Revue

La pratique du dialogue philosophique et la quête de sens : un duo incontournable

Il nous arrive tous d’entendre ou de se dire « Cela n’a aucun sens !». Mais que signifie le fait qu’un projet, une activité ou un intérêt puisse être donateur de sens ? Quelles sont les conditions l’émergence d’une relation signifiante entre un sujet et un objet particulier ? Qui plus est, comment aborder la quête de sens dans un contexte pédagogique ? Cet article met l’accent sur trois différents aspects que recouvre le concept de sens en éthique normative, lesquels seront mis en étroite relation avec les conditions nécessaires d’une vie signifiante selon la philosophe américaine Susan Wolf et avec les habiletés cognitives et sociales sollicitées par la pratique du dialogue philosophique. Nous défendrons la thèse que non seulement cette pratique contribue fortement à créer les conditions d’une vie riche de sens tout au long de la vie, mais qu’elle constitue une méthode pédagogique qui respecte l’autonomie des personnes en plus de valoriser l’idéal démocratique.

Introduction

Il nous arrive tous d’entendre ou de se dire « Cela n’a aucun sens !». Mais que signifie le fait qu’un projet, une activité ou un intérêt puisse être donateur de sens ? Quelles sont les conditions d’émergence d’une relation signifiante entre un sujet et un objet particulier ? Qui plus est, comment aborder la quête de sens dans un contexte pédagogique ? Cet article mettra l’accent sur trois différents aspects que recouvre le concept de sens en éthique normative, lesquels aspects seront mis en étroite relation avec les conditions nécessaires d’une vie signifiante selon la philosophe américaine Susan Wolf[1] et avec les compétences épistémiques et sociales sollicitées par la pratique du dialogue philosophique. Nous défendrons la thèse que non seulement cette pratique contribue fortement à créer les conditions d’une vie riche de sens tout au long de la vie, mais qu’elle constitue une méthode pédagogique qui respecte l’autonomie des personnes en plus de valoriser l’idéal démocratique.

Le concept de sens : définition, conditions, critères

L’enquête de Susan Wolf prend pour origine deux réponses classiques à la question « Qu’est-ce qui donne du sens dans la vie ? » : « Faire ce qu’on aime, trouver sa passion » et « S’engager dans quelque chose de plus grand que soi ». Mais qu’est-ce que ces adages nous indiquent ? En investiguant les forces et limites de ces maximes, Wolf ne parviendra ni à les exclure ou réduire, de sorte que sa thèse conciliera les éléments subjectifs et objectifs liés à la quête de sens de façon indissociable : « To have a life that not only seems meaningful but is meaningful, the objective aspect is as important as the subjective[2]. » (Wolf, 2010, p. 32-33) Sa théorie, « The Fitting Fulfillment View » que nous pourrions traduire par « l’approche intégrée du sens[3] », conjugue donc la rencontre d’un intérêt personnel à la réalisation d’activités dont la valeur est indépendante de soi, sans que nécessairement cela soit plus grand que soi : « (…) meaningfulness in life came from loving something (or a number of things) worthy of love, and being able to engage with it (or them) in some positive way. As I have put it on other occasions, meaning in life consists in and arises from actively engaging in projects of worth[4] » (Wolf, 2010, p. 26). Ainsi, Wolf intègre la recherche de ce qui nous tient à cœur et celle de faire quelque chose qui n’est pas centré que sur nous-même, souvent interprété comme « plus grand que soi ». Contrairement aux idées reçues, elle défend que le sens n’est pas simplement la satisfaction d’une préférence, ni quelque chose de seulement important et encore moins un intérêt personnel étroit. Le sens signifierait plutôt « une valeur » : « Le sens est ce qui est désirable ou digne d’être désiré pour nous et pour ceux dont on se soucie [5]» (Wolf, 2010).

Pour bien saisir les enjeux de cette définition, nous évoquerons différentes acceptions du mot sens exposées par Thaddeus Metz dans son ouvrage Meaning of life (2014) et les approfondirons à l’aide de la thèse hybride de Wolf. Metz souligne que les concepts généralement associés au sens ne dénotent pas des propriétés de ce dernier, mais expriment plutôt ce qui ferait que les activités ou projets signifiants ont un « air de famille ». Il en retiens trois : les émotions appropriées, la transcendance, et le terme difficilement traduisible « purposiveness » que nous traduirons par « un élan motivationnel ».

