Cet article vise à partager un retour d’expérience sur des déambulations philo-clown dans l’espace public initiées à Bruxelles en février 2020. Ces déambulations visent à remettre l’étonnement et le questionnement au cœur de la cité et accompagner ainsi petits et grands à grandir en humanité et discernement. Nous commencerons par présenter l’historique de nos explorations philo-clown. Puis nous montrerons comment nos clownes Pipette et Miss Butterfly jouent avec différentes distances dans le rapport à soi, au monde et aux autres pour faire circuler les questions et stimuler la réflexion dans le cadre de leurs déambulations. Ensuite nous comparerons quelques éléments entre l’animation en atelier philo « classique » et l’animation en déambulation philo-clown. Enfin nous terminerons par les défis et perspectives à venir de notre projet.
La naissance et la jeune vie des projets philo-clown
Qui sommes-nous ?
Notre rencontre remonte à 2019.
À l’époque, Amélie travaillait comme animatrice périscolaire et formatrice SEVE en pratique d’ateliers philo en France et envisageait de venir s’installer en Belgique. Elle pratiquait à titre de loisirs le clown depuis 2015, à travers la participation à différents stages et cours hebdomadaires de clown de théâtre. L’identité de Miss Butterfly, sa clowne, est véritablement née en 2017/2018 lors d’un stage de la Compagnie Les nez fastes mêlant clown et méditation et des cours de la Compagnie du message menant à l’écriture de numéros joués lors d’un spectacle au Théâtre Raspail. Début 2019, Miss Butterfly était sortie en rue à Paris avec une autre clowne, également animatrice philo ayant suivi le parcours SEVE. Cette expérience confirmait l’envie d’exploration de ponts entre le clown et la philo.
Puis, Amélie vit passer sur la page facebook de SEVE Belgium un événement animé par une page nommée Clown ô philo et c’est à partir de là qu’elle se mit en lien avec Mélodie, la créatrice de cette page.
Après quelques expériences éphémères dans son adolescence, Mélodie a véritablement commencé la découverte de son clown en 2014, via des stages puis des cours réguliers à l’école de clown de Grez-Doiceau. Elle a ensuite régulièrement poursuivi plusieurs formations jusqu’à la rencontre entre Pipette et Miss Butterfly. En parallèle, Mélodie avait suivi le parcours SEVE en 2018, et commençait son implication dans l’association lorsqu’elle a reçu le message d’Amélie, soulignant les nombreux points communs et invitant à se rencontrer.
Nous nous rencontrons à Bruxelles fin mai 2019 et échangeons autour de nos parcours et nos envies.
Les interventions philo-clown : exploration des possibles
Entre fin 2019 et aujourd’hui, nous avons imaginé et testé ensemble 3 formats d’intervention philo-clown. L’exploration des possibles est bien sûr encore ouverte.
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Les ateliers philo-clown dans un endroit fixe, avec un nombre plus ou moins défini de participants (max : 20), un début et une fin : nous sommes toutes les deux en clownes pour improviser sur des thèmes tirés au sort et une animatrice philo (non clowne) anime des temps de discussion philo en invitant les participants à s’étonner et se questionner à partir de nos improvisations. Nous avons animé seulement 4 ateliers intergénérationnels de ce type dans le cadre du Festival Maintenant à Louvain-la-Neuve en Belgique.
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Les animations philo-clown dans un endroit fixe : nous sommes toutes les deux en clownes, nous installons dans l’espace (stand ou entre deux arbres) sur une corde à linges une ribambelle de sous-questions sur une thématique, préparée à l’avance par Mélodie et Amélie, et invitons les passants à venir prendre un moment, sans durée prédéterminée, pour réfléchir aux questions, échanger des idées, voire en écrire et/en dessiner.
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Les déambulations philo-clown dans l’espace public, sur lesquelles nous allons focaliser notre article.
Focus sur les déambulations philo-clown : deux clownes et des questions en circulation
En quoi consistent les déambulations philo-clown ? Lors de notre première déambulation clown en décembre 2019 au Marché de Noël de Bruxelles, nous avons senti le potentiel à mêler déambulation clownesque et animation philo : de nombreux échanges avec les passants et commerçants faisaient rapidement surgir des questions autour de l’achat et du don de cadeaux : « C’est quoi un bon cadeau ? », « Est-ce que les cadeaux, c’est forcément quelque chose qui s’achète ? », « Est-ce qu’on peut acheter un sourire ? », « Faut-il être sage pour recevoir des cadeaux ? » ou encore « C’est quoi la différence entre un cadeau normal et un cadeau spécial ? ». Les questions furent improvisées à partir des paroles des passants avec qui nous échangions.
