En tant qu’enseignant, parmi la multitude de questions qui se posent lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants, celle de la place de l’écrit occupe très vite une place prépondérante. Au-delà de la trace écrite, de l’aspect fonctionnel qui tient lieu de mémoire des échanges, quelle place laisser à l’écrit dans l’ensemble de la séquence proposée ? L’écrit fait-il même partie intégrante des activités philosophiques à l’école, contribuant, par une entrée différente de l’oral, mais complémentaire, au développement des habiletés de pensée chez l’élève ? Et cette complémentarité peut-elle s’inscrire dans la différenciation indispensable face à l’hétérogénéité de la classe ?
Point théorique pour nourrir la réflexion et la pratique de classe
L’écrit réflexif dans les programmes
Si on se réfère aux programmes de l’écrit pour le cycle 3, l’écrit réflexif (en tant qu’écrit « pour réfléchir ») doit occuper une place essentielle dans les pratiques de classe. Pour saisir l’importance de ce type d’écrit, il faut préciser de quoi il s’agit. Une équipe de travail, dirigée par Dominique Bucheton, a souligné l’effet que les écrits intermédiaires (qui sont une forme particulière et concrète des écrits réflexifs) ont sur les apprentissages des enfants, et sur leur développement en tant que sujet. Dans un article rédigé par J. C. Chabanne et D. Bucheton (2005), les auteurs clarifient le terme d’ « écrits réflexifs » et en donnent une définition en plusieurs points.
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La notion de « réflexivité » indique notamment le lien vivant entre le langage et la pensée. Comme nous le verrons plus loin, l’écrit n’est pas la simple transcription d’une pensée préexistante, il permet d’observer sa propre pensée, de la faire progresser, de la retravailler et de la compléter.
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L’écrit réflexif permet également une « activité épilinguistique et métalinguistique » (Chabanne et Bucheton, 2005, p. 3). Quand l’enfant écrit, il fait des choix de termes, de syntaxe, de ponctuation et d’organisation textuelle. Chaque écrit permet à l’enfant de disposer d’un « réservoir de solutions linguistiques pour les écrits ultérieurs » (Chabanne et Bucheton, 2005, p. 3). Il puise dans ses écrits pour nourrir les écrits suivants.
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Il permet également de « réfléchir » la pensée des autres à partir d’un échange préalable, qui peut être oral, mais également écrit, dans le cadre d’une écriture dialoguée par exemple. La pensée individuelle n’apparaît que progressivement, par un « *perpétuel tricotage qui oscille entre répétition et réappropriation *» (Chabanne et Bucheton, 2005, p. 3).
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Enfin, l’écriture réflexive transforme le sujet lui-même, et contribue ainsi à sa construction : tout individu qui écrit s’expose « *au regard des autres et au sien propre. Cette prise de risque, propice aux vraies évolutions, double les apprentissages d’inquiétudes qui souvent, chez les élèves les plus démunis, les immobilisent. *» (Chabanne et Bucheton, 2005, pp. 3-4) Pour progresser, les enfants doivent dépasser cette peur du regard de l’autre.
Concrètement, les écrits réflexifs prennent des formes très variées : du cahier d’écrivain au cahier d’expérimentation, en passant par le journal de lecture. Ils peuvent également prendre la forme d’un « cahier de pensées » dans le cadre des ateliers philosophiques. Ces différents écrits font apparaître la notion d’écrits intermédiaires : différents des cahiers de brouillon ou d’exercices, ils sont des « outils pour réfléchir » qui ont pour vocation d’être réutilisés par les enfants. Ils sont intermédiaires car *« ils ne sont pas identifiés comme « produits finis » à destination d’une lecture normée *» (Chabanne et Bucheton, 2005, p. 5). L’enfant, ou un de ses pairs, va questionner le texte rédigé, l’annoter, le commenter, il peut alors devenir une « écriture à plusieurs mains » (Chabanne et Bucheton, 2005, p. 6). Ce qui compte, c’est le contenu et non la forme, d’où l’importance du retour de l’enseignant : ne pas le « corriger » mais le commenter sur le fond, sous la forme « d’écriture d’intervention ».