La dimension subjective : l’affinité du sujet envers l’objet donateur de sens

Le sens implique un certain type de réactions émotionnelles appropriées ressenties par une personne engagée positivement et activement dans une activité porteuse de sens telles la fierté (envers soi-même) et l’admiration (envers autrui). Elles connotent la relation d’un sujet à un objet particulier de son attention, digne de valeur à ses yeux. Pris négativement, l’objet donateur de sens devra être en mesure de nous éloigner de l’ennui, du sentiment d’inutilité et d’aliénation, et de l’impression de futilité de notre action. À l’instar de Metz, Wolf prend en considération l’apparition d’une certaine gamme d’émotions auxquelles elle ajoute l’estime de soi, le sentiment d’accomplissement, mais aussi le fait de se sentir excité, envouté ou même exalté par l’activité en elle-même, par l’objet « aimé ». Pour Wolf, ce qui est fait par amour (reasons of love), constitue un indicateur privilégié pour « traquer » ce qui pour nous a une valeur intrinsèque et non instrumentale, et de ce fait, motive à agir en faveur de cette relation signifiante avec cet objet, créant l’envie de l’honorer, le promouvoir, le protéger. Si Wolf désigne d’emblée cet objet comme « l’objet aimé », nous ajouterons l’idée d’un sentiment de responsabilité envers ce dernier, tel Le Petit Prince avec sa rose.

Ainsi, la variété des états mentaux du sujet empêche de réduire le sens à une émotion spécifique unique qui serait commune à toutes les expériences de sens. Wolf précise que les qualités psychologiques qui se manifestent dans ce type de relations ne sont ni synonymes, ni permanentes et ni réductibles au plaisir. Cependant, elles ont en commun d’être des états ou des attitudes positives et désirables en elles-mêmes.

Bien que Wolf exclue les activités cléricales, nous estimons que lorsque ces dernières s’inscrivent dans une visée signifiante, même les petits gestes, peu exaltants en eux-mêmes, participent à la quête de sens et bénéficient de l’attraction vers une fin qui l’englobe. C’est pourquoi nous suggérons un critère inclusif telle la « disposition des agents à être touchés et motivés » par certains types d’objets, plutôt que de se restreindre à quelques émotions spécifiques, de manière à prendre en compte la diversité des états subjectifs (y compris ceux connotés négativement comme l’indignation) associés aux expériences signifiantes[6].

Cette condition est-elle suffisante?

Pour les subjectivistes, l’objet qui suscite le sens n’a pas d’importance et seul compte l’état du sujet ou plus spécifiquement la cohérence entre ses désirs de premier et deuxième ordre (selon Harry Frankfurt). Bien qu’attrayante, Wolf oppose deux critiques à cette thèse. Tout d’abord, elle s’objecte à Richard Taylor qui considère que le sens repose uniquement sur la subjectivité des personnes, allant jusqu’à soutenir que pour atteindre cet état de sens, un agent pourrait vivre dans l’illusion. Or, nul n’aime être dupe ou être trompé. Wolf critique Taylor en soutenant que la perte d’autonomie ou l’altération de sa perception constituent un appauvrissement du besoin intrinsèque de vérité et ne peut donc être désirable. En effet, ou bien la duperie de soi crée un état qui amène à percevoir ce qui n’existe pas, ou bien elle réduit les facultés cognitives de manière telle que le sujet ne peut exercer un jugement éclairé sur la valeur de la tâche qu’il accomplit (en la comparant avec d’autres par exemple). Or, aucune de ces options n’est compatible avec l’autodétermination des personnes, valeur inhérente aux sociétés démocratiques.

Quant à Frankfurt, il soutient que ce qui importe vraiment, c’est de se soucier de quelque chose d’autre que nous-même, peu importe quoi[7]. Mais quelle place accorde-t-il aux distinctions que la volonté elle-même établit entre les bonnes et les mauvaises raisons de tenir quoi que ce soit pour important ? Wolf déplore que nulle part il ne développe à ce propos, ce qui est problématique du point de vue normatif. En effet, les outils de la pensée critique sont nécessaires pour discriminer parmi les options possibles : on peut mal évaluer un engagement, ou trop peu se soucier d’un autre, et dans les deux cas, un jugement éclairé requiert la capacité de se remettre en question et de se critiquer, sans tout admettre et glisser vers un relativisme.

