Cet article fait suite à un atelier donné à la Maison de l’Unesco dans le cadre des journées des Nouvelles Pratiques Philosophiques de novembre 2022 consacrées à « La distance » (Chantier PhiloFormation). L’atelier, intitulé « Penser à distance de soi avec le dialogue socratique » visait à initier les participants à une pratique du dialogue socratique pour ouvrir une réflexion sur la distance à soi-même en atelier. Il existe différentes pratiques du dialogue socratique. Celle que j’utilise et à laquelle je me réfère dans cet article a été élaborée par Oscar Brenifier et Isabelle Millon, les fondateurs de l’Institut de Pratiques Philosophiques (France).
Introduction
Si prendre de la distance avec nos opinions, nos convictions, notre vision du monde, nos ressentis, en un mot notre subjectivité, est essentiel pour philosopher et dialoguer, cela n’a rien d'évident, même en atelier de philosophie ! La difficulté tient notamment au fait que nous entretenons souvent un rapport affectif aux idées, surtout lorsque ce sont les nôtres car nous avons tendance à nous identifier à elles. Il ne s'agit pas pour autant de rejeter cette dimension affective et de nier notre subjectivité lors d’un atelier - ce qui est impossible - mais d’en prendre conscience afin de ne pas en être aveuglé, sans quoi le dialogue et la pensée critique deviennent impossibles. L’« empathie intellectuelle », cette capacité à envisager l’idée de l’autre, à m’y intéresser même lorsqu'elle va à l’encontre de la mienne implique un minimum de distance à soi. Cette dernière apparaît à la fois comme visée et comme condition du dialogue philosophique.
Pour l’animateur le défi est double. Il ne doit pas se contenter d’assurer à lui seul un travail de mise à distance avec les idées exprimées par les participants mais les amener à faire ce travail sur eux-mêmes par eux-mêmes. Il doit également veiller à garder une distance vis-à-vis de lui-même pour préserver sa propre « empathie intellectuelle » envers les participants. Comment l’animateur peut-il amener les participants à faire ce travail de mise à distance d’eux-mêmes par eux-mêmes ? À quelles techniques peut-il recourir ? Et comment peut-il s’assurer que les participants parviennent effectivement à penser à distance d’eux-mêmes ?
Le travail de mise à distance de soi étant au cœur de la pratique du dialogue socratique, j’ai souhaité nourrir cette réflexion en proposant un atelier d'initiation à cette pratique dans le cadre des journées des Nouvelles Pratiques Philosophiques de novembre 2022 consacrées au thème de la « distance ».
Le chantier Philoformation vise à faire expérimenter aux participants un dispositif d’animation pour qu’ils puissent se l’approprier. On m’a demandé d’expliquer ici comment mettre en place le dispositif du dialogue socratique que j’ai proposé dans mon atelier. Mais on ne saurait se contenter d’un article « clef en mains », d’un protocole à suivre pour mettre en place un tel dispositif. Il est nécessaire de comprendre les enjeux de la pratique et de s’y former. Comme pour tout art, la maïeutique s’acquiert en se pratiquant. Plutôt que de prétendre transmettre ici une feuille de route impraticable, je proposerai donc d'expliquer le dispositif que j’ai tenté de mettre en place afin d’apporter un éclairage sur les enjeux de cette pratique à partir d’un compte-rendu commenté de mon atelier.
Je présenterai d’abord la mise en place de l’atelier puis quelques extraits que je commenterai. Je restituerai ensuite le retour des observateurs et des participants que je commenterai également.
La mise en place de l’atelier
Je disposais d’une heure et demie pour l’atelier et le moment de discussion. Il y avait une dizaine de participants et une douzaine d’observateurs. Je leur ai annoncé que l’objectif de l’atelier était de leur faire découvrir une pratique du dialogue socratique pour ouvrir une réflexion sur la prise de distance avec soi-même. J’ai ensuite brièvement clarifié ce que peut signifier « prendre de la distance avec soi-même » en atelier de philosophie :
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Ne pas prendre pour argent comptant nos idées et nos convictions juste parce que ce sont les nôtres mais les examiner avec un regard critique en s’efforçant autant que possible de les juger à partir d’un point de vue objectif.
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Faire l’effort de comprendre l’idée de l’autre et de voir si elle fait sens y compris quand nous ne sommes pas d’accord avec cette idée.
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Prendre conscience de ce que nous sommes en train de faire lorsque nous prenons la parole. Par exemple, sommes-nous en train de répondre à la question posée ou à une autre question ? Sommes-nous en train d’exprimer notre incompréhension ou notre désaccord à l’égard d’une idée ?
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Examiner nos émotions, nos réactions et nos attitudes en essayant d’en comprendre les raisons.
Prendre de la distance avec soi-même apparaît comme une condition nécessaire à la fois pour philosopher et pour entrer véritablement en dialogue avec l’autre. Et pour y parvenir un cadre est indispensable.
Présentation de la méthode et des « règles de jeu »
Cette méthode étant fort contraignante pour les participants, il me parut judicieux de les en avertir et de leur expliquer les « règles du jeu ».
Une animation dirigiste
J’ai indiqué que le dialogue qu’ils allaient expérimenter ici ne ressemblerait en rien au dialogue qu’on pratique habituellement au quotidien. Ce ne serait pas un échange naturel où chacun s’exprime spontanément et sans contraintes. Ce serait au contraire un échange artificiel car rigoureusement encadré par mes interventions et mes questions. Et sans doute allais-je brider ceux qui souhaiteraient s’exprimer sans entraves.
