Pour vous, c’est quoi grandir ? Certain.e.s estiment qu’il s’agit de trouver sa place, de se connaître soi-même, de s’accepter. D’autres vous diront qu’il est question de parvenir à atteindre une forme de stabilité et d’autonomie dans sa vie personnelle, relationnelle et professionnelle. D’autres encore penseront tout bas qu’on n’en finit pas de grandir et que l’enfance nous guette toujours. Devenir adulte : étrange processus aux frontières mouvantes et à la définition nébuleuse… et pourtant, n’est-ce pas sur cette base ô combien fragile que nous fondons toute entreprise éducative ? L’atelier proposé entend prendre ce problème à bras le corps, en recourant à la philosophie de l’éducation, à la littérature ainsi qu’à la sociologie. Nous interrogerons la part de comédie qui anime l’éducation dans sa prétention à pouvoir guider la jeunesse vers l’âge adulte. Rôles à jouer, hypocrisie, ironie et effets comiques seront au rendez-vous de cette analyse des idéologies de l’enfance et de l’éducation.
Introduction
Le chantier « PhiloPratiques » de ces 22e RINPP a souhaité aborder la thématique de la comédie sous un angle singulier, moins direct, plus grinçant peut-être que celui du rire. Cet article en a pris son parti. La comédie qui nous intéresse ici est celle du monde des adultes, de l’amour et de l’éducation qu’évoquent les citations suivantes :
Au sujet de Henri James : « Nul, mieux que lui, n’a su traverser le miroir des apparences pour aller voir ce qui se trame sous la mantille d’une jeune fille en mal d’amour ou dans l’âme d’un enfant qui, par le trou de la serrure, observe en tremblant la comédie des adultes. C’est ce qu’il appelait nos «indicibles secrets», nos blessures invisibles, toutes ces échardes plantées dans les cœurs que James met inlassablement en lumière, sous le tranchant de sa plume »[1].
Extrait de Schérer et Hocquenghem : « Morgan n’est pas un cas pathologique, il est l’éclair fulgurant de la compréhension de ce qui se trame autour de lui et à son propos dans la comédie d’amour et d’éducation (…) Le roman de James n’est pas familial. Il est celui d’une rupture qui ne se justifie en rien de raisonnable et de moral, mais se fonde dans la conscience qu’a l’enfant de n’être qu’accidentellement rattaché à des géniteurs »[2].
Extrait de Simone de Beauvoir : « Le conflit qui m’opposait à ma mère n’éclata pas ; mais j’en avais sourdement conscience. Son éducation, son milieu l’avaient convaincue que pour une femme la maternité est le plus beau des rôles : elle ne pouvait le jouer que si je tenais le mien, mais je refusais aussi farouchement qu’à cinq ans d’entrer dans les comédies des adultes […] Je lui en voulais de me maintenir dans la dépendance et d’affirmer sur moi des droits »[3].
Qu’est-ce donc qui se trame dans les familles, les écoles, les maisons, les rues ? De quelle comédie les plus jeunes seraient-ils les victimes, les pantins ? Et quels rôles jouons-nous, nous adultes, dans cette prétendue comédie ? Par commodité, nous faisons le choix de rassembler ces expressions de la comédie sous l’appellation unique « comédie du grandir ». Mais quelle est-elle donc ? Les citations nous fournissent des indices et l’extrait d’Alertez les bébés ! (1978), réalisé par Jean-Michel Carré et diffusé en séance est plus percutant encore[4]. Dans cette scène dînatoire, les convives sont constamment infantilisés par leurs hôtes – dans le fond, la forme, les gestes, les regards. Le fait de s’adresser ainsi à des adultes, entre adultes, permet de révéler toute la violence avec laquelle certain.e.s d’entre nous tendent à aborder les plus jeunes. Ici, le couple ne fait pas dans la dentelle. Ils n’ont pas l’air des plus tendres, direz-vous. Certes. Mais tâchons de nous remémorer le ton de notre dernier échange avec un individu « enfant » : nous exprimions-nous comme nous l’aurions fait face à quelqu’un que nous jugeons semblable à nous-mêmes ? Ferions-nous autant de remarques (ou de compliments !) face à un collègue de travail ? un employé de la poste ? une boulangère ? notre banquier ? Plus caricatural encore est la manière dont nous nous adressons aux très jeunes enfants : quand le ton n’est pas celui de la réprimande, il est souvent mielleux, les répétitions chantantes sont innombrables. On agit là sans la moindre mauvaise intention, et pourtant, le gouffre que nous creusons entre le monde de l’enfant et celui de l’adulte va de pair avec ce que nous pourrions nommer une « oppression de l’enfance » au profit d’une « domination adulte »… et la comédie, elle est là !
La comédie, c’est celle qui nous pousse à prétendre qu’une telle oppression n’existe pas. Dans la suite de cet article, nous distinguerons deux pans de la « comédie du grandir » : la comédie de l’éducation et la comédie de l’âge adulte.
Un traquenard : la comédie de l’éducation
Tout le monde sait combien l’éducation a pu changer au fil des siècles. Parler de « comédie de l’éducation » de façon générale est tout de suite caduque. Pour cette raison, nous tâcherons de montrer à quel point l’éducation moderne est celle qui mérite le plus le nom de comédie. On associe souvent le début de l’éducation moderne à la publication de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, philosophe genevois des Lumières. En 1762, cet ouvrage est un véritable coup de tonnerre dans le paysage pédagogique. On rapporte qu’il est le premier à nous prier de cesser de chercher constamment « l’adulte à venir » dans l’enfant présent.
« Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait mais considérons un enfant fait : ce spectacle sera plus nouveau pour nous, et ne sera peut-être pas moins agréable. »[5].
« Il faut pouvoir concevoir l’enfance autrement que comme un manque ou un défaut, autrement que ce dont il faut à tout prix sortir, et au plus tôt si possible. Il faut donc, et ce fut là le premier précepte de Rousseau en matière d’éducation, laisser l’enfant être enfant, laisser à l’enfant le temps de vivre son enfance »[6].
Avec Rousseau et sans doute malgré lui, c’est en fait le début des différents âges de l’enfance. Certes, depuis l’Antiquité, il y avait déjà des mots pour séquencer la vie – infans, puer, etc. – mais c’est avec Rousseau qu’apparaît l’idée qu’il y a des seuils à respecter, chacun ayant sa spécificité, sa to-do list – en témoigne la table des matières de l’Émile. Pour Rousseau, respecter l’enfance, c’est respecter ses rythmes et ses manières de faire, d’être : cela l’amène précisément à rythmer l’enfance en âges distincts, en états qui deviendront bientôt des stades. C’est en quelque sorte la première fois que l’enfance se détache du reste du monde – un monde prétendument adulte – pour devenir un monde à part – celui de l’enfance.
Historiquement, cela concorde. Si l’on se rapporte aux études paradigmatiques (bien que souvent débattues) menées par l’historien Philippe Ariès (Ariès, 1960), il semblerait que « avant Rousseau » : l’enfant n’était qu’un adulte en devenir, un petit humain habitant d’ores et déjà le même monde que tous les autres. De fait, au Moyen-âge, les enfants étaient sans cesse dans les jambes des adultes : il n’y avait pas d’écoles telles que nous les connaissons, grillagées, esseulées, fermées pour les mettre à part du monde adulte. Il n’y avait pas non plus de loisirs ou de jeux spécifiquement prévus pour l’enfance. On n’avait pas le souci d’épargner aux enfants des discussions d’adultes : ils entendaient tout et même participaient « à tout ». Ariès relate en effet quelques récits étonnants sur le langage soutenu en présence des enfants et par ces enfants eux-mêmes – un langage dont on dirait aujourd’hui qu’il ne sied pas à la bouche des enfants… comme quoi il y a aussi des bouches d’enfants et des bouches d’adultes. Il n’était pas rare, au Moyen-âge, qu’un enfant parle de sexualité, aborde des attitudes scabreuses, s’habille à la façon d’adultes. Les peintures nous le montrent bien : dès que l’enfant a quitté la couche, il devient la miniature des adultes qu’il côtoie. Petits tailleurs, mini crinolines, vêtements de champs ou d’ouvrage. Rien ne séparait l’enfance de la vie adulte : il n’y avait qu’un monde. Selon Ariès, on ne choyait pas l’enfant comme on le fait aujourd’hui. Au contraire, plus vite il était capable de survivre et suivre les pas de l’adulte, mieux c’était. Il était donc inconcevable de faire de l’enfance un monde à part, à protéger, à tenir à l’écart. Il fallait qu’il devienne adulte au plus vite et la seule « éducation » qui valait la peine était celle qui l’amenait à « se former à un métier ». Ce n’est que progressivement que l’enfance s’est isolée sous la forme d’un petit monde autonome ; que l’éducation en est venue à prendre son sens contemporain d’éducation à l’humanité.
Avec les progrès de la médecine, de l’hygiène, l’apparition des registres de naissance, l’évolution des mœurs et des discours (comme celui de Rousseau) prônant le souci de l’enfant : on a vu apparaître un intérêt inédit pour la relation mère-enfant (au détriment du système de nourrice), on a voulu le protéger des vices et de la vie adulte (on s’est donc mis à lui parler différemment, à l’éloigner de certains sujets, à lui forger une prétendue innocence), on lui a créé des jouets et des loisirs spécifiques, des lieux rien que pour lui (la garderie, les plaines de jeux mais avant tout l’école). Scission donc, entre l’âge adulte et l’enfance, mais aussi scission à l’intérieur même de l’enfance avec cette idée d’âges (Rousseau) puis de stades (Freud, Piaget, Binet, Gesell, Spencer). C’est le début de l’âgisme – cette discrimination basée sur l’âge qui ne touche d’ailleurs pas que l’enfance.
« Rousseau rapporte chacun à son âge (sa tranche d’âge…) et l’appréhende à partir de cette catégorie à laquelle il appartient, qui le détermine et le définit, à partir de laquelle essentiellement il devient compréhensible, cernable, entendable » (Bonnardel, 2019, p.201).
C’est d’ailleurs dans la foulée de ces distinctions que sont apparues les classifications d’enfants jugés « anormaux » ou « attardés ». Avant, en l’absence de tels seuils, les notions de « retard » ou de « déficience » n’avaient pas lieu d’être.
