Revue

Philosopher le soir en pied d'immeubles

Ralentir et prendre de la distance sur le quotidien au quartier pour se rencontrer vraiment.

Durant l’été, la Maison de la Philo, structure de la commune de Romainville (Seine-Saint-Denis), profite de la fraîcheur du soir pour se déplacer en pied d’immeubles des quartiers pour philosopher auprès des habitant.es. L’article qui suit vise à offrir un témoignage de ces soirées philosophiques en pied d’immeubles, auxquelles j’ai pu participer durant mes années de médiatrice. Ceci, afin de réfléchir sur la particularité de ce dispositif : en quoi la soirée est-elle un moment propice à la décélération et à la réflexion philosophique ? En quoi le quartier peut-il être un espace de rencontre, d’ouverture au dialogue et de prise de distance du « soi » pour un « nous » collectif ? ; mais aussi d’en évaluer les apports à plusieurs niveaux : éthique, cognitif, psychologique, politique ; et enfin de transmettre des outils pour celles et ceux qui souhaitent porter un projet similaire.

De 2016 à janvier 2023, j’ai exercé à la Maison de la Philo de Romainville, commune de Seine-Saint-Denis qui compte sur son territoire quatre quartiers prioritaires. Véritable service public, la Maison de la Philo s’adresse donc à tous les romainvillois.es. Elle est à la fois un espace de réflexion et de discussion philosophique pour le jeune public et le public adulte. Mais elle est aussi un lieu d’accès à la culture philosophique en tant qu’annexe de la médiathèque de la ville, elle est constituée d’un fond bibliographique de philosophie disponible à l’emprunt.

Nous faisons donc de la philosophie une discipline qui se démocratise et se pratique dans l’ensemble de la cité, qui est créatrice d’espaces de dialogue entre les habitant.e.s afin qu’ils puissent se saisir de leur pouvoir de penser et de leur pouvoir d’agir.

Malheureusement, certain.es habitant.es n’osent pas franchir la porte de ce lieu ouvert à tout.es, en raison de la persistance d’une vision élitiste de la philosophie qui ne s’adresserait pas à tout le monde… Alors, comment pratiquer la philosophie auprès de celles et ceux qui se persuadent qu’elle n’est pas faite pour elles/eux ? C’est ainsi pour cette raison que nous intervenons également hors-les-murs : dans les écoles, au cinéma communal, dans les centres sociaux, à la Maison des Retraités, et même… en pied d’immeubles, l’occasion de rencontrer celles et ceux qui ne côtoient pas les institutions.

Historique de nos soirées en pied d’immeubles : Témoignages de trois années d’expérimentation

Eté 2020- Un projet d’animation philosophique en pied d’immeubles, dans une ambiance post-confinement…

C’est à l’été 2020 que la Maison de la Philo a commencé à se déplacer en soirée dans les quartiers de la ville pour philosopher en pieds d’immeubles avec les habitant.e.s. 2020 fut une année impactée par un grand confinement qui n’a pas été sans conséquence dans la vie de chacun.e. Elle a créé de l’isolement, de la distance les un.e.s vis-à-vis des autres, de l’ennui, des tensions, parfois même un sentiment d’abandon des pouvoirs publics à l’égard des quartiers… En effet, comment ne pas se sentir étouffé en étant enfermé dans un environnement où nous avons l’impression de vivre les uns sur les autres ?

Le partenariat avec l’Association Médiation Nomade

C’est ainsi qu’une association qui sillonne à bord d’un camion les quartiers HLM de France a pointé le bout de son nez pour (re)créer du lien entre les habitant.es : l’association Médiation Nomade. Yazid Kherfi, fondateur de l’association, s’est servi de son vécu au quartier, pour chercher un moyen de renouer un lien qui s’est brisé entre la jeunesse et les institutions.

L’association Médiation Nomade s’attache, depuis 2012, à parcourir les quartiers entre 20h et minuit à bord d’un camion pour rencontrer la jeunesse en pied d’immeubles. Cette initiative semble prendre racine du même constat que celles et ceux qui initient des discussions à visée philosophique et qui, selon Christian Budex (2022), « pren[nent] acte du fait que la crise démocratique est avant tout une crise de la parole, en particulier chez les jeunes ».

L’association vise à investir un moment où les institutions de jour sont fermées et ne proposent plus rien pour aller rencontrer et discuter avec les habitant.es.