Qui plus est, Wolf soutient que l’objectivité des valeurs requière le passage à une forme d’intersubjectivité : il s’agit de l’argument de la condition humaine: parce que du point de vue de l’univers, nous sommes une particule insignifiante parmi d’autres particules, considérer uniquement notre point de vue subjectif équivaut à se donner un statut privilégié. N’est-ce pas disproportionné d’accorder uniquement de l’importance à nos désirs pour statuer sur les actions et projets dignes de valeur ? Vivre, c’est vivre-dans-le-monde-avec-d’autres pour reprendre une formulation existentialiste. Autrui tente aussi de trouver un sens à ses actions et une cohérence entre les différents niveaux de l’existence[8] et ceci fait partie de ma situation objective. Par conséquent, si notre position fait partie de notre situation objective laquelle inclut l’autre comme également porteur de sens, ne pas l’inclure serait nier cet aspect fondamental de la condition humaine.

La dimension objective : la valeur de l’objet digne d’être désiré

La notion de sens fait aussi appel à la transcendance, au sens de dépasser nos limites, tendre vers quelque chose de plus grand que soi. Mais lesquelles sont pertinentes à dépasser? Celles qui ont un rapport à quelque chose de valable en lui-même, que ce soit soi-même ou quelque chose d’autre [9]. Wolf reconnait aussi la nécessité d’une dimension objective dans la désignation de ce qui est désirable et digne d’être désiré (meaningfull). Sans défendre une thèse substantielle où des objets auraient une valeur absolue, elle identifie des conditions communes et universellement partagées qui leur confèrent une certaine objectivité (parce que non refermée sur soi), et qui sont présentes dans notre relation à une activité ou un projet signifiant. En voici quelques-unes.

Wolf dégage ce que je nommerai des traits saillants qui apparaissent au sens phénoménologique à propos de ce qui donne du sens dans la vie des gens. Fait important : sans reposer uniquement sur les objets dignes de valeurs, ces traits sont constitutifs des relations signifiantes des agents (nous y reviendrons plus loin). Premièrement, les projets signifiants donnent des raisons de vivre, de s’intéresser au monde, parce qu’ils prédisposent à ressentir de la joie ou du bien-être[10]. Deuxièmement, ils ne sont pas entièrement choisis et surgissent dans la vie des gens, avec une force motivationnelle importante. Cela implique de trouver quelque chose que l’on soit capable d’aimer assez pour s’engager activement et positivement[11]. Troisièmement, ils peuvent être révisés et réévalués, parce que notre attention (même notre amour) peut être mal dirigée : face à des faits nouveaux, une personne peut se demander si les projets qu’elle nourrit lui procurent « réellement » du sens ou si sa vie « semble » seulement signifiante. (Ex. personne carriériste et l’évaluation des coûts de son ambition). Et quatrièmement, ils suscitent certaines émotions appropriées telles que présentées ci-haut.

Puis, Wolf identifie des besoins fondamentaux et universels qui nous lient au sens. D’abord le besoin de sens : les questions existentielles surgissent dès le jeune âge et se manifestent plus particulièrement à différentes étapes de la vie. Mais Wolf se demande : « quelle place accordons-nous à ces questions en situation de calme ? », il va sans dire que la pratique du dialogue philosophique s’avère un outil fécond pour que chacun accorde une valeur à ce questionnement et développe les outils pour y répondre au meilleur de ses capacités et de celles des personnes qui participent à la discussion[12].

Ensuite, il y a le besoin de vérité évoqué en critique du subjectivisme. Wolf déplore que l’on admette un sens factice au détriment du développement de nos facultés cognitives : la capacité de juger fait partie de notre nature humaine. Parce que nous faisons naturellement des jugements de valeur stipulant que certaines choses sont meilleures ou pires que d’autres, le dialogue intersubjectif s’avère la voie privilégiée pour déterminer quels objets sont, selon divers degrés, dignes de valeur. Nos interactions sociales constituent une source primordiale de l’acquisition de nos systèmes de croyances et de leur modification. Parmi les expériences constructives de notre savoir, le fait de collaborer avec d’autres dans un but commun permet de créer un espace privilégié pour questionner ses postulats, et le cas échéant, remplacer des croyances fausses ou douteuses, ou de prendre conscience de ses biais cognitifs (Bouvier, 2007). Clarifier ses idées et valider son adhésion à certaines plus qu’à d’autres implique donc des processus cognitifs grandement facilités par la mise en commun des regards et des expériences. C’est pourquoi les dialogues philosophiques permettent non seulement de penser ensemble, mais encore de penser mieux ensemble[13].

