Revue

PENSER : UN SPORT D'ÉQUIPE

« Il faut être riche en opposition, ce n’est qu’à ce prix-là que l’on est fécond ; on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se repose pas, que l’âme ne demande pas la paix. »

Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 1888

« Je dis donc que pensée et discours c’est la même chose », s’exclame l’Étranger du Sophiste. « [A]vec cette seule différence que le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, et sans la voix, s’appelle pensée. » Socrate lui-même définit la pensée, dans le Théétète, comme « un discours que l’âme se tient à elle-même ». À quoi l’on pourrait ajouter qu’aucune des modalités de ce discours n’est tout à fait innocente : dans un double et gémellaire mouvement d’assimilation-distanciation, toujours il se développe « avec » ou se dresse « contre » D’où les solutions de continuité dans une seule et même réflexion — les Essais de Montaigne, multipliant les auto-contestations à dessein et les savantes palinodies, en sont un assez bel exemple. D’où, également, les affrontements, voire les altercations, entre doctrines qui parfois s’abreuvèrent aux mêmes sources conceptuelles : Aristote contre Platon, Leibniz contre Locke, Spinoza contre Descartes, Nietzsche contre Schopenhauer. L’histoire de la philosophie est ponctuée de ces conflits qui, par-delà les siècles, continuent à mettre au grand jour le caractère dialectique de la pensée, à la fois comme dépassement des contraires et disputatio, c’est-à-dire sélection et mise en œuvre d’arguments démonstratifs ou réfutatoires.

C’est dans cette optique qu’a pu être présenté à l’UNESCO, lors des 21èmes Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques des 16 et 17 novembre derniers, le jouissif et périlleux exercice du « ping-pong philosophique », peu à peu formalisé, au fil des sessions ou « matchs », par les élèves de Terminale du lycée Louis Massignon d’Abu Dhabi. Cette pratique fut initialement instaurée pendant la longue période d’enseignement en distanciel, probablement responsable de certaines ruptures de sens et de quelques pertes de contact entre les élèves et leurs enseignants. Elle s’inscrit dans la lignée des nouveaux procédés et rituels créés pour contourner les difficultés liées à l’éloignement imposé par les normes sanitaires : mise au ban des corps de chair, disjonction du verbe et du regard et latence entre l’envoi particulier d’un message et sa réception collective. À l’origine, les élèves se connectaient à un document partagé sur Google Drive : chacun y déposait un argument, une référence, un exemple auxquels un autre, dans la minute, venait répondre en y opposant un contre-argument, une contre-référence ou un contre-exemple. Au terme de ce ping-pong sur la page blanche, les éléments étaient repris, amendés, corrigés, critiqués, développés, synthétisés. En ressortait un plan dialectique ou thématique en trois parties, dont chacun devait ultérieurement faire usage lors de la rédaction intégrale d’une dissertation. Le premier sujet testé fut, inspiré par les dérives d’un complotisme exacerbé par les confinements successifs : « Peut-on dire « à chacun sa vérité ? » ? »

Une fois revenus en classe, les élèves ont eu l’occasion d’incarner ce ping-pong, lui prêtant ainsi sa forme actuelle et quasi définitive. S’opposent, non plus des individualités, mais deux équipes, chargées de défendre une position « pour » ou « contre » ou d’argumenter en faveur d’une réponse à la question posée. Un scribe, affilié à chaque camp, consigne sur une fiche les arguments, références et exemples déclamés. Les deux équipes se font face à quelques mètres de distance. Un à un, les membres sont convoqués au centre de la salle, entre les deux équipes. Si le premier lance un argument, le second dispose de trente secondes pour lui objecter un contre-argument. Il en va de même pour les références et les exemples. Ce cadre strict est garanti par un médiateur, dont la mission consiste plus précisément à veiller à la bonne tenue des débats, à les préserver d’éventuels débordements — si les arguments ad hominem sont appréciés, les arguments ad personam sont formellement interdits —, à valider les différentes réparties ainsi qu’à décider lequel des deux « joueurs » l’a emporté sur l’autre. Bien qu’une équipe soit désignée vainqueure, il arrive très souvent que les élèves, pris dans la tourmente pacifique et féconde des échanges, perdent toute notion du score — et du temps. C’est que l’enjeu ne réside pas tant dans la victoire que dans l’émulation. En distanciel comme en présentiel, l’exercice se clôt par une mise en commun des éléments issus des débats, elle-même couronnée d’un travail individuel de rédaction à caractère dissertatif. Au fil des sessions ou « matchs », l’exercice peut s’agrémenter d’un décorum spécifique : public, maillots distinctifs, jingles, sonneries, commentaires, mi-temps, après-match. Il est également déclinable en primaire et au collège, un bagage philosophique plus modeste n’empêchant en rien cette confrontation des esprits en pleine maturation. Il est d’autant plus intéressant et fructueux qu’il prouve aux participants que raisonner revient ipso facto et indistinctement à se convaincre soi-même ou à emporter l’adhésion de l’autre, ou plutôt de « soi-même comme un autre », pour emprunter à Ricœur un peu de sa terminologie. Les idées ne sont pas des entités abstraites et figées, mais des éclats dotés, comme le sont les pulsions, d’une force relative et d’énergie cinétique. Si elles ne suffisent pas toujours à triompher de l’inertie, elles ont à tout le moins l’insigne mérite de faire tort à la bêtise, d’ébranler certaines croyances infondées, de redessiner, en les rétrécissant, les frontières de l’ignorance et, en incitant au doute, de servir de dégrisement aux démesures de l’idéologie comme de garde-fous aux embardées obscurantistes.