Avec un camion, de la musique, des jeux de société géants et du thé à la menthe, les habitant.es curieux s’approchent et… se rencontrent ! L’espace du quartier devient un lieu de dialogue festif et convivial.

Trois soirées “Paroles Philo”

Trois soirées « Paroles Philo » ont été organisées avec l’association en juillet 2020 dans un quartier de Romainville, ceci dans le but d’organiser le quartier en un lieu de discussion convivial et porteur d’enjeux citoyens dont les habitant.e.s pourraient se saisir. L’initiative de mettre en place ces « soirées philo » avec l’association Médiation Nomade s’est donc traduit par cette volonté de nouer un dialogue et de transmettre une relation de confiance entre les habitant.e.s et les institutions. Il fallait donc montrer que les institutions étaient disponibles et pouvaient proposer des services à horaires décalés pour les habitant.es. Nous avons donc travaillé en transversalité avec les différents services municipaux. Deux associations de quartier ont également été conviées au projet : celles-ci composées justement d’habitant.es, sont des ressources importantes pour communiquer sur notre venue au quartier.

Première soirée :

L’ambiance est chargée de tristesse et de colère en raison d’un deuil dans le quartier. Je fais un peu de philosophie avec les enfants en début de soirée, je dialogue avec les mères de familles. Certain.es nous regardent en biais du trottoir d’en face, à l’écart. Une méfiance se fait ressentir. Ils sont là car nous sommes chez eux. Nous irons progressivement à leur rencontre.

Seconde soirée :

Chacun.e s’est remotivé.e pour animer le quartier : le camion de Médiation Nomade ressort ses grands jeux et diffuse de la musique. Un professeur de yoga fait un cours collectif et j’appelle enfin les habitant.e.s sur la place à venir s’asseoir autour de la table pour philosopher ensemble, accompagnés de notre thé à la menthe. Pour ouvrir le débat, j'ai amené une boîte à questions que j’avais pris le soin de créer. Les questions à l’intérieur, je les ai créées en fonction des thématiques que les habitant.e.s ont verbalisé implicitement lors de nos échanges informels.

Parmi la majorité des participant.e.s : des jeunes adultes de sexe masculin. Cette observation peut témoigner d’une réflexion plus générale sur le partage de l’espace public entre les sexes et les genres.

La discussion s’est terminée et tout le monde semblait satisfait et pressé de se retrouver la semaine suivante. Les enfants attendaient avec impatience l’arrivée du camion et les mères de familles se renseignaient au sujet de notre prochaine venue.

Troisième soirée :

Pour la dernière soirée, nous avons organisé un repas partagé. Après s’être bien nourri tout le monde s’est spontanément installé autour de notre table pour la discussion philosophique. L’habitude avait déjà été prise de se retrouver pour philosopher. Des filles se sont greffées au groupe, malgré la réticence de certains garçons.

À 23h, les services techniques de la ville ont rangé les chaises et les tables, le camion de Médiation Nomade se remettait en route. Les habitant.es ont embarqué la boîte à discussion et ont continué à discuter…debout ! “Pourquoi vous ne viendriez pas toutes les semaines ?” nous a demandé un jeune adulte de l’association de quartier. Il ne fallait donc pas perdre de temps pour initier de nouvelles actions tant que des liens étaient créés.

Perles des soirées “Paroles Philo”

Une habitante s’est chargée volontairement de prendre en note les idées des participant.es à la discussion. Voici quelques perles des paroles émises lors des échanges :

A-t-on besoin de rêver ?

« A trop vouloir rêver, on en oublie d’agir. »

« On a besoin d’avoir des rêves, c’est ce qui nous donne une raison de vivre. »

Est-ce qu’on se connait bien soi-même ?

« On apprend tous les jours de soi-même. »

« On a besoin de se connaître soi-même pour savoir où sont nos limites. »

« Comme on dit, tu veux connaître mes qualités et défauts, demande à ma mère. »

« C’est l’expérience qui nous dit chaque jour qui on est. »

A-t-on besoin d’un chef ?

« Tu n’as pas besoin de chef, tu es ton propre leader. »

« Sans chef, ça va être le chacun pour tous. »

« On a le chef que l’on mérite. »

« Diriger, c’est gérer de la complexité. »

Le bonheur doit-il se mériter ?