« On parlera dorénavant d’enfant “retardé mental”… Autant de situations problématiques qui n’existaient pas autrefois, parce que de telles normes étaient inexistantes ; plus qu’inexistantes, elles étaient impensables, insensées. Nous sommes entrés dans une ère de normativité extrême, ou plus personne ne peut désormais prétendre être à lui-même sa propre normalité, sa propre mesure. Nous appartenons désormais à l’humanité, et celle-ci a ses standards qu’il nous faut “respecter”. De même que s’imposaient à la même époque les notions de race et de sexes en tant que natures particulières, déterminantes et fondatrices d’une identité biologique, la notion d’âge prenait également figure d’essence » (Bonnardel, 2019, p. 212).
On ajoute aux normes statiques d’âges des normes dynamiques de stades et la normalisation des individus se poursuit, de concert avec leur isolement. Tel est le contexte qui a vu naître ce que nous nommons ici la comédie de l’éducation. La Renaissance, mais surtout Rousseau puis Kant après lui contribuent à amener l’idée selon laquelle l’éducation « fera l’homme » et donc que l’enfant est si distinct, si différent, qu’il n’est précisément pas pleinement humain. C’est ce que l’on peut appeler, dans la lignée des travaux d’A. Janvier et S. Audidière, le « schème de l’inachèvement » en philosophie de l’éducation[7]. L’enfant est inachevé : le grand défi de l’Homme sera l’éducation comme humanisation, arrachement à la minorité vers la majorité (Kant). On a déplacé la conception de l’humanité « de la naturalité vers l’éducabilité » (Bonnardel, 2019, p.201) : on ne naît plus humain, on le devient.
Certains auteurs parlent aujourd’hui d’apartheid pour désigner la ségrégation de l’enfance par rapport aux adultes, son isolement dans une catégorie précise, dans des lieux, des activités spécifiques. Cet isolement, plus fort que jamais, est la source même de l’oppression de l’enfance, dissimulée sous ses contraires, la protection et le soin. La « comédie de l’éducation » réside dans le fait même que la réalité et les conséquences de cet isolement sont le plus souvent niées, cachées ou ininterrogées – dans ce dernier cas, celles et ceux qui la font perdurer ne sont-ils pas aussi des pantins ?
Étant inachevés, les enfants ne peuvent décider par eux-mêmes. On les isole pour mieux les faire grandir. :
« L’idée d’une “nature enfantine” suppose que l’absence de discernement, la faiblesse et la vulnérabilité (physique et morale) des “enfants” leur est consubstantielle : elle fait partie de leur être, de leur nature propre, sans quoi “ils ne seraient plus des enfants” ; elle est définie a priori et ne saurait être remise en question sans remettre en cause la notion même d’“enfant”. Les personnes handicapées, elles, sont (désormais) perçues avant tout comme pleinement humaines, comme n’étant en quelque sorte handicapées que “par accident” (et non “par essence”). En tant que “pleinement humaines”, elles ont le droit à l’exercice plein et entier des droits afférents. Les enfants, eux, ont encore à accéder à l’humanité » (Bonnardel, 2019, p.201).
Cette conception de l’enfance justifie le ton employé dans l’extrait du film Alertez les bébés. Elle justifie les longues heures d’école qu’on tend à imposer aux enfants, le fait qu’on les prive de certaines choses et les limitent à d’autres, qu’on leur lise plutôt ceci que cela, qu’on leur dise ceci comme ci plutôt que comme cela. Elle justifie qu’on intervienne sans cesse pour disposer d’eux, les arranger, les corriger à notre gré. Le Peter Pan de J. M. Barrie exprime de façon romantique ce côté intrusif et manipulatoire du comportement de l’adulte avec l’enfant.
« Mme Darling entendit parler de Peter pour la première fois tandis qu’elle s’efforçait de mettre un peu d’ordre dans l’esprit de ses enfants. C’est la coutume, le soir, chez toutes les bonnes mères, une fois leurs petits endormis, d’aller fureter dans leurs esprits et d’y faire du rangement pour le lendemain matin, remettant à leurs places respectives les innombrables choses et notions qui se sont égaillées, égarées durant la journée. Si vous pouviez rester éveillés (ce qui, bien sûr, est impossible), vous surprendriez votre propre mère se livrant à cette activité et vous l’observeriez avec le plus vif intérêt. C’est un peu comme mettre de l’ordre dans un tiroir. Vous la verriez à genoux, je suppose, penchée, souriante, sur tout ce que vous recelez, se demandant où diable vous avez pris cette idée, allant de surprise en surprise – pas toujours agréable – pressant ceci contre sa joue qui lui paraît aussi doux qu’un chaton, rejetant en hâte cela hors de sa vue »[8]
Mais rares sont celles et ceux qui reconnaissent l’infantilisation et l’oppression profonde que nos comportements adultes engendrent chez les enfants – sans cesse appropriés, écartés, ballottés et ventriloqués par des adultes, si bienveillants puissent-ils être[9]. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’expression « comédie d’amour et d’éducation », employée par René Schérer[10]. Derrière les meilleures intentions se révèle le tragi-comique de la comédie éducative au sujet de laquelle l’éducateur Fernand Deligny[11] aurait pu dire qu’il était temps de faire en sorte de « les aider pas les aimer », ces enfants.