Nous pourrions être enclins à penser que le besoin d’estime de soi requière uniquement une reconnaissance de sa valeur personnelle. Mais cela ferait fi du fait que nous ne sommes pas indifférents au fait que les autres considèrent notre action comme ayant une valeur. Mais qu’est-ce que cela nous indique ? Que nos projets et engagements peuvent avoir une valeur pour nous, mais pas uniquement, et que cela est important. Lorsqu’autrui porte un regard positif ou négatif sur nos notre action (sans toutefois être assujetti à ce dernier qui serait alors totalisant) ou qu’il questionne le fondement du jugement qui la soutient, il questionne la valeur de mon jugement. De ce fait, le passage de la subjectivité à l’intersubjectivité peut être une voie vers une forme d’objectivité par la prise en considération de divers points de vue (ce qui suppose le pluralisme des points de vue) et l’animateur philosophique peut contribuer de façon significative en relançant le dialogue par des expériences de pensée, en recherchant des points de vue alternatifs, en explorant différents angles ou contextes, etc.

Un autre besoin incontournable lié à la quête de sens est le besoin de socialisation. Voici comment se décline l’argumentation : si nous reconnaissons être un parmi d’autres et si nous évaluons des choses plus dignes de valeur que d’autres (ce que nous faisons constamment et naturellement), alors nous pouvons concevoir la valeur objective des actions comme ce qui peut émerger à l’intérieur de nos rapports sociaux. Certes, il ne suffit pas d’être 10, 100 ou 100 000 pour qu’une valeur incontestable émerge du groupe. Nous insisterons néanmoins sur le fait que Wolf exclut catégoriquement l’idée qu’une personne seule puisse se prétendre l’unique détentrice de la valeur objective d’une action, et ce, en cohérence avec l’épistémologie sociale dans l’atteinte de connaissances et jugements appropriées. Sommes-nous irrationnels si nous ignorons cette réalité ? Sans doute pas, nous dit Wolf. Cependant, nier ce fait équivaut à nier ou encore bafouer notre intérêt pour la vérité.

Cette condition est-elle suffisante ?

Bien que nécessaire, Wolf soutient qu’il est illusoire de déposer le sens dans des critères exclusivement objectifs sans prendre en compte l’affinité que peuvent avoir (ou non) les personnes envers l’objet de leur engagement. L’argument se déclinerait comme suit : Puisqu’il existe une variété de projets, d’engagements ou d’intérêts dignes de valeur, et que les mêmes objets ne produisent pas un même degré d’attachement pour tous, alors il serait inapproprié de vouloir imposer les mêmes objets signifiants à tous.

Un autre argument consiste à se demander s’il serait raisonnable de cautionner un sacrifice de soi pour l’épanouissement d’une tierce personne ou pour une cause externe parce que ceux-ci auraient une valeur objective absolue ou supérieure. Bien qu’il existe des cas exposant de tels sacrifices, nous pouvons légitimement nous demander s’ils sont cohérents avec la valeur intrinsèque de chacun et le respect de sa dignité. Le prix du sens de sa propre existence et de la valeur que nous y accordons ne serait-il pas trop cher payé ? Dans cet ordre d’idées, même Thaddeus Metz qui croit qu’il existe des critères objectifs spécifiques comme le beau, le vrai et le bien, soutient néanmoins qu’on ne peut se soustraire totalement au respect de conditions subjectives minimales : « With respect to at least some objective goods, such as excellence, more meaning can come from exhibiting them oneself, rather than from enabling others to exhibit them, even somewhat more of them[14] » (Metz, 2014, p. 196).

S’ajoute la valeur de la relation en elle-même

Même s’il est difficile de dissocier les trois acceptions du sens, la force de l’élan subjectif et motivationnel (« purposiveness ») nous semble être au cœur ce qui nous lie (par des émotions appropriées) à cet objet signifiant (la transcendance). Cet aspect désigne le fait d’être mu avec vigueur vers un but, une fin, ou un projet ayant une valeur intrinsèque. Il intègre à lui-seul le double sens du concept, soit le sens comme direction et le sens comme signification.

Considérant que les deux conditions essentielles et indissociables que sont l’affinité du sujet pour un objet digne de valeur et la valeur objective de l’objet peuvent être sujettes aux aléas de la popularité et des standards admis, Wolf proposera un troisième critère : la valeur de la relation en elle-même. Celle-ci devra contenir en puissance la possibilité de créer ou de faire surgir des expériences de valeur[15].

