Revue

Table ronde - Conceptualiser ou/et interpréter la notion de temps

Introduction : la problématique

François Galichet et Michel Tozzi entretiennent une discussion (une controverse ?) sur les compétences du modèle de l'apprentissage du philosopher1 de M. Tozzi ( Problématiser, conceptualiser et argumenter). F. Galichet met en effet l'accent sur la compétence interprétative ( Interpréter)2. La question est de savoir si cette dernière compétence est une nouvelle compétence à prendre en compte dans l'apprentissage du philosopher, supplémentaire et complémentaire aux trois autres, ce qu'accorde M. Tozzi, ou une compétence prédominante, ce que soutient F. Galichet, sans pour autant négliger les autres. Nous voudrions montrer dans cette table ronde, sur l'exemple du temps, la complémentarité de ces deux approches.

I) La conceptualisation : pistes didactiques et exemplification sur la notion de temps (Michel Tozzi)

Introduction

Certains philosophes pensent que la philosophie est essentiellement une "création de concepts" (G. Deleuze)3. Conceptualiser est alors primordial. D'autres pensent que ce qui est central, c'est problématiser (ex : Sébastien Charbonnier4 ou Gaëlle Jeanmart5. Nous pensons pour notre part que philosopher c'est articuler de façon cohérente ces processus. Nous allons nous centrer dans cet article sur l'intérêt de la conceptualisation pour l'apprentissage du philosopher6.

Conceptualiser, c'est une façon de mettre en relation par la pensée une notion et le réel (vécu et pensé par un humain). C'est tenter de donner à une notion (la justice, la violence, le temps), idée générale et abstraite désignée par un mot, un sens plus précis, car élaboré par la pensée, qui cherche à comprendre le rapport humain au monde. Conceptualiser est le projet d'un sujet (pensant) qui va faire un trajet de conceptualisation, en partant d'une représentation plus ou moins floue de la notion pour lui donner progressivement par le travail de la pensée une configuration conceptuelle (Deleuze), qui dessine et borne ses contours pour rendre compte autant que possible de ce qui fait sens dans notre être au monde. Si apprendre à philosopher, c'est notamment apprendre à conceptualiser, la question didactique est alors de savoir pour un apprenti-philosophe comment ? C'est le travail du didacticien de l'y aider. Exemple sur le temps...

A) Comment conceptualiser ?

1) Tenter de définir la notion

a) On peut conceptualiser une notion en tentant de la définir. C'est notamment le projet de Socrate que de répondre à la question : "qu'est-ce que..." le courage, la justice, la beauté... le temps ? On peut par exemple définir le temps comme "l'ensemble des conditions physiques des basses couches de l'atmosphère à un moment et un lieu précis" (la météo) ; "la mesure de la durée" ; "la période qui va d'un événement antérieur à un événement postérieur" ; "un changement continuel, continu et irréversible, par lequel le présent devint passé (ou le futur présent)", "un milieu homogène et indéfini, dans lequel se déroule les événements", "un réel entre deux non-être"... Sa définition varie aussi avec les philosophes : "une imitation mobile de l'éternité, qui progresse suivant la loi des nombres" (Platon), ou "le nombre du mouvement selon l'antérieur-postérieur, qui est continu" (Aristote), "l'intervalle du mouvement, qui mesure la rapidité et la lenteur" (Chrysippe), une forme d'appréhension de la subjectivité humaine (Kant) ; "ce qui unifie la conscience par l'accord du passé et de l'avenir à travers le présent" (Existentialisme), l'étoffe de la subjectivité qui est temporalité, la persévérance de l'être etc.

Rappelons aussi que les grecs disposaient de trois mots distincts pour le temps : outre aîon, difficile à traduire (le temps cyclique, la longue durée), ils parlaient de chronos (le dieu du temps chronologique), le temps physique, linéaire ou continu, et kairos, le moment opportun de l'occasion à saisir, à ne pas laisser passer (avant c'est trop tôt, après trop tard), celui du basculement décisif, créant de la profondeur dans l'instant, non pas mesuré objectivement mais ressenti, celui de la ruse (la métis) d'Ulysse, sensible dans une situation donnée à ce qu'il faut faire au bon moment, le moment qu'il faut (dans le panthéon grec, Kairos était un dieu qui avait une touffe de cheveux sur le front. Quand il se présentait à l'improviste, il fallait se précipiter sur sa touffe, car vite passé, on ne pouvait plus le saisir, car la main glissait sur son crâne nu).

b) Pour définir une notion, on peut chercher à la façon d'Aristote son genre prochain et la différence spécifique que déterminent ses attributs: le temps c'est un genre de changement, mais continu (pas de saut) et indéfini (pas d'arrêt) ; c'est un genre de mouvement, qui toujours avance (et jamais ne recule), irréversible ; c'est ce qui passe, en se mesurant quantitativement ; c'est le passé, qui peut devenir présent - ou le présent, qui peut devenir passé - ou l'avenir, qui n'est pas encore ; un vécu de la conscience, plus ou moins long ou rapide, espéré ou craint...

c) On remarquera ci-dessus en a) que pour définir une notion, on a recours à d'autres notions nécessaires pour la penser (comme pour définir un mot, on a besoin d'autres mots de la langue), qui tissent comme une trame conceptuelle de la notion. Exemples ci-dessus : durée, mesure, antérieur/postérieur, passé/présent/avenir, changement, continu, irréversible, homogène, indéfini, éternité, progression, nombre, intervalle, mouvement, rapidité/lenteur, forme de l'esprit, subjectivité etc. Cette trame est essentielle car elle est mise en relation de notions entre elles, ce qui est créateur de sens. Les cartes mentales sont un excellent moyen de tisser une architecture de notions pour explorer une notion, ou préparer une intervention.

d) Les distinctions conceptuelles sont des opérations fondamentales de la conceptualisation pour penser une notion. Il y a par exemple le temps linéaire et le temps cyclique (cf. Nietzsche) ; le temps du mythe, qui est narratif mais à vocation explicative, et le temps de la nature réelle ; la distinction, qui est une opposition, entre le commencement et la fin ; ou entre le logique et le chronologique ; la distinction de l'origine (qui est temporelle et chronologique) et du fondement (non temporelle, qui renvoie à des principes). Le temps de la vie et le temps d'après la mort (Le néant, ou la résurrection, la réincarnation, la métempsychose...).

