lieu dans l’avenir. Cependant, en cherchant à définir le sens que peuvent prendre les différents scénarios possibles pour le futur, leurs causes et leurs prétentions, donc comment ces scénarios peuvent-ils se produire, comme le fait déjà la série anglaise Black Mirror, nous pouvons tester virtuellement nos intentions au sujet de l’avenir de l’humanité et, par voie de conséquence, éviter de tomber dans le non-sens que l’histoire a déjà largement connu. Et pourquoi pas donner au futur le sens voulu, c’est-à-dire pas seulement le chercher, mais aussi le projeter. « En effet, cela permettrait d’accompagner les jeunes […] à le réorienter en fonction de ce qu’ils souhaiteraient », écrit, dans le même sens, Benjamin Leclercq (2020) que nous avons déjà cité.
Pour chercher le sens d’une chose, même d’une chose imaginée, comme par exemple le téléchargement de l’esprit (mind uploading), nous devons d’abord identifier tous les éléments qui la composent, et ensuite les mettre dans un certain ordre, en suivant un enchaînement à la fois descriptif et logique. En mettant en relation les différents éléments qui sont censés faire partie de l’événement futur que nous voulons interpréter, nous pouvons en déduire des éléments éventuellement manquants et, comme l’événement en question ne s’est pas encore produit, en effacer d’autres qui ne font pas partie de l’enchaînement logique d’événements conduisant à sa réalisation.
Je peux vous donner un exemple concret. En parlant du téléchargement de l’esprit, un autre sujet de préoccupation pour les transhumanistes, la plupart des élèves n’étaient au départ pas très enthousiastes, en déclarant haut et fort que le cycle de vie humain doit être respecté. Ceux qui projettent de transférer les consciences humaines dans de nouveaux supports, le font pour eux-mêmes, puisque c’est eux qui ont peur de mourir. Mais, après avoir longuement argumenté contre le téléchargement de l’esprit (mind uploading), et l’avoir considéré comme un événement impliquant une altération de la nature et de l’essence même de l’être humain, quelques élèves ont changé d’avis lorsqu’ils se sont rendu compte que ce serait une opportunité incroyable pour que leurs grands-parents ne meurent pas. Donc, en y réfléchissant autrement, les élèves ont identifié un lien logique important dans la recherche du sens de cet événement futur éventuel, entre d’une part cet événement et de l’autre le désir humain de ne jamais être séparé de nos proches. L’événement a soudainement reçu un sens particulier qui le rendait acceptable aux yeux des élèves. En effet, pour rejoindre ce que je disais au début de cet article, les différents scénarios du futur doivent être au moins possibles et soutenables, même s’ils risquent de ne jamais être réalisés. La particularité de ce nouveau lien qui vient s’articuler avec l’ensemble des liens qui composent l’événement réside dans son aspect humain. Pour qu’il ait un sens, l’événement doit répondre à l’exigence universelle d’humanité, nous apprend Éric Delassus (2019) :

Là où il y a sens, il y a humanité, là où il n’apparaît pas, ou pire ! là où il disparaît, l’humanité disparaît avec lui.

D’autre part, comme je l’ai dit plus haut, l’interprétation de scénarios futurs potentiels permettrait de revoir certaines idées reçues au sujet du futur, et de se débarrasser de certaines d’entre elles qui semblent avoir été particulièrement influencées par les émotions, telles que la peur non argumentée des robots, ou la menace que constituent les nouvelles technologies, etc. De ce point de vue, l’interprétation met un frein à l’imagination, empêchant qu’elle devienne une surinterprétation ou une affabulation. Qui plus est, les élèves qui, par exemple, expriment leurs inquiétudes face au transhumanisme et au progrès de l’IA sous prétexte que les robots sont méchants partent d’un même présupposé : celui de la méchanceté des robots. En l’identifiant et en remettant en discussion ce qui leur semblait être une évidence sans en être une réellement, les élèves entraînent une compétence particulière en philosophie, à savoir « dégager les présupposés » (Tozzi, 2022), les critiquer et finalement formuler une opinion bien réfléchie. Le même raisonnement s’applique à l’opinion adverse qui soutient le transhumanisme.
Les élèves sont donc invités à laisser libre cours à leur imagination, mais en concevant des scénarios qui aient un sens, même si ce sens n’est pas le même pour tout le monde. Cela m’amène directement à la deuxième question, qui serait de savoir si l’interprétation de l’imagination serait un plus pour la recherche de la vérité.
François Galichet, dans sa discussion (Galichet et al., 2021) avec Michel Tozzi à propos de la meilleure méthode d’enseignement de la philosophie, nous explique ainsi en quoi consiste une interprétation :

Dans la démarche interprétative, on part d’un objet (ex. : texte, oeuvre d’art) ou d’une situation[6] et on essaie de dégager les sens plus ou moins divergents, voire contradictoires qu’ils impliquent (polysémie, ambivalence). Puis on tente de rapporter chacun de ces sens au contexte auquel il renvoie et qui lui donne sens.