Qui plus est, Wolf déclare que le sens vient davantage d’engagements soutenus et de relations durables issus de ces attachements privilégiés que du projet lui-même qui en découle : « (…) value that lie not in the object considered in itself, but in the lover of the object or the relationship between them[16]. » (Wolf, 2002a, p. 9). Ce vocable n’est pas sans rappeler celui d’élan vital développé par la psychologie positive. Le psychologue social Jonathan Haidt[17], imprégné des études empiriques sur l’expérience optimale (flow) de Mihaly Csikszentmihalyi, identifie le sens à l’élément déclencheur qui pourra donner lieu à un engagement durable qui lui, favorisera l’acquisition de relations enrichissantes qui lieront la personne à elle-même et aux autres. Contrairement à certaines conceptions spiritualistes dont le bouddhisme, Haidt affirme qu’à l’instar du bonheur et de l’engagement vital, le sens ne vient pas uniquement de l’intérieur de soi ni même de la simple combinaison des facteurs internes et externes: « L’engagement vital (flow) ne se trouve pas dans une personne ou dans l’environnement, il vient de la relation qui existe entre les deux. (…) Le réseau de sens s’étend et devient progressivement plus dense » (Haidt, p. 258). C’est pourquoi il ajoute le concept de cohérence pour parler du sens[18]: « Les gens ont l’impression d’un sens lorsqu’ils trouvent une cohérence à travers les trois niveaux de l’existence »[19]. Cette combinaison d’états inter-niveaux (physique, psychique et socio-culturel) s’avère même cruciale selon lui pour trouver une réponse à la question du sens dans la vie: « Nous sommes des objets physiques (corps et cerveaux) desquels des esprits émergent ; de ces esprits émergent des sociétés et des cultures. Pour parvenir à une compréhension complète de nous-même, nous devons étudier les trois niveaux » (Haidt, p. 260) [20].

La quête de sens et la pratique du dialogue philosophique

Selon Wolf, ce qui donne du sens dans la vie admet une gradation et n’est donc pas de l’ordre du tout ou rien: « One’s life is meaningful in proportion to the degree to which one can see oneself as bound up with things, people, activities or projects of worth in a deep and positive way[21] » (Wolf, 1997a, p. 304). Comme il ne s’agit pas de tout ou rien, la nature des activités importe peu, même si certaines ont un potentiel plus grand. C’est pourquoi la délimitation des champs d’activités ou intérêts propres au sens donnera lieu à une interprétation généreuse par Wolf : en effet, chaque personne doit être disposée à percevoir si ses actions sont porteuses de sens ou non pour elle, mais pas uniquement. Il est donc important que chacun puisse orienter sa « perception » (terme employé par Wolf) vers des objets dignes d’être désirés, notamment en évaluant la valeur des options avec d’autres. C’est pourquoi elle reviendra à plusieurs reprises sur la nécessité de discuter de la valeur de nos actions, projets et intérêts, et ainsi vérifier nos intuitions et présupposés. L’idée de base est simple : il est plus facile d’éviter des erreurs lorsque nous testons nos hypothèses avec d’autres ou lorsqu’il est question d’évaluer les bons moyens en fonction des fins envisagées, et c’est exactement l’une des fonctions des dialogues philosophiques.

L’importance des compétences épistémiques des agents

Considérant que ce qui fonde le sens est en partie dépendant de la valeur intrinsèque de l’objet pour la personne qui s’engage activement et positivement dans un projet digne de valeur, comment pourrait-on vouloir lui imposer de l’extérieur? Si à cela nous ajoutons notre intérêt pour la vérité, alors nous avons tout intérêt à développer notre discernement. Mais discerner quoi ? Ce qui est digne de valeur. Comment ? Là est la question! Encore une fois, ne risquons-nous pas de tomber dans l’impérialisme culturel, le dogmatisme et d’être sujets à d’autres biais cognitifs non pertinents lorsque nous discriminons? Et qui plus est dans le domaine de l’éducation : comment accompagner des élèves dans cette quête sans être paternaliste ou verser dans l’idéologie? Wolf insiste pour dire qu’il n’existe aucune autorité légitime pour dicter à qui que ce soit ce qui devrait être signifiant pour cette personne : « I believe that the question of what projects and activities are objectively worthwhile is open to anyone and everyone to ask and try to answer, and we are likely to make the most progress toward an answer if we pool our information and experience[22]. » (Wolf, 2010, 124)[23]. Par conséquent, sa doctrine non-substantielle requiert de valoriser le développement de compétences rationnelles, épistémiques et dialogique des agents, ce qui a pour avantage collatéral de promouvoir les compétences citoyennes et démocratiques :

