La thèse défendue dans cet article est la suivante : En reposant sur des présupposés épistémologiques pragmatistes, la PPEA propose un espace pédagogique que l’on pourrait qualifier de « sphère de reconnaissance », assurant que les enfants puissent être de véritables sujets épistémiques, éprouvant leur « agentivité épistémique ». On pourrait donc qualifier la PPEA d’une « pédagogie de la reconnaissance » qui participerait de l’autonomie épistémique des enfants et adolescents.
Cet article reprend les réflexions entamées lors d’une présentation qui a eu lieu dans le cadre du Colloque « Une école philosophique » de l’ACFAS 2023. Il présente les grandes lignes d’une argumentation qui sera reprise et développée dans un article ultérieur. Au sein de l’appel à contribution reçu concernant le Colloque « Une école philosophique », l’un des axes de réflexion proposé était le suivant : « quels sont les apports du pragmatisme et de la théorie critique (reconnaissance, émancipation, résonnance) pour penser la philosophie avec les enfants et sa place dans l’école ? ». Ce travail tente de proposer des pistes de réflexions en guise de réponse à cette problématique.
Interroger les apports du pragmatisme et de la théorie critique pour penser la philosophie avec les enfants et adolescents (PPEA) ainsi que sa place dans l’école nous amène à entamer une réflexion sur les implications politiques de la pratique du dialogue philosophique.
La thèse défendue dans cet article est la suivante : La PPEA propose un espace pédagogique que l’on pourrait qualifier de « sphère de reconnaissance », en assurant que les enfants puissent être de véritables sujets épistémiques, éprouvant leur « agentivité épistémique ». On pourrait donc qualifier la PPEA d’une « pédagogie de la reconnaissance » qui participerait de l’autonomie épistémique des enfants et adolescents. Afin de défendre cette thèse, nous préciserons d’abord ce que nous entendons derrière l’expression d’« agentivité épistémique » dans une première partie. Puis, notre réflexion se fera en trois temps. Enfin, si le propos est ici succinct, il cherchera à approfondir dans un prochain article en quoi la PPEA effectue un pont de convergence entre deux courants de philosophie que sont le pragmatisme philosophique américain (Dewey) et la théorie critique (Honneth, Rosa), et ainsi en quoi cette pratique pédagogique présente une réponse subversive exigeante à la reproduction d’injustices épistémiques au sein de l’école.
L’agentivité épistémique : une capacité d’autonomie au cœur de la justice sociale.
L’adjectif épistémique renvoie à la notion d’épistémè et est relatif à la connaissance, tandis que le terme d’agentivité renvoie, quant à la lui, à la possibilité pour des sujets d’être des « acteurs », c’est-à-dire d’être en mesure de réguler et contrôler leurs propres actes. Cela renvoie à cette capacité d’agir sur l’environnement qui nous entoure, tout en ayant conscience de ce pouvoir d’agir. Lier la notion d’agentivité à l’adjectif d’épistémique renvoie ainsi à cette possibilité d’être acteur dans son activité de connaître, donc à la possibilité de produire, d’utiliser ou encore transmettre une connaissance (Catala, 2015). Les théories critiques ont souligné combien cette agentivité épistémique n’était pas reconnue de la même façon pour les groupes et les individus. Il n’est pas rare de lire aujourd’hui au sein d’articles universitaires des expressions comme celles de « justice cognitive » (Visvanathan, 2016) ou d’« injustice épistémique » (Fricker, 2007), qui soulignent la non-reconnaissance de l’agentivité épistémique de certains agents ou groupes sociaux dans l’histoire. Nous pourrions, en guise d’exemple pour cet article, présenter succinctement et très brièvement les travaux de la philosophe Miranda Fricker qui a introduit en 2007 la notion d’injustice « épistémique ». Pour cette auteure, une injustice épistémique est une sorte de « diminution » qui affecte un sujet dans son statut de sujet connaissant. Miranda Fricker souligne que cette injustice peut notamment provenir d’un préjugé fortement ancré dans une société. Par exemple, un préjugé lié au genre, à l’identité ethnique, à l’accent ou encore à l’âge d’une personne pourrait amener un auditoire à accorder un niveau de crédibilité dégonflé à la parole d’un orateur. Celle-ci ne pourrait, en raison de son identité sociale, détenir une certaine autorité épistémique. En tant que femme dans une société où le savoir était surtout détenu par les hommes par exemple, sa parole serait d’emblée décrédibilisée. Ainsi, il est important de souligner que le fait de pouvoir être reconnu comme étant capable de transmettre des connaissances, ou comme étant capable de donner du sens à ses propres expériences sociales, se trouve lié à l’identité sociale de la personne. L’autorité épistémique d’une personne serait donc ainsi également construite socialement, et ce, indépendamment des qualités argumentatives de la personne.