Ce qui permet finalement de les relier à d’autres objets ou situations analogues, qu’on étudiera par comparaison[7] pour en faire apparaître soit les similitudes soit les variations de sens.

La démarche interprétative implique naturellement, selon François Galichet, un grand nombre d’interprétations différentes, et plus précisément, dans le cas qui nous occupe, des mêmes scénarios transhumanistes. C’est un fait que les chercheurs et les auteurs ne s’accordent pas toujours sur l’interprétation d’une chose. Enseignants et élèves peuvent aussi suggérer des interprétations tout à fait divergentes. Comme je l’ai déjà mis en évidence plus haut, les élèves n’avaient pas tous accueilli favorablement un éventuel futur transhumaniste. Leurs interprétations des événements annoncés par les transhumanistes oscillaient entre l’extinction de l’espèce humaine et son apothéose. Selon la première interprétation, la fusion de l’homme et de la machine conduira inévitablement à l’aliénation de l’humanité, voire à sa fin, car les robots, nécessairement méchants, on ne sait pas pourquoi d’ailleurs, sont plus puissants que l’être humain. Je pense que les films tels que Terminator y sont pour quelque chose. Par contre, suivant la deuxième interprétation, qui appartenait plutôt à des élèves en option physique et applications des maths, les êtres humains et les robots ne sont pas si différents l’un de l’autre. Selon eux, nous fonctionnons de la même manière qu’un robot, ou l’inverse, car c’est bien nous qui l’avons créé et qui pouvons l’arrêter à tout moment. Pour ces jeunes élèves déjà scientifiques, un futur transhumaniste ne constitue aucune menace pour l’existence de l’humanité. Cette position s’explique sûrement par la maîtrise des domaines qui touchent aux nouvelles technologies. Peut-être que plus on s’y connaît en robotique, plus on sait comment arrêter une Intelligence Artificielle, et moins on est inquiet. Afin de nourrir ce débat entre les différentes interprétations, on peut proposer aux élèves de réfléchir à partir de plusieurs points de vue différents sur les avancées technologiques, exprimés par divers auteurs, souvent en désaccord, comme Mark Hunyadi (2018) et Raymond Kurzweil (2007), car beaucoup de ceux qui s’intéressent au mouvement transhumaniste ne sont pas nécessairement pour la robotisation de l’humanité. Les élèves peuvent formuler leurs propres doutes et craintes et leurs espoirs pour l’avenir, tout en se ralliant de manière argumentée à l’un ou à l’autre de tous ces points de vue. Tout compte fait, la diversité des points de vue favorise les discussions entre les élèves et permet, par l’échange, la remise en question des idées sous différents angles, et l’estimation de la force de leurs arguments. Qui plus est, selon François Galichet, il est même très important qu’il y ait cette divergence d’opinions, afin de garantir une discussion riche et constructive.
Le sens d’une chose n’est effectivement pas toujours évident, mais il est souvent caché, mystérieux, énigmatique, et parfois incertain et contestable. Mais, si nous sommes amenés à le remettre en question, par exemple si nous devons faire apparaître les significations diverses que peuvent prendre un texte ou des images lors d’un travail écrit en philosophie, ou, plus sérieusement, donner un sens à notre existence, c’est surtout parce que nous n’avons pas encore découvert le sens véritable. Si le sens demeure indéterminé, la chose en question demeure à son tour sans explication et elle peut même sembler insensée et absurde.
Pour que le sens ne fasse plus aucun doute, il faut qu’il n’y ait aucun soupçon de conflit d’interprétation, et pour que tout le monde puisse parvenir à une seule interprétation, il faut que celle-ci puisse être vérifiée et étayée par des preuves. Mais, lorsqu’on peut faire la preuve de notre interprétation, celle-ci devient plutôt une connaissance scientifique. Je suis ainsi d’accord avec l’idée que l’on ne procède à l’interprétation que lorsque nous n’avons pu trouver aucune preuve scientifique pour étayer nos dires, ou lorsque la nature de la chose qui doit être interprétée ne peut pas être prouvée empiriquement (Künstler, 2019). Dans ces conditions, seule la logique intérieure de la chose permet d’approfondir sa compréhension. Qu’en est-il alors du sens du futur ? Il va de soi que nous ne pouvons pas avoir de preuves tangibles, et que dans ces conditions l’interprétation de nos réflexions sur le futur et la querelle des interprétations s’imposent donc comme la seule voie possible vers la connaissance.