Pourquoi ce dirigisme de la part de l’animateur ? Pour permettre au dialogue philosophique de naître. Sans contraintes nous nous contentons de suivre notre inclination naturelle, nous coïncidons avec nos idées immédiates, nous adhérons à nos opinions sans mise à distance critique. Alors que philosopher, c’est être capable de penser à distance de soi, ce qui n’a rien de spontané. Pour reprendre la distinction aristotélicienne de l’acte et de la puissance, on pourrait dire que si tous les êtres humains ont naturellement le potentiel d’exercer leur raison, ils ont cependant besoin d’apprendre à le faire afin d’actualiser ce potentiel et accomplir leur nature d’être pensant. Philosopher est donc une ascèse qui requiert de la pratique et un cadre. Sans contraintes, le groupe ne prendra pas spontanément le temps d'examiner chaque idée exprimée. Les idées de chacun se juxtaposeront davantage qu’elles ne se confronteront dans un dialogue critique. L’animateur exerce donc une contrainte sur les participants afin :
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qu’ils prennent le temps d’examiner chaque idée exprimée
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qu’ils raisonnent sur ce qu’ils disent
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qu’ils restent concentrés sur le même objet de pensée sans s’en écarter
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qu’ils entrent réellement en dialogue les uns avec les autres.
Par son questionnement systématique il soutient la dimension philosophique et dialogique des échanges.
Accepter d’être interrompu
J’ai ensuite présenté aux participants une règle fondamentale à ce dialogue : chacun doit être aussi concis que possible dans sa prise de parole. La contrainte de la concision oblige celui qui prend la parole à clarifier sa pensée et à se concentrer sur l’essentiel. Il évite ainsi de se perdre et de perdre les autres. Et il facilite l’examen de son idée. Dans le Protagoras, Socrate demande au sophiste d’éviter les longs discours lorsqu’ils dialoguent afin de pouvoir le suivre, ce qui déplaît bien sûr à ce dernier car cela l’empêche de s’imposer par la rhétorique. Les participants doivent donc s’attendre à ce que je les interrompe s’ils gardent la parole trop longuement ou s'ils dévient du sujet.
En se faisant interrompre, celui qui parle est en mesure de prendre conscience de ce qu’il est en train de faire, de ce qu’il est en train de dire. C’est parce que l’animateur prête réellement attention à ce que dit le participant qu’il peut être amené à l'interrompre. S’il le laisse s’exprimer aveuglément en attendant poliment qu’il termine, il ne l’aide pas à développer la conscience de soi, compétence essentielle pour philosopher par le dialogue. Il ne l’aide pas non plus à prendre conscience de la différence entre le fait de s’exprimer et le fait de penser.
Le travail sur les attitudes
J’ai enfin indiqué aux participants qu’une spécificité de cette pratique est que nous ne nous contentons pas de réfléchir sur les idées mais également sur notre rapport aux idées, au dialogue et au groupe. De fait, nous ne devenons jamais de purs esprits, même en atelier de philosophie. Le dialogue philosophique génère des enjeux qui ne sont pas uniquement d’ordre intellectuel mais qui peuvent être d’ordre existentiel, relationnel voire psychologique parce que :
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Nous entretenons un rapport affectif à nos idées
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Philosopher nous confronte à notre finitude, à notre ignorance et aux limites de notre pensée
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Le dialogue en groupe révèle nos limites vis-à-vis de l’autre, notre difficulté à l’écouter, à reconnaître le sens de son idée mais aussi à accepter qu’il critique la nôtre, souvent par crainte d'être jugé.
Ces enjeux viennent souvent entraver le dialogue philosophique. Il s’agit donc d’intégrer cette réalité de notre humanité à la réflexion, de la conscientiser plutôt que de la nier, afin de :
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Prendre de la distance avec soi-même et gagner en lucidité sur soi
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Méditer sur les fonctionnements de l’être humain
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Se réconcilier avec nos limites et nos difficultés
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Favoriser l'authenticité des échanges
Ainsi, lorsqu’un participant manifeste de l’émotivité ou une certaine attitude (de l’entêtement ou une hésitation systématique par exemple) l’animateur l’invite à en prendre conscience et à y réfléchir. Il peut lui demander : Pourquoi te mets-tu en colère quand quelqu’un remet en cause ton idée ? Pourquoi répètes-tu « je ne sais pas » à chaque fois que tu proposes une idée ?
Le rôle des observateurs
Avant d’introduire l'exercice, j'ai annoncé aux personnes qui ne s'étaient pas portées volontaires pour intégrer le cercle de participants qu’elles seraient observatrices. Leur rôle principal serait d’observer et d’évaluer dans quelle mesure les participants parviennent à prendre de la distance avec eux-mêmes au cours de l’atelier.
Pourquoi des observateurs ?
Afin d’évaluer dans quelle mesure les participants ont pu prendre une certaine distance avec eux-mêmes lors de l’atelier, il me semblait important d’avoir des observateurs. Ils permettent aux participants et à l’animateur d’accéder à un regard distancié sur ce qu’il s’est passé et de voir ce qu’ils n’ont pas vu. Pour l’animateur c’est un moyen de se prémunir contre la complaisance vis-à-vis de son propre atelier.