Bergson lui fait une distinction fondamentale7 entre :

  • le temps objectif, celui de la montre, quantitatif, mathématisable dans des équations (exemple la vitesse est la distance parcourue en un certain temps), divisible en unités de temps (la base en est la seconde), absolu et immuable, homogène et indifférencié (une seconde = une seconde, scande le métronome), à l'aise avec l'espace, car géométriquement représentable, symbolisé par une flèche (le temps avance, a un sens, et avance toujours à la même allure de l'aiguille qui saute d'un point au suivant), où le présent est représenté par un point (l'instant) qui se déplace, indépendant de et indifférent à toute façon subjective de le vivre. De ce point de vue, nous semblons vivre dans le temps, comme nous vivons dans l'espace. Et plus précisément dans la seule réalité de l'instant, seul à exister, puisqu'avant c'est déjà passé, et après ce n'est pas encore.
  • et le temps subjectif, qu'il nomme la durée, "impression subjective du temps", expérience d'altération psychologique du temps objectif, temps de la conscience qui se vit individuellement de façon différente voire opposée selon les individus, où le moment semble trop long dans l'ennui ou l'attente, et trop court dans le plaisir (déjà !). L'instant, élastique, y va plus ou moins vite, se précipite ou se ralentit, se contracte ou se dilate, est plus ou moins intense. Il est de nature qualitative, hétérogène, accompagné d'émotions, agréables ou désagréables selon le contexte. Nous sommes ici moins dans le temps que temporalité nous-même, comme si notre subjectivité variait au gré des événements, se colorait... Nous ne sommes pas subjectivement toujours dans l'instant, et il faut parfois un effort de concentration pour s'y installer, comme dans la méditation, car nous sommes souvent plutôt par la mémoire dans le passé, avec le souvenir, le regret, la nostalgie ou le remords, ou au contraire dans l'avenir avec l'attente, la crainte, ou l'espoir, le projet, l'anticipation, la planification...

Cette distinction est fondamentale, car elle permet d'analyser notre rapport au réel. Ce décalage entre le temps mathématique extérieur et la temporalité interne de notre subjectivité explique une partie des problèmes que nous rencontrons pratiquement avec le temps, car nous vivons en même temps le temps de notre montre au poignet qui donne l'heure "objective", et tourne toujours à la même allure (si la montre fonctionne !), et un temps subjectif plus ou moins rapide dans notre vécu (je ne me suis pas rendu compte que le temps passait !). On peut être ainsi "en retard" (ou "en avance") par rapport au temps objectif, pour le meilleur ou le pire ! Surtout quand le temps objectif devient un temps social, l'heure de tous pour tous, qui permet de se synchroniser, de s'organiser en société, de se donner rendez-vous, d'avoir des réunions...

e) On peut aussi analyser les composantes internes de la notion, en la subdivisant. Le temps est tridimensionnel, il peut se répartir entre passé, présent et avenir, qui se succèdent ; mais aussi en secondes, minutes, heures etc. Il est composé d'instants qui se succèdent et se juxtaposent. Et analyser les relations entre ces composantes : le présent est après le passé et avant le futur. Les minutes s'emboitent dans une heure.

f) Il est intéressant de faire varier les composantes de la notion pour configurer certaines notions : l'immortalité, c'est un temps qui a commencé et ne finira pas. L'éternité est hors temps, sans commencement ni fin. Un temps cyclique ne bouleverse pas la succession ni la continuité ni même l'indéfinité du temps, mais on revient régulièrement au point de départ, contrairement au temps linéaire où on s'en éloigne de plus en plus. Le corps vivant peut avoir un terme mais pas forcément l'âme.

g) On peut rapprocher la notion examinée d'autres notions, pour voir leurs éléments communs : le temps, comme l'espace, est un milieu dans lequel se passent des événements ; ou le temps et l'espace sont des catégories de notre pensée pour percevoir et penser le réel (Kant). On peut aussi les distinguer : le temps est irréversible, on ne peut revenir en arrière, l'espace non (un mobile dans l'espace peut revenir à son point de départ) : d'où la remarque de Lagneau : "Temps forme de ma puissance, temps forme de mon impuissance". D'ailleurs c'est par l'espace que l'on figure géométriquement le temps objectif, comme l'instant-mobile se déplace sur une ligne droite dans le sens d'une flèche.

h) Les objets renvoyant à la notion peuvent permettre de trouver certains éléments de la notion. Ex. : le baromètre nous indique s'il va faire plutôt beau ou mauvais : le cadran solaire, la montre, l'horloge renvoient à la mesure du temps ; le réveil nous le rappelle ; la clepsydre (horloge hydraulique) ou le sablier évoquent son écoulement ; le chronomètre indique sa vitesse, le métronome son rythme...

2) On peut aussi s'appuyer sur le langage pour cerner la notion de temps

a) On peut chercher les noms du temps, des synonymes : météo, climat, température, orage, tempête, vent, atmosphère, pression, air, ciel, nuage, jour, nuit ; durée, époque, siècle, année, saison, mois, semaine, jour, heure, minute, seconde, période, cycle, âge, jeune, vieux, génération, naissance, mort, date, ère, moment, délai, pause, loisir, passé, présent, futur, avenir, avant-hier, hier, veille, matin, matinée, après-midi, crépuscule, soir, soirée, demain, lendemain, après-demain, instant, intervalle, antériorité, postériorité, etc.

b) On peut connaître différentes déterminations du temps par ses adverbes : aujourd'hui, après, aussitôt, autrefois, avant, bientôt, d'abord, déjà, demain, encore, enfin, ensuite, hier, jadis, jamais, maintenant, quelquefois, parfois, puis, rarement, récemment, soudain, souvent, tard, toujours, tôt, tout à coup, tout de suite, etc.

