Revue

Quel impact de la pratique sophrologique dans les ateliers de philosophie avec les enfants ? Quand les émotions rencontrent la raison pour cheminer vers les valeurs universelles

Introduction

Il y a quelques années, alors que j’enseignais en école élémentaire, je me trouvais en activité de remédiation avec un petit groupe d’élèves fragiles. Parmi eux se trouvait une de mes petites élèves de CP que nous appellerons Noémie. Noémie entrait péniblement dans le principe alphabétique et l’apprentissage de la lecture. Je m’attelais à diversifier les supports pédagogiques et multipliait les lectures didactiques pour l’aider à entrer dans les apprentissages fondamentaux jusqu’à ce qu’elle me dise :

  • Non mais maîtresse, de toute façon, je n’y arriverai jamais, je suis trop bête, je ne peux pas apprendre !

Comme j’en avais toujours eu l’intuition depuis que j’avais commencé ce métier, ses mots m’ont confirmé qu’il me manquait des outils qui l’entraîneraient à s’autoriser à apprendre et à se projeter dans la capacité de le faire.

C’est ainsi que je me suis intéressée à la sophrologie caycédienne, une méthode psychocorporelle, créée par Alfonso Caycedo, médecin neuropsychiatre, dans les années 1960. La sophrologie s’intéresse aux mouvements de la conscience et vise, par l’entraînement régulier, un équilibre global de l’individu, dans son corps, dans son esprit. La sophrologie est comme un exercice de musculation de la conscience qui impacte l’existence du pratiquant. Je me suis formée pendant trois ans, en expérimentant ces nouveaux outils, auprès de mes élèves.

À la même période, j’animais déjà des ateliers de philosophie avec mes élèves.

En fin d’atelier, j’ai pris l’habitude de proposer un temps d’introspection sophrologique pour laisser émerger ce qui avait semblé le plus significatif, aux enfants, pendant les discussions. Un temps d’échange oral s’ensuivait pour permettre à deux ou trois élèves d’évoquer leur ressenti et de revenir sur leurs savoirs et compétences. Ce dispositif de métacognition réflexive par la sophrologie m’a semblé essentiel dans mon rapport avec les élèves, pour qu’ils mettent du sens dans leurs apprentissages. Souvent, leur prise de parole mettait en valeur des sentiments heureux de maîtrise d’attitudes, de savoir-faire et d’habiletés de pensée propres à la pratique de l’atelier de philosophie mais aussi des sentiments de gestion de leurs émotions dans ou en dehors de la classe.

C’est ainsi que j’ai commencé à m’interroger sur l’impact des outils sophrologiques dans les ateliers de philosophie avec les enfants. Nous savons que la réflexion philosophique nécessite de mettre le vécu et l’intime à distance. Je me suis donc demandé si la pratique de la sophrologie caycédienne, à l’écoute des émotions et des sentiments entraverait la réflexion dans les ateliers de philosophie avec les enfants.

C’est la question à laquelle j’ai tenté de répondre à l’occasion de mon année de formation au Diplôme Universitaire d’animation d’ateliers de philosophie avec les enfants et les adolescents, à l’école et dans la cité, dirigé par Edwige Chirouter.

Je développerai d’abord la méthodologie utilisée et ses objectifs, je présenterais ensuite mes réponses à la problématique que je viens d’énoncer. J’illustrerai mes résultats par l’évocation et l’analyse de trois extraits vidéos de mon stage, dans une classe de CM2.

Méthodologie et objectifs

Ma pratique s’est effectuée, au Mans, dans une classe de CM2 de 28 élèves dont une élève malentendante en inclusion.

J’avais un intérêt particulier pour cette classe car j’avais pratiqué des ateliers de philosophie avec la moitié d’entre eux, 4 ans plus tôt, dans ma classe de CP.

J’ai proposé douze ateliers de philosophie d’une heure chacun, dont six ateliers intégrant une pratique sophrologique.

Les liens entre sophrologie et philosophie sont nombreux. Prenons d’abord le temps de définir ce qu’est la sophrologie.

