Revue

Editorial du n°94

Lorsqu’on défend les nouvelles pratiques philosophiques, on dit souvent que l’on souhaite désacraliser la philosophie afin de la rendre accessible à tous. L’enjeu serait que chacun et chacune se sente légitime pour philosopher et en effet, cet enjeu est absolument majeur, notamment sur le plan politique. En philosophant, il s’agit d’éprouver la légitimité de sa pensée sur le monde et, par conséquent, sa capacité à participer intellectuellement à la vie politique : oser exercer son esprit critique, oser penser le monde, oser formuler et exprimer son point de vue, oser faire des choix par soi-même. Tout est donc une question d’audace - laquelle repose sur un sentiment de légitimité. Faisons donc descendre la philosophie de son pied d’estale afin de la mettre à la portée de tous. Mais faut-il pour autant la désacraliser ?

Bien qu’il soit absolument nécessaire de démocratiser la philosophie, je me demande parfois si pour cela, il est nécessaire de la désacraliser totalement. En effet, la dimension sacrée, grandiose et mythique de la philosophie me semble jouer un rôle : elle participe d’un mouvement d’élévation de l’individu qui, face à elle, se sent grandir. En s’attelant à la grandeur de la philosophie, l’individu se sent grandir. Et surtout, il éprouve une grande estime intellectuelle d’eux-mêmes. Très souvent, je perçois la fierté que ressentent les enfants lorsqu’ils expriment leur point de vue sur Descartes ou celle des adultes qui s’attaquent à déconstruire la théorie de Hobbes. C’est la même chose face aux grandes questions, aux grands concepts ou aux grands problèmes. La philosophie, étant sacralisée, est vectrice d’estime intellectuelle de soi. Il me semble donc de désacraliser non pas la philosophie, mais le territoire philosophique, qui a été trop longtemps réservé à une élite. Ainsi, nous pourrons accomplir un double mouvement de valorisation de l’individu en tant qu’être pensant : d’une part, en montrant sa capacité à penser la philosophie dans toute sa grandeur ; d’autre part, en montrant sa légitimité à entrer dans le domaine historique et patrimonial de la philosophie.

Cette question du lien entre philosophie et estime intellectuelle de soi se retrouve dans de nombreux articles de ce numéro de Diotime. Souvent, vous découvrirez des textes traitant du regard que l’individu porte à lui-même au travers de la pratique philosophique. Ainsi, l’article de Sacha MANDELCWAJG traite du thème de la reconnaissance de soi dans les ateliers philosophiques avec les personnes âgées. Stanislas BRIÈRE, quant à lui, présente un dispositif dans lequel les enfants sont tous reconnus comme auteurs et scripteurs pouvant présenter leurs pensées aux autres, au sein du cercle des auteurs-philosophes. Dans cette même lignée, Esther HIBON analyse les bénéfices de l’utilisation de l’écrit pour le développement de la capacité de penser des enfants (petit clin d'œil à notre secrétaire de rédaction, Olivier BLOND-RZEWUSKI !). Sandrine SCHLÖGEL et Thibault DE MEYER analysent, de leur côté, les mécanismes de reconnaissance sociale qui sont parfois (mal) activés lorsqu’un individu mobilise la physique quantique : quelles émotions et quels enjeux soulèvent ce domaine scientifique dans le jeu social ? La question des émotions prend une place de plus en plus importante dans la réflexion sur la pratique philosophique. Dans cette perspective, l’approche sophrologique proposée par Anne-Sophie RICHARD met en avant la façon dont la sophrologie pourrait aider les enfants à entrer dans les apprentissages philosophiques grâce à un travail sur l’équilibre de la conscience. C’est bien la conscience éveillée et vivante qui permet de philosopher. Dans l’article de Florence LOUIS, nous voyons apparaître l’idée que le rapport au numérique déconstruit le rapport à soi, chez les enfants. Par ailleurs, nous pouvons faire l’hypothèse que les élèves d’Elsa MASSAH, dans son article analysant la pratique philosophique dans un contexte de violence, gagneraient à être reconnus pour leurs capacités et leur légitimité.

Certains articles se penchent sur les façons de démocratiser la philosophie sans la dénaturer. Ainsi, le texte d’Emmanuel-Just DUITS met en avant une plateforme internet visant à mettre en libre accès une multitude d’arguments et de contre-arguments que l’histoire a produits face à certains problèmes fondamentaux. L’article de Sarah FERRAND, quant à lui, s’interroge sur la mise en place de pratiques du philosopher dans la formation au travail social. Michel TOZZI (parfois seul, parfois en compagnie d’Anne-Marie LAFONT) nous offrent des outils tant sur la liberté que sur l’actualité ou sur la méditation.

L’ensemble de ces textes nous réjouissent et montrent bien que la philosophie, loin d’être un rapport intellectuel à un monde abstrait, existe par une relation incarnée aux expériences qui nous font penser. Nous voyons également que ce rapport au monde vécu en chair et en os est conditionné par un certain rapport à soi : celui d’une conscience alerte, réfléchie, qui se vit comme ayant une valeur estimable.

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