Korczak n’écrivait-il pas : « “un mendiant dispose toujours librement de ses aumônes, mais un enfant n’a aucune propriété, il doit rendre des comptes pour chaque chose qu’il a reçue pour ses besoins. Il n’a pas le droit de déchirer, de casser, de salir, il ne doit rien donner en cadeau ou jeter par satiété. Il doit accepter ce qu’on lui donne et se montrer satisfait” » (Bonnardel, 2019, pp. 57-58). Les enfants sont eux-mêmes des propriétés. Ils n’ont « pas le droit de disposer d’eux-mêmes » (Ibid., p. 15).
Bien sûr, d’autres auteurs défendent les mêmes thèses – citons notamment la féministe S. Firestone, autrice de Pour l’abolition de l’enfance, John Holt auteur de S’évader de l’enfance ou encore, dans un autre registre, Ni vieux ni maîtres de Lebonniec et Guillon. On peut aussi recommander la lecture des œuvres de C. Baker et de C. Rochefort ou encore l’article Fragments pour la disparition des enfants de S. Charbonnier. Ceci dit, des mineurs du quatre coins du monde s’opposent eux-mêmes à leur prétendu « traitement de faveur » vécu comme un isolement, une infantilisation, une privation de droits véritables – les droits des enfants sont alors davantage des droits sur eux et non des droits pour eux, des « droits à » plutôt que des « droits de »[12]. Bonnardel utilise beaucoup leurs témoignages dans son livre. L’ouvrage collectif Politiser l’enfance dirigé par Vincent Romagny et publié en novembre 2023 fait lui aussi honneur à ses paroles d’enfants dans son dernier chapitre. On ne peut que saluer cette initiative susceptible, plus que toute autre peut-être, de corriger nos tendances à l’infantilisation.
Dans son ouvrage d’inspiration spinoziste Renaître (Hermann, 2021), le philosophe français Pascal Sévérac contribue aussi à mettre en évidence les violences véhiculées sous prétexte d’éducation. Pour lui, une bonne éducation pourrait même s’apparenter à une sorte d’euthanasie de l’enfance : si l’idée est bien de faire de l’enfant un adulte, et si l’enfance est une nature distincte, non-encore-pleinement-humaine, alors l’éducation est une processus savant dans lequel des adultes tentent de convaincre des enfants qu’il leur est bénéfique de quitter leur nature première, l’enfance, pour en revêtir une autre, celle d’adulte. Ce changement de nature doit être considéré comme ce qu’il est : une mort.
On retrouve cette idée lorsque Bonnardel écrit ceci :
« L’éducation signe une absence de confiance envers la personne qui la subit, à qui elle adresse un discours implicite de négation : “Tu n’es pas comme il faudrait que tu sois et je veux que tu deviennes autre que ce que tu es ; pour que je t’aime et pour que tu aies plein droit à exister, le toi que tu es devra mourir et céder la place à mieux” » (Bonnardel, 2019, p. 234).
On retrouve cette association entre éducation et mise à mort de l’enfance dans d’autres ouvrages, notamment chez Althusser, qui fait du « devenir sujet humain » une « longue marche forcée », une guerre laissant « “au plus sourd, c’est-à-dire au plus criant [de nous], [d]es blessures, infirmités et courbatures de ce combat pour la vie ou pour la mort humaine” » (Audidière & Janvier, 2022, pp. 289-290). On retrouve encore cette idée dans des récits littéraires comme Peter Pan ou Pinocchio où l’éducation et le grandissement sont autant de meurtres à l’égard d’une nature première.
La comédie de l’éducation, c’est tout cela à la fois, dès lors qu’on le nie ou qu’on ne l’aperçoit pas. C’est la supercherie qui tourne par habitude et sur les voies tracées de la bonne conscience. C’est l’ensemble des espoirs, mesures et manigances plus ou moins conscientes que les adultes mettent en œuvre pour, d’une part, que l’enfant puisse « jouir de son enfance » (on tombe alors dans l’âgisme) et, d’autre part, pour qu’il puisse – en temps voulu mais voulu par qui ? – devenir adulte (on tombe alors dans la mise à mort de l’enfance, au profit d’une nature seconde et seule véritablement humaine, celle de l’adulte).
La comédie de l’éducation, c’est ainsi et donc aussi la comédie des adultes : celle qu’ils et elles créent pour maîtriser-protéger l’enfance, et son devenir. Celle aussi que certains adultes retournent comme une chaussette pour se faire non plus bourreaux mais victimes. Certaines de ces critiques sont sans doute tout à fait audibles. Chacun connaît des adultes qui se sentent oppressés par les enfants, voire froissés par leur seule présence et les pseudo privilèges dont ils bénéficient. La récente chronique de Yann Moix[13] peut en être le modèle tout comme l’ouvrage Grandir de Susan Neiman qui s’enquiert de faire l’Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise (Premier Parallèle, 2021). Ces deux références retournent la comédie de l’éducation : les adultes ne seraient plus les marionnettistes mais les marionnettes des enfants ou de la priorisation de l’enfance – en témoignent les nombreuses critiques du jeunisme et de l’enfant-roi. Et pourtant, quoiqu’on en dise : « les adultes président à la vie sociale, qui est pensée par eux et “pour eux” ; ils sont les seuls humains véritables, sont les référents majeurs. L’organisation de la vie est centrée sur eux, sur leurs droits et devoirs » (Bonnardel, 2019, pp. 331-332). La portée et les fondements de telles critiques mériteraient d’être étudiées mais ne peut hélas l’être dans l’espace de cet article[14].