“ Nos premiers jugements préthéoriques ou intuitifs sur ce qui a de la valeur et ce qui est une perte de temps se forment pendant l’enfance, à la suite d’une série de leçons, d’expériences et d’autres influences culturelles. Le fait d’être mis au défi de justifier nos jugements, d’être exposé à des jugements différents, d’élargir notre champ d’expérience et d’apprendre à connaître d’autres cultures et d’autres modes de vie nous amènera à réviser et, si tout se passe bien, à améliorer nos jugements.[24].” (Wolf, 2010, 40)

Ceci nous semble parfaitement cohérent avec l’intérêt croissant au Québec, en Europe et ailleurs dans le monde pour l’enseignement et la pratique de la philosophie avec les enfants. L’approche américaine développée par Mathiew Lipman et Ann Margaret Sharp, la DVDP (la discussion à visée démocratique et philosophique) de Michel Tozzi, ainsi que d’autres pratiques avec leur intérêt respectif[25] proposent une pratique inclusive du dialogue philosophique où les « communautés de recherche » tendent à développer des habiletés de pensée concrètes telles la formulation d’hypothèses, d’arguments pour justifier nos idées, leur évaluation, la recherche de critères, l’autocorrection, et des habiletés sociales telles l’écoute et la co-construction, permettant un décentrement et une forme d’objectivité[26]. Cette pratique répond ainsi à un besoin d’expression et d’affirmation, tout en nourrissant l’estime de soi grâce à une attitude accueillante de la part des pairs, permettant aux enfants de passer de la foire des opinions à la création de raisonnement :

« Une discussion philosophique ne doit pas simplement promouvoir l’émergence d’opinions. Elle doit aussi promouvoir le raisonnement. Elle doit permettre de découvrir le sens de ce qui est dit. Pour ce faire, une méthodologie philosophique est nécessaire. Celle-ci a pour objectif de rechercher ce qui est à discuter, ce qui est impliqué, la cohérence du discours, des définitions, des présupposés, des sophismes, des raisons, des façons dont on s’y prend pour connaître, et enfin des alternatives. » (Sasseville, 2009, 119)

Le projet éducatif implicite à la thèse de Wolf sur les conditions d’une vie riche de sens mérite que l’on s’attarde à ces pratiques pédagogiques innovantes, surtout avec la polarisation sociale et les enjeux de radicalisation menant à la violence que nous connaissons. Nous croyons qu’une pratique régulière de la posture philosophique constitue un rempart important qui prémuniraient contre la manipulation externe autant que faire se peut, tout en permettant à chacun de percevoir et d’évaluer ce qui donne du sens dans la vie de tous y compris soi.

Conclusion

En conclusion, comme nous le rappelle Susan Wolf, « s’il n’y a rien que l’on aime ou si ce qu’on aime est sans valeur, alors notre vie manque de sens. Or, toute chose étant égales par ailleurs, mieux vaut une vie signifiante que dénuée de sens » (Wolf, 2002a, 11). Il faudra toutefois que ce sentiment ne se fasse pas au mépris de ses qualités cognitives et respecte de ce fait notre intérêt fondamental pour la vérité. Même si à première vue, la majorité des gens se soucient de choses réellement importantes et ce, à un niveau approprié, il s’avère fondamental d’outiller la pensée critique, car elle est nécessaire pour distinguer, discerner et discriminer parmi les options possibles.

Puisque nous sommes faillibles et que nous changeons à travers le temps, ce processus sera sans fin. Mais il doit se fera dans le respect de notre faculté de juger, d’où la nécessité de dégager des critères appropriés d’évaluation des actions dignes de valeur et d’acquérir les habiletés pour les distinguer. Par conséquent, la pratique du dialogue philosophique constitue une base judicieuse pour ériger un projet éducatif qui favorise la quête de sens, l’autonomie des personnes et la poursuite de l’idéal démocratique.

  • Bouvier, A. et Conein, B. (2007), L’épistémologie sociale. Une théorie sociale de la connaissance, Paris, EHESS éditions.

  • Csikszentmihalyi, Mihaly (2004). Vivre, La psychologie du Bonheur (traduit de l’anglais par Léandre Bouffard). Paris, Éd. Robert Laffont. (Œuvre originale publiée en 1990).

  • Frankfurt, Harry G. (1988). The importance of what we care about, Cambridge, Cambridge University press. (Œuvre originale publiée en 1982).