Les théories critiques de la reconnaissance soulevaient l’idée selon laquelle le désir d’être « reconnu » peut être appréhendé comme étant l’un des motifs principaux de ce qu’on appellerait aujourd’hui le processus d’individuation, c’est-à-dire ce processus de constitution d’une certaine individualité. Être reconnu dans son agentivité épistémique participe au devenir « sujet ». Or, dans une société, la reconnaissance mutuelle n’est pas un état de fait évident. Le besoin de reconnaissance se fait le plus souvent ressentir à partir de l’expérience ostracisante d’un déni de reconnaissance, créant une injustice. Les théories critiques de la reconnaissance entendent ainsi rendre compte de la constitution possible d’une « société du mépris » (Honneth, 2008). Cette réflexion implique donc de ne pas limiter le concept de justice sociale aux seuls principes formels du droit ou aux seuls enjeux d’injustices économiques, mais d’y intégrer également les expériences subjectives de déni de reconnaissance qui sont vécues par les sujets et groupes diminués dans leur agentivité épistémique. Or pour que soient rendues visibles les souffrances et injustices épistémiques dans une société, sans créer une société de « victimisation », encore faut-il que les personnes qui en souffrent détiennent la capacité à produire du sens à partir de leur expérience subjective (1) et soient reconnus dans cette capacité à la fois vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis des autres (2). Dans les faits, il peut être difficile pour une personne en train de subir une injustice épistémique de se rendre compte qu’elle vit une situation d’injustice épistémique si elle n’éprouve pas, elle-même, cette capacité à rendre sensée son expérience subjective ou encore si elle n’a pas la place pour s’exprimer et transmettre son vécu. Fricker donne un exemple sociétal très parlant qui est celui du viol subi dans le cadre du mariage, pratique longtemps invisibilisée socialement et politiquement du fait de la légitimité du « devoir conjugal » et dans laquelle la femme se trouve en situation d’injustice épistémique en raison de l’absence de reconnaissance de son expérience par la société.
Pour ces approches critiques, l’injustice épistémique est l’une des sources fondamentales du maintien des inégalités inscrites de façon structurelle dans le droit puisque celles-ci sont invisibilisées par les schèmes de penser dominant qui structurent la société et amenuisent la reconnaissance de la qualité de la parole des personnes dont l’agentivité épistémique est déniée.
L’originalité d’une approche épistémique de la domination revient à faire de la possibilité de construire du sens un enjeu politique. Or, l’école apparaît comme un lieu important de construction de sens susceptible de reproduire des inégalités épistémiques, notamment à travers ses curriculums officiels et la formalisation des savoirs qu’elle met en œuvre. En réalité, l’école peut devenir un lieu privilégié de reproduction d’injustice épistémique reproductrice d’inégalités sociales tout comme elle peut être au contraire un levier essentiel pour lutter contre celles-ci, et donc devenir un lieu de « résistance épistémique » (Médina, 2012). Cette potentialité de l’école rend possible la considération d’espaces pédagogiques de reconnaissance.
Ainsi, qu’est-ce que ce contexte théorique peut nous dire des implications politiques de l’institutionnalisation dans les écoles de la pratique de la philosophie pour/avec les enfants et les adolescents (PPEA) ? Nous aimerions souligner dans quelle mesure la PPEA pourrait participer à contribuer à répondre aux injustices épistémiques. Pour répondre à cette ambition, le propos comprendra trois temps, présentés très brièvement et qui seront approfondis, comme nous l’avons déjà précisé, dans un article ultérieur.
Les présupposés pragmatistes de la PPEA : condition de reconnaissance de l’enfant comme sujet épistémique
De nombreux auteurs, comme le pédagogue critique Paulo Freire ont dénoncé les modèles d’une éducation purement transmissive existant au sein des modèles dits traditionnels de l’éducation où la reconnaissance unilatérale de l’autorité épistémique à la seule charge des enseignants pouvait constituer un sérieux obstacle à l’agentivité des enfant (Freire, 1968). Par ailleurs, du fait de leur âge, ou de leur manque d’expérience, un préjugé social pourrait être de les considérer comme n’étant pas en mesure de construire, par eux-mêmes, du sens à leur réalité. Ce préjugé pourrait être un frein dans leur processus d’apprentissage et d’autonomie intellectuelle et morale. À l’inverse, on pourrait également s’interroger sur les limites d’une éducation qui offrirait une liberté totale aux enfants, sans poser de cadre et de limites et sans leur apporter une certaine conscience de leur responsabilité, en ce qu’elle pourrait devenir le règne du relativisme.