c) La grammaire française décline le temps en présent, passé-composé, imparfait, passé récent, passé simple, plus-que-parfait, passé antérieur, futur proche, futur simple et futur antérieur. D'autres langues ont des façons différentes de décliner le temps, car le langage traduit une diversité de visions du monde selon les cultures...

d) On peut étudier différentes expressions avec la notion pour préciser son sens en contexte :

La nuit des temps : époque éloignée dans le passé.
De tout temps : depuis toujours.
De mon temps : à mon époque.
Ces derniers temps : récemment.
À temps/juste à temps : à l'heure/assez tôt.
Par les temps qui courent : actuellement.
En temps ordinaire : habituellement.
De temps en temps/de temps à autre : quelquefois.
Avec le temps : peu à peu, à la longue.
En temps utile : au moment propice.
En un rien de temps : rapidement.
En même temps : simultanément.
Tout le temps : continuellement.
Être dans l'air du temps : être à la mode.
Avoir fait son temps : être à la fin de son activité, de sa vie. Pour un objet, être désuet, obsolète.
Gagner du temps : retarder un évènement.
Perdre du temps : ne pas faire un bon usage du temps, ne pas être efficace.
Le temps presse : il y a urgence.
Prendre son temps : ne pas se presser.
Tuer le temps : faire n'importe quoi pour ne pas s'ennuyer sans motivation.
Le plus clair de son temps : la partie la plus importante de la journée.
Un passe-temps : occupation qui fait passer agréablement le temps.
L'emploi du temps : répartition d'activités durant un temps défini.
Etc.

e) On peut chercher aussi des proverbes qui situeront les sens de la notion dans un contexte langagier ("Le temps fuit et emporte avec lui tout ce que nous laissons échapper". "Emploie bien ton temps, ne perd pas un moment, le présent passe en un instant"). Et plus généralement des citations, littéraires ou philosophiques ("Oh temps, suspends ton vol, et vous heures propices suspendez votre cours ! Laissez-nous savourer les merveilleux délices des plus beaux de nos jours !" Lamartine - "Tout homme, dès qu'il est né, est assez vieux pour mourir" Heidegger).

f) La métaphore peut nous éclairer : soit sous forme imagée (le sablier qui s'écoule...), soit dans la langue (le fleuve qui coule...)

3) On peut aussi travailler les sens de la notion dans ses différents champs d'application

Une même notion peut en effet avoir des sens différents selon le domaine considéré. Enquêter sur ces domaines élargit l'empan de la notion, enrichit son appréhension, fournit un réservoir d'exemples à analyser ou pour illustrer. On va par exemple convoquer le temps dans différentes sciences.

La météorologie tente de prévoir le temps qu'il va faire par l'analyse des phénomènes atmosphériques.

En physique, le temps est représenté géométriquement par une ligne droite orienté dans un seul sens (la flèche du temps), où chaque point représente un instant. Mais ce temps de la physique classique n'est pas celui de la théorie de la relativité, qui est élastique, relatif à un repère : le temps y passe plus vite si on va plus lentement ! On va trouver le concept de temps en biologie, où il est lié à l'apparition de la vie sur la terre. Le temps vital concerne les rythmes biologiques (ex : cardiaque, circadien), le déroulement de la vie et le processus du vieillissement chez les individus et les espèces, et aussi l'évolution historique des espèces. La paléontologie les étudie dans les temps géologiques par les fossiles.

Le temps est aussi un concept en économie, où il est une ressource générant de la valeur qu'il faut optimiser (la rentabilité permet de fabriquer plus en moins de temps) ; on distingue par exemple temps de travail et de non-travail (loisir), temps d'activité nécessaire à la reproduction de la force de travail (Marx), mémoire et anticipation du dirigeant, le court, moyen et long terme, les passages obligés et les reproductions de cycles, les étapes irréversibles (importantes en écologie).

En psychologie : nous n'avons pas de récepteur sensoriel du temps (comme les yeux pour voir), mais nous faisons l'expérience de son écoulement, variable avec nos émotions (la peur rend le temps long), nos activités (la concentration le rend court), notre âge (il passe plus vite quand on est plus âgé) ; la psychanalyse nous révèle qu'il n'y a pas d'oubli pour l'inconscient ; la psychopathologie nous éclaire sur l'amnésique et son identité problématique, l'obsessionnel et ses rites répétitifs. La sociologie nous éclaire sur le temps social, ensemble de représentations collectives propres à telle ou telle société, qui informent le rapport au temps des individus. Elle nous alerte sur les phénomènes post-modernes de l'accélération (Hartmut Rosa)8, du présentisme, du jeunisme, de la crise du futur à travers celle de progrès, de la fin des grands récits (J.F. Lyotard)... L'histoire est la connaissance scientifique du temps collectif passé, selon leur chronologie (la frise du temps), elle interroge dans les phénomènes sociaux les continuités et les ruptures (révolutions), les généalogies, et pointe par exemple la montée de la mémoire et la concurrence des mémoires blessées (Shoa des juifs, colonisation des noirs, guerre d'Algérie...). La préhistoire s'intéresse à l'histoire des hommes avant l'écriture. Et il y aussi la musique et le temps musical : on y parle de mesure, de rythme (à trois temps...), de tempo, de pulsation, de temps fort, de durée des notes, de contretemps, etc.

Le champ d'application d'une notion peut concerner un domaine d'usage dans un champ du savoir (comme ci-dessus) ou de pratique : par exemple sportive (le temps d'un match, la mi-temps), culturelle (le temps d'un morceau, d'un concert, d'une pièce), éducative (la séquence et la séance dans la mise en oeuvre d'un programme) ; mais aussi l' extension de la notion considérée (parle-t-on de l'histoire ou de la mémoire au niveau individuel ou collectif ?).