Cet écrit intermédiaire peut être lu à voix haute, et dès cette lecture, l’enfant peut ressentir le besoin de le modifier. Le terme d’« intermédiaire » met en évidence également le fait qu’il se situe entre le privé et le scolaire, de la même manière qu’en lecture, il existe un lien fort entre la lecture privée et la lecture scolaire, « *tension fondatrice d’un rapport positif ou négatif à la lecture *» (Chabanne et Bucheton, 2005, p. 6) : pour que l’écrit prenne sens pour l’enfant, il doit puiser dans l’expérience personnelle, intime, de l’écriture privée.
L’enfant doit percevoir l’importance de la durée dans le processus d’écriture, le temps lui permettant de mettre son texte à distance, afin de pouvoir mieux l’évaluer et l’enrichir. Ce point est également développé par D. Bucheton et J. C. Chabanne dans leur article : la pensée a besoin de temps pour se construire. Il s’agit pour l’enfant de concevoir que la pensée ne se développe pas en ligne droite, elle connait des échecs, des difficultés, elle évolue.
En parallèle de ce détour par les programmes, on gardera en tête certains piliers de l’enseignement de l’écrit, comme l’importance de la coopération, de l’habitude et de la répétition. L’enseignant doit être présent pour accompagner l’enfant par un enseignement explicite, des critères précis, des objectifs et des modèles. Et bien sûr, on n’oubliera pas l’importance déterminante de la motivation dans tout acte d’écrire à l’école.
Le rôle de l’écriture dans la philosophie à l’école
Les habiletés de pensée dans l’atelier de philosophie
En didactique de la philosophie, en France, on parle de « pensée réflexive ». Sylvain Connac la définit comme la capacité à prendre de la distance par rapport à sa propre pensée, et, grâce à ce recul, à l’évaluer et donc à la corriger si nécessaire, la nuancer, la compléter. Mais pour ce faire, il faut également pouvoir mettre en œuvre des habiletés qui permettent de retravailler sa pensée, par le repérage de « failles ou de limites, afin de l’élaborer de manière consciente et réfléchie » (Brenifier, 2017).
Michel Tozzi, dans l’un de ses ouvrages (Tozzi, 2011, p.141-173), revient sur les trois grandes compétences qui sont à travailler, développer et articuler en philosophie : problématiser, conceptualiser et argumenter. S’il est entendu que la discussion à visée philosophique cherche à développer ces compétences et attitudes grâce à l’étayage de l’adulte, Michel Tozzi et Oscar Brenifier insistent également sur l’importance des exercices. Nous réfléchirons donc, humblement, sur la possibilité de proposer en dehors des ateliers, ou alors à la fin de la discussion, des petits exercices qui ciblent certaines habiletés de pensée.
L’écriture comme « tremplin de la pensée »
Écrire doit permettre de s’aider à penser et à comprendre. “Le langage n’est pas un vêtement qui viendrait habiller une pensée préexistante. […] On pense avec des mots, des phrases, des structures textuelles. […] Cet apprentissage est donc aussi un apprentissage de la pensée.” (Crinon et Marin, 2014, p. 24). L’écriture permet de revenir au discours, pour le modifier, le comparer. Par là-même, elle permet de développement de la pensée critique.
Pour Jean-François Dortier, l’écriture est même un « tremplin pour la pensée » :
« L’écriture ne se limite pas à la transcription de la parole. Comme le montre l’histoire de ses origines, c’est un outil intellectuel qui permet d’augmenter la mémoire, de favoriser l’élaboration d’une réflexion abstraite et complexe, de « restructurer la pensée ». L’écriture ne serait donc pas un simple véhicule de la parole. Serait-ce, au contraire, une invention culturelle majeure, une technologie intellectuelle qui aurait fait basculer la pensée humaine dans une nouvelle ère ? […] L’anthropologue anglais Jack Goody a consacré une grande partie de sa carrière à étudier les liens précis entre culture écrite et orale. C’est une expérience personnelle qui l’a conduit à s’intéresser au sujet. Durant la Seconde Guerre mondiale, il fut fait prisonnier en Italie et resta pendant plusieurs mois en captivité en n’ayant à sa disposition qu’un seul livre. Pour le jeune intellectuel qu’il était, la quasi-impossibilité de lire ou d’écrire représentait une véritable mutilation intellectuelle. Il s’est alors rendu compte combien il était difficile de penser, de rassembler ses idées, ses références culturelles sans le support de l’écrit. » (Dortier, 2002, p 127-133)
Demander à un enfant, en amont de la discussion, de répondre par écrit à une question, au-delà de simplement lui demander d’y « réfléchir », permettrait donc de faciliter cette réflexion, de même que de lui demander de réviser son texte après le débat, pour le compléter ou le modifier.