Face à ces deux écueils et devant ces risques, la PPEA s’attache à reconnaitre la voix des enfants et des adolescents en soutenant qu’ils peuvent devenir capables d’expérimenter des dialogues philosophiques au sein d’une communauté de recherche collaborative. En philosophant, il ne s’agit pas d’apporter aux enfants l’appréhension d’une réalité objective et prédéterminée sur le monde, mais plutôt de leur faire éprouver qu’une réflexion philosophique est une co-construction des sujets en quête de sens. La communauté de recherche philosophique (CRP) telle qu’elle a été conceptualisée par Lipman s’inscrit en héritage du pragmatisme de Dewey qui implique un lien solide entre éducation et expérience (Juuso, 2007). Les jeunes sont dans une position de recherche active, de façon collaborative, ils partent à la recherche d’une réponse à un questionnement « philosophique ». Cette réponse, ni a priori donnée, ni complètement créée ex nihilo ne pourra jamais se fixer. Ils éprouvent ainsi la vulnérabilité propre de la condition humaine en mesure de s’interroger sur des problèmes philosophiques sans réponse définitive, ainsi que la faillibilité de leur propre point de vue, tout en expérimentant la possibilité d’essayer de construire un sens commun. L’apprentissage du dialogue philosophique n’est donc pas du tout ancré dans un paradigme positiviste des rapports aux savoirs. Toutefois, comme le souligne Mathieu Gagnon, « il n’est plus nécessairement question de s’approprier des contenus standardisés, de mémoriser des concepts bien définis ou d’appliquer une technique précise, mais plutôt de travailler avec l’incertitude, l’ambiguïté et la multiplicité en portant davantage un regard sur les processus que sur les produits » (Gagnon 2015). En effet, « tout comme le nageur a besoin de repères pour bien nager (ou pour nager mieux), il nous apparaît que le penseur a lui aussi besoin de repères pour bien penser (ou pour mieux penser). La CRP est sans doute l’un des lieux privilégiés pour un tel apprentissage, et c’est pourquoi nous sommes d’avis que sa mise en place, dans un contexte pédagogique, doit comprendre un espace destiné explicitement à structurer et à s’approprier les repères spécifiquement liés à l’art de penser, parmi lesquels se retrouvent les habiletés intellectuelles » (Gagnon, 2015). Cette attention portée à l’activité intellectuelle est au cœur du caring thinking tel qu’il a été conceptualisé par Lipman et Sharp (voir partie IV), et empêche de croire que toute réponse est valable et ainsi de rester campé sur des positions menant au relativisme. Toutefois, il paraît essentiel de partir de la voix des jeunes et d’assurer que la pratique soit l’occasion de développer chez les participants une identité épistémique habilitante des enfants qui n’est possible qu’à la mesure d’une ouverture d’esprit, d’une modestie et une confiance de la part de l’adulte qui facilite le dialogue, tout en s’assurant d’une attention soucieuse de la progression philosophique. Les jeunes éprouvent ainsi que leurs raisonnements, même faillibles, peuvent être écoutés et cela peut favoriser progressivement leur estime intellectuelle. Plus encore, cela favorise les conditions de ce qu’on pourrait qualifier la mise en place d’une sphère de reconnaissance où les enfants pourraient se sentir reconnus et autorisés à s’exprimer et penser le monde tel qu’il pourrait/devrait être, pour pas à pas s’autoriser à développer une réflexion plus profonde en commun.