Permettant d’éprouver le tact nécessaire à toute véritable relation et d’entrecroiser les différents types de pensée conceptualisés par Matthew Lipman (2011) — la pensée critique qui ne cesse d’analyser ses propres gestes ; la pensée créative aux analogies pertinentes ; la pensée vigilante, celle du care, qui se préoccupe de son objet et s’y implique —, cette réplique de l’agonistique des Anciens rend évidentes la nécessité d’une collaboration des esprits en même temps que la dimension émotionnelle et dynamique — aux sens intellectuel et physique du terme — de l’argumentation. Elle tente de matérialiser ce que Lipman appelle une « communauté de recherche » : un espace de discussion qui inclut, provoque, discute, partage, modélise et fournit, à un problème donné, une réponse adéquate et pondérée. Par sa forme — la recherche en commun — et son contenu, qui peut englober des questionnements épistémologiques, moraux, culturels, éthiques, un tel espace favorise le développement d’une « pensée d’excellence » et réduit le risque de violences intersubjectives. Il correspond aussi au déploiement de ce que Habermas (1987) appelle la « raison communicationnelle » : au-delà de l’effondrement des grands systèmes métaphysiques, des ravages d’une raison occidentale technoscientifique et déconstructrice, il est toujours possible, par la discussion et malgré les protestations du pessimisme postmoderne, d’obtenir un consensus démocratique, de parvenir à une entente globale à propos de certains principes éthiques et politiques. Enfin, le tact éprouvé renvoie à l’un des piliers de l’éthique enseignante selon Eirick Prairat (2015), qui comprend trois vertus principales : le sens de la justice, soucieux des équilibres et du collectif ; la sollicitude, soucieuse de l’individu ; et donc le tact, soucieux de la relation elle-même : il s’agit de mesurer ses propos, de les adapter à son interlocuteur, de soigner leur formulation et d’anticiper leur réception. Par ailleurs, si l’époque où baignent les élèves est celle de la « post-vérité », indifférente au savoir et brouillant délibérément les pistes entre vrai et faux, la mission de l’enseignant est justement de « faire face au flot des propos ineptes, des délires conspirationnistes et autres divagations ». D’où l’importance d’une mise en friction des idées sur le plan de la dispute réglée, productive, où chaque élève pourra peu à peu assimiler les règles du raisonnement, aiguiser son esprit critique et, identifiant progressivement en lui les processus mentaux à l’œuvre dans ce raisonnement, appliquer à ses propres pensées le tamis de la métacognition :

« Il faut apprendre aux élèves à examiner un problème de différentes manières, à étayer leurs affirmations par des preuves et à savoir repérer les biais cognitifs qui peuvent toujours venir menacer la validité d’un raisonnement (biais de confirmation, d’intentionnalité, de cadrage, effet de halo…). La rigueur et l’exercice de la raison s’apprennent. » (Prairat, 2022)

Ces propositions ne s’appliquent pas seulement à la philosophie, mais à toutes les disciplines scolaires. Elles exigent qu’on se représente « l’éducation comme acquisition de postures qui modifient notre présence au monde. »

Face aux défis qui s’offriront à la jeune génération dans les décennies qui viennent, la réponse ne pourra être que collective. C’est l’école qui, creuset d’ambitions et d’idées naissantes, apprentissage liminal des normes constitutives de la vie sociale, tutrice des croissances intellectuelles, garante d’un espace démocratique où se coudoient les origines, les statuts, les confessions et les projets, peut et doit susciter dès le plus jeune âge, en chacun de ses élèves, ce qu’il serait juste et logique d’appeler : la logophilie ou l’amour de la raison.

Tel est, in fine, l’objectif de notre exercice.

Habermas, J. (1987), Théorie de l’agir communicationnel, Fayard.

Lipman M. (2011), À l’école de la pensée, De Boeck Sup.

Prairat, E. (2015) Enseigner : quelle éthique ?, Réseau Canopé, 2015.

Prairat, E. (2022) « L’école, les grands défis à venir », https://www.ei-ie.org/fr/ (site web de l’Internationale de l’éducation), 22 septembre 2022.

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