Pour les enfants qui ont des difficultés à s’exprimer, ce premier temps en amont, suivi du deuxième, permet de garder le contrôle de ses idées, de prendre le temps, de se poser face à son cahier et face à ses idées. L’enfant, au calme, peut se concentrer et fixer ce qui, peut-être, lui est venu en tête au moment de la discussion, mais qu’il n’a pas su ou pas voulu exprimer devant les autres, avec toutes les perturbations qui peuvent être liées à l’oral et qui parasitent parfois la pensée (regard des autres, temporalité, mouvance de la pensée) alors même qu’il permet bien sûr aussi la richesse des échanges mais pour certains peut constituer un frein.
En somme, proposer une entrée par l’écrit, suivie d’une discussion, et revenir à l’écrit ensuite, permet finalement de multiplier les moyens de faire venir les enfants à la philosophie. Si on considère que l’accès à la philosophie est un droit pour chaque enfant, ne faut-il pas proposer différentes formes d’activités afin que chacun puisse en tirer profit en fonction de ses capacités, dans le cadre d’une école inclusive ?
Pour aller plus loin, l’écrit pourrait même être considéré comme indispensable à l’acquisition d’une pensée réflexive. Dans un article, Olivier Blond-Rzewuski souligne l’importance de l’écriture dans l’acte de philosophie.
« La place de l’écriture dans le développement de la pensée logique, de l’abstraction et de l’objectivité – donc de la science – semble primordiale, comme le montrent entre autres les travaux de Jack Goody (1979, 1986) : elle est condition de l’esprit critique en ce qu’elle permet la mise en ordre de discontinuités, de différences, de catégories (Denat, 2007, p. 6), « des examens rétrospectifs » (Goody, 1979, p. 221) et l’exercice d’une « rumination constructive » (p. 96). » (Blond-Rzewuski, 2021) « Si l’écriture est nécessaire à la pratique philosophique, c’est d’abord qu’elle offre comme un exceptionnel opérateur de réflexivité » (Balaudé, cité dans Denat, 2007, p. 19, cité dans Blond-Rzewuski, 2021, p. 2).
Enfin, Olivier Blond-Rzewuski, dans son projet de thèse, cite cette conclusion de la conférence de consensus sur l’écriture en mars 2018 : *« l’écriture “est un moteur de la pensée car c’est en cherchant les mots, les phrases, qu’on donne consistance aux idées. L’écriture favorise la réflexivité, car elle se déploie sous les yeux de celui qui écrit et lui permet de voir sa pensée prendre forme.” (CNESCO, 2018) *» (Blond-Rzewuski, 2019). Cependant, l’écrit possède aussi ses limites, notamment la « solitude inhérente à l’acte d’écriture » (Blond-Rzewuski, 2018, p. 184). En effet, quand l’enfant, seul face à sa page blanche, doit apporter des éléments de réponse à la question posée, même dans l’optique de partager son point de vue avec un camarade en classe, il peut se sentir effrayé et découragé. Sans oublier la connotation très scolaire de l’écrit. Pour remédier à ce problème, ou en tous cas pour tenter d’apporter une solution, les auteurs précédemment cités proposent de le « déscolariser », à l’image du texte libre de Freinet. Proposer donc, sans imposer, dédramatiser et permettre une articulation entre l’oral et l’écrit, voilà ce vers quoi il faut essayer de tendre.