Toutefois, est-ce que le fait de prendre aux sérieux la voix des enfants est suffisante pour affirmer que la PPEA est une réelle sphère de reconnaissance ? Nous pourrions en effet objecter que cette pratique du dialogue philosophique n’est en réalité jamais appliquée en dehors d’un contexte institutionnel et social prédéterminé, lui-même construit sur des rapports de domination parfois incorporés dans les habitus des enfants. Dans ce cas, il est essentiel pour les facilitateurs de porter une grande attention aux dynamiques interactionnelles de l’atelier pouvant être sources de domination, et ainsi les éviter. La question des supports utilisés peut aussi être questionnée, certains auteurs dénonçant en effet la possibilité d’avoir des supports qui alimentent certains préjugés (Chetty, 2018). Quoiqu’il en soit, nous ne cherchons pas à démontrer que la pratique du dialogue philosophique en tant que telle pourrait, de façon spectaculaire, résoudre les injustices épistémiques qui peuvent être occasionnées dans une société ou à l’école. En effet, comme le souligne Edwige Chirouter, ces ateliers « ne peuvent avoir de sens et d’effets véritables que dans un écosystème global qui valorise au quotidien la reconnaissance et l’émancipation » (Chirouter, 2023). Toutefois, il nous semble qu’elle peut représenter une force subversive essentielle qui trouve une place particulière dans l’école, elle-même source d’injustice épistémique. C’est ce que nous aimerions démontrer dans la partie suivante.
L’expérience de la positionnalité épistémique : une éducation démocratique de la friction épistémique.
Si la PPEA peut être considérée comme « une sphère de reconnaissance », c’est aussi parce qu’elle permet aux jeunes de faire l’expérience de leur positionnalité épistémique. Nous souhaiterions donc affirmer dans ce deuxième temps que c’est parce qu’elle permet de faire cette expérience de la positionnalité épistémique que la PPEA peut être subversive.
Nous entendons derrière l’expression de « positionnalité épistémique » cette idée selon laquelle chacun, étant limité, du fait de son existence singulière, son histoire, son origine, son expérience sociale, ne peut se positionner de façon surplombante et détenir l’autorité suprême d’une construction de sens « autoritaire ». C’est donc l’expérience de cette vulnérabilité épistémique qui permet de renoncer à la visée totalisante de la construction d’un universel à partir d’un seul point de vue singulier[1]. En effet, l’essence de la PPEA se trouve dans l’apprentissage du dialogisme. Chacun, en s’exprimant, s’expose ainsi pleinement dans sa pleine partialité, qui est inévitable, et cela permet ainsi à chacun de s’éprouver limité, d’éprouver notre nature conditionnée et notre perspectivisme. Or, en échangeant, les jeunes peuvent faire l’expérience de l’effritement épistémique (Medina, 2012). Cet effritement est produit par l’interaction des points de vue hétérogènes et il peut permettre d’accueillir chez les enfants une conscience critique des multiples manières de donner du sens et de percevoir le monde. Cette friction épistémique ressentie, si elle est accueillie, peut être l’occasion de vouloir mieux comprendre l’autre, d’améliorer ses attitudes perceptives et nos habitudes mentales. Grâce à l’expérience de cette friction épistémique liée à la divergence de points de vue entre les pairs, les enfants et adolescents vont être amenés à reconnaître leur faillibilisme et leur vulnérabilité épistémique, ce qui leur permettra de douter, de se questionner, mais aussi de chercher à problématiser la réalité autrement, proposer des pensées alternatives. Cette confiance dans le potentiel critique et créatif de la friction entre points de vue est un élément constant des épistémologies pragmatistes. La friction est considérée comme le point de départ du changement des habitudes, et ce, afin de dépasser l’arrogance ou la paresse, ou encore l’étroitesse d’esprit, et ainsi favoriser la formation d’un imaginaire social, construit en relation avec les pensées des autres. Ainsi, pour Medina, la friction épistémique est le moteur d’une démocratie en bonne santé, et suppose les conditions politiques de reconnaissance du pluralisme. La PPEA apparaît comme une éducation expérientielle, qui permet cette d’éprouver la friction nécessaire pour se sentir autorisé à et être capable de penser le monde et la société. Dès lors, si la PPEA, dans sa mise en œuvre, ne peut pas résoudre à elle-seule les enjeux d’injustice épistémique existant dans la société, elle permet tout de même de créer un moment pédagogique où l’expérience de la friction épistémique participe d’une autorisation à penser le monde, ensemble, mais à partir de points de vue divergents. Il s’agirait ainsi d’une éducation démocratique qui permettrait l’agentivité épistémique attendue dans une société qui se voudrait garante du pluralisme.
Toutefois, il nous apparait essentiel d’interroger en quoi cette friction épistémique rendue possible ne serait pas la porte ouverte au relativisme où, chacun campant sur ses positions, ne chercherait plus à comprendre autrui, ni à vivre avec. Pour comprendre que la PPEA n’est pas la porte ouverte au relativisme, et ainsi mieux saisir encore davantage ses implications politiques, nous aimerions nous attarder sur la compréhension de la rationalité de Lipman et Sharp, et le concept de caring thinking. En effet, il nous semble que c’est au cœur du caring thinking que se trouvent les conditions d’une réelle sphère de reconnaissance et de soin.