La sophrologie désigne l’étude de la conscience en équilibre.

Son origine se trouve dans la phénoménologie de Husserl et sa théorie de la réduction phénoménologique (ou épochê) et de l’intentionnalité. Pour Husserl, l’épochê permet à notre conscience de mettre entre parenthèses le monde objectif, de suspendre toute adhésion naïve (croyances spontanées, convictions diverses,…) et tout jugement d’ordre scientifique concernant le réel. Cela ne signifie pas une négation de notre monde naturel mais plutôt une mise entre parenthèses de tous nos filtres de connaissance des objets qui se présentent à notre conscience.

Pour Husserl, la phénoménologie c’est la science de la conscience, de l’existence qui amène naturellement les concepts à leur réduction. Elle se concentre sur l’étude des phénomènes, de l’expérience vécue et des contenus de notre conscience.

En sophrologie, la réduction est celle des pensées et sentiments souvent négatifs pour les vivre d’une autre manière. C’est bien différent d’une utopie où tout deviendrait positif, ce que le professeur Alfonso Caycedo dénonçait comme pensée magique.

  • Les séances de sophrologie commencent systématiquement par une sorte de sas, pendant lequel la conscience s’installe dans un niveau entre veille et sommeil. Ce niveau de conscience sophrologique permet l’épochê de Husserl.

L’épochê comporte « l’exclusion complète de toute espèce de supposition, d’affirmation, de conviction » et de nos connaissances déjà existantes du monde. Pour les enfants, l’intérêt de s’entraîner à cette réduction, dans les introspections sophrologiques, c’est de développer un nouveau rapport au monde, observer les phénomènes comme si c’était la première fois. En parallèle de son origine phénoménologique, la sophrologie hérite aussi des exercices spirituels de l’antiquité.

Sous le terme d’askesis, la philosophie antique désignait la pratique de la philosophie comme exercice s’occupant de toute réalité entière de l’homme et pas seulement de l’aspect mental. Son but était de transformer l’être qui la pratiquait. Platon exigeait que les émotions soient étroitement maîtrisées et soumises au principe de raison. Étymologiquement, le mot « émotion » qui vient du latin motio (mouvoir) et désigne ce qui met en mouvement, avec une valeur plutôt positive d’action. La sophrologie caycédienne est un mise en mouvement de la conscience, il s’agit pour Alfonso Caycedo de muscler la conscience. Elle est aussi une quête de sens dans l’existence de l’individu et travaille sur les valeurs universelles communes à tous les humains. Ces valeurs font écho à la construction des concepts, en philosophie.

C’est ainsi qu’il m’a paru intéressant de mettre en lien sophrologie et pratique de la philosophie avec les enfants, pour les amener à deux expériences :

  • Mettre du sens sur les notions d’émotions et de raison et être en mesure, par l’entraînement sophrologique, après leur distinction, de pouvoir les identifier dans le cadre de la discussion à visée philosophique

  • Amener les élèves à un travail réflexif, d’abord métacognitif sur leurs savoirs et savoir-faire en référence au développement des compétences psychosociales, puis, sur la conscientisation du corps dans les discussions afin de construire des compétences liées au savoir-être.

C’est ce que nous allons observer concrètement maintenant.

Raison vs émotion

Revenons quelques instants à l’étymologie des mots raison et émotion :

Le mot « raison », dérivé du latin « ratio » désigne une faculté naturelle, de juger, de combiner des jugements et ainsi de savoir ce qu’il en est de la réalité par des moyens propres à l’esprit humain ».

Le mot « émotion », du latin « movere » (mettre en mouvement) indique un trouble intense et généralement passager de la conscience – provoqué par une situation inattendue et accompagné de réactions organiques variées, désordonnées et confuses (palpitations, gorge nouée, pâleur, tremblements, voire évanouissement). Le terme comporte deux sens dans l’usage courant. Tantôt il désigne un état de choc provoqué par un événement ou une information très inattendue, heureuse ou effrayante. Le sujet ému, victime de son corps défait, et comme paralysé, se trouve alors dans l’incapacité de réagir avec efficacité. Tantôt, au contraire, l’émotion renvoie à un sentiment plus stable et moins irrationnel (la pitié peut engendrer des vertus sociales telles que l’entraide ou la charité, l’émotion esthétique peut orienter sur le chemin de la beauté [1]).