Suite à cette déambulation, nous nous sommes inspirées du dispositif d’éducation populaire du porteur de paroles en choisissant d’écrire une question sur une grande affiche. Nous circulons, en clownes, dans l’espace public avec cette question pendant une durée d’environ 3 à 4h. L’intention avec cette affiche est de rendre visible l’identité de notre déambulation, qui n’est pas une simple déambulation de clownes. Pendant nos déambulations, nous alternons les moments de marche où nous philosophons juste entre nous et les moments où nous nous arrêtons pour inviter les passants à faire une pause pour philosopher avec nous à partir de notre question.
Pour l’instant, les questions que nous avons joyeusement fait circuler sont : « C’est quoi l’amour ? », « Que faut-il pour être heureux ? », « Qu’est-ce qu’être humain ? », « Qu’est-ce qui est essentiel ? », « La vie a-t-elle un sens ? », « C’est quoi la beauté ? », « C’est quoi un cadeau ? », « C’est quoi être citoyen ? », « C’est quoi être libre ? » et « Quels sont nos super-pouvoirs ? ».
Certaines questions ayant fait l’objet de plusieurs déambulations, nous avons fait pour l’instant une quinzaine de déambulations dans des lieux variés : Bruxelles (centre-ville, forêt et plaine de jeux), Louvain-la-neuve (centre-ville), Paris (14è arrondissement – festival Philoscène).
Le temps de l’ouverture à soi : métamorphoses
Costume, coiffure et maquillage : processus de mise à distance de notre identité sociale
Avant d’aller déambuler dans l’espace public en clownes-philosophes, une bonne heure est consacrée au costumage, à la coiffure et au maquillage. Avant de se rencontrer, nos deux clownes avaient déjà constitué chacune la base de leur costume respectif, qui est resté. Quant au coiffage et au maquillage, il a évolué au fil des sorties. Bien que le maquillage ait été léger pendant un certain nombre de déambulations, où nous portions un masque sanitaire inclusif, ce qui laissait voir nos sourires mais limitait les possibilités de maquillage visible sur nos visages, celui-ci s’épanouit librement depuis. Nos deux clownes ont en tout cas un goût commun pour les couleurs vives, les paillettes, les fleurs, les cœurs et un certain sens de l’harmonie.
Cette étape de préparation est importante dans la transition d’identité entre nos identités sociales et nos identités clownesques. C’est un temps long (environ 1h), qui est souvent silencieux et en conscience. Il a pour fonction de mettre à distance nos identités dites sociales : Mélodie et Amélie laissent place à Pipette et Miss Butterfly.
Le nez : objet clé pour s’autoriser à jouer
La touche finale et essentielle à cette métamorphose repose dans l’acte de chausser le nez. Il existe des clowns sans nez de clowns mais nous avons personnellement choisi de garder ce code appris dans la plupart des cours et stages de clowns, à savoir : c’est à partir du moment où nous mettons le nez que nous laissons nos identités sociales en coulisses et que nos identités clownesques apparaissent.
Plus petit masque du monde, le nez de clown est un masque qui démasque. Avec le nez de clown, il ne s’agit pas de jouer un personnage mais, comme le dit le pédagogue Jacques Lecoq, « jouer au jeu de la vérité ». Par cette expression, il faut entendre s’autoriser à se dévoiler dans sa fragilité, à la fois singulière et universelle. Cela rejoint la notion d’authenticité, un des piliers du cadre relationnel des ateliers SEVE. Le jeu du clown modélise une forme de reconnexion authentique à soi. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur cette notion.
La voix : changer sa voix pour faire apparaître de nouvelles voies
Un fois le costume enfilé, le maquillage appliqué et le nez chaussé, un élément qui joue dans la métamorphose et la mise à distance de notre identité sociale est le changement de voix, dans sa tonalité et dans la manière de parler.
Le fait de parler différemment joue un rôle essentiel dans le processus de métamorphose engagé. C’est comme si changer notre voix jouait un déclencheur pour changer notre manière de penser. Il arrive au long d’une déambulation que les voix de Mélodie et Amélie reviennent, c’est un signe auquel nous sommes attentives pour rappeler Pipette et Miss Butterfly au volant pour conduire et faire apparaître des nouvelles voies de pensées.