« Le bonheur, c’est être épanoui dans sa vie de tous les jours. »

« Le bonheur n’existe pas vraiment, on peut pas être complètement heureux. »

« Pour connaître le bonheur, il faut avoir subi le malheur. Comme on dit, pour savourer le miel, il faut avoir goûté l’abeille. »

« Chacun a une définition différente du bonheur. On a tous nos propres singularités. »

« Le bonheur, c’est être heureux à la bonne heure. »

« L’histoire du bonheur, c’est l’histoire des rêves. »

Faut-il exprimer notre colère ?

« Quand on garde trop de colère en soi, ça nous tue de l’intérieur. »

« La colère exprimée donne de l’espoir. »

« La colère n’a pas besoin d’être contenue, elle a besoin d’être contrôlée. »

« La colère est un moteur pour créer et faire changer les choses. »

Eté 2021 : Des « Soirées Nomades » prennent la relève !

2021 : les soirées en pied d’immeubles sont toujours dans nos têtes. Lors des trois premières soirées, les habitant.e.s en demandaient encore. Il aurait été dommage de ne pas continuer sur notre lancée. C’est ainsi que la Maison de la Philo s’est lancée dans des « Soirées PhiloNomades ». « Nomades », pour ne pas philosopher dans un seul et unique quartier de la ville. En tout, deux soirées philosophiques ont été animées par quartier. Ceci dans le but de créer des liens avec les habitant.es afin qu’ils puissent nous identifier comme personnes ressources pour offrir des espaces de dialogue philosophique, mais aussi afin de leur montrer notre investissement à leur côté et de créer une continuité avec ce qui a été esquissé lors de la première soirée. Venir une seule et unique fois donnerait l’impression d’un manque d’intérêt et d’investissement à l’égard des habitant.es.

Ces soirées ont gardé une configuration particulière dans leur dispositif : venir sur une plage horaire de 4h. Cette longue plage horaire a toute sa pertinence car elle se décompose ainsi : 2h de dialogue informel pour faire connaissance avec les habitant.e.s + 2h de médiation où tout.es les habitant.es se rassemblent pour une même activité.

Le premier temps de soirée informel permet de « tâter le terrain », de créer du lien progressivement, de cerner et de recueillir les problématiques émergentes afin d’adapter l’animation qui va suivre. La soirée débute et l’agitation se ressent encore. On en profite pour faire des activités ludiques et festives : un chamboule-tout des idées reçues, des micros-trottoirs philosophiques, des dessins philosophiques, etc.

Puis, vient le second temps de soirée : le soleil se couche, le rythme décélère et le calme s’installe dans l’obscurité. On se rassemble tout.es les habitant.es présent.es. Ils s’installent et attendent que la grande discussion philosophique puisse être lancée.

Eté 2022 : on est convié aux Banquets Citoyens des centres sociaux de la ville et on relance les Soirées Nomades !

Les Banquets Citoyens ont été créés à l’initiative des centres sociaux de la ville et de la Fédération des Centres Sociaux, ceci afin de permettre aux habitant.es de devenir auteur.ices des idées politiques et de la vie citoyenne, tout en partageant un repas ensemble ! Durant une semaine, une soirée par quartier est organisée pour se réunir, réfléchir et débattre collectivement avec les acteur.ices du quartier autour de thématiques liées à la justice sociale, l’égalité, le pouvoir d’agir… Une bonne occasion pour les habitant.es de s’investir dans une réflexion commune en plein air et en toute convivialité.

Quelques limites ont toutefois été constatées lors de ces banquets citoyens :

  • La difficulté de créer du lien avec les habitant.es en raison de l’absence d’un cadre informel en amont et de régularité des interventions dans les quartiers : une seule soirée par quartier est insuffisant pour rencontrer vraiment les habitant.es.

  • Le biais de « l’instrumentalisation des commandes institutionnelles » (C. Budex, 2022), qui demandent des propositions concrètes dans un temps limité et peu propice à la décélération, au risque de perdre la dimension philosophique de ces espaces de réflexion.

Pourquoi philosopher le soir en pied d’immeubles ?

Pourquoi philosopher en pied d’immeubles ?

Le quartier est un lieu de passage, mais aussi un lieu de retrouvailles et de rassemblement, suscité par la configuration d’un ensemble d’immeubles organisés au sein d’un même espace. Malgré son allure enclavée, on y est à l’écart de la circulation, dans un chez soi qui n’est pas seulement réduit à son propre appartement mais le quartier dans son ensemble.