Dans tous les cas, le caractère « tragi-comique » de la comédie de l’éducation apparaît relativement clairement aux yeux de nombreux adultes lorsqu’ils et elles se penchent sur leur propre enfance. L’écriture autobiographie met en évidence la supercherie dont ils et elles ont été l’objet, l’oppression dont ils et elles ont été les victimes, cloué.e.s aux bancs de l’école, infantilisé.e.s partout et par tous, et parfois plus encore dans leur propre foyer. Notons que cela ne concerne pas que les enfances difficiles, sur lesquelles on se retourne forcément avec amertume. On peut aussi penser à bien des enfances heureuses ou ordinaires, qu’on a quitté à regret ou sans s’en rendre compte et qu’on regarde ensuite comme un monde effectivement « à part », « perdu ». C’est alors à se demander comment ces adultes, prétendument conscients de la comédie dont ils et elles ont été l’objet étant enfants, en sont venu.e.s à la reproduire – Althusser parle d’amnésie d’après-guerre[15]. Citons quelques auteurs qui abordent ce grandissement en termes de perte et touchent du doigt la comédie d’éducation qu’ils et elles ont traversé.
« Je [m]e revois (…) à cette époque bénie de l’athlétisme. Ce que l’école nous prenait d’un côté, l’athlétisme nous le rendait de l’autre. Là où l’école “tuait” l’enfance, l’athlétisme la relançait. Là où l’école nous voulait stables, dociles et unifiés, l’athlétisme nous voulait multiples, instables, insaisissables et toujours plus nombreux » mais « Déjà alors, je m’acheminais vers ma vie de fantôme »[16].
« C’est probablement ce qui m’arrivait je devenais folle, mais non je devenais morte, c’est ça devenir une grande personne cette fois j’y étais je commençais à piger »[17].
« Ma vérité, mon caractère, et mon nom étaient aux de mains des adultes : j’avais appris à me voir par leurs yeux ; j’étais un enfant, ce monstre qu’ils fabriquent avec leurs regrets »[18].
On peut aussi citer ce récit véridique d’une toute jeune ex-mineure d’âge :
« Je croyais que plus tard, non seulement je serais plus sage, mais je serais enfin “arrivée”, mûre, stabilisée intérieurement, équilibrée. Je percevais mon temps d’enfance comme un parcours, une évolution, une progression. C’était ma phase de construction, et après je serais enfin finie et pourrais passer aux choses sérieuses, vivre vraiment ma vie, fonder une famille et faire des enfants, exercer un métier… Je saurais alors qui je suis, j’aurais élaboré mon “moi”, j’accèderais enfin à une sérénité intérieure ; je saurais ce que je veux, je n’éprouverais plus de questions vis-à-vis de moi-même, etc. Ce n’est qu’adolescente que la vérité m’est apparue, déchirante, et sonnant le glas de mes illusions : non, les adultes ne sont pas complets, ils ne sont pas sereins ; non, ils ne sont pas équilibrés, ils n’ont pas les réponses aux questions que leur pose la vie. Ça a été un très gros choc. J’y avais tellement cru, ça avait été si important pour moi » (Bonnardel, 2019, p. 177).
On le voit, tous les enfants n’ont pas l’intelligence ou la sensibilité de la petite Simone de Beauvoir qui, dès ses 5 ans, s’opposait déjà à la comédie des adultes. Mais il me semble légitime de supposer que la plupart des enfants la sentent, cette comédie. Sans doute est-il regrettable qu’ils et elles ne nous disent pas plus souvent dans le blanc des yeux, comme dans l’extrait face-caméra d’Alertez les bébés !, « vous aimeriez, vous, qu’on vous traite comme ça ? ».
Une chimère : la comédie de l’âge adulte
Ce second pan de comédie a été abordé, lors des RINPP 2023, par la biais d’un exercice librement inspiré de l’ouvrage de Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe (PUF, 2008).
Tout d’abord, les participant.e.s sont invité.e.s à contribuer à un « remue-méninge » collectif : on rassemble au tableau des mots que nous associons au fait d’être adulte, à l’âge et à la vie adultes. Ensuite, les participant.e.s répondent à un quiz que les lecteurs et lectrices de cet article peuvent retrouver en annexe. Des résultats individuels sont enfin attribués : les participant.e.s se voient alors associé.e.s à une conception spécifique et culturelle de l’âge adulte – les conceptions danoise, française, anglaise ou espagnole, toutes foncièrement différentes voire incompatibles (celles-ci sont également décrites en annexe).
Le but de ce quiz, certes caricatural, est de montrer que l’âge adulte et la maturité sont des notions floues qui ne font pas l’unanimité – pas même parmi les prétendus détenteurs et détentrices du titre d’adulte, ni même au sein de l’Europe. Le quiz et les études sociologiques le montrent : nous les « adultes » ne savons pas toujours ce que nous sommes censés être ou faire. Nous n’entendons pas les mêmes choses derrière ce mot. Or, si nous ne savons pas ce que nous sommes censés être, si nous ne parvenons pas toujours à être adulte voire ne voulons pas toujours l’être, comment pouvons-nous espérer guider les enfants pour qu’ils le deviennent à leur tour ? « On le prépare à sa vie d’homme dans l’idéal des hommes stabilisés »[19], dit Bachelard, mais aujourd’hui : où est cette stabilité ? Sur quelles pseudo-certitudes nous appuyons nous pour prétendre pouvoir guider les enfants dans leur « grandir » ?