Le clown : un philosophe décalé, loin des représentations habituelles du philosophe et proche de l’enfant philosophe
Par nos apparences colorées et notre manière d’être authentique, s’autorisant à exprimer nos émotions, nos clownes sont loin des représentations habituelles du philosophe, plutôt froid et austère. En revanche, elles sont proches de la figure de l’enfant philosophe, entrant joyeusement dans le monde de la spéculation sur les grandes questions fondamentales de la vie et aimant jouer avec les idées. Comme les enfants, nos clownes prennent au sérieux les questions philosophiques sans pour autant se prendre au sérieux.
Ce décalage sert à déconstruire la représentation de la philosophie comme une discipline réservée à une élite, à distance du peuple. Nos clownes-philosophes ne pensent pas le monde en le regardant d’en haut depuis une tour d’ivoire, coupées du reste du monde. Avec le dispositif de la déambulation, elles circulent au cœur de la cité et se rapprochent ainsi de la population.
Par ailleurs, nos clownes-philosophes sont ancrées dans l’ADN du projet SEVE, à savoir le trépied tête - cœur - corps. En effet, on peut dire qu’elles ne pensent pas seulement avec leur tête. La descente dans la rue va de pair avec une descente dans le corps et dans le cœur. Telles des enfants, elles pensent autant avec leur corps, leur cœur que leur tête.
Le temps de l’ouverture au monde : pleine présence et modes de pensée
L’être au monde du clown : la pratique de l’attention en action
Que se passe-t-il lorsque Pipette et Miss Butterfly franchissent le pas de la porte et démarrent leur déambulation dans l’espace public ? Si les ateliers SEVE se caractérisent par l’intégration d’un temps de pratique de l’attention qui précède le temps de pratique d’atelier philo, la manière d’être au monde des clownes-philosophes intègre de manière constitutive cette pratique de l’attention, qu’on pourrait nommer également pratique de la pleine présence. Cette pratique commence en silence dès le temps de la métamorphose et se poursuit en action tout au long de la déambulation.
Comme l’écrit la clowne Isabelle Schenkel dans son livre Le clown thérapeute, “le clown convie essentiellement à un travail autour de la présence simple”. Comme le méditant en pratique de l’attention, le clown est, sans avoir besoin de faire ou réussir quelque chose. Il n’a pas besoin de jouer un rôle attaché à un personnage de théâtre ou un rôle social, il est simplement dans son humanité. Le fait que nous soyons toutes les deux formées à la pratique de l’attention renforce la qualité de pleine présence au monde de nos deux clownes-philosophes. Concrètement, comment se traduit cette pleine présence ? Pendant toute la déambulation, Pipette et Miss Butterfly cultivent leur ouverture au monde sensible, leur monde sensible intérieur (leurs sensations, émotions et pensées) et le monde sensible extérieur (le monde qui les entoure).
En somme, les clownes-philosophes se réapproprient à leur manière cette définition de la philosophie du philologue Pierre Hadot comme une “métamorphose totale de la manière de voir le monde et d’être en lui” (2002).
Les modes de pensée du clown : allers-retours entre les mondes concret et imaginaire
Comment les clownes-philosophes voient le monde ? Comment l’habitent-elles ? Leur pratique de l’attention en action impacte leurs modes de pensée : leur monde des idées est nourri par leur connexion au(x) monde(s) sensible(s). La philosophie est généralement caractérisée par son abstraction conceptuelle, sa prise de distance avec le monde concret. Pipette et Miss Butterfly pensent en revanche que le monde concret qui les entoure vient enrichir la réflexion face aux grandes questions philosophiques. Par exemple, le fait d’entrer dans un magasin de mode très coloré vient nourrir leur réflexion sur la question « c’est quoi être libre ? » répondant qu’être libre, ça peut consister à s’autoriser à s’habiller de manière originale et décalée ou le fait de découvrir un stand de marchands de thés sur un marché vient nourrir leur réflexion sur la question « que faut-il pour être heureux ? » répondant que le bonheur est le fruit d’un voyage où l’on découvre une diversité de senteurs et saveurs. Le pédagogue Loris Malaguzzi, fondateur de l’approche Reggio, accordait une importance fondamentale à l’environnement. Il considérait l’environnement comme le « 3ème éducateur ». Dans les déambulations philo-clown, les clownes-philosophes cultivent une attention ouverte à l’environnement : l’environnement joue un véritable rôle de support pédagogique pour stimuler la recherche et création d’idées.