Ecriture et philosophie : un apprentissage long et nécessaire
Olivier Blond-Rzewuski s’interroge, au vu de l’interdépendance entre l’écrit et le développement de la pensée que nous avons expliquée plus haut, sur l’absence d’une didactique de l’écrit philosophique en amont de la classe de terminale. C’est pourquoi il fait l’hypothèse de la possibilité d’une didactique de l’écrit philosophique dès la fin de l’école élémentaire. On retiendra de ses réflexions qu’un écrit philosophique se doit de mettre en œuvre des habiletés de pensée, de permettre une réflexion qui s’appuie sur la pensée d’autrui, aborde des thèmes universels liés à la condition humaine, et s’inscrit dans un contexte et une évolution.
Comment apprendre à écrire philosophiquement ?
Olivier Blond-Rzewuski propose de placer l’interprétation et la problématisation dans les premières compétences à travailler à l’écrit. Suivront l’argumentation et la conceptualisation. Apprendre aux enfants à problématiser, et donc à poser des questions philosophiques n’est pas une mince affaire : l’auteur nous montre, à travers un protocole clairement décrit, que les enfants sans expérience de la philosophie ont tendance à rédiger des questions factuelles, de lois, de simple bon sens, si l’enseignant n’étaye pas avec eux ces questions dans une phase de reformulation collective des questions. C’est pourquoi il met en place une activité interprétative en préalable à la problématisation : à partir de la situation de départ (littérature, œuvre d’art…) les enfants sont amenés à « dégager le sens, ou plutôt la pluralité des sens, les ambiguïtés, les valeurs qui les sous-tendent, les croyances qu’ils expriment » (Galichet, 2019, p. 49). Pour cela, Olivier Blond-Rzewuski utilise deux exercices :
« Le premier appelé organigramme interprétatif […] consiste à écrire, individuellement puis collectivement : des mots amis et des mots ennemis du thème retenu ; des exemples et contre-exemples culturels, tirés de la littérature, du cinéma, de la musique…, une ou des images du concept (« Si le courage était un animal, ce serait… ; Si c’était un objet, ce serait… »). Le second, appelé photolangage, consiste à présenter un ensemble d’images aux élèves, et demander de choisir celle qui se rapproche le plus de leur idée du concept, en justifiant leur choix à l’écrit. Ce n’est qu’ensuite, à l’aide de ces supports et écrits intermédiaires, que les élèves ont été invités à écrire individuellement des « problèmes philosophiques » sur la notion choisie » (Blond-Rzewuski, 2021, pp. 11-12)
Et les progrès constatés sur la capacité à formuler une question philosophique ont été significatifs. D’où l’idée de la possibilité d’une didactique de l’écrit philosophique, et pour commencer de la problématisation.
Des écrits possibles dans les pratiques philosophiques
L’écriture individuelle
En amont de la discussion, en classe ou à la maison, il peut être demandé aux enfants, une fois que la question a été choisie, de rédiger une première ébauche de réponse. Il s’agit en somme de formuler une sorte d’hypothèse, qui sera ensuite proposée à la communauté de recherche au moment de la discussion, et qui sera validée ou invalidée, enrichie, reformulée, précisée.
Il est possible aussi de demander aux enfants volontaires de lire leurs propositions, ce qui sert de point de départ à la discussion.
Cette réflexion peut être écrite dans un cahier où ne figurent que les réflexions personnelles ; ou dans un cahier qui, comme le cahier d’expériences en sciences, comporte une partie dédiée aux “écrits de recherche” et une autre dédiée aux écrits institutionnels.
Elle peut être inscrite sur un brouillon remis à l’enseignant qui retapera l’ensemble des réponses. Ce document servira de support à l’échange en groupe.
En aval de la discussion, de préférence juste après, l’enfant peut également reprendre cet écrit pour le modifier, l’enrichir, le nuancer. L’élève prend conscience de l’évolution de sa pensée personnelle. Pour Martine Entraigues et Michèle Héricourt, « cette phase permet à l’élève de prendre conscience qu’une pensée évolue, s’enrichit par l’échange. » (Entraigue et Héricourt, 2019). L’enfant perçoit ainsi l’importance de la communauté de recherche.