Au sein de ce quartier, les habitant.es se croisent, cohabitent dans ce même lieu de vie, et pour certain.es s’y rassemblent. Cependant, les générations et les genres ne se mélangent pas toujours… Des groupes se forment, se distinguent, se mettent à distance les uns des autres, répartissant l’espace du quartier selon leurs habitudes de retrouvailles. Des tensions et des préjugés peuvent naître en l’absence d’un espace de dialogue où chacun.e pourrait se réunir pour se rencontrer vraiment. Le confinement n’a pas non plus arrangé les choses, notamment lorsqu’on nous demande de se tenir à distance de ses propres voisin.es… avec lesquels seul un mur nous sépare !

Selon Aristote, dans ses Politiques, « l’Homme est un animal politique », un être qui réalise son potentiel et sa nature humaine en participant au lien social et à la communauté qu’il nomme la « Koinônia politikè », autrement dit, la « cité ». Cette communauté qui vise la « bonne vie », une vie de vertu, de souverain bien, est guidée par l’eudémonie, par la recherche de bonheur collectif : «Attendu que toute cité, nous le voyons bien, est une certaine communauté et que toute communauté est constituée en vue d’un certain bien - tous en effet agissent en tout en vue de ce qui semble un bien - il est évident que, si toutes les communautés visent un certain bien, la communauté qui est la plus souveraine de toutes […] vise aussi, plus que les autres, le bien le plus souverain de tous ; or cette communauté, c’est ce qu’on appelle la cité et la communauté civique»

Le quartier ne pourrait-il donc pas être justement un lieu propice pour former une communauté politique et citoyenne heureuse ? Le dialogue philosophique pourrait-il participer à la création d’un lien social entre les habitant.e.s ?

Notre émettons l’hypothèse selon laquelle le dialogue philosophique en pied d’immeubles suscite une authentique rencontre entre les habitant.e.s, induisant par la même occasion, de multiples ouvertures à l’échelle individuelle et collective.

Selon le collectif belge PhiloCité (2020), le travail philosophique aurait comme bénéfices, celui « d’une véritable rencontre, ensuite d’un authentique dialogue, car il n’a pas de dialogue sans rencontre préalable. […] En s’efforçant d’observer et d’écouter l’autre, on commence à s’y intéresser. […] En le rencontrant, on continue d’ailleurs à se mettre à distance de soi-même puisque l’on quitte la réaction spontanée de lutte entre nos vécus automatiques. […] C’est la rencontre qui nous permet de quitter le monologue pour le dialogue. […] Nous appellerons « philosophique » une conversation qui diminue l’importance de l’absence de soi dans notre vie recourant à la médiation de la pensée. »

Ce décentrement d’un « je » monologique vers un « nous » dialogique, offre donc une ouverture à la relation éthique et à la remise en question de ses propres jugements. Ces effets font sans doute écho à la notion « d’ouverture d’esprit », un des effets produits par la pratique de la philosophie avec les enfants qu’a défendu Johanna Hawken, dans sa thèse en 2016. L’auteure définissant l’ouverture d’esprit « comme une disposition intellectuelle favorable à un élargissement progressif de son état présent (sens cognitif) et comme disponibilité favorable à la compréhension et à l’acceptation de l’altérité (sens éthique) ».

Ces ouvertures ont pu être observées à différents niveaux au cours des animations :

  • Une ouverture au mélange des sexes et des générations par le rassemblement des groupes et des individualités au sein d’un même espace : une jeune adulte d’une association du quartier est venue à la fin d’une discussion pour nous informer que c’était la première fois qu’elle échangeait avec les mères envers lesquelles elle avait des « a priori ». Elle témoigne : « On ne se mélange jamais, on se croise tout le temps mais c’est la première fois qu’on parle ensemble. »

  • Une ouverture à la divergence des idées et des individualités qui coexistent au sein d’une même communauté de recherche.

  • Une ouverture à la convergence des idées : bien qu’on se sente parfois éloigné de l’univers de certain.e.s parce qu’on s’estime trop différent.e.s, on se surprend à s’accorder sur des questionnements existentiels. Des personnes extérieures au quartier se sont greffées aux discussions avec les habitant.es. Bien que les individualités présentes ne soient pas issues du même milieu, n’aient pas le même âge ou le même genre.… en ont résulté des réflexions à la même hauteur, parfois concordantes. Nous en avons régulièrement l’exemple dans les ateliers intergénérationnels lorsque les adultes sont surpris de la sagesse philosophique des enfants.