On présente parfois l’acte de philosopher comme un acte de décentrement, de mise à distance de soi. Comme le met en lumière Isabelle Schenkel dans son livre précédemment mentionné, le clown aime se décentrer en prenant le point de vue des objets. Pipette et Miss Butterfly s’amusent en effet à prendre les objets qu’elles rencontrent comme moyens de transport vers le monde imaginaire pour découvrir une diversité de points de vue. Par exemple, dans un magasin de jouets, Pipette et Miss Butterfly se sont mises à imaginer le point de vue d’une peluche-éléphant sur la question « c’est quoi être libre ? », devant un stand de la nuit des musées, le point de vue d’une boule à facettes sur la question « quels sont nos super pouvoirs ? » ou encore dans un parc le point de vue d’une plante sur la question « que faut-il pour être heureux ? ».
En résumé, la pensée des clownes-philosophes est particulièrement empreinte de pensée créative. Elles ne sont pas des sages perchés en haut de leur montagne conceptuelle mais sont plutôt comme des enfants jouant à faire des aller-retours sur la marelle entre la terre et les nuages, entre le monde concret et le monde imaginaire. En passant par la pensée créative, les clownes-philosophes ouvrent l’éventail des hypothèses possibles et cherchent à donner du sens en créant du lien entre leurs mondes des idées et le monde qui les entoure.
Le temps de l’ouverture aux autres : rencontres et surprises pour tisser le vivre ensemble
Se laisser surprendre à la rencontre d’une diversité de publics: reconnaître les passants comme des « interlocuteurs valables »
Les déambulations philo-clown permettent de réduire la distance symbolique que nombre de personnes peuvent avoir avec la philosophie. Du bébé à la personne âgée, il n’y a pas d’âge pour s’étonner de la présence de Pipette et Miss Butterfly ! Et sur le plan sociologique, le fait de sortir dans l’espace public, et particulièrement dans la rue, nous permet d’entrer en relation avec une large diversité de publics : SDF, ouvrier de chantier, étudiant, commerçant, policier ou encore touriste etc. À l’instar de l’approche de la philo pour enfants de Jacques Lévine (2008), nous cherchons par notre dispositif de déambulation philo-clown à permettre à chaque être humain que nous rencontrons de se reconnaître comme un « interlocuteur valable », capable de penser le monde qui l’entoure.
Le fait que nous annonçons rarement à l’avance nos déambulations et nous laissons libres en cours de route de (re)définir notre itinéraire implique une forme de surprise dans nos rencontres. Rares sont les personnes avec qui nous dialoguons qui avaient prévu de venir rencontrer des clownes-philosophes. Pour la grande majorité, il s’agit d’une surprise. Nous ne savons pas à l’avance qui nous allons rencontrer et les passants non plus.
Il arrive même que nos déambulations permettent à différents participants de se laisser surprendre à philosopher ensemble. Cela peut se produire entre des passants qui se connaissent mais qui n’ont pas l’habitude de s’interroger et réfléchir à des questions philosophiques ensemble. Et cela peut aussi arriver que lors d’une discussion engagée avec un premier passant, d’autres passants s’y greffent et reconnaissent progressivement des inconnus comme des interlocuteurs valables avec qui échanger sur ces grandes questions. Cela était particulièrement touchant lorsque cela est arrivé pendant des périodes de restrictions de contacts sociaux pour raisons sanitaires.
Les déambulations philo-clown contribuent pour nous à (re)tisser le vivre ensemble par la discussion philo.
Le protocole des déambulations : varier les distances pour créer des relations bienveillantes
Dans le cadre d’une déambulation, la distance joue à plusieurs niveaux dans la création de relations bienveillantes. La déambulation fait que nous venons à nous approcher des personnes sans qu’elles aient eu besoin elles-mêmes de faire le chemin physique et/ou psychologique pour participer à un atelier philo. Ce rapprochement peut aller du sourire lointain à la discussion profonde, voire aux accolades et aux danses. Par ailleurs, à la différence d’un atelier philo où les chaises sont déjà positionnées à une certaine distance les unes des autres, le format de la déambulation nous permet, et permet aux participants, d’ajuster en direct la juste distance qui permet à chaque partie prenante de se sentir à son aise. Cet ajustement avec chaque personne a également été influencé par la notion de distance physique sanitaire étant donné qu’une bonne partie de nos déambulations se sont déroulées en contexte de crise sanitaire liée au covid. La juste distance est pour nous mouvante en fonction du contexte et des ressentis personnels.