Le questionnaire d’observation
Pour guider les observateurs je leur ai distribué le questionnaire suivant:
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Les participants parviennent-ils à prendre de la distance avec eux-mêmes ? Donnez au moins un exemple.
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Les participants modifient-ils leur positionnement et/ou leurs idées en tenant compte des idées exprimées par d’autres participants ? Donnez au moins un exemple.
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Comment l’animatrice s’y prend-t-elle pour aider les participants à prendre de la distance avec eux-mêmes ? Donnez au moins un exemple.
Pourquoi avoir demandé aux observateurs de répondre à ces questions précises ?
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Pour qu’ils pratiquent une observation active de l’atelier sans être passifs.
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Pour qu’ils focalisent leur attention sur des points précis sans s’éparpiller.
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Pour qu’ils partagent des critères communs d’observations afin de pouvoir comparer ensuite leurs réponses
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Pour éloigner l’écueil de la partialité et favoriser la neutralité de leurs observations en les étayant par des exemples concrets.
L’exercice d’explication
Travail individuel d’explication d’une citation
Une fois ce premier moment de présentation de la méthode et du rôle des observateurs indiqué, nous avons démarré l’exercice. J’ai affiché sur un tableau la citation suivante : « Pour atteindre une vérité quelconque sur moi-même, il faut que je passe par l’autre. »
Puis j’ai distribué de quoi écrire aux participants en leur donnant la consigne suivante : « Proposez une explication de cette citation en une phrase. »
Commentaires
Au départ, je comptais utiliser le mot « interprétation » au lieu d’« explication » dans la consigne. Mais, ayant fait une présentation assez dense de la méthode, j’ai craint de surcharger cognitivement les participants s’il me fallait désormais expliquer ce que signifie cette compétence de pensée qui n’est pas évidente. Au dernier moment, je l’ai donc remplacé par le mot « explication » qui me semblait évident à saisir et qui ne me semblait pas changer la nature de l’exercice puisque pour expliquer la citation il faut nécessairement l’interpréter. En réalité, cela a créé de la confusion chez les participants et un décalage entre ce que j’avais en tête (un exercice d’interprétation même en utilisant le mot « explication ») et ce qu’ils pensaient devoir faire (ne surtout pas interpréter). Il aurait été plus simple de garder le terme d’interprétation et d’en donner une définition minimale : « donner du sens à ce qui est implicite ».
Comment expliquer ce choix non pertinent et précipité de ma part ? Sans doute, ai-je créé cette complication par rigidité car dans mon prisme maïeutique je m'étais mis en tête qu’il me fallait éviter au maximum de donner moi-même la définition d’un terme, et laisser les participants construire leur propre définition en me contentant de la mettre à l’épreuve par le questionnement. Ce qui aurait nécessité du temps. J'ai pensé qu'en choisissant le mot « explication » nous aurions pu nous passer d'un tel moment, car je présumais que sa signification serait évidente pour tout le monde. En réalité, plutôt que de se rigidifier dans cette posture il aurait été plus pertinent d’assumer une posture didactique pour faciliter la suite de l’atelier. Paradoxalement, j’ai compliqué les choses en voulant simplifier la tâche aux participants. Sans doute, ai-je aussi manqué de confiance dans ma consigne.
Je n’ai pas indiqué le nom de l’auteur de la citation, Jean-Paul Sartre, pour éviter que les participants tentent de restituer des connaissances sur la pensée de l’auteur plutôt que de faire réellement l’effort de penser par eux-mêmes le sens de cette citation en osant proposer leur propre explication.
Examen collectif méthodique de deux explications
Quand tous les participants ont terminé d’écrire leur explication sur un papier, j’ai demandé à un volontaire qu’on examine son travail. À côté de la citation, j’ai alors écrit son explication afin que le groupe puisse avoir les deux phrases sous les yeux. Puis j’ai précisé :
« Le but ici n’est pas de dire si vous êtes d’accord ou non avec l’idée de ce participant mais d’examiner si son explication de la citation est acceptable ou si elle pose problème. »
J’en ai profité pour préciser qu’en philosophie, les problèmes ont une connotation positive - comme en mathématiques - car ils nous font penser. Je leur ai ensuite annoncé que pour examiner l’explication nous allions suivre trois étapes :
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Vérifier la clarté : L’idée est-elle claire ou confuse ?
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La pertinence : Est-ce que le participant a respecté la consigne ? Propose-t-il bien une explication de la citation ou s'agit-il d'autre chose (une critique, une question, une reformulation par exemple) ?
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Est-ce que cette explication fonctionne pour expliquer la citation ou pose-t-elle problème ?