Les élèves ont d’abord rencontré, dans les introspections sophrologiques, un cadre pour apprendre à distinguer émotions et raison. Au sein des ateliers de philosophie, les enfants participent aux discussions avec des sentiments, déjà ancrés dans leur quotidien. J’ai constaté que les émotions émergeant au sein des ateliers teintaient, dans un premier temps, leur regard, sur la problématique posée et impactaient leur argumentation. Plus largement, les émotions qui sont apparues dans le cadre des ateliers de philosophie ont répondu à différents contextes :

  • Émotions liées à la séance de sophrologie

  • Émotions liées à la découverte et à l’interprétation du support de médiation culturelle

  • Émotions liées à la présence du groupe et aux interactions

  • Émotions liées à la gestion de certains rôles (respect des règles, distributeur de parole) dans la DVDP (Discussion à Visée Démocratique et Philosophique) et au comportement des participants (fous-rires, regards, sentiment de jugement)

Les objectifs de la sophrologie sont liés à la construction d’outils psychocorporels répondant aux besoins de la journée d’école, lors des apprentissages (concentration, mémorisation, écoute) et d’une manière plus générale, toute la journée, en tant qu’élève et individu, à l’école et par extension, en dehors de l’école (confiance en soi, estime de soi, renforcement des capacités, gestion des tensions, du stress, micro-récupération psychocorporelle, déchargement des tensions de l’activité intellectuelle par le corps, communication interpersonnelle). Aller à l’écoute de ses émotions, s’entraîner à les apprivoiser pour mieux les gérer est un atout pour mieux s’emparer des moments où les mécanismes de la raison doivent se mobiliser.

Dans l’approche sophrologique au sein de la pratique philosophique, les élèves intègrent que jamais leur expérience vécue en sophrologie (leur vivance) ne peut être mise en doute, que leurs émotions leur appartiennent sans jugement, sans interprétation et que dans le groupe, il est possible de ressentir, avec un même protocole, des sensations physiques, des émotions et des sentiments très différents, allant du néant à des effets impactant la présence en classe.

Offrir des temps d’introspection et des temps de débat argumentatif aux élèves, pendant une même séance, met en parallèle deux univers à la fois opposés et intimement liés. Car aujourd’hui, se diffuse l’idée nouvelle que l’émotion puisse « initier et nourrir la réflexion », après que la philosophie a longtemps pensé que le travail didactique était de passer de l’affect au concept (voir Tozzi, Lafont, 2020 ; Damasio, 1995 ; Goleman, 1997). Cette analyse explique que le « cerveau émotionnel intervient dans le raisonnement autant que le cerveau pensant. Ils citent encore les travaux de Pierre Moorkens qui explique que « Le stress agit sur le cerveau limbique qui coupe alors toute neurotransmission avec le néocortex préfrontal. Il explique de fait qu’il est bon de prendre conscience de son stress pour pouvoir passer ensuite au mode adaptatif, qui est le néocortex préfrontal et qui permettra la réflexion logique ».

Pratique en classe

Voyons maintenant comment se sont déroulés concrètement ces temps de sophrologie, au sein des ateliers.