« Le dictionnaire nous précise qu’“un adulte est une personne parvenue à sa maturité physique, intellectuelle et affective”. Mais qu’est-ce que la maturité physique ? Est-ce benoîtement la capacité procréatrice, et si oui, pourquoi s’être emparé de ce critère-là ? Rappelons en outre que cette maturité sexuelle, les enfants l’acquièrent autour de l’âge de 12 ans. À un niveau sportif, pour prendre une autre acception de l’idée de maturité physique, il semblerait que ce soit l’adolescence, plutôt que l’âge adulte, qui marque l’acmé physique. On ne sait pas mieux ce que peut bien être la maturité intellectuelle. Là encore, ne serait-ce pas plutôt pendant l’enfance ou à l’adolescence que l’on est au summum de ses moyens intellectuels ? Quant à la maturité affective, les incessants drames résultant des histoires d’amour des adultes ne nous amènent-ils pas à la considérer elle aussi d’un œil suspicieux ? Comme toute idée toute faite, l’idée d’une maturité adulte n’est pas innocente. Tel qu’on les imagine dans l’idéologie humaniste, les adultes seraient des êtres achevés (intellectuellement, affectivement, physiquement), seraient individués, genrés, équilibrés et sûrs d’eux… Responsables, surtout. Personne pourtant n’a jamais rencontré d’adultes autonomes, en paix avec eux-mêmes, réfléchis, etc. Je ne crois pas non plus avoir rencontré beaucoup d’adultes qui me paraissent plus “responsables” (ou “sages”, ou quelque autre mot qu’on puisse être tenté d’utiliser pour désigner une vie intelligente) que la plupart des enfants que je connais » (Bonnardel, 2019, pp. 334-335).
On ne sait plus bien ce qu’est un adulte… D’ailleurs, comme le note Patrice Huerre, « depuis les années 70 […] les modalités de passage de l’âge adulte se sont progressivement désagrégées »[20] : on parle de post-adolescence, de jeunes adultes, d’éducation permanente, de crise de la cinquantaine, etc. Nous pourrions conclure cette partie en soulignant que notre époque est peut-être celle où la comédie de l’âge adulte se détricote le plus et, qu’avec elle se détricotera peut-être la comédie de l’éducation qui perpétue encore l’oppression de l’enfance. Mais ne faisons pas de plan sur la comète car tout porte à croire que la comédie de l’éducation tient bon malgré le délitement de la comédie de l’âge adulte. On s’y accroche pour garder un semblant de maîtrise, une posture favorable et supérieure. On s’y accroche par peur (?) de découvrir ce que serait une vie sans infantilisation, ni violence éducative, sans ce masque que la société souhaite nous voir porter et que nous perdons pourtant sans cesse, celui du CRACS, acronyme de l’adulte Citoyen, Responsable, Actif, Critique et Solidaire. C’est en ce sens aussi que les adultes sont les victimes et non plus les marionnettistes de cette comédie de l’âge adulte. C. Rochefort surenchérit : « les parents sont les pigeons de l’Entreprise. Leur énergie leur est volée. On se sert d’eux pour rendre les jeunes exploitables et contrôlables »[21]. Et dans ce cas, on comprend que certains puissent se sentir oppressés… Mais en réalité :
« L’adulte (…) a cessé de représenter ce roc inamovible qu’il était censé être, sûr de son bon droit, monolithique et étanche, [il] n’est plus insensible aux tempêtes existentielles, aux chambardements et aux remises en question… Les deux champs par excellence qui marquent l’empire du monde adulte, celui du travail et celui de la famille, ont tous deux perdu la stabilité que leur procurait autrefois la durée. Ils ne fournissent plus qu’un ancrage incertain aux individus. Recompositions familiales incessantes, formations permanentes, les ombres portées des menaces de divorce et de chômage laissent les adultes funambules sur le fil de leur existence. Le modèle adulte est fissuré, et la vie d’adulte est désormais perpétuellement à construire et reconstruire. Seul le rapport à l’enfant est censé rester solide, garanti par le droit et le pouvoir. L’adulte était censé rester maître de sa destinée, dans un cadre stable qui n’existe plus. En ce sens aussi, la distinction entre adultes et enfants a pris un coup de vieux. Elle n’a jamais été réellement valable, elle est moins que jamais opérante. D’où des tentatives désespérées de la maintenir à tout prix, de consolider l’édifice lézardé, tentatives qui consistent généralement à réaffirmer en contrepoint la figure de l’enfant, c’est-à-dire, à réassigner férocement les enfants au modèle qu’ils doivent figurer » (Bonnardel, 2019, pp. 336-337).
La comédie qui se détricote aujourd’hui, c’est donc celle de l’âge adulte. Mais nous peinons à saisir le défi que cette fissure idéologique appelle, à considérer que, peut-être, « les enfants n’ont pas besoin d’éducation, [qu’]ils ont besoin d’apprendre ; et [qu’]ils apprennent aussi sans éducation » (Bonnardel, 2019, p. 238)[22]. Un mineur militant nous invite en effet à ouvrir les yeux et à réaliser que « les idées d’éducation non-violente ou anti-autoritaire (…) sont tout simplement contradictoires dans les termes » (Bonnardel, 2019, p. 232) et que d’autres chemins sont ouverts. Toute notre peine à envisager ces possibles, c’est ce que l’on nomme de l’éducationnisme, « l’impossibilité même d’arriver à seulement concevoir des modes de relations entre adultes et enfants qui ne soient spécifiques, qui ne soient pétris d’éducation » (Bonnardel, 2019, p. 260).