Commentaires
L’intérêt de l’exercice était d’amener les participants à faire l’expérience de la « critique interne » d’une idée : examiner une idée en elle-même, en évaluant sa clarté, sa cohérence, sa pertinence, son sens, en la critiquant en elle-même et pour elle-même. À partir du moment où l’on critique une idée parce qu’on n’est pas d’accord avec sa thèse et qu’on la compare à une autre thèse, on entre dans la « critique externe ». C’est la modalité du débat, la plus spontanée lorsqu’on se met à discuter. Le problème est qu’alors bien souvent la discussion se limite au registre du « d'accord/ pas d’accord » dans lequel chacun veut imposer son idée sans examiner au préalable si celles des autres ont du sens. De même, il y a fréquemment une confusion entre le fait de ne pas comprendre et le fait de ne pas être d'accord avec l’idée d’un autre
La pratique de la « critique interne » permet donc aux participants de faire l'expérience d'un décentrement, d’une « empathie intellectuelle » effective : ils doivent « entrer » dans l'idée de l’autre, se l’approprier intellectuellement, en tenant à distance leur désir d'imposer la leur. Cela leur apprend à distinguer un rapport objectif d’un rapport subjectif aux idées. Le groupe est ainsi stimulé à former une communauté de « raisons » plutôt que d'opinions et d'affects. C’est souvent dans une perspective de critique interne que Socrate questionne ses interlocuteurs : Il les amène à vérifier la validité de leur thèse en explorant ses conséquences, ce qui les conduit souvent à la réfuter et à prendre conscience des incohérences de leur discours. C’est ce qu’il fait par exemple dans l’Hippias Mineur, lorsqu’Hippias défend l’idée que l’homme qui dit la vérité est l’opposé de l’homme trompeur : il l’amène à préciser ce qui caractérise l’homme trompeur ce à quoi Hippias répond que c’est le fait d’être intelligent, habile et conscient de ce qu’il fait. Socrate met alors cet argument à l’épreuve, et conduit Hippias à reconnaître que ces caractéristiques sont aussi celles de l’homme qui dit la vérité. Sa thèse de départ ne tient plus… Socrate n’oppose pas ses propres idées ou son propre savoir à celui de son interlocuteur puisqu’il ne prétend guère être en possession de la vérité.
Extraits de l’atelier
Des moments de « réflexivité »
La réflexivité consiste à réfléchir sur ce que nous sommes en train de faire lorsque nous sommes en train de penser. Dans la pratique du dialogue socratique on part du principe que la réflexivité est essentielle au dialogue philosophique. Philosopher implique la capacité de penser sa propre pensée, d’avoir conscience du sens et du but de ses propres paroles. L’animateur amène donc régulièrement les participants à réfléchir au sens de ce qu'ils sont en train de faire.
Extrait n°1
Dans cet extrait, j’ai demandé au groupe d’évaluer la pertinence de l’explication d’une participante.
Participant : Moi je pense que cette citation veut dire que …
Facilitatrice : Êtes-vous en train d'évaluer la pertinence de l’explication qu'on examine ou êtes-vous en train de donner votre propre explication de la citation ?
Participant : Ah oui…oui je partais sur mon explication là…
Extrait n°2
Dans cet extrait, je venais de donner aux participants la consigne d’expliquer la citation affichée.
Participante 1 : Juste, on est d’accord qu’expliquer c’est pas pareil que reformuler ?
Facilitatrice : L’atelier a commencé, même si on s’interroge sur la consigne, on commence à jouer le jeu du dialogue. Est- ce que vous pourriez répéter votre question ?
Participante 1 : L’explication ça va être différent d’une reformulation ?
Facilitatrice : Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que selon vous une reformulation est identique à une explication ?
Participante 1 : Elle apporte un autre éclairage.
Facilitatrice : Qu’est-ce qui apporte un autre éclairage ?
Participante 1 : L’explication.
Facilitatrice : D’accord. Et la reformulation n’apporte pas d’autre éclairage ?
Participante 1 : Ça dépend, parce qu'avec d’autres mots on peut mieux comprendre, donc peut être que ça peut aussi apporter un autre éclairage.
Facilitatrice : Ah mais alors on est embêté parce qu’on ne voit pas la différence entre l’explication et la reformulation. Est-ce que vous voulez essayer de la dire ou est-ce qu’on demande à quelqu’un d’autre ?
Participante 1 : Je veux bien.
Facilitatrice : Déjà est-ce que quelqu’un voit une différence entre expliquer et reformuler ? Qui voit une différence entre expliquer et reformuler ?
Des participants lèvent la main.
Facilitatrice (à la participante 1) : Choisissez quelqu’un qui va vous éclairer sur cette différence.
La participante désigne une autre participante.
Participante 2 : Pour moi expliquer c’est déplier donc on va mettre plus de mots, on va essayer de rendre clair le sens de chacune des parties de la phrase. Et reformuler c’est plutôt remplacer certains mots par d’autres pour pouvoir avoir quelque chose à peu près d’équivalent et qu’on comprend mieux s’il y a des mots qui ne sont pas tout à fait clairs. C’est pour ça qu’expliquer par une phrase j’suis un peu embêtée …à mon avis ça va être une phrase plus longue du coup.
Facilitatrice : Attendez, attendez, parce que là vous apportez un nouveau problème. On a déjà un premier problème qui n’est pas des moindres, faire la différence entre expliquer et reformuler, là vous apportez un autre problème qui concerne la consigne. Donc chaque chose en son temps, sinon on va se perdre.
Facilitatrice (A la participante 1) : Est-ce que déjà la différence qu’elle a dite est claire ou non ?
Participante 1 : Oui.
Commentaires
La question de la première participante a une dimension réflexive : il s’agit de donner du sens à la consigne, de mieux comprendre la nature de l'acte cognitif que les participants sont censés accomplir. Je lui renvoie sa question afin qu’elle expérimente elle-même la dimension réflexive de sa question. Si j’avais d’emblée répondu à sa question, je ne lui aurais pas laissé l’opportunité de s’approprier une réponse à partir de son propre effort de réflexion.
Dès qu’un participant commence à faire autre chose qu’à répondre à la question posée, je le recadre : le but étant à la fois qu’il garde conscience de ce qu’il est en train de faire mais aussi d’éviter que cela crée de la confusion.