J’ai remarqué que le stress, dans la discussion philosophique peut prendre l’apparence de deux formes : d’une part, un stress qui rend mutique, introverti et qui n’autorise pas à penser ou à exprimer sa pensée ; d’autre part un stress qui peut aussi avoir l’apparence d’une super-excitation, où le corps bouge beaucoup, l’attention est très réduite, le regard et la pensée papillonnent et la construction de la pensée s’en trouve fragilisée. Prendre conscience de ses sensations, émotions et sentiments, dans un moment de relâchement, c’est le premier outil sophrologique que j’ai proposé aux élèves, cette année, à chaque début de séance de sophrologie, protocole intitulé, pour les enfants, « Le robot de la paix » que l’on rencontrera dans la terminologie sophrologique sous l’expression de sophronisation de base . Il s’agit d’un temps d’introspection pratiqué assis sur la chaise, en classe, en début, milieu ou fin d’atelier. Il a pour fonction de mettre entre parenthèses le monde extérieur, se concentrer sur les sensations physiques mais aussi sur les émotions ressenties dans un temps de non-sollicitation intellectuelle et physique. C’est un exercice particulièrement original à l’école et encore aujourd’hui dans la société. Il a plusieurs fonctions :

  • Découvrir un nouveau rapport à son schéma corporel comme une réalité vécue, comme si l’on prenait conscience de l’aspect vivant de son corps, pour la première fois. En renforçant la présence du corps dans la conscience, s’installe un ancrage dans le temps présent, ici et maintenant et ouvre une disponibilité à l’émergence d’images, de sensations, d’émotions et de sentiments dans l’instant présent.

  • Prendre conscience de ses sensations physiques, ses émotions, ses sentiments dans un moment de relâchement du corps et de l’esprit renforce l’attention, l’écoute, le détail, la perception.

  • Entraîner une nouvelle relation d’harmonie corps-esprit amène l’enfant à faire attention aux signes de son corps qui expriment la fatigue, le décrochage de l’attention, la montée du stress et ainsi à réagir.

Cette première technique met en avant la sensibilité, l’ancrage dans le corps et enrichit la séance de philosophie par des outils, qui, habituellement, en sont très éloignés. L’entrée en sophrologie par le corps et les sens font écho aux propos de Michel Tozzi par rapport à ses expérimentations de la méditation pleine conscience avant les ateliers de philosophie : «  [Il s’agit d’] un support possible et intéressant pour ancrer, dans un vécu sensoriel, une réflexion ultérieur » (Tozzi, Lafont, 2020).

Explication de la méthodologie suivie et résultats obtenus

Pour chaque séance, j’ai à chaque fois travaillé à partir d’un support de médiation culturelle comme des albums de littérature jeunesse, des photolangages ou des extraits de films ou court-métrages (affiche Philéas et Autobule - Être amis pour quoi faire ? -, Photolangage sur l’amitié, Yacouba de Thierry Dedieu, épisode de la série Minuscules intitulé la salade, Fears de Natha Metlukh, extrait de U de Grégoire Solotareff et Elissalde, Une Nuit, un chat de Yvan Pommeaux).

Je fais le choix de ne pas présenter en détail ces supports, ici, car mon propos reste centré sur les protocoles sophrologiques, en parallèle des médiations culturelles.

Concepts et compétences psychosociales

Différents temps de sophrologie ont été expérimentés en début, milieu et fin de séance de philosophie, avec différents objectifs :

  • Préparation à la séance pour retrouver un moment de calme et mieux accéder à la raison (protocole du robot de la paix).

  • Visualisation de la discussion et renforcement des capacités nécessaires au débat (prendre la parole plus souvent, mieux écouter les autres, oser s’exprimer, parler plus fort, regarder les autres quand on prend la parole) : cette technique vise particulièrement les élèves souvent muets dans les ateliers.

  • Visualisation de moments vécus dans la vie de l’enfant en écho aux concepts abordés dans les discussions : construction de pré-concepts en écho aux valeurs universelles portées par la sophrologie caycédienne et aux concepts travaillés en philosophie avec les enfants.

  • Projection passée de moments positifs vécus en ateliers de philosophie et retour réflexif sur des savoirs et savoir-faire réussis visant une dimension métacognitive.

Une séance de sophrologie caycédienne, débute par une information correspondant à une annonce des techniques qui seront proposées pendant la séance, un peu comme une consigne, puis nous fermons les yeux ou les laissons entrouverts en fixant un point sur le sol.