4) Une façon d'analyser une notion, c'est aussi de l'examiner à travers ses différents champs ou dimensions philosophiques

Par exemple le temps métaphysique de l'origine du cosmos (mythique ou scientifique : le big-bang), de notre système solaire, de la terre, de la vie, de la conscience, du commencement et de la fin du monde ; le temps de la naissance, de la mort et de l'au-delà ; le temps dans les mythes gréco-romains ou chrétiens (ex. l'éden avant et l'apocalypse à la fin). Mais aussi le temps épistémologique de la découverte et des révolutions scientifiques (ex : l'histoire de la mesure du temps), ou le temps scientifiquement défini ; le temps éthique de la responsabilité, de la décision individuelle, de l'hésitation dans le dilemme moral, de l'engagement, de la fidélité, de la culpabilité dans l'après-coup de l'acte ; le temps politique de la promesse, de l'élection et du mandat, de la décision ; le temps artistique de la création ou esthétique de la contemplation...

5) On peut aussi recourir à d'autres notions qui sont intimement liées à la notion étudiée (ici le temps)

En ce sens qu'on ne peut penser ces notions sans la première (ex. l'histoire sans le temps) et qui, sans participer directement à sa définition, permettront de l'analyser, de l'approfondir, de se poser des questions, de problématiser la notion ou des relations entre notions. Exemples de notions qui engagent le temps : le souvenir, la mémoire et l'oubli, l'histoire, la fidélité ; le projet, la prévision, la programmation, la planification, la promesse. Et toutes les nuances du vécu d'une conscience par rapport au temps : le regret et la nostalgie, où c'est malheureusement déjà passé et ne reviendra plus ; le remords, version morale du regret où je ne peux effacer le passé dont je me sens responsable et coupable ; l'attente où ça n'arrive pas, avec l'impatience quand ça tarde à venir ; l'urgence, qui ne peut attendre, la patience où l'on sait attendre ; la précipitation, où l'on veut accélérer le temps ; l'ennui où ça ne passe pas, cantonné dans un pur présent, coincé dans un instant vide ; la résistance, où l'on fait un effort intense sur peu de temps, et l'endurance, où l'on fait un effort régulier pendant longtemps ; la persévérance, où l'on poursuit longtemps son objectif ; l'espoir ou la crainte, deux versions opposées, optimiste et pessimiste, d'envisager l'avenir ; la science-fiction, qui imagine pour l'avenir les conséquences bénéfiques ou catastrophiques de certaines découvertes etc.

Résumons maintenant les opérations de pensée nécessaires pour conceptualiser

Définir une notion ; chercher son genre prochain et sa différence spécifique par des attributs ; rapprocher et distinguer cette notion d'autres notions qui permettent de la penser ; élaborer une trame conceptuelle de la notion qui en configure les contours ; analyser les noms, les adverbes, les temps de la grammaire, les proverbes et citations, les métaphores ; les composantes de la notion et les relations entre ces composantes ; faire varier les composantes de la notion principale sur ces notions ; travailler les différents champs d'application de la notion selon les domaines d'extension de la notion (ex. usage dans les champs du savoir ou de la pratique) ; envisager les différentes dimensions philosophiques de l'analyse (métaphysique, épistémologique, éthique, politique, esthétique...) ; enquêter sur d'autres notions qui ne peuvent se penser sans cette notion...

B) Faire conceptualiser en classe ou dans un atelier

On peut s'appuyer sur toutes ces opérations de pensée et tous ces éléments de contenu, en classe ou dans un atelier philo, pour faire réfléchir des enfants, des adolescents et des adultes sur le temps. En leur faisant par exemple découvrir, puis travailler, la distinction conceptuelle de Bergson.

Partons par exemple de la question : " Le temps passe-t-il toujours à la même vitesse ?". Question ouverte, qui peut appeler plusieurs réponses (ex. je ne sais pas, oui, non, c'est selon les individus, les circonstances etc.), dont des réponses contradictoires (oui/non), engageant alors des argumentations rationnelles fondées, d'où la nécessité d'en discuter, pour confronter les points de vue.

Un objectif métacognitif de la séance peut être de leur faire prendre conscience :

  1. qu'on ne peut répondre à une (cette) question que si l'on a défini la notion (de temps) présente dans la question, pour savoir de quoi l'on parle. Un des avantages de la conceptualisation, c'est de clarifier, mieux comprendre l'intitulé d'une question en définissant la ou les notions qu'elle contient ;
  2. qu'une notion peut être prise en plusieurs sens, et qu'il est donc nécessaire de définir ses sens quand il y en a plusieurs. Une question prend en effet un sens différent suivant les différents sens d'une notion qu'elle contient.
  3. qu'une réponse à une question n'est possible que si on précise en quel sens on prend la notion qui est interrogée, d'où la nécessité de la définir : la réponse sera différente, positive si l'on parle du temps objectif de la science et de la montre, négative s'il s'agit du temps subjectif de la conscience. Avec des élèves de terminale qui peuvent s'appuyer sur leurs connaissances en physique, la réponse à la question est oui dans la physique newtonienne et non dans la physique d'Einstein : tout dépend donc de la définition du temps selon la théorie choisie... On comprend la rigueur de la pensée philosophique : définir les notions pour savoir de quoi on parle, et argumenter pour tester si ce que l'on dit est vrai.

Conclusion

Ces opérations de conceptualisation visent à y voir plus clair dans la notion et le réel. Elles impliquent que le réel peut être compris par la raison, que les notions peuvent être définies, que l'homme peut ainsi élaborer des concepts qui rendent compte du réel. Certains philosophes contestent ces présupposés : Augustin dit qu'il ne sait pas ce qu'est le temps : dès qu'on le lui demande, sa réalité se dérobe ; Pascal soutient qu'on le comprend intuitivement dans son vécu, sans avoir besoin de le définir ; Wittgenstein affirme que la question "qu'est-ce que ?" n'a aucun sens, et que la signification d'une notion n'a de sens que dans un emploi contextualisé, dans des jeux de langage... Voilà qui relativise cette prétention. Mais l'invalide-t-elle ?