« L’abolition de la domination adulte passe nécessairement par la critique de la notion d’éducation, nécessité de déconstruire l’idéologie pédagogique qui la soutient et de dévoiler la réalité brutale des rapports sociaux majeurs-mineurs que masquent les connotations positives du mot » (Bonnardel, 2019, p. 232).
Cet article ne nous permettra pas de nous enfoncer plus avant dans cette brèche et de suivre ces chercheurs et chercheuses qui ouvrent de nouveaux sentiers. Notons tout de même qu’il serait intéressant de s’y essayer, non pour sonner le glas de l’éducation, ni pour abandonner des enfants dans le besoin sous prétexte de les affranchir. De fait, « il importe (…) de lire correctement ce que disent ces gens : [face à tous ceux qui] veulent imposer l’enfance, l’institution d’enfance[23], aux enfants [il convient d’envisager ce que serait véritablement une libération des enfants] (…) [Elle] signifie[rait] (…) qu’ils puissent se libérer, s’ils le souhaitent, de l’enfance : de l’idée d’enfance comme de la condition enfantine » (Bonnardel, 2019, p. 390).
- Ariès, Ph. (1960), L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon.
- Audidière, S. & Janvier, A. (dir.) (2022), Il faut éduquer les enfants…L’idéologie de l’éducation en question, Lyon, ENS Éditions, coll. « La croisée des chemins ».
- Bachelard, G. (2020), La poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaires de France.
- Bachler L. (2019), D’une enfance réussie… Spirale, 2016/3, n° 79, pp. 240-241. En ligne : https://www.cairn.info/revue-spirale-2016-3-page-240.htm
- Baker C. (2006), Insoumission à l’école obligatoire, éditions Tahin Party. Version en ligne délivrée gratuitement par les éditions Tahin Party https://tahin-party.org/cbaker.html,
- Backer C. (1988), Les cahiers au feu, Paris, Bernard Barrault.
- Barrie. J. M. (1997), Peter Pan, Paris, Gallimard Jeunesse.
- Bonnardel, Y. (2019), La domination adulte, Méréville, Myriadis,
- Charbonnier S. (2020), Fragments pour la disparition des enfants. En ligne : https://www.cacbretigny.com/fr/422-fragments-pour-la-disparition-des-enfants (consulté le 18/06/24).
- Edelman L. (2016), Merde au futur théorie queer et pulsion de mort, Paris, Epel.
- Firestone S. (1972), Pour l’abolition de l’enfance, Paris, Stock. Version en ligne délivrée gratuitement par les éditions Tahin Party https://tahin-party.org/firestone.html.
- Holt J. (2015), S’évader de l’enfance, Paris, L’instant présent.
- Lebonniec et Guillon (1979), Ni vieux ni maîtres, Paris, Alain Moreau.
- Moreau P.-F. (1978), Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance, Paris, Retz.
- Rochefort., Ch. (1971), Les petits enfants du siècle, Paris, LGF, coll. « Livre de poche ».
- Rochertfort, Ch. (1976), Les enfants d’abord, Paris, Grasset.
- Sartre J.-P. (1972), Les mots, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
- Van de Velde, C. (2008), Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF.
- Wauters, A. (2013), Le plus court chemin, Paris, Verdier.
Clavel, A. (2016), Henry James, l’hyper-sensible. Le temps. En ligne ↩︎
Hocquenghem, G. & Schérer, R. (1976), Co-ire. Album systématique de l’enfance. Recherches, mai 1976, p. 36. ↩︎
De Beauvoir, S., Mémoire d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, p. 108. Cité par Bonnardel, Y. (2019), La domination adulte, Méréville, Myriadis, p. 337 sous le titre « Le grand théâtre adulte… ». ↩︎
https://www.youtube.com/watch?v=3j9HY3YyWvk&ab_channel=Jean-PierreLepri (consulté le 25/10/23). ↩︎
Rousseau, J.-J., Émile, Livre II (1762), Paris, La Pléiade, p. 418. ↩︎
Bachler L. (2019), D’une enfance réussie… Spirale, 2016/3, n° 79, pp. 240-241. En ligne ↩︎
Audidière, S. & Janvier, A. (dir.) (2022), Il faut éduquer les enfants… L’idéologie de l’éducation en question, Lyon, ENS Éditions, coll. « La croisée des chemins ». ↩︎
Barrie. J. M. (1997), Peter Pan, Paris, Gallimard Jeunesse, pp.14-15. ↩︎
« Dans les familles ou autres foyers, les enfants sont aussi transportés de-ci de-là (à l’école, en vacances, chez les grands-parents, en colo ou en centre aéré), amenés à faire ci ou ça (de la danse, du piano, du tennis, des cours de rattrapage), indépendamment… d’eux-mêmes. On peut leur demander leur avis. C’est même le plus souvent encouragé par les magazines féminins. Mais on n’est pas tenu de le faire, et on s’en garde le plus souvent. Ce serait plus délicat de refuser ensuite d’en tenir compte » (Bonnardel, 2019, p. 99). ↩︎
Déjà cité en introduction de cet article : Hocquenghem, G. & Schérer, R. (1976), Co-ire. Album systématique de l’enfance. Recherches, mai 1976, p. 36. ↩︎