S’ensuit un temps d’introspection, puis un temps d’écrit ou d’oral, relatant les phénomènes ressentis pendant la séance et enfin, un temps d’oralité pendant lequel je procède à une analyse par un protocole de questionnements, avec un ou plusieurs participants lisant à voix haute leur texte écrit, un peu sur le principe de la maïeutique.

Ce texte écrit, la phénodescription, amène l’élève à décrire le plus finement possible ses sensations, émotions et sentiments ressentis, comme s’il devait partager son expérience aux autres, dénués de sens.

L’on pourrait, avec cet ancrage dans le sensible de la sophrologie, placer la méthode à l’opposé de la pensée de Platon et croire que l’on installe confortablement les pratiquants dans la caverne, et pourtant, c’est bien vers le même objectif auxquels tendent la philosophie et la sophrologie caycédienne : sortir de la caverne pour aller chercher la vérité. L’analogie du mythe de la caverne construit la sophrologie caycédienne. Je cite les mots de Christiane Oppikofer, sophrologue caycédienne suisse.

En sophrologie, il faut la répétition des pratiques pour arriver à transformer la conscience ordinaire en une conscience sophronique. La répétition des pratiques demande à être disciplinée, d’avoir une certaine rigueur. La force psychique nécessaire pour s’entraîner régulièrement correspondrait à l’image de l’effort physique indispensable pour grimper les murs de la caverne. Une fois arrivé à la sortie, les prisonniers de la caverne découvrent une autre réalité. Une fois passé par l’entraînement de la méthode sophrologique, le sophronisant (le pratiquant) arrive à une autre vision de lui-même et du monde » (Oppikofer, 2021).

En rencontrant leurs représentations du monde qui les entoure, pendant leurs introspections sophrologiques, les élèves, cette année ont pu éprouver des pré-concepts, en lien avec des valeurs universelles partagées par tout le groupe. Les phénodescriptions des élèves ont évoqué des pré-concepts en lien avec les thèmes de l’amitié, du grandir mais aussi des considérations liées à la construction de l’imaginaire et des compétences psychosociales.

Selon l’OMS, les compétences psychosociales sont la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et épreuves de la vie. C’est l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être mental, en adoptant un comportement approprié et positif, à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement. Ces compétences sont regroupées en binômes :

  • Savoir résoudre les problèmes/ Savoir prendre des décisions

  • Avoir une pensée créative/ Avoir une pensée critique

  • Savoir communiquer efficacement/ Être habile dans les relations interpersonnelles

  • Avoir conscience de soi/ Avoir de l’empathie pour les autres

  • Savoir gérer son stress/ Savoir gérer ses émotions

La sophrologie et la philosophie avec les enfants renforcent, par leurs outils respectifs, l’ensemble de ces compétences.

Analyse

Je vous propose à présent d’illustrer ces considérations par la rencontre de trois élèves Eloïse, Baptiste et Saloua. Dans des captations vidéos, ils lisent à voix haute, leur phénodescription puis vivent un temps d’échange avec moi, pour aller cibler ce qui fait sens, pour chacun, dans leur séance de sophrologie. Je retranscris ici leurs propos.

Eloïse

La sophrologie illustre un cadre pour exprimer le sensible et distinguer émotion et raison.

Eloïse a toujours participé aisément dans les ateliers, depuis le début de l’année.

Eloïse : Bah moi c’était la première fois quand euh…quand on était allongé sur le sol, je sais plus si y avait le petit robot de la paix, j’suis pas sure.

Anne : c’était le premier atelier, oui, allongés sur le sol

E : oui mais je sais plus si y avait le petit robot de la paix

A : Oui, il y avait le petit robot de la paix

E : Voilà et euh…quand on était allongé sur le sol et qu’y avait le petit robot de la paix, j’ai bien aimé et voilà

A : En quoi c’était si chouette pour toi, ce moment du petit robot de la paix, avant le débat philosophique ?

E : Euh ben parce que ça me calmait après euh…après euhhh la cantine où on parle…et après on joue un petit peu…et voilà…et du coup aussi j’étais un petit peu fatiguée ce jour-là alors ça m’a fait du bien.