La conceptualisation est une tentative de la pensée rationnelle dont l'ambition est de cerner le réel. Elle doit cependant rester modeste, dans sa difficulté à épuiser sa complexité : le concept, comme la notion et le mot qui la désignent, ne sont pas la chose, et cet écart peut introduire, introduit même nécessairement une opacité. Il y a une prétention du concept à vouloir dire le monde. Certains y préfèrent l'intuition qui pénètre et ne circonscrit pas, ou l'interprétation, plus humble au niveau épistémologique, car elle se sait d'emblée plurielle, ouverte, alors que le concept enserre et clôture, donc réduit. Il ne faut donc ni surestimer le projet de conceptualiser, ni le sous-estimer, car il a une valeur, celle d'une approche discursive pour comprendre et expliquer, mais dans la limite du pouvoir de la raison.

II) Interpréter la notion de temps (François Galichet)

Le temps n'est pas un objet parmi d'autres en regard de la distinction entre démarche conceptualisante et démarche interprétative. Il est au contraire un enjeu essentiel.

Ce qui précède la pensée philosophique est la pensée mythique. Or celle-ci est fondamentalement structurée à partir du temps. Tout mythe est un récit fondateur, une histoire primordiale supposée expliquer la genèse du monde et celle des hommes. Le temps n'est pas seulement une dimension des choses ; c'est un paradigme qu'il s'agit d'interpréter. Ainsi par exemple, le mythe biblique de la Genèse (création du monde en sept jours) propose un ordre de la création (la lumière et la nuit, puis l'eau et la terre, puis les plantes, les astres, les animaux, et enfin l'homme), qui développe une hiérarchie implicite des êtres, effet d'une décision souveraine de Yaweh. En revanche, dans le mythe grec, Chronos est l'époux d'Ananké, déesse de la Nécessité. Contrairement au mythe biblique qui en fait une manifestation de la liberté de Dieu, le temps révèle un ordre qui ne souffre aucune dérogation. Alors que le temps biblique exprime la générosité d'une Volonté souveraine, le temps antique exprime un enchaînement implacable.

C'est encore une autre conception qui s'exprime dans la mythologie nordique. Le monde fut créé à partir des restes du géant Ymir, tué par ses petits-fils. Son sang est devenu les océans, les rivières et les lacs. Sa chair a engendré la terre ; son crâne est devenu la voûte céleste, sa cervelle les nuages, ses dents les rochers, etc. Ici, le temps est associé à une violence primordiale, un meurtre fondateur qui permet la genèse de l'univers.

Volonté, nécessité, violence, ce sont là trois sens possibles du temps que les mythes nous révèlent.

La pensée philosophique va se développer contre ces diverses formes de la pensée mythologique. Et du coup, elle va aussi rejeter le temps comme principe ontologique.

A) Une brève histoire philosophique du temps

a) De Platon à Spinoza, le temps a une valeur négative, secondaire et subordonnée

Chez Platon, il est défini comme "une image mobile de l'éternité". Le monde temporel est à la fois une imitation et une dégradation du monde éternel des idées. Chez Aristote, le temps est "le nombre du mouvement selon l'avant et l'après" : il désigne l'aspect mathématique du mouvement, c'est-à-dire la mesure. Mais tout mouvement renvoie à un premier moteur, et celui-ci ne peut être qu'immobile, donc intemporel.

Comment expliquer cette dévalorisation du temps ? Précisément par le fait que la philosophie se pense comme une activité conceptualisante. Si philosopher, c'est découvrir et contempler des concepts (les idées platoniciennes) sous les fluctuations du monde sensible et de l'expérience quotidienne, alors philosopher ne peut signifier qu'une sortie du temps, un arrachement au temps. Car le concept se définit essentiellement par son immutabilité, autrement dit par le fait qu'il échappe au temps.

La pensée antique distingue trois ordres hiérarchiquement disposés. Le premier, le monde des idées, est celui de la perfection ; il est intemporel. Le second, le monde des astres, est temporel, mais c'est une temporalité cyclique et géométrique, encore proche de la perfection. Le troisième, le monde sublunaire (le nôtre) se caractérise par une temporalité linéaire, irrégulière, erratique. En lui la perfection des idées (c'est-à-dire des concepts) se brouille, s'efface, s'altère.

On pourrait résumer tout cela en disant que pour la philosophie antique, et après elle la philosophie classique (de Descartes à Spinoza), temps et concept sont antinomiques. Plus la réalité est conceptuelle, moins elle est temporelle ; plus elle est temporelle, moins elle est conceptuelle.

b) C'est seulement à partir de Kant que le temps acquiert une valeur positive

Or comme je l'ai montré dans mon ouvrage ( Philosopher à tout âge, Vrin, 2019, chap. 1), c'est aussi le moment du basculement du paradigme conceptualisant au paradigme herméneutique.

Ces deux renversements ne sont pas sans lien. Seule l'approche interprétative, qui caractérise la philosophie moderne et contemporaine à partir de Kant et surtout de Hegel, considère le temps positivement, comme une source de pensée et non plus comme une dégradation ou altération du concept.

Ainsi chez Kant, le temps est essentiellement lié à la notion de progrès. Or le progrès implique une interprétation des phénomènes historiques : il faut les scruter, les déchiffrer, les expliciter pour discerner en eux ce qui manifeste le progrès derrière les désordres apparents. C'est ce travail interprétatif qu'accomplit Kant dans Qu'est-ce que les Lumières ? et d'autres essais historiques. Il s'agit de montrer en quoi des événements comme la Révolution française ou le règne de Frédéric le Grand en Prusse ont un sens qui n'est pas immédiatement évident et que la philosophie a pour tâche de dégager.

Cette vocation herméneutique de la philosophie, en rapport avec la réhabilitation du temps (de l'histoire) comme objet privilégié pour la pensée, s'accentue encore avec Hegel. Contre une démarche conceptualisante qui jugerait l'histoire de l'extérieur, depuis une idée a priori de la Justice, du Bien, de la République comme chez Platon, la démarche hégélienne consiste à prendre le temps historique comme matière essentielle du philosopher pour interpréter chacune de ses époques - l'esclavage, le christianisme, la féodalité, les Lumières, la Révolution française, Napoléon - comme des figures du développement de l'Esprit. Une "phénoménologie de l'Esprit" se substitue à l'idéal d'une pensée intemporelle qui caractérise les méditations cartésiennes ou l'éthique spinoziste, fondée sur une pensée "more geometrico".