De plus, outre leur attachement à la pensée créative, les clownes-philosophes sont très attachés à la dimension de pensée attentive (caring thinking) que la collaboratrice de Matthew Lipman, Ann-Margaret Sharp, soulignait comme nécessaire à la création d’une communauté de recherche philosophique, autrement dit dans le langage de l’association SEVE à la dimension de relation bienveillante. Cette ouverture aux autres par la création d’une relation bienveillante avec les passants apparaît comme une étape essentielle avant de plonger ensemble dans le questionnement philosophique.
Selon nous, la relation bienveillante constitue le filet de sécurité qui va permettre aux gens de se sentir en confiance et d’oser plonger dans le questionnement. La création de ces relations bienveillantes passe d’abord de manière non verbale par l’échange de regards doux et visages souriants. Si nos regards ne trouvent pas de retour, nous ne forçons jamais la relation ; si nous sentons de la peur, nous l’accueillons. Par ailleurs, le fait d’avoir notre affiche avec notre question permet de mieux sentir les personnes dont le regard s’arrêtant sur la question montre un intérêt pour y penser. Nous nous rapprochons des personnes lorsque nous sentons qu’elles manifestent une forme d’ouverture à notre présence.
La pratique de l’animation philo en déambulation philo-clown: ressemblances et différences
Une temporalité singulière : créer des parenthèses dans la temporalité ordinaire
Les déambulations philo-clown se caractérisent par une temporalité singulière. Ces rencontres sont des parenthèses inattendues car la plupart du temps nous n’annonçons pas nos déambulations à l’avance et même dans le cadre d’une déambulation annoncée, il est difficile de savoir quand et où on va se croiser. À la différence d’un atelier philo qui comporte généralement une durée déterminée à l’avance, avec un horaire de démarrage et un horaire de fin, la temporalité des rencontres lors des déambulations philo-clown est imprévisible et très variable. D’un point de vue objectif, une rencontre avec un passant peut durer de quelques secondes à plusieurs dizaines de minutes. D’un point de vue subjectif, dans le feu de l’action de ces déambulations, Pipette et Miss Butterfly perdent la notion du temps objectif.
Par ailleurs, il est difficile d’évaluer l’impact de nos interventions à la mesure du temps passé réellement avec le passant. Il arrive qu’un passant ne fasse que lire notre question sans prendre le temps de s’arrêter tout en exprimant qu’il va y réfléchir en continuant son chemin. Dans ce cas-là, comme avec des ateliers philo « one shot », nous semons des graines d’étonnement et de questionnement sans toujours voir leur éclosion. Il peut arriver que lorsque nous avons un long temps de discussion avec un passant, ce dernier évolue au cours de la discussion dans son jugement comme ce serait le cas pendant un atelier. Enfin il peut arriver que lors d’une même déambulation nous recroisions un passant avec qui nous avons discuté une heure plus tôt et que ce passant, après introspection, nous fasse part de l’évolution de sa réflexion, comme si nous retrouvions un participant à un cycle d’atelier une semaine plus tard.
Il s’agit dans tous les cas de permettre des parenthèses inattendues dans la temporalité ordinaire pour s’offrir le temps de penser.
Questionner l’actualité : le clown, paravent protecteur grâce à son regard innocent
Si le philosophe se tient traditionnellement à distance de l’actualité pour bien penser, les clownes-philosophes s’autorisent à s’interroger à partir de l’actualité. Ce n’est pas le cas tout le temps mais certains sujets ont été choisis pour questionner l’actualité. Notre première déambulation du 14 février 2020 portait par exemple sur la question « C’est quoi l’amour ? » pour questionner toutes les représentations sur l’amour présentes dans les esprits et dans les commerces en cette journée de la Saint-Valentin. Le regard du clown permet de s’amuser à regarder différemment ce sujet, de sortir d’une forme d’automatisme de pensée face à un sujet d’actualité récurrent.