A : Et en quoi c’était si positif pour toi de commencer l’atelier de philosophie en étant plus calme, plus reposée ?

E : Euh parce que tu réfléchis plus et t’es plus concentré.

Elle évoque le lien entre émotion, corps et raison. Des émotions apaisées, un esprit calme et reposé favorisent, selon elle, la concentration et la capacité à mieux réfléchir. S’entraîner à mettre entre parenthèses le monde extérieur, pendant un temps d’introspection constitue un levier pour ses apprentissages. Cela fait écho au rôle de la sophrologie comme prédisposition à l’atelier philo, favorisant comme l’exprime Michel Tozzi «  l’apaisement, le calme et le retour à soi, la pratique de l’attention, la concentration, la disponibilité à l’écoute de l’autre, à l’écoute de ses idées ».

Baptiste

Sa phénodescription a été écrite lors du cinquième atelier sur le thème de l’amitié. Le temps d’introspection a été proposé en tout début d’atelier avant un travail de conceptualisation, en petits groupes, et amenait l’élève à retrouver un moment positif vécu pendant les ateliers de philosophie.

Baptiste : La dernière fois, quand j’étais le secrétaire qui dessine, j’ai adoré !

Anne : En quoi c’était si chouette d’être secrétaire qui dessine, pour toi, Basile ?

B : Ahhh…Je sais pas trop…

A : Quel a été le moment que tu as préféré quand tu étais secrétaire ?

B : Quand on a expliqué ce qu’on allait faire !

A : Quand on a expliqué le rôle du secrétaire-dessinateur, ç’est ça ?

B : Oui…

A : Et quand on a expliqué ce qu’on allait faire, quel a été l’instant, précis, génial pour toi ?

B : Déjà y’avait ce moment-là mais y avait aussi un autre moment. C’était quand on a dit qu’on allait parler de l’affiche.

A : Alors, d’accord

B : Je m’suis dit « Wouahhhh», j’aurai plein de truc à dessiner ! »

A : En quoi c’était si positif ça pour toi, de te dire, « Wouahhh, je vais dessiner plein de choses ! »

B : parce qu’avant je me disais euh… bah après ça va être hyper dur de dessiner beaucoup parce que euh…j’ai pas beaucoup d’idées.

A : Et là, à cet instant-là, te dire «  Ah mais en fait, je vais avoir plein d’idées ! », pour toi c’était important ce moment-là ?

B : Ah ouais !!!

A : Chouette !

B : J’pensais que j’allais pas réussir.

A : Penser finalement que tu peux être capable, c’est quelque chose d’important pour toi ?

B : oui !!!

Dans cet extrait, on relève que l’introspection a fait émerger un aspect du dispositif de l’atelier de philosophie, le rôle du secrétaire dans la DVDP mais aussi la prise de conscience du changement de regard par rapport à ce rôle, dans la conscience de Baptiste. Cela a soulevé plus tard un échange sur l’a priori et l’expérience.

Baptiste a transformé son regard sur le monde, par son expérience et partage ce sentiment de réussite, avec les autres, comme une capacité universelle, accessible pour tous. Ces prises de conscience ressenties et oralisées ont renforcé la place de Baptiste dans l’atelier. Lors des premiers ateliers, son attention était très réduite et son corps toujours en mouvement, dans toutes les postures possibles, sur la chaise. Tout au long de la discussion, il passait son temps à manipuler des objets dans ses mains, en cherchant l’équilibre de son corps sur la chaise, pour contenir cette vitalité. Après cette prise de parole, au fur et à mesure des ateliers, son attitude s’est considérablement modifiée. Avec son enseignante, nous avons perçu une plus grande disponibilité, une plus grande présence et attention aux autres, une plus grande participation orale dans le groupe de parole. Son corps était ainsi plus posé pendant la discussion philosophique, le regard appuyé, concentré et le plaisir palpable. Et quel plaisir pour lui de se sentir capable, capable d’attention, de concentration, de capacité de synthétiser des idées par le dessin, se sentir compétent et à sa place dans le groupe. Baptiste a ainsi pu développer un regard métacognitif sur ses apprentissages, prendre conscience de ses capacités d’attention, de concentration, légitimer sa capacité à penser et renforcer sa confiance en soi et son estime de soi.