On pourrait faire la même démonstration à propos de la démarche généalogique de Nietzsche. Elle aussi ne pense le temps qu'en procédant à l'interprétation de phénomènes comme la tragédie grecque, la pensée socratique, le christianisme, le développement des sciences, la démocratie. Le temps n'est plus un obstacle ou une entrave au philosopher, mais son objet privilégié.

Michel Tozzi, dans son intervention, a très bien exposé la distinction que fait Bergson entre "temps objectif" et "temps subjectif" (ou durée). Je n'y reviens pas.

Mais lorsque Bergson oppose le temps et la durée, il n'oppose pas deux concepts du temps. Il oppose un temps conceptualisé (c'est-à-dire définissable, mesurable, quantifiable) et une expérience du temps, qui ne peut être que décrite et non analysée. La poésie et la littérature (par exemple les romans de Proust) permettent de saisir par intuition et empathie cette expérience. Elle implique de s'arracher à l'approche conceptuelle et de se soustraire aux paradoxes qu'elle engendre (par exemple les paradoxes de Zénon d'Elée).

Michel lui-même semble reconnaître cette limitation de l'approche conceptualisante quand il dit que "le temps de la conscience se vit individuellement de façon différente voire opposée selon les individus" et qu'il est "de nature qualitative, hétérogène, accompagné d'émotions agréables ou désagréables selon le contexte". Cette individualisation du temps, la référence nécessaire au contexte, la dominance de l'affectivité - tout cela rend inappropriée une approche purement conceptuelle du temps.

B) Démarche conceptualisante et démarche interprétative

Dans un atelier philo, les deux démarches conceptualisante et interprétative sont à distinguer. Michel Tozzi, dans son intervention, a longuement et précisément détaillé les diverses modalités possibles de la première. Je me bornerai ici à résumer schématiquement le parcours de chacune d'elles.

Dans la démarche conceptualisante, on part d'une notion (ex. : le bonheur, la liberté, la justice, etc.) et on essaie de l'analyser en dégageant ses principales caractéristiques ou attributs (la liberté, c'est...).

Puis on tente de démontrer la pertinence de ces caractères ou attributs par une démarche de vérification par exemples/contre-exemples (cf. "L'induction guidée par contrastes" de Britt-Mari Barth, dans son ouvrage L'apprentissage de l'abstraction).

Ce qui permet enfin d'aboutir à une définition plus ou moins consensuelle et vérifiée.

Le schéma serait donc le suivant :

Exemple : on débat du sujet "Qu'est-ce qu'être libre ?"

1) On recherche divers attributs possibles de la liberté : indépendance, maîtrise de soi, délibération, satisfaction des désirs ("faire ce qu'on veut") conscience, référence à des valeurs, etc.

2) On met à l'épreuve ces attributs en se référant à l'expérience : est-il vrai que la liberté suppose toujours la satisfaction des désirs (contre-exemples de conduites libres qui consistent à réprimer ses désirs premiers) ? La maîtrise de soi (contre-exemples d'actes de liberté accomplis avec passion) ? La conscience (contre-exemples de conduites libres, mais inconscientes) ? La référence à des valeurs ? (Contre-exemple de la liberté d'indifférence), etc.

3) On aboutit à une définition finale, synthétique et consensuelle : "La liberté, c'est...".

Dans la démarche interprétative, on part d'un objet (ex. : texte, oeuvre d'art) ou d'une situation et on essaie de dégager les sens plus ou moins divergents, voire contradictoires qu'ils impliquent (polysémie, ambivalence). Puis on tente de rapporter chacun de ces sens au contexte auquel il renvoie et qui lui donne sens.

Ce qui permet finalement de les relier à d'autres objets ou situations analogues, qu'on étudiera par comparaison pour en faire apparaître soit les similitudes soit les variations de sens.

Le schéma serait donc le suivant :

C'est cette démarche interprétative que nous allons tenter de mettre en oeuvre sous trois de ses aspects. D'une part une approche analytique (par le biais du photolangage) ; d'autre part une approche synthétique, qui se centre sur une oeuvre pour en expliciter les significations multiples, enchevêtrées et plus ou moins contradictoires ; et enfin une approche métaphorique à partir des analogies que nourrit toute notion ou tout objet philosophique.

C) Approche interprétative analytique du temps

Les images proposées ne prétendent pas offrir un inventaire exhaustif des significations du temps. Elles constituent seulement des exemples de ce qu'il est possible de faire dans un atelier pour proposer des supports à une réflexion sur les diverses manières de vivre le temps, c'est-à-dire de lui donner sens.

1) "Books break the shackles of time" (oeuvre anonyme)

Image visible sur le site : https://www.pinterest.cl/pin/658862620473908568/

Le temps est ici symbolisé par l'horloge, qu'une main saisit par le bas pour la broyer. Ce qui peut suggérer un désir de maîtrise, voire de destruction pure et simple du temps : on pourrait s'en affranchir en le niant, par un acte volontariste qui aboutit à une sorte de liquéfaction (les gouttes qui perlent vers le bas).

2) Dessin de Serre

Image visible sur le site : https://www.pinterest.fr/pin/440649144774553020/

Ici c'est une conception opposée qui s'exprime : le temps, symbolisé par le sablier, est une prison qui nous enferme. Ce qui domine ici, ce sont les idées d'irréversibilité (l'homme se transforme en sable inexorablement) mais aussi d'étranglement, d'étouffement, de destruction (cf. la phrase biblique : "Tu es poussière et tu retourneras en poussière"), de chute, d'effondrement (le mouvement va de haut en bas), et finalement du temps comme d'un pouvoir mystérieux et arbitraire (le sablier suggère une main capable de le retourner).

3) "Les âges de la vie" (image d'Épinal)

Image visible sur : https://histoire-image.org/fr/etudes/cours-vie-homme

Ici le temps apparaît sous la forme d'un escalier que les âges successifs montent puis descendent ("les degrés des âges"). Le temps est vécu comme un parcours ordonné, un cheminement naturel passant par des étapes déterminées d'avance, mais qui n'est pas violent, contrairement à l'image précédente. Ce parcours prend la forme d'une ascension jusqu'à un sommet ("l'âge de maturité", situé à 50 ans), puis d'une descente jusqu'à l'extrême vieillesse. Mais la position symétrique, en bas de l'image, du berceau et du lit des moribonds, suggère que ce parcours pourrait être un cycle, comme s'il y avait un recommencement possible (le lit et le berceau ne sont séparés que par la mort).