Pendant la période covid où il y avait des débats politiques sur la fermeture des commerces dits non essentiels, une de nos déambulations a porté sur le sujet « Qu’est-ce qui est essentiel ? ». Nous estimons que la figure du clown permet de questionner des sujets d’actualité, plus ou moins émotionnels, car le clown pourrait constituer une sorte de paravent protecteur tels les personnages de littérature jeunesse dans le dispositif pédagogique d’Edwige Chirouter présenté dans son ouvrage Nouveaux ateliers de philosophie à partir d’albums et autres fictions (2022), prenant les albums jeunesse comme supports des discussions philo. Le clown permet un regard décalé, proche du regard innocent de l’enfant qui peut se permettre de poser naïvement des questions sur des sujets qui peuvent toucher émotionnellement ou être socialement vifs. Il n’a pas l’intention de provoquer un débat stérile mais plutôt de libérer la pensée créative sur le sujet questionné. Lors de notre déambulation sur la question « Qu’est-ce qui est essentiel ? », nous avons eu d’ailleurs peu de réponses qui s’inscrivaient directement dans les termes du débat lié à l’actualité. C’est comme si la figure du clown permettait, d’une certaine manière, un pas de côté par rapport à l’actualité et de le ramener à plus d’universalité.
Ceci dit, cela ne fonctionne pas à tous les coups. Le clown peut se faire surprendre par l’actualité. Il est arrivé que pendant une déambulation avec la question « C’est quoi être libre ? », nous rencontrions un policier pas du tout ouvert à ce que nous questionnions ce sujet sans autorisation préalable par les services de la ville de Bruxelles. Pour lui, la nature même de notre question faisait apparaitre notre présence comme militante et exigeait donc une demande de manifestation politique dans la rue, ce que nous n’avions pas fait. Craignant des débordements que nous pourrions provoquer avec notre question en résonance avec l’actualité, ce policier a même exigé que nous rangions notre question pour poursuivre notre déambulation. Les clownes-philosophes en rue dérangeraient-elles l’ordre public ? La question est ouverte.
La place des émotions : un équilibre permanent
La place à accorder aux émotions dans le cadre des animations d’ateliers de philosophie avec les enfants se pose régulièrement. Certains pensent qu’il faut mettre à distance les émotions car les émotions, du fait de leur caractère personnel, seraient un obstacle à la recherche d’universalité caractérisant la quête philosophique. Le propre d’une discussion philosophique serait dans cette approche d’être une discussion fondée sur la raison.
Toutefois, Matthew Lipman associait quant à lui la philosophie pour enfants à l’apprentissage d’une pensée dite holistique. De ce point de vue, la pensée philosophique ne se réduit pas à la seule pensée critique. Une pensée holistique, c’est une pensée qui prend en compte et développe la pensée critique, la pensée créative et la pensée attentive. Prendre en compte la dimension de pensée attentive, c’est, entre autres, tenir compte du dialogue entre raison et émotions. Former des personnes raisonnables, qui est un des objectifs de la philosophie pour enfants pour Lipman, est distinct de former des personnes seulement rationnelles. Une personne raisonnable est une personne dont la rationalité est tempérée par le discernement de la situation. Derrière les idées exprimées et examinées, il y a des personnes avec des émotions auxquelles il faut savoir être sensible quand la situation l’appelle.
Nos deux clownes-philosophes se reconnaissent très bien dans cette approche. De plus, elles sont intrinsèquement très connectées à leurs propres émotions et n’hésitent pas à les partager et les nommer, y compris si elles sont inconfortables. Ce faisant elles peuvent, par jeu de miroir, encourager les participants à faire de même. Leur sensibilité les rend particulièrement empathiques. Cette empathie nourrit la relation de proximité avec les participants. Elle est selon nous au service d’une libération de la parole.
Cependant, il arrive du fait de cette libération de la parole que les participants nous livrent des choses très personnelles. C’est rare mais il a pu arriver qu’une participante nous raconte de manière intime son burn-out et il fut dans cette situation assez difficile de revenir à la dimension philosophique de la question initiale tant le besoin d’accueil émotionnel était premier. Dans ce cas précis, le sujet intime livré avait déclenché davantage notre empathie en tant que personnes plutôt qu’en tant que clownes. C’est peut-être moins la place accordée à l’émotion qui a entravé la poursuite de la discussion philosophique à proprement parler que la perte pour quelques instants de la posture de clownes-philosophes du fait d’un écho personnel du témoignage partagé. Conserver la posture de clownes-philosophes reste un défi dans ces moments spécifiques, et aurait peut-être permis de développer un autre rapport aux émotions libérées, ni un rapport distant et froid, ni un rapport collé. La juste distance vis-à-vis des émotions relève d’un équilibre permanent.