  • Une ouverture au-delà des frontières du quartier : faire de la philosophie au quartier, c’est aussi abstraire son esprit du quartier, prendre de la distance vers des concepts et des questionnements qui prennent en compte l’universalité des êtres humains. On réfléchit au-delà de la frontière de notre espace de vie pour considérer le monde dans son ensemble.

Pourquoi philosopher en soirée ?

« Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol » - Hegel.

Hegel, dans sa préface des Principes de la Philosophie du droit, partait d’un constat : ce n’est qu’après avoir terminé de s’être affairé toute la journée que nous pouvons prendre une hauteur nécessaire pour amorcer une réflexion philosophique. Nous pouvons donc en déduire l’hypothèse selon laquelle le soir est une temporalité propice pour philosopher.

En ville, les journées sont rythmées intensément, ce qu’en témoigne Georg Simmel (1989), avec ce qu’il nomme « l’intensification de la vie nerveuse » des citadins, « qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions internes et externes ». Le citadin est celui qui reçoit des stimulations permanentes et instables de son environnement, loin d’un déroulement naturel du rythme des journées. Si bien, qu’il est aliéné dans une temporalité le rendant peu disponible au monde, parfois « blasé » car il est la « conséquence de ces stimulations nerveuses qui changent sans cesse » et « réservé », si bien que « nous ne connaissons pas, même de vue, nos voisins de pallier, des années durant ».

L’esprit encombré par une charge mentale, nous ne pouvons jamais vraiment prendre le temps de nous poser pour penser. Avec parfois impatience, nous attendons l’heure de rentrer chez soi le soir, afin de « couper », souffler, ralentir et se (re)poser. Le moment du soir est un moment propice à la décélération, au ralentissement, au calme et à la disponibilité. L’esprit se libère, la tension se relâche et s’installent progressivement, en nous, nos premières réflexions nocturnes. La philosophie ne peut d’ailleurs que se pratiquer sous la condition d’une décélération de notre temporalité. Elle perdrait tout son sens dans la vitesse et la pensée automatique.

Selon Hartmut Rosa (2020), « l’accélération de nos temporalités entraîne une pensée empêchée ». Paradoxalement, plus on va vite, moins on a le temps, et encore moins celui de penser.… Nous sommes pris dans une logique de croissance illimité, cherchant à en faire toujours plus. Nous entretenons un rapport aliéné avec nous-mêmes, autrui et le monde qui nous entoure. Selon l’auteur, la solution ne résiderait pas dans une décélération mais dans ce qu’il nomme, la « résonance ». On est en résonance quand on s’adresse au monde et qu’il nous répond. On accepte d’être affecté, de se laisser surprendre et de parfois d’improviser. On admet également que tout n’apparaît pas sur commande et que le monde et les autres ne sont pas des ressources manipulables à notre merci.

Le soir offre-t-il un cadre propice pour philosopher et mieux entrer en résonance avec son quartier et ses habitant.e.s ?

Plusieurs raisons ont motivé notre choix de philosopher en soirée. Philosopher le soir au quartier, c’est :

  • Venir en dehors d’un temps professionnel, où les habitant.e.s sont davantage disponibles.

  • Installer un moment de retour progressif au calme dans les rues : les quartiers peuvent être animés durant les journées d’été. D’autres animations en pied d’immeubles peuvent mobiliser les habitant.e.s, les enfants jouent bruyamment, les gens ne sont que de passage et n’ont pas forcément le temps de se poser.

  • Retrouver les habitant.e.s dans un cadre qui leur est familier et moins contraint.

  • Venir en tant que personne, sans étiquette institutionnelle : c’est en toute humilité que nous venons en tant que personne pour dialoguer avec d’autres personnes.

  • Rencontrer un public qui ne côtoie habituellement pas habituellement les institutions.

  • Investir un moment où plus rien n’est proposé pour les habitant.es qui occupent l’espace public à ces horaires. Les institutions de jour sont fermées et les seuls services proposés la nuit sont malheureusement les services d’urgence…

Quels en ont été les apports de ces soirées en pied d’immeubles ?

Quelques observations et apports à l’échelle individuelle et à l’échelle collective ont été observés à l’issu de ces soirées philosophiques en pied d’immeubles.