Comme nous l’avons déjà vu plus haut, il est important de ne pas corriger cet écrit, afin de ne pas décourager l’élève, ce texte n’ayant pas vocation à être lu par d’autres personnes que l’auteur lui-même ou l’enseignant. Philippe Roiné conseille également de faire relire cet écrit quelques jours plus tard, relecture qui servirait de « miroir à la pensée : est-ce vraiment ce que je veux dire ? Est-ce vraiment ce que je pense ? » (Roiné, 2006).
La prise de notes
Au cours d’une discussion, peuvent apparaître ce que Stéphane Fontaine appelle des « trouvailles » […] réjouissantes ou même géniales, elles subissent le sort des feux d’artifice : l’émerveillement quelquefois, l’oubli la plupart du temps. » (Fontaine, 2019, p. 2) Même si cela fait partie de la dynamique de la discussion, il ne s’agit pas « d’emprisonner le Kairos » mais d’écrire un texte qui en témoignerait.
À l’école élémentaire, la prise de note est très peu pratiquée, notamment à cause des grandes disparités de niveaux, et de la technicité de cet écrit. Pour prendre des notes, il faut parvenir à écrire sans cesser d’écouter, sélectionner les idées essentielles, comprendre les liens qui existent entre elles, utiliser des abréviations pour augmenter la rapidité de lecture, adopter une présentation qui favorise la compréhension (tirets, colonnes, organisation sous forme de carte mentale ou de tableau …). Tout cela est loin d’être acquis en CM1. Pourtant, c’est ce qu’on demande aux journalistes au sein de la distribution des rôles, dans la DVDP. Martine Entraigues et Michèle Héricourt nous rappellent que la prise de note s’enseigne, se travaille.
Visualiser la prise de note de l’adulte peut déjà permettre à l’enfant de cerner ce qu’on attend de lui, il peut voir ce vers quoi il doit tendre en prenant des notes. Travailler la prise de notes « en décroché » peut également, à mon sens, se faire au moment de la mise en commun des journalistes : le lendemain ou surlendemain du débat, les journalistes peuvent se réunir afin de mettre en commun leurs notes, en présence de l’enseignant. À ce moment-là, il peut mettre en valeur ce qui a fonctionné chez certains journalistes, afin que les autres s’approprient les stratégies partagées…Mais dans l’activité quotidienne de la classe, il peut être judicieux également de proposer la prise de notes pour certaines activités : la copie des devoirs, un mot à transmettre aux parents, un « pense-bête » à rédiger pour le lendemain, des notes prises lors du visionnement d’un documentaire vidéo….Les occasions sont nombreuses, et permettent de travailler sur un temps très court (parfois quelques minutes) la prise de notes. L’enseignant peut alors proposer des « astuces » facilitantes, qui paraissent évidentes à des adultes mais sont loin de l’être chez les CM1 : écrire des « mots-clés », nominaliser les phrases, supprimer les déterminants, utiliser des abréviations pour les mots courants…On peut familiariser les enfants à la carte mentale, ou « l’arbre à idée » proposé par Olivier Blond-Rzewuski (2018, p. 189). Bien sûr, il est possible de proposer aux enfants en difficulté face à l’écrit de faire un dessin, ou d’écrire juste des mots-clés.
La rédaction d’une synthèse
« Le temps de l’écriture est également celui de la mémoire. Il arrive qu’en tant que participant l’on se découvre bien en peine de refaire le fil de ce qui s’est joué, incapable de retracer l’essentiel. C’est encore dans ce moment de temporisation où l’on prend le stylo que l’esprit peut rassasier sa faim de synthèse. » (Fontaine)
À partir des prises de notes des journalistes, et de celles de l’enseignant, une synthèse peut être rédigée après la discussion. Elle servira de mémoire des échanges, sera consignée dans le cahier de philosophie, afin d’être relue à la maison, présentée aux parents. Elle pourra être affichée telle quelle dans le couloir ou servir de support pour la réalisation d’une exposition. Pour la rédaction de cette synthèse, plusieurs solutions :
-soit l’enseignant la rédige seul, à partir de ses propres notes et de celles des journalistes. Il me paraît toutefois essentiel de relire la synthèse ainsi rédigée aux enfants afin qu’ils donnent leur aval sur le contenu. Si certains enfants estiment qu’une phrase ne traduit pas réellement ce qui a été dit, ou souhaitent nuancer un propos, l’enseignant peut modifier avant d’imprimer. Cela permet de respecter l’authenticité des propos retenus par les journalistes lors de la discussion.