Une mise à distance de la subjectivité
Comme on l’a vu, tout le dispositif du dialogue socratique vise à faire penser les participants en les mettant à distance de leur subjectivité. Voici trois extraits où des participants semblent y être parvenus.
Extrait n°3
Dans cet extrait je dialogue avec un participant dont l’idée est en train d’être examinée par le groupe.
Facilitatrice : Est-ce que vous pensez que votre idée a du sens ?
Participant : Pour moi oui.
Facilitatrice : Alors attendez, parce que vous voyez là précisément, est-ce que vous pensez que c’est juste pour vous que ça peut faire du sens ? Ou est-ce que ça peut faire du sens pour les autres ? Parce que si ça ne fait que du sens pour vous ça pose problème.
Participant : À ce moment-là faudrait interroger les autres pour savoir.
Facilitatrice : Alors oui, mais vous voyez en philosophie on essaye justement pour aller vers plus d’objectivité, de se mettre à la place des autres. Quand je dis une idée, il faut essayer de travailler cette capacité à voir si elle peut avoir du sens pour les autres ou juste pour moi. Faites cet exercice. Lancez-vous ! Est-ce que vous pensez que votre idée a du sens de façon générale ou juste pour vous ?
Participant : Je pense qu'elle a du sens oui, pas juste pour moi.
Extrait n°4
Dans cet extrait, le groupe est en train d’examiner l’explication A « Si je veux apprendre à mieux me connaître, il me faut prendre le risque de me soumettre à l’opinion que les autres ont de moi. »
Facilitatrice : Quelqu’un voit-il un problème dans cette explication ?
Participant : J’ai un problème avec « me soumettre » .… Je trouve que ça donne l’idée de soumission, comme si on se mettait à la merci des autres.
Facilitatrice : En quoi cela pose-t-il problème dans l’explication ?
Participant : Je pense que ça n’est pas présent dans la citation.
Facilitatrice : Ok. Donc selon vous quand je dis que je me soumets à l’opinion des autres, ça implique que je me mets à la merci des autres ?
Participant : Oui.
Facilitatrice : Est-ce que quelqu’un pense que dire qu’on « se soumet à l’opinion des autres » peut signifier autre chose que de se mettre à la merci des autres ?
Participante : Quand on dit qu’on soumet une question ou un projet aux autres, ça veut dire qu’on veut qu’ils l’examinent pas qu’on se mette à leur merci. Ya pas de connotation négative. Quand on dit qu’on doit se soumettre à l’opinion que les autres ont de moi pour mieux se connaître, ça veut dire qu’on doit se laisser examiner par les autres.
Facilitatrice (au participant) : Avez-vous compris son idée ?
Participant : Oui je comprends.
Facilitatrice : Etes-vous d’accord que dire qu’on doit se soumettre à l'opinion des autres ne signifie pas nécessairement qu’on doit se mettre à leur merci mais qu’on doit se laisser examiner par les autres ?
Participant : Oui je vois. Avec l’explication qui a été donnée, je vois que ça n’a pas forcément le sens d’être soumis aux autres.
Extrait n°5
Dans cet extrait le groupe est en train d’examiner l’explication A : « J’ai besoin de l’autre pour me connaître véritablement ».
Participant 8 : Je pense que le mot « véritablement » pose problème.
Facilitatrice : Quel est le problème avec le mot « véritablement » ?
Participant 8 : C’est en contradiction avec la citation.
Facilitatrice : Est-ce que tu peux montrer dans la citation avec quels mots « véritablement » est en contradiction ?
Participant 8 : Avec « une vérité quelconque sur moi-même » parce que « me connaître véritablement » ça veut dire me connaître en entier, ça voudrait dire que j’ai besoin des autres pour avoir la vérité sur tout mon être, alors que dans la citation on parle d'une « vérité quelconque » donc d’une partie de la vérité sur moi-même.
Facilitatrice (à la participante 7, auteure de l’explication) Est-ce que tu as compris le problème qu’il voit ?
Participante 7 : Heu…pas trop.
Facilitatrice : Qui a compris le problème ?
Quelques bras se lèvent.
Facilitatrice (à la participante 7) : Choisis quelqu’un qui va t’expliquer le problème.
La participante 7 désigne un autre participant.
Participant 9 : En fait, je crois que son idée c’est que si on dit « pour me connaître véritablement » ça revient à dire « pour avoir la vérité totale sur moi », alors que dans la citation il s’agit d’avoir une partie de la vérité sur soi, pas la totalité. Pour être fidèle à la citation il aurait fallu dire « Pour connaître une partie de la vérité sur moi, j’ai besoin des autres ».
Facilitatrice (à la participante 7) : Est-ce que tu as compris le problème qu’il voit ?
Participante 7 : D’accord, j’ai compris.
Facilitatrice : Est-ce que tu es d’accord avec lui ? Est-ce que tu penses que le mot « véritablement » dans ton explication est en contradiction avec ce qui est dit dans la citation.
Participante 7 : Eh bien, maintenant je vois ce qu’il veut dire… Je suis d’accord.
Facilitatrice : Ok. Est-ce que quelqu’un pense que le « véritablement » ne pose pas problème, qu'il n'est pas en contradiction avec la citation ?
Deux bras se lèvent.
Facilitatrice (au participant 8) : Choisis quelqu’un qui lève la main.