4) "Prendre son temps" (M. Dugay)

Image visible sur : https://livegalerie.com/site/detail.php?id=51167

Ici le rapport au temps (toujours symbolisé par une horloge) est plus ambigu. Contrairement à l'image n° 1, ce n'est pas une relation de destruction ou d'annihilation : le personnage est agenouillé sur l'horloge un peu comme dans une barque ; il se laisse porter par elle au milieu d'un océan dont on ne sait pas trop s'il est liquide ou nuageux. Il tient une aiguille un peu comme une rame, ce qui suggère que le temps serait plutôt un esquif qu'on pourrait diriger à condition de savoir l'art de la navigation. Mais en même temps, la seconde aiguille semble arrachée et voler avec le chiffre 4, ce qui suggère que l'esquif est plus ou moins en perdition... Enfin il y a ce couvercle prêt à se refermer à tout instant, qui constitue aussi une menace pour le navigateur.

5) "Persistance de la mémoire" (Salvador Dali)

Image visible sur :

https://www.kazoart.com/blog/oeuvre-a-la-loupe-la-persistance-de-la-memoire-dali/

On retrouve, comme dans la première image, l'évocation d'une horloge susceptible d'être pliée ou broyée. Mais contrairement à celle-ci, ce n'est pas une main qui agit pour maîtriser le temps. Les montres sont molles "naturellement", comme si c'était leur caractéristique, et elles appartiennent à un univers tout entier dominé par l'étrangeté et la bizarrerie. Du coup, leur fonction première (mesurer le temps, donner l'heure) est à la fois conservée (on voit les aiguilles, elles indiquent une heure) et disqualifiée (du fait de leur élasticité, qui jure avec l'idée que nous nous faisons d'une horloge comme machine).

À travers ces cinq images, le temps apparaît comme un adversaire, une menace contre laquelle nous ne pouvons que lutter (images 1 et 2) ; comme un ordre naturel, un chemin scandé par des étapes incontournables (image 3) ; comme un véhicule fragile que nous tentons de gouverner dans un océan dangereux (image 4) ; comme une source de paradoxes et d'étrangetés plutôt énigmatiques qu'effrayantes (image 5).

Il ne s'agit évidemment pas là de "concepts" du temps, mais plutôt de différentes "manières" de l'éprouver, de l'appréhender subjectivement et par suite, de se rapporter au monde et à soi.

L'animateur pourra ajouter d'autres images suggérant d'autres "manières" de vivre le temps, ou mieux inviter les participants à proposer des images où ils se reconnaîtront.

D) Approche interprétative synthétique du temps

Il s'agit ici de se centrer sur une seule oeuvre et de laisser les participants associer librement autour de la notion retenue : en l'occurrence le temps.

1) Hopper, Compartiment C, voiture 293

Image visible sur :

https://www.telerama.fr/scenes/edward-hopper-et-l-amerique-devint-bizarre,87585.php

Le tableau présente et articule au moins trois temporalités :

  • le temps "naturel" ou "cosmique", symbolisé par la rivière qu'on aperçoit par la fenêtre du wagon : elle s'écoule de manière régulière et immuable, indifférente aux événements du monde.
  • le temps "objectif" du train qui roule de sa gare de départ à sa gare d'arrivée : il conduit la voyageuse vers la destination qu'elle a choisie, mais en même temps il ne dépend pas d'elle. Elle est dans le train comme un voyageur passif qui se laisse emporter.
  • le temps "subjectif" de la voyageuse qui lit, rêvasse, se laisse prendre par un récit passionnant ou trouve peut-être le temps long, est impatiente d'arriver ou au contraire aimerait que le voyage se prolonge.

En contemplant le tableau, nous allons d'un temps à l'autre, nous saisissons leurs emboîtements : la voyageuse qui lit est dans le train qui roule dans le monde où coule la rivière. Mais nous appréhendons aussi leurs différences de rythme : la rivière coule lentement ; le train roule rapidement sur ses rails, et le temps subjectif de la voyageuse est plus rapide et labile encore. En une seule image, l'oeuvre nous donne donc à contempler et méditer l'enchevêtrement des temporalités de l'expérience.

2) Ghirlandajo, Le vieillard et le jeune garçon

Image visible sur : Portrait d'un vieillard et d'un jeune garçon | Musée du Louvre | Paris

Ici la présentation du temps est plus subtile encore. Le tableau, au premier abord, figure une scène d'où le temps est absent : le vieillard et l'enfant se font face ; ils sont présents dans un même instant de tendresse partagée.

Mais la fenêtre dans le tableau laisse apercevoir un paysage où coule, ici encore, une rivière qui va d'une montagne "jeune" (couverte de végétation et d'arbres) à une montagne "vieille" (dénudée et rocheuse). L'analogie avec les personnages est évidente, puisque les deux montagnes sont l'une par rapport à l'autre dans une position qui est celle des personnages, et que le gris de la montagne du fond est le même que celui des cheveux du vieillard.

Du coup, le tableau suggère une relation temporelle entre les deux personnages : de même que la rivière coule de la montagne "jeune" vers la montagne "vieille", de même l'enfant deviendra un jour le vieillard sur les genoux duquel il est assis. C'est par le biais de l'analogie que la temporalité s'introduit dans un tableau qui semblait purement statique. Cette introduction change tout : les deux personnages, le vieillard et l'enfant, ne sont plus enfermés dans leur identité ; chacun peut considérer l'autre comme ce qu'il a été ou ce qu'il deviendra. Mais c'est nous, spectateurs, observant à la fois les personnages et le paysage, qui leur ajoutons cette dimension temporelle. Eux l'ignorent, parce qu'ils sont absorbés dans leur contemplation réciproque.