-soit les journalistes se chargent de la rédiger, en mettant leurs notes en commun. Un des journalistes se charge d’écrire la synthèse, sous la dictée des autres journalistes. L’enseignant les guide, souligne les maladresses, les oublis, apporte également les idées oubliées par les enfants mais que lui avait notées*.* Ce travail peut être mené également en classe entière, avec les journalistes au tableau, qui notent la synthèse collective et qui veillent à ce que leurs notes soient bien prises en compte.
« Là aussi, la pratique collective d’une activité de synthèse est un entraînement à cet exercice qu’ils seront progressivement amenés à faire seuls : rappel des idées, classification, organisation spatiale de la présentation. Progressivement au cours de l’année, les notes des secrétaires pourront être confiées à un ou des petits groupes (pas plus de trois élèves), qui feront le travail cité ci-dessus. C’est un premier pas vers la dissertation… » (Entraigue et Héricourt, 2019)
Reste, afin d’éviter les blocages qui ne manquent pas d’arriver, à rappeler aux enfants que l’orthographe n’est qu’un outil, qu’elle ne représente pas ici la priorité : mieux vaut écrire le mot qui représente vraiment ce qu’on essaie de dire, mais qu’on ne sait pas orthographier, plutôt que de le remplacer par un autre, moins représentatif de sa pensée. L’enseignant veillera juste à corriger l’orthographe de la synthèse ainsi rédigée au moment où il la met en page pour impression.
Des exercices pour les habiletés de pensée
Nous avons vu plus haut qu’Olivier Blond-Rzewuski propose d’utiliser des organigrammes afin de travailler l’interprétation - compétence à développer prioritairement pour François Galichet - mais aussi la problématisation par un travail spécifique de formulation de questions. Peut-on mettre en place d’autres écrits au cours de l’année, qui permettraient de travailler spécifiquement les habiletés de pensée que l’on souhaite développer chez les élèves dans les ateliers de philosophie ? Oscar Brénifier, dans ses Cahiers d’exercices philosophiques, propose de nombreux petits exercices à destination des enfants, qui permettent de travailler des compétences telles que l’argumentation, les distinctions conceptuelles, les syllogismes ou encore la problématisation.
Peut-on donc imaginer de s’inspirer de ces exercices pour proposer aux enfants un travail écrit, travaillant une habileté de pensée clairement définie et explicitée par l’enseignant, qui viendrait, on le verra dans la partie pratique, renforcer une idée proposée par les enfants au cours de la discussion ? Michel Tozzi lui aussi propose, à l’intention des jeunes adultes, (et des moins jeunes…) d’expliciter clairement les habiletés de pensée, et de les travailler par des exercices, plutôt que d’exiger d’eux qu’ils les mettent en place par un processus mystérieux.