Il désigne quelqu’un.
Participant 10 : Je pense que « véritablement » ne veut pas forcément dire « entièrement ». Si je dis que mes amis me connaissent véritablement, ça veut pas dire qu’ils me connaissent entièrement, qu’ils ont la vérité totale sur moi, c’est juste qu’ils me connaissent bien.
Facilitatrice : Donc si « véritablement » ne signifie pas « entièrement » quel serait l’autre mot qu’il peut signifier ?
Participant 10 : Heu…ce serait le contraire de superficiel …Approfondi ?
Facilitatrice : Ok. Donc selon vous il n’y a pas de contradiction entre l’explication et la citation parce que « connaître véritablement » ne signifie pas nécessairement « connaître entièrement » mais peut signifier « connaître de façon approfondie », c’est bien ça ?
Participant 10 : Oui c’est ça.
Facilitatrice (au participant 8) : Est-ce que tu as compris son idée ?
Participant 8 : Oui.
Facilitatrice : Es-tu d’accord avec l’idée que « connaître véritablement » ne signifie pas nécessairement « entièrement » mais peut signifier « connaître de façon approfondie ?
Participant 8 : Je ne sais pas…
Facilitatrice : Si tu dis de tes amis proches « Ils me connaissent véritablement », est-ce ça signifie nécessairement qu’ils connaissent tout de toi, qu’ils possèdent une vérité totale sur toi ? Ou est-ce que ça peut vouloir dire qu’ils ont une connaissance de toi qui n’est pas superficielle mais approfondie ?
Participant 8 : Oui ça peut vouloir dire approfondie.
Facilitatrice : Du coup, est-ce que tu es d’accord que « véritablement » ne pose pas problème dans l’explication ?
Participant 8 : Marque une pause. Oui.
Un observateur réagit « Au forceps ! »
Participant 8 (à l’observateur) : Non ce n’est pas ça. C’est juste que ça prend du temps de changer sa perspective.
La résistance au questionnement
Sans surprise, la pratique du dialogue socratique suscite fréquemment des résistances chez certains participants. Voici un extrait où contrairement aux extraits précédents, la mise à distance de soi n'a pas eu lieu.
Extrait n°6
Dans cet extrait, le groupe est en train d’examiner l’explication A « Si je veux apprendre à mieux me connaître, il me faut prendre le risque de me soumettre à l’opinion que les autres ont de moi. »
Facilitatrice : Pensez-vous que cette explication de la citation est acceptable ou qu’elle pose problème ?
Une participante lève la main.
Participante : Je ne suis pas d'accord avec cette explication parce que je ne l’aime pas.
Facilitatrice : Voyez-vous un problème lorsque vous dites « je ne suis pas d’accord avec cette citation parce que je ne l’aime pas » ?
Participante : Non parce que si je devais choisir entre cette explication et la citation pour en lire une à mes enfants je choisirais la citation, je la préfère.
Facilitatrice : Si vous mettez de côté vos préférences, pensez-vous que cette explication fonctionne pour expliquer la citation ? Qu’elle est acceptable même si elle vous déplaît ?
Participante : Je pense que la vérité sur moi-même elle passe par ce que les autres ont vu ou expliqué de ce que je suis.
Facilitatrice : Pensez-vous que vous répondez à la question que je vous ai posée ?
Participante : Je ne sais pas … Quelle était la question déjà ?
Facilitatrice : Avez-vous une idée pour expliquer pourquoi vous ne vous rappelez pas de ma question ?
Participante : Non…
Commentaires
Dès le départ, la participante ne répond pas à la question posée : elle se place dans le registre de la critique externe (« je ne suis pas d'accord ») et du débat alors qu’il était demandé un travail de critique interne. Elle ne semble pas avoir conscience du décalage entre les questions que je lui pose et ses réponses, tant elle semble accaparée par ce qu’elle veut dire. Comment expliquer une telle résistance au dialogue ? Pourquoi cette difficulté à prendre de la distance avec elle-même ? Il me semble que cela s’explique par un fort désir de s’exprimer, qui va forcément de pair avec un rejet des contraintes. Sans doute est-elle attachée à un paradigme subjectiviste, dans lequel les appréciations personnelles sont davantage valorisées que le jugement objectif.
Il aurait été pertinent de faire un travail sur l'attitude de cette participante afin de l’aider à prendre de la distance avec elle-même. C’est ce que je tente d’amorcer lorsque je lui demande de chercher à comprendre pourquoi elle ne se rappelle plus la question que je viens de lui poser. Suite à sa réponse négative, j’aurai pu faire appel au groupe en demandant aux autres participants s'ils avaient des hypothèses pour expliquer son oubli puis voir auprès d’elle si l’une des hypothèses faisait sens. J’aurais pu également lui demander si elle se rendait compte qu'il était compliqué de dialoguer avec elle, et dans le cas où elle répondait par la négative, demander au groupe s’il était plutôt d’accord ou non avec le constat que je faisais. J'aurais pu enfin demander si un participant pourrait essayer d'expliquer pourquoi le dialogue était compliqué entre cette participante et moi, de clarifier le problème. Je n’ai pas osé faire ce travail d’attitude dans ce cadre car j’ai craint qu'elle ne se vexe sans comprendre.