Saloua

La phénodescription de Saloua a eu lieu en fin de parcours, avec le même protocole, à l’occasion du douzième atelier et suite à une séquence sur le thème « grandir ». Saloua, plutôt réservée dans le cadre des discussions philosophiques, au début du cycle d’ateliers, a laissé émerger, dans son parcours, un changement de posture :

Saloua : c’est un moment où est-ce que j’avais le plus parlé, dans toute cette année. Je me suis bien exprimée, j’ai dit tout ce que j’avais en tête…euh j’ai pas trop buggé…Et voilà.

Anne : En quoi c’était si positif, ça, Saloua, pour toi, de retrouver ce moment-là ?… t’être bien exprimée, bien concentrée pendant l’atelier de philo, en quoi c’était si chouette pour toi ?

S : parce que dans les autres ateliers philo, j’étais pas très très concentrée…euh…euh…j’écoutais pas vraiment beaucoup…Y’a des choses que je comprenais pas et voilà.

A : Le fait de retrouver un moment où tu comprenais bien, où tu prenais la parole beaucoup, c’est quelque chose qui était important pour toi ?

Saloua acquiesce.

A : Ça avait du sens pour toi dans tous les ateliers de philo qu’on a vécu ensemble ?

Saloua acquiesce.

Ici encore, ces propos, oralisés au sein du groupe, ancrent la possibilité d’évolution de chacun et chacune qui écoutent Saloua, dans son rapport à l’apprentissage et peut intégrer l’idée que rien n’est figé. En partageant son ressenti, Saloua ouvre de nouvelles questions sur l’identité, l’inné et l’acquis et invite chaque participant du groupe à cheminer intérieurement sur ses propres capacités renforcées. De nouveau, soulignons le renforcement des compétences psychosociales de la communication efficace et des relations interpersonnelles, ou encore du développement de la pensée critique. Saloua s’offre aussi, par la lecture à voix haute de sa phénodescription, une écoute attentive pour continuer à prendre confiance en elle et à renforcer son estime de soi.

Conclusion

Faire découvrir un aperçu de la sophrologie caycédienne me permet d’apporter un nouveau regard à un terme que l’on découvre dans les médias, sans y mettre de sens et souvent en lui attribuant une valeur qui n’est pas la sienne, celle de la simple relaxation ou du développement personnel, voire une dimension ésotérique qui donne des recettes miracles et des pensées magiques pour mieux-être. J’espère avoir éclairé, par cette expérimentation que la sophrologie n’est pas cela et qu’elle reflète les années de recherche d’un médecin neuropsychiatre vers le fonctionnement de la conscience. Il s’agit bien, en introduisant des temps de sophrologie au sein des ateliers de philosophie, de faire écho à l’impact existentiel que peuvent apporter leurs outils respectifs en dehors du développement des habiletés de pensées ou des compétences psychosociales. Cette recherche n’en est qu’à ses balbutiements et est nécessaire pour formaliser, voire théoriser les nombreux effets positifs constatés.

Aujourd’hui, nous avons pu éclaircir l’idée qu’émotions et raison cohabitent dans les ateliers de philosophie avec les enfants.

  • DAMASIO A. (1995). L’erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob.

  • GOLEMAN D. (1997). L’intelligence émotionnelle. Paris : Robert Laffont.

  • Hansen-Love, L. (2021) La Philosophie de A à Z, Hatier.

  • Tozzi, M., Lafont, A.-M. (août 2020) Compte-rendu de l’atelier du CRAP-Cahiers Pédagogiques : « L’émotion et la raison dans la réflexion » ou « articuler méditation et discussion philosophique, Diotime, n°87.

  • Oppikofer C. (2021), Sophrologie pour la vie, Ambre Edition.

Notes
  1. Voir l’ouvrage suivant : Hansen-Love, L. (2021), La Philosophie de A à Z, Hatier. ↩︎

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