Si cet ouvrage est destiné plutôt aux adultes, ou aux lycéens, peut-être peut-on également s’en inspirer, afin de rendre explicites les compétences travaillées lors d’un atelier de philosophie, et donc de permettre aux jeunes enfants de construire, au cours de leur scolarité, les habiletés de pensée qu’ils devront mettre en œuvre en terminale dans le cours de philosophie : connaître ses opinions, être conscients de leurs origines, les remettre en question, les argumenter, les contre-argumenter, les problématiser, en trouver les présupposés, conceptualiser les notions…Olivier Blond-Rzewuski propose ensuite « l’écriture dialoguée, consistant à écrire soi-même les questions et les réponses (à l’exemple de Platon), en simulant son interlocuteur, [elle] est particulièrement efficace pour inciter les élèves à une posture dialectique » (Blond-Rzewuski, 2018, p. 199). Il rappelle l’importance de la correspondance (ici correspondance philosophique) chère à Freinet. Il présente également l’intérêt de l’aphorisme, « propositions concises, profondes, ayant un sens considérable en peu de mots. » (Blond-Rzewuski, 2018, p. 200). Quand les enfants se sont bien imprégnés de la forme de ce type d’écrit, il est possible de proposer aux enfants un atelier d’écriture d’aphorismes, comme le décrit Stéphane Fontaine : partant d’un aphorisme écrit par un philosophe, il mène un débat autour des idées qu’il porte, puis les enfants sont amenés à écrire leur propre aphorisme. Tout cela se fait bien sûr après avoir explicité clairement les contraintes de ce type d’écrit. Enfin, Olivier Blond-Rzewuski évoque la fiction philosophique, la poésie (Haïku sur des grands thèmes philosophiques par exemple), la chanson et le journal à visée philosophique…
On le voit, les occasions d’écrire sont nombreuses dans le cadre des ateliers de philosophie à l’école élémentaire. Johanna Hawken propose elle aussi les « Miroirs et miroirs d’expression philosophique », sous forme entre autres de mur d’expression, qui reflète un peu à la manière d’une exposition les idées essentielles que les enfants veulent retenir d’un atelier (Hawken, 2019, p. 113).
Elle propose aussi une « cocotte philosophique ». Chaque enfant crée sa propre cocotte autour de différents thèmes, comme le rêve, le monde, le bonheur, et la complète sous la forme : « Le bonheur C’est … ». Les enfants partagent ensuite ces réflexions de façon ludique avec leurs camarades, observent les différences, questionnent, ouvrent de nouvelles perspectives. « Les diverses étapes incitent l’enfant à se concevoir comme auteur de sa pensée : lors du moment d’introspection où il crée ses définitions ; lorsqu’il la présente à son coéquipier et enfin lorsqu’ils échangent autour des différences entre leurs visions. » (Hawken, 2019, p. 128) Toujours dans le cadre des écrits, il ne faut pas oublier le travail autour de l’exposition, à l’image du « mur d’expression » de J. Hawken, qui peut venir à la fin d’une séquence pour partager avec les autres classes, ou même les parents, les fruits des échanges et du travail effectué.
Conclusion d’une année de pratiques d’écrits philosophiques
À la lumière de tous ces apports théoriques, c’est avec « humilité et ambition », par petits pas et progressivement que j’ai tenté de mettre en place tous ces écrits variés dans mes ateliers hebdomadaires de philosophie avec mes élèves de CM1. Ces derniers se sont déroulés en 2021-2022, en parallèle de ma formation au DU « Formation à l’animation d’ateliers de philosophie avec les enfants et les adolescents à l’école et dans la cité ». La méthode pratiquée est la DVDP, avec une large place laissée à la littérature, suivant le modèle d’Edwige Chirouter. Voici les conclusions que j’ai pu en tirer, les réussites mais aussi les difficultés que j’ai rencontrées au cours de cette année scolaire.
La question que je me posais au départ, sur la façon dont l’écrit peut favoriser les capacités de penser philosophiquement des enfants, a trouvé, en fin d’année, une première réponse : j’ai pu constater, tout au long de cette année, l’évolution de mes élèves en premier lieu sur leur capacité à « oser penser ». Après des débuts très timides et peu engageants, qui m’ont fait parfois douter, les enfants parvenaient tous à se faire confiance, à croire en leur capacité à formuler une pensée à l’écrit. Il me semble que le travail régulier d’écriture individuelle a modestement contribué à leur construction en tant que sujet pensant, et « interlocuteur valable » pour reprendre les termes de Jacques Lévine. Et par une sorte de « cercle vertueux », ils paraissent rassurés par cet écrit qui représente leur pensée à un instant précis, et qu’ils proposent à la communauté de recherche. Ils semblent avoir pu, à force de persévérance, faire l’expérience du « passage de la pensée dialoguée à la pensée écrite, du dialogue extérieur au dialogue intérieur » dont parle François Galichet. L’écrit, en étroite articulation avec l’oral, permet de proposer différents chemins pour travailler les capacités de pensée, afin de différencier au mieux en fonction des besoins de chacun. C’est au moment du passage à l’écrit, après la discussion, que s’effectue à mon sens la « rumination constructive » selon Goody, le travail de la pensée « à partir de, dans et contre ce que d’autres ont pensé » (Bakhtine, 1984).
