Si, dans les démarches pédagogiques, l’utilisation des images est souvent éclairante, la séquentialité spécifique à la bande dessinée autorise une potentialité supplémentaire : un certain déploiement de la pensée qui lui permet de passer de la simple intuition figurative à un terrain d’expérimentation et d’exercice réflexif. Comment utiliser les ressources de la bande dessinée (que celle-ci soit philosophique ou non) dans l’apprentissage de la philosophie ? En plus de ses qualités didactiques, la bande dessinée s’avère être un medium décomplexant qui parvient à abolir des distances ou des barrières qui se dressent inconsciemment dans la psyché de l’élève dans le cadre scolaire. Face aux images, aux mises en situations illustrées et à l’humour qui les accompagne parfois, s’opère une sorte de dédramatisation de la démarche réflexive, voire une dynamisation du questionnement, de la prise de parole et des échanges au sein d’une classe.
La bande dessinée a longtemps été remisée dans l’univers de lectures buissonnières et potaches, voire puériles et frivoles. Ce n’est que depuis une cinquantaine d’années qu’elle s’interroge sur sa place et sa légitimité au sein de la littérature (comme discours narratif), mais aussi au sein des arts visuels (comme art graphique). Si elle n’est pas entièrement débarrassée de son complexe d’infériorité, elle semble néanmoins jouir d’une reconnaissance croissante ; en témoignent certains événements récents comme l’élection de Benoît Peeters à la chaire de « création artistique » au Collège de France, celle de Catherine Meurisse à l’Académie des beaux-arts, les expositions désormais récurrentes d’auteur.es de bande dessinée dans les établissements culturels reconnus et prestigieux (Chris Ware au centre Pompidou en 2022), l’ouverture de galeries d’art entièrement dévolues à la bande dessinée… A cela s’ajoute une reconnaissance dans le domaine éditorial liée à une qualité avérée des publications.
Mais, ce qui est également remarquable, et c’est peut-être là que se cristallise une nouvelle forme de méfiance, c’est l’engouement généralisé pour ce medium et son éclosion dans des domaines très divers et parfois même inattendus, comme la cuisine ou le jardinage, les disciplines scientifiques ou les sciences humaines, etc.
L’univers protéiforme et hétérogène de la bande dessinée en fait un de ses atouts et de ses intérêts (elle se prête à de nombreux usages possibles), mais il constitue peut-être aussi un talon d’Achille préjudiciable puisqu’il occasionne de nombreux amalgames et malentendus. Quand on parle de bande dessinée, on néglige souvent certaines distinctions importantes, par exemple entre BD cultivées et BD de masse, BD enfantines et BD d’adultes, BD mainstream et BD indépendantes etc. Cette absence de discernement génère des préjugés et des impensés, voire une certaine dévalorisation du genre tout entier.
Et la philosophie n’est pas étrangère à cette méprise, qui se double souvent d’un certain mépris. Certes, il y a eu, et il continue d’y avoir des incursions de la philosophie dans la bande dessinée, mais la philosophie ou plutôt les philosophes demeurent frileux face à une telle alliance et semblent privilégier le chemin inverse : pour nombre d’entre eux, il faudrait quitter le monde de la bande dessinée pour pouvoir entrer en philosophie parce que la bande dessinée cristallise tout ce dont le philosophe ou le professeur de philosophie cherche à se débarrasser : il s’agirait, pour lui, de quitter le monde de l’enfance pour celui des adultes, la littérature facile pour les « vrais livres », l’humour pour l’esprit de sérieux, les images pour les concepts, etc.
L’objet de ma réflexion consiste à interroger la place et la légitimité de la bande dessinée dans l’enseignement de la philosophie ; mon hypothèse est que la narration graphique séquentielle permet de mettre l’apprenti philosophe dans des dispositions favorables au questionnement, à la problématisation et à la conceptualisation, ou pour le dire autrement et selon la formule kantienne, à l’apprentissage non pas de la philosophie comme histoire de doctrines, mais du philosopher comme démarche de pensée. Autrement dit, la narration graphique peut être utilisée au service de la transmission de connaissances, mais surtout de la mise en situation de problèmes et de l’apprentissage de la pensée philosophique.
C’est donc bien l’acte de penser, la démarche réflexive qui est ici en jeu et à laquelle s’ajoute une autre dimension qui n’est peut-être pas directement philosophique. Disons qu’elle est davantage psychologique, et en ce sens elle a souvent été négligée ou non considérée en classe de philosophie. En effet, dans le contexte spécifiquement scolaire, se dressent souvent, de manière inaperçue, un certain nombre d’obstacles épistémologiques qui sont autant de barrières, parfois réelles mais plus généralement fantasmées, que se forge l’élève de manière inconsciente : on peut d’abord évoquer une sorte de barrière ou de distance « professeur - élève » qui suppose un écart entre l’adulte qui incarne la figure du savoir et l’élève qui tiendrait le rôle de l’ignorant avec tous les complexes que cela peut engendrer - timidité dans la prise de parole ou manque de confiance en soi conduisant souvent à une forme de passivité de sa part en classe. Il y aurait ensuite une sorte de barrière de la langue : au discours philosophique s’oppose le parler de l’élève ; et cet écart entre le vocabulaire philosophique et le langage commun peut parfois générer des incompréhensions. La troisième distance réside dans l’opposition entre l’univers du quotidien expérimenté par l’élève, celui de situations vécues et concrètes qu’il peut considérer comme terre à terre ou triviales et ce qui peut apparaître à ses yeux comme des abstractions philosophiques, celui d’un « monde des philosophes », qui serait complètement déconnecté du sien.