Animation & impartialité : le clown, artiste de l’authenticité et de la faillibilité
En animation philo, l’animateur cherche généralement à incarner une posture d’impartialité en ce sens qu’il n’exprime pas ses propres idées sur le sujet discuté. Cette posture d’impartialité de l’animateur et donc de mise à distance de ses propres idées pendant l’animation permet de montrer aux participants que l’animateur est ouvert à l’examen de toutes les idées exprimées par la communauté. Le but de cette posture est que les participants se sentent libres de construire par eux-mêmes et avec les autres participants leurs points de vue.
Nous sommes personnellement en questionnement et en mouvement par rapport à cette posture d’impartialité dans nos déambulations. Nous partageons bien sûr avec l’animateur philo « classique » cette intention de permettre à chaque personne avec qui nous entrons en interaction de pouvoir penser par elle-même. Si au départ, nous tentions d’incarner cette posture d’impartialité en évitant de donner notre avis sur la question discutée, nos expérimentations nous ont progressivement amenées à interroger la pertinence du maintien de cette posture dans notre contexte précis pour au moins deux raisons.
La première est liée à notre posture de clown. Comme nous l’avions évoqué précédemment, on pourrait définir le clown comme un artiste de l’authenticité : le clown est authentique en ce sens qu’il ne cache pas ce qui le traverse, il aime témoigner avec le public tout ce qui le touche, il aime partager aussi bien ses émotions que ses pensées. Il n’a pas peur de se laisser toucher, c’est dans sa nature d’oser montrer sa sensibilité et de se laisser toucher par les émotions et pensées des autres. Donc il est difficile et peut-être même contre-nature pour un clown de chercher à être impartial face aux idées qui sont exprimées. À vouloir incarner une posture d’impartialité, le risque est de perdre la spécificité de notre manière d’être clownesque.
La deuxième est liée au fait qu’en déambulation philo-clown, il n’y a pas toujours plusieurs participants en même temps. Il arrive aussi bien que nous interagissons avec plusieurs personnes simultanément (un groupe d’enfants, un couple, une famille, des amis, des inconnus qui se rencontrent…) qu’avec des personnes qui sont seules. Or, il peut être soutenant d’être plusieurs pour élaborer des idées face des grandes questions philosophiques. Les clownes-philosophes peuvent alors jouer telles des participants à proposer des idées et incarner une certaine diversité d’idées.
Le choix de cette posture rejoint aussi peut-être la thèse de Pierre Usclat (2009) qui soutient la participation du « maître » à la discussion philosophique afin d’incarner le fait que tous les membres de la discussion, maître comme élèves, sont des interlocuteurs valables qui s’engagent à égalité dans la recherche philosophique et de sortir ainsi le maître d’une position surplombante. Les conditions pour soutenir la participation du « maître » dans une discussion philosophique ne sont pas toujours évidentes dans la réalité du contexte scolaire traditionnel du fait des représentations et attentes qui pèsent sur le maître, qui doit enlever sa casquette symbolique du maître sachant pour devenir animateur-participant. Les clownes-philosophes peuvent quant à elles plus aisément s’autoriser à exprimer leurs idées.
Etant donné la faillibilité caractéristique du clown (le clown québecquois Olivier-Hugues Terrault définit le clown comme un artiste de l’échec), il ne nous semble pas que le fait que les clownes-philosophes s’autorisent à exprimer leurs idées comme hypothèses pour répondre à la question qu’elles posent créent une difficulté pour les participants d’exprimer leurs propres idées. Ceci s’explique par le fait qu’elles ne sont pas du tout perçues comme des maîtres sachants qui auraient la « bonne réponse » attendue. Au contraire, elles peuvent même modéliser le fait qu’on peut proposer des hypothèses et s’auto-corriger deux minutes plus tard. Les clownes-philosophes n’ont pas peur de se tromper, ni d’être contredites et cela peut libérer la parole de certaines personnes qui n’oseraient pas exprimer leurs idées en pensant que seules les personnes expertes détiendraient la vérité et pourraient s’exprimer sur le sujet.
De plus, grâce à son décalage, le clown peut se permettre de juger des idées exprimées sans que la personne ne se sente jugée. Si par son attitude ou ses mots nos clownes-philosophes expriment verbalement et/ou non verbalement un fort désaccord avec une idée, les participants vont s’autoriser à leur répondre, voire parfois à leur enseigner la vie. En somme, pour Pipette et Miss Butterfly, le fait de ne pas mettre leurs idées à distance comme le ferait un animateur philo par sa posture d’impartialité permet une certaine proximité avec les participants qui peut aider à libérer leur expression des idées.