D’autre part, en cette fin d’année, ils pouvaient tous feuilleter leur cahier de philosophie, et visualiser concrètement la quantité de travail effectué, l’évolution de leur pensée, les difficultés rencontrées et les succès remportés à force de coopération et de travail.
Je pense cependant qu’il est possible, voire nécessaire, d’aller plus loin. Il me semble que les écrits individuels, rédigés autour d’un même thème, pourraient être réutilisés pour constituer un nouveau texte, plus complet, sur une question plus générale, en fin de séquence, comme par exemple « Qu’est-ce que le bonheur ? » Il s’agirait donc de pousser davantage le « tricotage » de la pensée, pour reprendre les termes de Bucheton et Chabanne. Le travail sur l’argumentation peut également être largement porté par l’écrit : au calme, seul avec soi-même et plus riche de la pensée des autres, il me semble tout à fait possible de proposer aux enfants des exercices d’argumentation autour de citations, de philosophes, d’auteurs, ou pourquoi pas autour d’idées formulées par les enfants au cours des discussions.
À la lumière des recherches de D. Bucheton et A. Chabanne, je pourrais utiliser les écrits individuels, en amont ou après la discussion, pour engager une véritable écriture dialoguée, de fond, avec mes élèves : plutôt qu’une correction sur la forme, questionner, mettre en valeur les habiletés de pensée mises en œuvre, souligner les réussites… Et même, pourquoi pas envisager cet écrit dialogué entre les enfants, de façon anonyme ? Reste également le travail sur la fiction philosophique, les haïkus, les aphorismes, que je n’ai pu mettre en place. Ils auront leur place l’an prochain, de façon plus régulière, dans mes ateliers.
J’ajoute qu’au-delà du questionnement initial qui m’a conduit à ces analyses, je remarque intuitivement chez mes élèves une plus grande liberté, une sorte de désinhibition face à l’écrit, notamment chez les enfants en difficulté. Et chez les enfants plus à l’aise en maîtrise de la langue, il me semble percevoir dans les rédactions davantage de prise de risque, de création, d’originalité. Le travail sur l’écrit philosophique est peut-être un levier pour l’écrit scolaire, et pour la pensée créatrice.
Au-delà des limites que présente mon modeste travail, je pense pouvoir affirmer, après toutes ces expériences, que loin d’être une perte de temps, l’écrit philosophique tel qu’on peut le pratiquer à l’école élémentaire, est d’une richesse que je ne soupçonnais pas, tant sur le plan des capacités de pensée, que sur le plan scolaire en général.
« La capacité et le goût de « prendre le langage au sérieux », loin de devoir être renvoyés à la catégorie de l’inenseignable, peuvent - doivent - être mis au cœur de l’apprentissage du philosopher, comme son objet même : car si « philosopher, c’est savoir ce qu’on dit et si ce qu’on dit est vrai », c’est bien dans le travail de la langue que se constituent les compétences philosophiques, et au premier chef dans l’écriture » , comme lieu privilégié où se met en œuvre « ce rapport de la langue à elle-même par où s’opère ce qu’on appelle penser » (Nancy, 1997, p 213)
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Blond-Rzewuski O., (2021) Écrire dans le cadre d’ateliers philosophiques avec des élèves de cycle 3. Le cas de la problématisation, Recherches en éducation
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Blond-Rzewuski O., (2018) Pourquoi et comment philosopher à l’école primaire ? De la théorie à la pratique en classe, Hatier
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Brenifier O., (2017) Cahiers d’exercices philosophiques, dans Philocité dans la caverne, un repaire pour la pratique philosophique
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Chabanne J. C., Bucheton D. (2006), Écriture réflexive, construction de la pensée et des connaissances de l’élève. Muriel Molinié; Marie-France Bishop. Autobiographie et réflexivité, actes du colloque de Cergy-Pontoise (2005), Ancrages éditions, pp.51-68. ffhal-01116224
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