Le tableau peut ainsi être rapproché du poème de Ronsard ("Cueillez votre jeunesse ; comme à cette fleur la vieillesse fera ternir votre beauté") ou de l'apostrophe de Corneille à la marquise ("On m'a vu ce que vous êtes ; vous serez ce que je suis"). Il peut être à la base d'une réflexion philosophique sur le temps à laquelle il invite sans l'imposer.

E) Approche métaphorique du temps

Une autre modalité de la démarche interprétative consiste à rechercher et explorer les métaphores possibles d'une notion. Le portrait chinois est ici un exercice souvent pratiqué (si le temps était une plante/un animal/un objet/un personnage/ une couleur, etc. ce serait...).

Cette approche trouve dans la poésie un prolongement naturel. Ainsi par exemple, l'étude des métaphores du temps chez Baudelaire le révèle sous des aspects très divers :

  • Vampire, animal vorace qui dévore tout ce qui est à sa portée : "Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie" ( L'Ennemi, in Les Fleurs du mal).
  • Adversaire dans un jeu perdu d'avance : "Souviens-toi que le Temps est un joueur avide / Qui gagne sans tricher, à tout coup ! C'est la loi" ( L'Horloge, in les Fleurs du Mal).
  • Poids, fardeau écrasant : "Il faut être toujours ivre. Tout est là ; c'est pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre" ( Enivrez-vous, in Le Spleen de Paris).
  • Pouvoir tyrannique, maître despotique : "... pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps" (ibid.) ; "L'un court et l'autre se tapit / Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,/Le Temps !" ( Le Voyage,in FDM).
  • Assaillant dans une guerre sans merci : "Mon esprit est pareil à la tour qui succombe/Sous les coups du bélier infatigable et lourd" ( Chant d'Automne, in FDM) ; "fuir ce rétiaire infâme" ( Le Voyage,in FDM).
  • Dieu justicier et menaçant : "Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible/Dont le doigt nous menace et nous dit : "Souviens-toi !" ( L'Horloge, in FDM).
  • Voyage, errance, navigation : "Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie".

Il appartient aux participants de dégager le sens philosophique de ces métaphores, et de les justifier soit en se référant à leur vécu personnel, soit en les reliant à d'autres métaphores chez des poètes ayant également abordé la question du temps (Ronsard, Lamartine, Musset, Nerval, Apollinaire, etc.).

Conclusion : intérêt didactique et pédagogique de l'approche interprétative dans les ateliers philo

La compétence interprétative n'est pas dissociable des trois autres (problématiser, conceptualiser, conceptualiser). Toutes les quatre s'enchevêtrent et renvoient l'une à l'autre sans qu'on puisse les isoler, sinon par abstraction. Problématisation et argumentation s'appliquent aussi bien à la démarche conceptualisante qu'à la démarche interprétative. Leur articulation est transversale, selon le schéma suivant :

  Problématisation
(démarche critique)
Argumentation
(démarche thétique)
Conceptualisation
(domaine de l'objectivité)
Quelle définition ?
Quelles propriétés, attributs, caractéristiques, etc. ?
Quelles causes, quels effets, etc. ?
Démonstration
Induction guidée par contrastes
Exemples/contre-exemples
Interprétation
(domaine de la subjectivité)
Quelle intention ?
Quel sens ? Quelles valeurs ?
Quelle conception du monde ?
Explicitation
Recherche d'analogies
Variation des sens
Contextualisation

Dans la démarche conceptualisante, on discute sur une notion (la justice, la dignité, et.) ou une question ("A qui appartient la terre ?", etc.), formulée d'une manière purement verbale, donc "abstraite". Du coup, les participants échangent des arguments, des opinions qu'ils justifient, mais qui émanent d'eux. La discussion s'ordonne selon ce modèle "intersubjectif" d'une discussion entre personnes qui se répondent, se critiquent ou s'approuvent, échangent des idées, mais toujours dans une logique duelle "d'entre-soi" (moi/autrui).

Dans la démarche interprétative en revanche, il y a un objet (oeuvre d'art, image, document, etc.), autour et à partir duquel on discute, pour en proposer des interprétations plus ou moins divergentes. La relation n'est plus duelle, mais triangulaire : il y a moi, l'autre, et l'objet que nous regardons ensemble et que nous observons pour justifier nos interprétations. La démarche philosophique acquiert ainsi un caractère "expérimental" qu'elle n'a pas dans la démarche conceptualisante. La médiation d'un objet tiers à la fois adoucit et enrichit ce qu'une discussion "frontale" et purement verbale peut avoir d'abrupt (cf. ce que dit la pédagogie Freinet et institutionnelle sur l'importance du "tiers" dans la relation pédagogique).


(1) Sur l'approche par compétences en didactique de l'apprentissage du philosopher et les différentes compétences, voir l'article de Michel Tozzi en page d'accueil du site :www.philotozzi.com. Voir aussi : Diotime - Quelques indicateurs des processus de pensée pour une visée philosophique de la discussion (educ-revues.fr) Diotime n° 84 (avril 2020).

(2) Galichet F., Philosopher à tout âge - Approche interprétative du philosopher, Vrin, 2019. Voir aussi : Diotime - Démarche conceptualisante et démarche interprétative (educ-revues.fr) Diotime n° 85 (juillet 2020).

(3) Deleuze G. et Guattari F., Qu'est-ce que la philosophie, Les éditions de Minuit, 1991.

(4) Charbonnier S., L'érotisme des problèmes. Apprendre à philosopher au risque du désir, Lyon, ENS Éditions, 2015.

(5) Jeanmart G., Perspectives didactiques en philosophie - Éclairages théoriques et historiques, pistes pratiques, Lambert-Lucas, 2019, chapitre 3 sur la problématisation, p. 61.

(6) Tozzi M., Perspectives didactiques en philosophie - Éclairages théoriques et historiques, pistes pratiques, Lambert-Lucas, 2019, chapitre 4 sur la conceptualisation, p. 79.

(7) Bergson H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Alcan, 1889.

(8) Rosa H., Accélération - Une critique sociale du temps, La Découverte, 2013.

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