On pourrait même aller plus loin en observant un cercle vertueux dans la libération de l’expression des idées, des participants comme de Pipette et Miss Butterfly. Dans son analyse du clown à l’hôpital, Olivier Hugues Terrault explique que par sa capacité à oser montrer sa vulnérabilité « le clown établit une relation où le patient prend soin du clown ». Au début de nos déambulations, Pipette et Miss Butterfly exprimaient peu d’idées et, plus le temps passe, plus elles ont des idées et s’autorisent à les exprimer. Mélodie et Amélie se laissent surprendre par les idées de Pipette et Miss Butterfly qu’elles n’auraient parfois jamais envisagées elles-mêmes. On peut faire l’hypothèse que c’est la pratique qui leur a donné confiance, de la même manière que des enfants prennent confiance au fur et à mesure des séances d’ateliers philo, mais aussi que ce sont les participants qui les ont aidées à prendre confiance en les invitant à s’aventurer avec eux dans le monde de la pensée.
Pour conclure, on pourrait alors dire que de la même manière que le clown à l’hôpital n’est pas le médecin-expert qui soigne le patient mais celui qui permet au patient de prendre confiance dans sa capacité de soigner, les clownes dans l’espace public ne sont pas des philosophes-expertes qui détiennent la vérité mais celles qui permettent à chacun de s’aventurer dans le monde de la pensée et d’accompagner les clownes elles-mêmes à s’y aventurer.
Les défis et perspectives à venir
Valoriser les questions et idées récoltées
Les participants nous posent souvent la question du pourquoi de nos déambulations et de ce que nous en faisons. Certains ont déjà exprimé le fait qu’ils trouveraient intéressants de pouvoir découvrir toutes les questions et idées récoltées au gré de nos déambulations. Nous avons pu enregistrer à l’aide d’un dictaphone certaines de nos déambulations. À l’heure actuelle, nous les utilisons plutôt à titre personnel comme souvenirs de nos déambulations. Nous n’avons pas les autorisations de diffusion mais nous pourrions en retranscrire des parties. Etant donné que le travail de retranscription manuelle est très long, nous sommes actuellement en recherche de logiciels nous permettant de faciliter ce travail.
Écrire à partir des déambulations philo-clownesques
Par ailleurs, plus nous faisons des déambulations, plus nos clownes s’amusent à philosopher et non simplement à interroger les passants pour philosopher. Nos clownes s’autorisent à formuler des idées pendant les interactions avec les passants mais également quand elles sont juste à deux, en marche entre deux interactions. Comme nous avons pu le mettre en lumière dans cette article, Pipette et Miss Butterfly ont une manière originale de penser et nous nous disons, Mélodie et Amélie, que nous pourrions à l’aide des enregistrements écrire des textes et/ou pièces supports d’ateliers de philosophie pour enfants à partir de ce qui émerge pendant nos déambulations, un peu à l’image de l’écriture de plateau dans le monde du théâtre. Ce serait une autre manière de donner accès à plus de monde un aperçu de ce qui se joue pendant les déambulations et pourrait être un outil pour continuer à stimuler interrogations et réflexions.
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Association SEVE Belgium : https://sevebelgium.org/
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Chirouter, E. (2022). Nouveaux ateliers de philosophie à partir d’albums et autres fictions, Hachette
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Festival Maintenant : https://www.festivalmaintenant.be/
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Festival Philoscène : https://www.babdp.org/festival
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Hadot, P. (2002). Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel
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Lecoq, J. (2016). Le corps poétique. Un enseignement de la création théâtrale, Actes Sud
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Lévine, J. (2008). L’enfant philosophe, avenir de l’humanité ? Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine, ESF
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Lipman, M. (2011). A l’école de la pensée. Enseigner une pensée holistique, De Boeck
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Pinset, A. (2020). “Le clown, une pratique de performance philosophique ?”, communication présentée dans le séminaire Philéduc de l’Université de Grenoble Alpes : https://lidilem.univ-grenoble-alpes.fr/actualites/phileduc-clown-pratique-performance-philosophique
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Terrault, O.-H. (2019). “Le clown qui ne peut sauver personne, mais que tout le monde peut sauver…”, interview publiée sur le site de l’association La Grande Famille des Clowns : https://www.lagrandefamilledesclowns.art/blog/posts/le-clown-celui-qui-ne-peut-sauver-personne-mais-que-tout-le-monde-peut-sauver
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Usclat, P. (2009). “Le problème du rôle du maître dans la discussion à visée philosophique : l’éclairage de Habermas”, article publié dans Diotime, n°39