Penseur inclassable, à la fois écrivain, éducateur, scénariste et même conteur de nationalité française, Fernand Deligny (1913-1996) a largement influencé les réflexions sur la philosophie de l’éducation, la pédagogie et les soins en santé mentale. Il a notamment beaucoup travaillé en compagnie des enfants autistes qu’il entendait sortir de la médication et des institutions traditionnelles de la santé mentale. Ses œuvres ont récemment été rassemblées dans un bel ouvrage aux éditions de l’Arachnéen (2017). Sa réflexion sur les idéologies de l’enfance est quant à elle merveilleusement résumée dans un ouvrage de Pierre-François Moreau datant de 1978 (Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance, Paris, Retz). ↩︎
« On confond allègrement “le droit de et le droit à… (qui est) assorti… d’un certain nombre de conditions… qui va en faire beaucoup plus un ensemble de devoirs, de contraintes, d’obligations que de droits proprement dits” » (Bonnardel, 2019, pp. 147-148). « Il confond donc allègrement droits des mineurs et droits des adultes sur eux » (Ibid., p. 148). « Il n’y a pas, dans l’état actuel des choses, de droits de l’enfance. Ce qu’on entend par droits de l’enfant, ce n’est qu’un ensemble de prescriptions à l’intention et à l’usage des adultes pour leur permettre de maintenir les enfants sous leur coupe et de les modeler à leur image » (Ibid., p. 149). ↩︎
https://www.youtube.com/watch?v=ciNPqwXwJiE&ab_channel=Europe1 et https://www.youtube.com/watch?v=_evh58JSowY&ab_channel=FranceBleu (consultés le 02.02.24). ↩︎
Mentionnons tout de même le travail très original de Lee Edelman – et en particulier le chapitre « Le futur est un truc de gosse » dans Edelman, L. (2016), Merde au futur théorie queer et pulsion de mort, Paris, Epel – qui attaque de plein fouet la figure de l’Enfant (qu’il faut encore distinguer des enfants effectifs) et y voit un étendard politique en vertu duquel tout présent devrait être pensé. Non sans colère, Edelman affirme que l’Enfant est « l’horizon permanent de toute politique reconnue, le bénéficiaire fantasmatique de toute intervention politique » (Edelman, 2016, p. 9). Le problème d’une telle survalorisation de l’enfance est qu’elle se renverse en une oppression des adultes et de tout individu « simplement là », au présent. Elle nous amènerait à négliger le présent au profit d’un monde meilleur symbolisé par l’Enfant de demain, un demain sans cesse reporté. ↩︎
Voir la conclusion du livre de Audidière & Janvier (2022). ↩︎
Wauters, A. (2013), Le plus court chemin, Paris, Verdier, p. 176. ↩︎
Rochefort., Ch. (1971), Les petits enfants du siècle, Paris, LGF, coll. « Livre de poche ». ↩︎
Sartre, J.-P. (1972), Les Mots, Gallimard, coll. « Folio », p. 174. ↩︎
Bachelard, G. (2020), La poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaires de France, p. 91. ↩︎
« L’adolescent de nos sociétés modernes acquiert des droits multiples à des âges différents sans jamais obtenir de statut nouveau : majorité légale à 18 ans, responsabilité pénale à 15 ans, compte bancaire à 13 ans ou 14-18 ans selon les cas, fin de la pédiatrie à l’hôpital à 15 ans et 6 mois, sans parler des âges requis pour conduire un vélomoteur, pour entrer au cinéma… Il y a encore peu de temps, dans nos sociétés, le service militaire ou l’entrée dans la vie active constituaient des repères visibles. Aujourd’hui, l’insertion professionnelle ne signe plus le passage à l’âge adulte, se trouve souvent décalée par rapport au changement pubertaire et se présente comme un processus non défini dans le temps et l’espace. Les formations complémentaires se succèdent. Les stades d’insertion sociale, créés pour les jeunes de 16 à 18 ans, ont été étendus jusqu’à 25 ans. L’indépendance financière est de plus en plus retardée et s’accompagne dans la plus grande ambivalence d’une demande faite aux jeunes d’être responsables » - Huerre, P. (2001), L’histoire de l’adolescence : rôles et fonctions d’un artifice, Journal Français de psychiatrie, n°14, cité par Bonnardel Y. (2019), p. 222. ↩︎
Rochefort, Ch. (1976), Les enfants d’abord cité par Bonnardel Y. (2019), p. 97. ↩︎
D’ailleurs, une phrase telle que « il faut éduquer les enfants », est une phrase d’enfant, dit Sébastien Charbonnier. « jamais des êtres libres ne se diraient cela », écrit-il dans son article Il ne faut pas éduquer les enfants (Audidière & Janvier, 2022, pp. 259-275). ↩︎
Schérer parle plutôt de dispositif. Cf. interview pour Lundi Matin : « On demande aux enfants, aux adolescents de correspondre à un personnage tout à fait artificiel. Plus tard, j’ai trouvé chez Foucault ce mot de "dispositif " qui m’a paru particulièrement convenir pour désigner ce système que je dénonce : le dispositif pédagogique de l’enfance ». ↩︎