Le retour des participants et des observateurs
À la fin de l'atelier, il restait une quinzaine de minutes pour discuter de l’atelier. Une heure s’est avérée trop court pour présenter cette pratique aux participants et leur permettre de l'expérimenter. Les participants et les observateurs ont tout de même eu le temps de partager leurs commentaires et leurs critiques. J'apporte ici certaines réponses que je n'avais pas eu le temps de développer.
Retours des participants
- Prendre conscience de sa difficulté à penser
Une participante a été frappée par le fait que cette méthode lui faisait prendre conscience de sa difficulté à penser, ce qu’elle a trouvé intéressant mais inconfortable.
- Une animation « contenante »
Une autre participante a apprécié le côté très encadré de la discussion, car cela lui permettait de garder l’esprit clair et de suivre la discussion, elle a dit trouver l’animation « contenante ».
- Quelle place pour la nuance ?
Une participante a considéré que cette méthode ne laissait pas aux participants la possibilité d’avoir un avis nuancé car ils étaient à chaque fois obligés de prendre une position tranchée pour juger d’une question or, selon elle, philosopher doit aussi donner place à une pensée nuancée.
Réponse
Le fait de devoir prendre une position nette pour juger d’une question doit être considéré comme un outil pour penser et non pas comme une façon de produire des jugements absolus et définitifs sur les choses. Plus précisément, devoir prendre position permet aux participants de s’engager dans un acte de pensée et d’approfondir leur argumentation, ce qui n’est pas le cas s’ils se cantonnent à répondre par le « ça dépend ».
Cela leur permet également d’exercer leur discernement, car à vouloir nuancer systématiquement tout ce qu’on affirme on en vient à manquer de discernement, or philosopher c’est aussi apprendre à bien juger (du latin judicare « décider, apprécier »), s’exercer à distinguer le vrai du faux, le sens du non-sens, la clarté de la confusion, l'essentiel de l’accidentel, le subjectif de l'objectif. C’est dans cette perspective que l’animateur pousse les participants à prendre position pour évaluer si une idée est plutôt claire ou confuse, si elle est plutôt pertinente ou hors-propos, si elle est plutôt d’ordre objectif ou subjectif par exemple. Vouloir produire à tout prix des réponses nuancées dans ce genre de contexte brouille notre jugement en compliquant inutilement la pensée. Le mot « nuance » vient d’ailleurs du latin nubes « nuage ».
- Une idée « acceptable » pour quoi et pour qui ?
Après l’atelier, un participant m’a posé la question suivante : « Le mot acceptable (pour qui ? pour quoi ?) utilisé à plusieurs reprises entre-t-il en contradiction avec la rigueur de la méthode ? »
Réponse
Lorsque je demande aux participants si l’explication qu'ils examinent est « acceptable » je leur demande de juger si elle fait sens, si elle « fonctionne » au sens où elle remplit bien sa fonction explicative par rapport à la citation qu'elle est censée expliquer. Il s'agit de juger de son « acceptabilité » en tant qu’explication de la citation, et non pas dans l’absolu. Qui peut juger de l’acceptabilité de l’explication ? Tout être humain faisant usage de sa raison. Car c’est du point de vue de la raison qu’il s’agit d'examiner cette idée, ce qui revient à mettre en application la fameuse maxime de la pensée élargie selon Kant « Penser en se mettant à la place de tout autre », c’est-à-dire de tout être doué de raison, qu’il évoque dans sa Critique de la faculté de juger.
C’est bien l’usage commun de leur raison qui relie les participants d’un dialogue philosophique et leur permet de former une « communauté de recherche ». Sans cette visée commune de juger de façon aussi rationnelle et objective que possible les idées qu’on exprime, il ne peut y avoir de dialogue philosophique.
Retours des observateurs
Réponses écrites sur les feuilles d’observation
Une fois la discussion terminée, j’ai demandé aux observateurs de me remettre leur feuille d’observation. Tous ne me l’ont pas rendue. Peut-être certains n’ont-ils pas souhaité être lus, peut-être d’autres n’avaient pas rempli la feuille. Je transcris ici les réponses écrites sur les cinq feuilles d’observation qui m’ont été remises.
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Les participants parviennent-ils à prendre de la distance avec eux-mêmes ? Donnez au moins un exemple.
Observateur 1 : « Non : appel à l’intuition (débat sur " me soumettre "), peu d’efforts de concision, réponses à des questions non posées »
Observateur 2 : « Opinion en tension avec vérité »
Observateur 3 : « Souvent grâce au système mis en place »
Observateur 4 : « Difficile de répondre à cette question très générale. On observe que certains participants après avoir vu leurs idées examinées par le groupe, prennent de la distance avec leur idée. À travers le travail de compréhension aussi ».
Observateur 5 : « Les participants semblent confondre " je vois un problème dans cette proposition " et " je ne suis pas d’accord " voire ils confondent " je ne comprends pas le sens " et " je ne suis pas d’accord ". »
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Les participants modifient-ils leur positionnement et/ou leurs idées en tenant compte des idées exprimées par d’autres participants ? Donnez au moins un exemple.
Observateur 1 : « Oui : Critique de l’explication entendue et comprise et soumission au raisonnement logique à l'encontre du ressenti (" j’ai besoin de " est une interprétation) ».
Observateur 2 : Absence de réponse
Observateur 3 : « Oui mais on a l’impression à regret parfois. Exemple avec " véritablement " ».
Observateur 4 : « Des participants transforment leurs idées ou changent leur rapport à leur idée après l’examen collectif. Exemple : Alain autour de l’idée de soumission. Julia sur la considération de la phrase proposée comme explication ».