Apport politique :

L’ouverture au débat légitime l'adoption d'une posture citoyenne par tou.te.s et pour tou.te.s de s'engager dans une réflexion commune sur le monde et de devenir auteur.ice.s des idées sur la vie citoyenne. Les habitant.e.s sont invité.e.s à se saisir de leurs idées et à les exprimer pour penser aussi leur pouvoir d’action sur le monde.

À l’occasion d’une Soirée Nomade, nous avons rencontré un groupe de mères de familles qui ont été invitées par leur centre social à réfléchir sur la notion d’engagement. Nous leur avons donc proposé l’exercice du « voyage en utopie »[1] en leur demandant de réfléchir à une proposition qui rendrait le monde meilleur. Sur une affiche, elles ont été amenées à compléter la phrase suivante : « Le monde serait meilleur si… » Après récolte des propositions, nous avons demandé si elles étaient réalisables. Au début de la discussion : « Non, ça serait impossible, ça nous dépasse, nous avons peu de pouvoir d’action ». Mais par une opération de dialectique, l’une de nos participantes a émis l’idée selon laquelle des actions pourraient être mises en place à leur échelle dans le quartier et même dans la ville. Puis a été émise une autre idée : que le collectif amenait plus de pouvoir, que l’union pouvait faire la force.

Le centre social s’est nourri de ces réflexions philosophiques pour en mener une continuité à l’issu d’une autre soirée. Les participantes devaient réfléchir à leur pouvoir d’agir au sein de leur quartier en formulant des propositions concrètes pour leur centre social. Le même exercice a été mené en changeant les termes de l’intitulé par “Le Centre serait meilleur si…”

Apport psychologique et cognitif :

Les paroles et les réflexions étant valorisées, chacun.e se sent écouté.e et capable de philosopher, renforçant par la même occasion une estime de soi intellectuelle. Les habitant.e.s ont expérimenté un processus de réflexion collective par la mise à distance du « soi », et ce, grâce à la mise en liens de leurs idées, au questionnement universel et à la remise en question de ses propres préjugés.

Apport hédoniste :

Les habitant.es ont ressenti du plaisir à ce qu’on vienne les voir et d’avoir pu bénéficier d’un espace de dialogue dans lequel ils et elles peuvent s’exprimer et se sentir écouté.es. La fidélisation des participant.e.s aux animations philosophiques et le souhait de renouveler l’expérience au quartier ont témoigné de leur intérêt pour ce type de pratique réflexive.

Apport Ethique et social :

Les habitan.te.s se sont rencontré.e.s vraiment, tissant des liens entre groupes, générations et genres. Rassembler et rencontrer des singularités leur ont permis d’ouvrir leur esprit aux pensées divergentes et de se décentrer pour intégrer le collectif. L’ouverture au dialogue a offert à chacun.e un cadre d’écoute empathique et respectueux des idées d’autrui. Ces garçons qui ne voulaient pas de filles à leur table leur ont tout de même laissé une place et ont dialogué sereinement avec elles. Cette jeune adulte et ces mères de familles qui ne se fréquentaient pas auparavant se sont remerciées à la fin de la discussion !

Quelques outils et conseils pour animer une pratique philosophique en pied d’immeubles

Les outils utilisés pour nos animations

Nous présentons ici un ensemble d’outils non exhaustifs, qui ont été utilisés pour rythmer nos animations philosophiques en pieds d’immeubles. Certains outils s’appuient certains déjà existants que nous avons adaptés. Ils sont ici partagés pour celles et ceux qui voudraient mettre en place un projet similaire.

La création de fresques ou d’affiches à compléter :

La recette du bonheur

Le monde serait meilleur

Un chamboule-tout philosophique[2]

  • Choisir un gobelet « idée reçue » avec laquelle on est en désaccord.

  • Puis, déconstruire cette idée reçue à l’aide d’arguments.

  • Viser le gobelet en question et lancer la balle !

Gobelets

Un micro-trottoir philosophique :

  • Un micro à la main, un groupe d’enfants ou d’adolescents interroge les habitant.es.

  • Ces derniers lisent des cartes où il est demandé de se positionner et d’opérer un choix.

  • Chaque choix doit s’accompagner de sa justification.

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Une boîte à discussion :

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Un jeu d’argumentation : « Match Philo » :

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  • Poser une question à choix binaires et scinder le groupe en deux équipes.

  • Chaque équipe doit argumenter en faveur de la position qu’elle doit défendre.