Le rôle politique du caring thinking : une modalité de pensée au cœur de l’expérience du dialogisme et du perspectivisme épistémique.
En guise de dernière piste, et toujours pour approfondir encore plus cette idée de dire que la PPEA peut être considérée comme « une sphère de reconnaissance » favorisant l’agentivité épistémique des enfants, nous souhaiterions souligner le rôle indéniablement politique de la conceptualisation du caring thinking chez Lipman et Sharp. Selon Lipman, éduquer au bon jugement ne se réduit pas à une simple technique et il veut dénoncer la croyance en une rationalité purement logique. Pour lui, la rationalité a une dimension sensible et émotionnelle, car les émotions participent en réalité à rediriger notre attention. C’est ce qu’il a voulu saisir sous le concept de caring thinking qui « implique un double sens, car d’une part cela signifie penser avec sollicitude et attention à ce qui est l’objet de notre pensée, et d’autre part cela signifie se préoccuper avec attention et sollicitude à sa propre manière de penser » (Lipman, 2003, p. 262). Plus tard, sa collaboratrice, Sharp va attirer l’attention sur les dispositions éthiques qui peuvent donner lieu à cette dimension de réflexion attentive (Sharp 2007, 2014). Sharp soutient que la recherche sur ce qui est important ne peut être pleinement réalisée sans un espace pédagogique qui instaure lui-même un cadre de bienveillance entre les participants, où l’attention est donc également soutenue par les membres de la communauté de recherche philosophique. Sa contribution permet de saisir que le passage d’une pensée simple à une pensée critique dialogique requiert un apprentissage dans un environnement éducatif approprié et sécurisant. Il nous semble que la friction épistémique éprouvée en ateliers peut ouvrir la voie vers une volonté de mieux comprendre l’autre, et ainsi développer son empathie cognitive, à mesure que ces habiletés éthiques sont déjà incorporées dans la mise en œuvre de l’atelier. Ainsi, la théorisation du caring thinking par Sharp et Lipman nous invite à considérer que la formation épistémique des enfants et adolescents ne peut être réellement pensée et comprise qu’au sein d’un cadre sécurisant où l’attention est également portée sur l’assurance d’une participation de tous et toutes.
Conclusion
En guise de conclusion, nous aimerions ouvrir notre propos à une autre réflexion que nous n’avons pas approfondie ici, mais qui s’avère être au cœur d’un travail de recherche doctorale. Sharp inscrit le caring thinking comme une capacité à développer une conscience qualifiée de relationnelle et qui repose également sur une appréhension de ce qui se joue au sein des relations interpersonnelles : il s’agit de « s’expérimenter non pas comme un sujet pensant de façon individualisée et atomiste, mais comme un sujet pensant en relation avec l’autre » (Sharp, 2007, p. 251). Cette conception relationnelle de l’agentivité épistémique est notamment expérimentée dans la pratique du dialogue philosophique par notre faillibilisme et notre vulnérabilité épistémique du fait de notre positionnalité. Les propos de Sharp sur la conscience relationnelle nous semblent essentiels car apparait ainsi une alternative intéressante au discours prônant l’émancipation des sujets de façon très individualiste dans un monde de plus en plus compétitif et sans prise en compte des relations qui nous lient. Cela signifie que l’agentivité épistémique des enfants et adolescents ne pourrait s’acquérir qu’au sein d’un espace pédagogique reconnaissant avec profondeur et attention la dimension relationnelle de la condition humaine. Cette dimension relationnelle de la condition humaine est selon nous le levier d’un changement de paradigme sur la façon dont on considère l’éducation aux droits de l’enfant. En effet, elle s’appuie sur une ontologie relationnelle des droits humains et en cela détient des conséquences politiques essentielles pour redonner sens à un discours sur les droits humains à visée universaliste dans un monde pluraliste et complexe. Notre thèse approfondit ce sujet.
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C’est d’ailleurs en parallèle l’histoire de la dénonciation de l’hégémonie occidentale sur la construction d’un universel de la condition humaine que nous abordons plus en détail dans notre recherche doctorale qui porte sur l’éducation aux droits humains et la pratique de la philosophie avec les enfants. ↩︎