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Comment l’animatrice s’y prend-t-elle pour aider les participants à prendre de la distance avec eux-mêmes ? Donnez au moins un exemple.
Observateur 1 : « Interrompre systématiquement les interventions pour en questionner le but ; mettre en évidence les assertions subjectives, les préférences »
Observateur 2 : « Deuil du vouloir-dire »
Observateur 3 : « Co-animation avec un cadre fort »
Observateur 4 : « Questionnement systématique sur la clarté, la compréhension. Questionnement sur la nature des interventions. »
Observateur 5 : Absence de réponse
Retours lors de la discussion après l’atelier
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Une observatrice a fait le constat que durant l’atelier les participants ont été dans une posture réflexive : ils ne se sont pas contentés de discuter sur le contenu de ce qu’ils disaient, mais ont réfléchi sur ce qu’ils étaient en train de faire et à comment ils le faisaient.
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Une autre observatrice a estimé qu’il aurait fallu prévenir les participants que dans cette méthode l’attention au contenu était secondaire et qu’on s’intéresserait plutôt au processus de pensée parce que les gens pourraient être frustrés de ne pas en apprendre plus sur la signification de la citation, et s’attendent à ce qu’on discute des idées.
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Un observateur a trouvé très appréciable la lenteur que requiert l’exercice, car celle-ci permettait d’examiner les idées en profondeur.
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Ce même observateur a constaté que la méthode générait beaucoup de résistance chez certains participants, y compris chez des philosophes-praticiens, lorsqu'il s’agissait par exemple de s'astreindre à répondre aux questions posées par la facilitatrice. Il a avancé l’hypothèse qu’il leur était sans doute difficile de réfréner leur « bouillonnement intellectuel ».
Commentaires
S’il y avait bien un bouillonnement chez certains participants, celui-ci ne me paraissait pas d’ordre intellectuel, mais plutôt émotionnel parce qu’il leur coûtait de réfréner leur désir de s’exprimer - ce qui est différent du désir de penser. De fait, la pratique du dialogue socratique implique de faire le « deuil du vouloir-dire » comme le notait un observateur. Cet apprentissage de la frustration, ce travail sur soi, est indispensable pour apprendre progressivement à s’intéresser tout autant aux idées des autres qu’aux nôtres.
Conclusion
Au cours de cet atelier, j'ai tenté d’amener les participants à faire un travail de mise à distance d'eux-mêmes au moyen :
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d’une mise à l’épreuve de leurs idées par le questionnement
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d’un questionnement régulier sur la fonction de leur prise de parole et de leurs attitudes afin qu’ils adoptent une démarche réflexive
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d’un exercice de critique interne afin de les pousser à faire l’effort d’un jugement objectif et de raison plutôt que d’un jugement subjectif et d’affect sur les idées
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du recueil des commentaires d’observateurs
La distanciation de soi ne doit pas être envisagée comme un objectif absolu de l’atelier de philosophie, et il serait illusoire de penser qu’elle pourrait être totale. Il s’agit plutôt de cultiver notre capacité au dédoublement, entre notre part subjective, personnelle, traversée d’affects et notre raison, cette part plus impersonnelle et détachée de nous-mêmes. Se dédoubler consiste alors à observer cette subjectivité qui nous constitue à partir de notre regard rationnel, non à vouloir l’éradiquer.
Certains participants y sont parvenus, en prenant conscience du but de leur prise de parole, en modifiant leur jugement initial après avoir dialogué, ou en reconnaissant la dimension plutôt subjective ou objective de leur jugement. Pour d’autres, ce fut plus compliqué. Mais le processus de pensée ne s'interrompt pas toujours avec la fin de l’atelier. Souvent, les intuitions surgissent plus tard, lorsque nous réfléchissons à ce que nous avons dit et à ce qui a été dit sur nous. Si certains participants semblent rigides au cours d'un atelier, il est possible qu'ils aient néanmoins commencé à réfléchir, et il n'est pas rare qu'ils reviennent pour un deuxième ou un troisième atelier, cette fois-ci plus disposés à réfléchir sur eux-mêmes.
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Aristote, (2018), De l’âme, Livre II, Chap. 5, 417a-417b, GF Flammarion trad. R. Bodéüs
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Kant, E. (2000), Critique de la faculté de juger, Vrin, p.127-128, trad. Alexis Philonenko
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Platon, (2011), Protagoras, 334c, Ed. Les échos du Maquis, trad. Léon Robin
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Platon, (2000), Hippias Mineur, 366a- 367c, Les Belles Lettres, Classiques en Poche, trad. Jean-François Pradeau
Sur la notion d’ « empathie intellectuelle » :
- Hawken, J. (2019) « La discussion philosophique avec les enfants : Une dispositif communicationnel égalitaire comme pratique éducative de l’ouverture d’esprit. », Éducation et socialisation, 53, article disponible en ligne
Sur la méthode socratique :
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Brenifier, O. (2020) L’art de la pratique philosophique, éd. Alcofribas Nasier
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Brenifier, O. (2007) La pratique de la philosophie à l’école primaire, éd. Alcofribas Nasier
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PhiloCité (2020). Philosopher par le dialogue – Quatre méthodes. Paris : Vrin, pratiques philosophiques.
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Philocité (2017) « La maïeutique socratique d’Oscar Brenifier », article disponible en ligne