Un jeu : « Punchline de rappeur ou de philosophe ? »[3]

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  • Piocher une citation (exemple : « A lutter avec les mêmes armes contre ton ennemi, tu deviendras comme lui[4]»)

  • Poser la question : « Punchline de rappeur ou de philosophe ? »

  • Découvrir le rappeur/la rappeuse ou le/la philosophe qui se cache derrière la punchline et discuter la citation.

Des affiches de questions[5] philosophiques

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Quelles précautions pour philosopher dans les quartiers ?

De nos trois années d’expérimentation, nous proposons ici une liste de conseils et de précautions utiles pour l’animation en pied d’immeubles :

  • Ne pas « éduquer » à la morale : Christian Budex (2022), s’appuyant sur l’ouvrage La guerre aux pauvres commence à l’école de Ruwen Ogien (2013), insiste sur une pratique philosophique qui ne doit pas devenir un prétexte pour « délivrer des messages » ou « conduire au consensus d’une leçon de morale », ni bien être une ruse en devenant un « outils de pacification des quartiers ».

  • Se dénuer de tout préjugé générationnel, de genre ou social : on vient rencontrer des personnes, non des étiquettes.

  • Prévoir un moment d'échange informel avec les habitant.e.s afin de créer un lien de confiance et d’enlever progressivement une éventuelle barrière symbolique.

  • Oser venir à la rencontre, ne pas attendre qu’on vienne à nous, surtout quand les habitant.e.s ne sont pas forcément informé.e.s de l’animation qui va suivre ou de ce que peut être un atelier de philosophie.

Conclusion :

Nous conclurons l’article en proposant l’idée selon laquelle ces soirées philosophiques en pied d’immeubles ont permis d’offrir de véritables « oasis de pensée », terme employé par Edwige Chirouter en se référant à Hannah Arendt, pour désigner un « temps où les citoyens font pause de l’affairement du monde pour penser sereinement les grandes questions qui nous concernent toutes et tous ». En ce qui nous concerne, la soirée étant une temporalité propice à la décélération et le quartier, un espace de rencontre et de dialogue, permettant à chacun.e de faire partie d’une communauté réflexive où l’on prend la distance nécessaire pour penser le monde.

Je finirai l’article en témoignant toute ma reconnaissance envers les habitan.te.s, sans qui, ces espaces de réflexion n’auraient pu se mettre en place sans leur investissement, le partage de leurs idées et la richesse de leurs réflexions.

  • Budex, C. Les dérives possibles de la discussion à visée philosophique, Diotime, n°90 (01/2022). Article en ligne : https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/090/003/

  • Ben Hamouda, L., Chirouter, E. (12/2022). Edwige Chirouter : Enseigner la philo dès le plus jeune âge, enjeu pédagogique, éthique et politique, Le Café pédagogique. Entretien en ligne : https://www.cafepedagogique.net/les-archives-du-cafe/

  • PhiloCité. (2020). Vivre la philosophie : Le travail philosophique collectif - Petit éloge de la rencontre et du dialogue. Dans Philosopher par le dialogue (Librairie Philosophique J. VRIN, p. 20‑23).

  • Hawken, J. (2016). Philosopher avec les enfants : Enquête théorique et expérimentale sur une pratique de l’ouverture d’esprit. [Thèse de doctorat]. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, p.16.

  • Ogien, R. (2013), La guerre aux pauvres commence à l’école : Sur la morale laïque. Librairie générale française.

  • Rosa, H. (2020), Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la temporalité moderne, Paris, La découverte.

  • Aristote, Les Politiques, I, 1, 1252 a 1-7, Flammarion, GF, tr. Pierre Pellegrin, 1990.

  • Simmel, S. (1989). La Ville. Dans Philosophie de la modernité, Payot, Vol. 1, p. 170‑175.

Notes
  1. Outil inspiré de la fiche d’animation « Si…alors… » du Pôle Philo : https://www.calbw.be/fiches-danimation ↩︎

  2. Outil inspiré de la fiche d’animation « Le chamboule-tout philo » du Pôle Philo. Site internet : https://www.calbw.be/fiches-danimation ↩︎

  3. Outil inspiré d’une vidéo du média « Konbini » avec Marianne Chaillan : https://www.youtube.com/watch?v=sfmV31raru4 ↩︎

  4. Citation attribuée à F. Nietzsche ↩︎

  5. Outil inspiré des « Vantaux-Questions » de Johanna Hawken, La philosophie avec les enfants pour une pédagogie sensorielle, 2020, Editions Lambert-Lucas, p.106-107. ↩︎

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