Conclusion

Ainsi, nous pouvons conclure qu’il serait tout à fait pertinent et même indispensable de recourir à l’imagination pour réfléchir au futur en classe de philosophie. Peu importe les représentations que les élèves se font du futur, ce qui compte d’abord, c’est qu’ils sachent qu’ils peuvent réfléchir au-delà de ce qui est considéré comme émanant de la raison, et qu’ils peuvent exprimer librement ce qu’ils pensent. Car, il n’y a pas de discours sortis tout droit de l’imagination qui soient plus vrais que d’autres, mais, exceptionnellement, chaque imagination vaut la peine d’être partagée. Cette méthode est toutefois sujette à l’exigence que toutes ces choses imaginaires aient été soigneusement pesées, que les élèves y aient réfléchi de manière critique et constructive, et qu’ils puissent apporter des arguments solides laissant penser qu’elles sont parfaitement possibles et réalisables. Enfin, il faut que le futur ait un sens, même s’il est par sa nature imaginaire.

  • Arendt, H. (2020). La crise de la culture. Traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Lévy. Gallimard.
  • Aristote. (1994). De l’Interprétation (traduction de Jules Tricot). Paris : Éditions Vrin.
  • Besnier, J.-M. (2012). Demain les posthumains : le futur a-t-il encore besoin de nous ? Fayard.
  • Delassus, É. (2019, 23 décembre). Pourquoi les hommes sont-ils en quête de sens ? Le Professeur Eric DELASSUS nous explique. ManagerSante.com®, 32. https://managersante.com/2019/12/23/27061/
  • Galichet, F., Tozzi M., & Chirouter, E. (04/2021). Table ronde – Conceptualiser ou/et interpréter la notion de temps. Diotime. Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, 88. https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/088/021/
  • Gilon, O. (04/2013). Allégresse et polyphonie de soi : le rôle de l’imagination dans la philosophie comme édification de soi en vue de l’autre. Diotime. Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, 56. https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/056/022/
  • Hunyadi, M. (2018). Le temps du posthumanisme : un diagnostic d’époque. Les Belles Lettres.
  • Institut Périmètre (2015, 2 juillet). 13 éléments de science-fiction qui sont devenus réalité scientifique. https://insidetheperimeter.ca/fr/13-elements-de-science-fiction-qui-sont-devenus-realite-scientifique/
  • Jousset-Couturier, B. (2016). Le transhumanisme. Eyrolles.
  • Künstler, R. (2019). Interprétation (GP). In Kristanek, M. (dir.), l’Encyclopédie philosophique. https://encyclo-philo.fr/interpretation-gp
  • Kurzweil, R. (2007). Humanité 2.0 : la bible du changement. Traduit de l’américain par Adeline Mesmin. M21 Éditions.
  • Leclercq, B. (2020, 18 décembre). Et si on enseignait le futur à l’école ? Usbek & Rica, 30. https://usbeketrica.com/fr/article/et-si-on-enseignait-le-futur-a-l-ecole
  • Platon. (1941). Philèbe (texte établi et traduit par Auguste Diès). Paris : Belles Lettres.
  • Prairat, E. (2019). Propos sur l’enseignement. Presses universitaires de France.
  • Ricoeur, P. (1965). De l’interprétation : essai sur Freud. Le Seuil.
  • Tozzi, M. (01/2022). Les présupposés. Diotime. Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, 90. https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/090/008/
Notes
  1. La Singularité est la cinquième époque de l’évolution de l’humanité selon les prévisions du futurologue Raymond Kurzweil, qui se caractérise par la fusion de l’intelligence biologique et de l’intelligence artificielle. ↩︎

  2. L’histoire se passe de nos jours aux États-Unis, plus précisément dans la ville de Forks. ↩︎

  3. Dans le sens inverse, certains films sont tellement déconnectés de la réalité qu’on a peine à croire qu’ils « pourraient » se produire un jour. ↩︎

  4. Les Éditions Gallimard recommandent un certain nombre de titres sur https://www.gallimard-jeunesse.fr/conseils-de-lecture/science-fiction-et-dystopie-ados-et-preados-.html ↩︎

  5. « 13 éléments de science-fiction qui sont devenus réalité scientifique », https://insidetheperimeter.ca/fr/13-elements-de-science-fiction-qui-sont-devenus-realite-scientifique/ ↩︎

  6. Par exemple, le futur. ↩︎

  7. Par exemple, le mythe. ↩︎

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