  • Frankfurt, Harry G. (1988). «Identification and wholeheartedness», in «The importance of what we care about», Cambridge, Cambridge University press. (Œuvre originale publiée en 1987).

  • Gagnon, M., Yergeau, S. (2017). La pratique du dialogue philosophique au secondaire, Québec, Presses de l’Université Laval (PUL), Collection Dialoguer.

  • Haidt, Jonathan (2010). L’Hypothèse du Bonheur, La redécouverte de la sagesse ancienne dans les sciences contemporaines (traduit par Matthieu Van Pachterbeke). Wavre, Belgique, Éditions Mardaga. (Œuvre originale publiée en 2006).

  • Klemke, E.D. (2000). The Meaning of Life. (Second edition). New York, Oxford, Oxford University Press.

  • Metz, Thaddeus (2014). Meaning of Life, Oxford, Oxford University Press.

  • Nagel, Thomas (1993). Qu’est-ce que tout cela veut dire : une très brève introduction à la philosophie (Traduit de l’anglais par Ruwen Ogien). Paris: Éd. Éclat. (Œuvre originale publiée en 1987).

  • Note, Nicole (2014). «If Meaningfulness is not always fulfilling, why then does it matter? », Meta: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy, Vol.VI, 484-505.

  • PhiloCité (2021), Philosopher par le dialogue : quatre méthodes, Paris, Vrin

  • Sasseville, Michel (2009), La pratique de la philosophie avec les enfants, 3e édition. Québec, Presses de l’Université Laval (PUL), Collection Dialoguer

  • Sasseville, M., Gagnon, M. (2020), Penser ensemble à l’école. Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique en action (3e édition), Québec, Presses de l’Université Laval (PUL), Collection Dialoguer

  • Wolf, Susan (1997a). «Meaning and Morality». Proceeding of the Aristotelian Society, New Series, Volume (97), 299-315.

  • Wolf, Susan (2002a), «The True, the Good and the Lovable: Frankfurt’s avoidance of Objectivity». Contours of Agency: Essays on Themes from Harry Frankfurt, Cambridge: MA, MIT Press, 227-244.

  • Wolf, Susan (2010). Meaning in life and why it matters, Princeton, Princeton University Press.

  • Wolf, Susan (2015). The Variety of Values, Essays on Morality, Meaning, & Love, Oxford, Oxford University Press.

Notes
  1. Pour plus de détails, v. mon mémoire de maîtrise : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/20223 ↩︎

  2. « Pour avoir une vie qui non seulement semble avoir un sens, mais qui en a un, l’aspect objectif est tout aussi important que l’aspect subjectif ». ↩︎

  3. Traduction libre de l’auteure. ↩︎

  4. « Le sens de la vie vient de l’amour d’une chose (ou d’un certain nombre de choses) digne d’être aimée, et de la capacité à s’engager avec elle (ou elles) d’une manière positive. Comme je l’ai dit à d’autres occasions, le sens de la vie consiste à s’engager activement dans des projets qui en valent la peine ». ↩︎

  5. Idem. ↩︎

  6. Sur ce point, v. Nicole Note (2014). ↩︎

  7. Le titre de son ouvrage célèbre est d’ailleurs « The importance of what we care about» (1982) ↩︎

  8. Nous discuterons cet aspect plus loin. ↩︎

  9. Pour citer Metz : «The concept of meaning is the idea of relating positively to non-instrumental goods beyond one’s animal self is to say that while merely staying alive or feeling sensations logically cannot make one’s life meaningful, connecting with other internal goods, say, those involving rationality or spirituality, and with all sorts of external goods, can do so » (Metz, 2014, 30). « Le concept de sens est l’idée d’une relation positive avec des biens non instrumentaux au-delà de son moi animal, c’est-à-dire que si le simple fait de rester en vie ou de ressentir des sensations ne peut logiquement pas donner un sens à sa vie, la connexion avec d’autres biens internes, par exemple ceux qui impliquent la rationalité ou la spiritualité, et avec toutes sortes de biens externes, peut le faire. » ↩︎

  10. À relier avec le « flow » en psychologie positive et la hiérarchie des buts. ↩︎

  11. Ceci peut être un véritable défi pour bien des personnes, notamment avec l’« accélération sociale » dont il est question abondamment dans ce numéro de Raison Publique sur la philosophie avec les enfants : https://raison-publique.fr/3068/ ↩︎

  12. Pour un répertoire détaillé de ces outils de la pensée : Mathieu Gagnon et Sébastien Yergeau (2017) et Michel Sasseville et Mathieu Gagnon (2020). ↩︎

  13. Les rapprochements entre ces pratiques philosophiques et la prévention de la violence et la radicalisation pourraient faire l’objet d’un développement ultérieur. Pour ne citer que quelques ressources:

    https://sherpa-recherche.com/sherpa/equipes-recherche/raps/, https://philoenfant.org/tag/dialogue-et-radicalisation/, https://philojeunes.org/a-propos. ↩︎

  14. “With respect to at least some objective goods, such as excellence, more meaning can come from exhibiting them oneself, rather than from enabling others to exhibit them, even somewhat more of them”. ↩︎

  15. “In asking what it would be best or «most suitable» for a person to care about or love, we are apt to take into account at least three sorts of consideration: whether (and how much) the object in question is itself worth caring about, whether (and how much) the person has an affinity for the object in question, and whether (and how much) the relation between the person and the object has the potential to create or bring forth experiences, acts, or objects of further values.”(Wolf, 2002a, p. 9) « Lorsque nous nous demandons ce qui serait le mieux ou “le plus approprié” pour une personne de se soucier ou d’aimer, nous sommes susceptibles de prendre en compte au moins trois types de considérations : si (et dans quelle mesure) l’objet en question est en soi digne d’intérêt, si (et dans quelle mesure) la personne a une affinité pour l’objet en question, et si (et dans quelle mesure) la relation entre la personne et l’objet a le potentiel de créer ou d’engendrer des expériences, des actes ou des objets d’une valeur supplémentaire ». ↩︎

  16. « valeur qui ne réside pas dans l’objet considéré en lui-même, mais dans l’amant de l’objet ou dans la relation entre eux. » ↩︎

  17. Voir aussi J. Haidt, 2006/2010, chap.10 « Le bonheur vient de la relation », p.245-275. En anglais, ce chapitre s’intitule « Meaning comes from between ». ↩︎

  18. Cette notion mériterait selon nous d’être une caractéristique additionnelle du sens dans la vie en complément de la transcendance, des émotions appropriées et de l’élan motivationnel (purposiveness). Distincte des termes proposés, l’émotion caractéristique de la cohérence est l’état d’harmonie. ↩︎

  19. En italique dans le texte. ↩︎

  20. Haidt mentionne qu’à notre insu, nos connaissances se sont ancrées en nous simultanément à des centaines voire milliers de sensations physiques. Ces sensations incarnées s’enracinent bien souvent dans des rituels qui, en vertu de nos croyances, notre adaptation et notre histoire, nous ont parus en adéquation avec nous-même : « Ces sensations ont étendu votre compréhension psychologique à une incarnation physique, et lorsque les niveaux viscéraux et conceptuels sont liés, vous sentez que le rituel est bon. » (Haidt, 262) Dans le cas contraire, l’activité ou le rituel nous paraîtra « vide de sens » et aucune identification ne se produira. ↩︎

  21. « La vie d’une personne a un sens proportionnel à la mesure dans laquelle elle peut se considérer comme liée à des choses, des personnes, des activités ou des projets de valeur d’une manière profonde et positive. » ↩︎

  22. « Je pense que la question de savoir quels projets et activités sont objectivement valables peut être posée par tout le monde et que chacun peut essayer d’y répondre, et c’est en mettant en commun nos informations et notre expérience que nous progresserons le mieux vers une réponse. » ↩︎

  23. Dans le même ordre d’idée, John Koethe souligne dans son commentaire de Wolf que pour des raisons épistémiques et phénoménologiques, il y a une incapacité objective de se mettre à la place de quelqu’un d’autre et donc de juger de la signifiance d’une action pour autrui. Du même coup, on ne peut exclure les risques de folie ou de duperie de soi (Voir Wolf, 2010, 72). ↩︎

  24. « Our initial pretheoretical or intuitive judgments about what is valuable and what is a waste of time are formed in childhood, as a variety of lessons, experiences, and other cultural influences. Being challenged to justify our judgements, being exposed to different ones, broadening our range of experience, and learning about other cultures and ways of life will lead us to revise, and, if all goes well, improve our judgements » ↩︎

  25. Entre autres, v. PhiloCité, Philosopher par le dialogue : quatre méthodes, Paris, Vrin, 2021 ↩︎

  26. Pour un répertoire détaillé de ces outils de la pensée : Mathieu Gagnon et Sébastien Yergeau (2017) et Michel Sasseville et Mathieu Gagnon (2020). ↩︎

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