Même si elle n’est pas un remède miracle ni la panacée à toutes les difficultés, la bande dessinée pourrait contribuer à résorber ces trois formes de distances parce qu’elle s’avère être un medium décomplexant et rassurant qui invite l’élève à oublier momentanément ces obstacles, souvent imaginaires ou symboliques. Il s’agit ici de montrer que grâce à la fréquentation des bandes dessinées, en lecture individuelle et autonome, mais aussi dans un usage pédagogique en classe, l’élève est davantage capable de sauter le pas ou d’entrer en philosophie.
Même si Benoît Peeters a récemment montré dans une de ses conférences au Collège de France combien il est délicat de définir la bande dessinée, nous pouvons ici nous contenter d’une définition élémentaire : c’est un récit qui se lit et qui se regarde. Caractériser la bande dessinée de narration graphique, c’est souligner sa dimension verbale puisqu’il y a presque toujours du texte ; mais c’est surtout relever que la narration se déploie graphiquement, de manière séquentielle, séquence par séquence, un peu comme au cinéma, - avec cette différence qu’une séquence en chasse une autre au cinéma, ce qui n’est pas le cas dans la bande dessinée. Celle-ci a la particularité d’utiliser le registre spatial et graphique des planches (espace de la page), des strips (ou bandes en français) et des vignettes (les cases).
Pour un enseignant, la bande dessinée offre donc la possibilité de travailler à la fois sur un texte et sur des images ; ce double aspect de la bande dessinée est ce qui fait à la fois sa force mais aussi sa difficulté car il faut savoir articuler les deux, que ce soit dans la lecture (lire une bande dessinée n’est pas forcément évident, ça s’apprend) ou dans l’analyse (analyser des images n’est pas la même chose qu’analyser un texte et la conjugaison texte-image implique encore une autre approche). Même si cette articulation est délicate, c’est là, de toute évidence, que peuvent se jouer les ressorts d’un déploiement philosophique intéressant.
Un outil de vulgarisation
Au premier abord, la bande dessinée semblerait être un moyen utile pour faciliter l’accès à des textes ou, de manière plus générale, à des idées philosophiques souvent ambitieuses et complexes.
Le prérequis ou le présupposé de cette première approche serait que la philosophie relèverait d’un contenu de connaissances donné qu’il s’agirait de transmettre. La bande dessinée offrirait un écrin didactique profitable parce qu’elle utilise des illustrations accessibles et séduisantes ainsi que des mises en page attractives. Il existe un certain nombre d’ouvrages de ce genre, et ceux-ci peuvent être plus ou moins convaincants ; on peut relever deux écueils à ce type de démarche : premièrement, les aménagements textuels conduisent parfois à un appauvrissement du contenu philosophique. C’est d’ailleurs ce qu’on retient de l’idée de vulgarisation, celle d’une perte ou d’une dégradation par rapport à l’original. Le deuxième écueil consiste dans une alchimie qui ne prendrait pas entre le texte et l’image. Il peut y avoir comme une juxtaposition entre deux types de langage ou de discours, celui de l’auteur du texte philosophique et celui de l’illustrateur. C’est notamment le cas du Banquet illustré par Joann Sfar[1], malgré tout le talent qui est le sien par ailleurs : les dessins restent extérieurs au texte, ils l’entourent, mais ils n’apportent pas grand-chose à la lecture ou la compréhension de l’ouvrage de Platon.
On peut trouver néanmoins quelques prouesses notables dans cet exercice, à commencer par L’Ethique de Philippe Amador[2]. Le dessin se met véritablement au service du texte de Spinoza pour l’éclairer. Malgré la difficulté théorique de l’ouvrage spinoziste, liée à son abstraction métaphysique et sa complexité technique, Philippe Amador réussit un tour de force remarquable : il parvient à rendre intelligible l’ensemble de l’ouvrage. A l’aide de schémas simples et éclairants et de mises en perspectives humoristiques, il permet au lecteur de visualiser les concepts. Philippe Amador propose un réel effort de définition et de clarification conceptuelle par l’illustration. Il n’esquive jamais les difficultés, il s’y confronte et parvient à trouver des astuces visuelles pour entrer dans le texte. Comme il le souligne lui-même dans une interview, « ce qui pourrait encore être équivoque par les mots, quand on écrit un ouvrage de vulgarisation, ne peut plus l’être par le dessin ». Le dessin doit nécessairement s’ancrer dans une situation précise ; et il faut que l’illustrateur ait bien compris le texte pour se lancer dans un dessin. Ainsi, la lecture du texte est non seulement illustrée, mais aussi commentée et explicitée ; certaines haltes liées à des définitions ou des précisions de sens contribuent à la bonne compréhension de l’ensemble ; et la prise de distance permise par des croquis ou des dessins explicatifs permet de saisir progressivement le sens du texte.
Spinoza, Ethique, Philippe Amador, Dunod Graphic, 2021
Un outil déclencheur
Le deuxième usage que l’on peut assez facilement assigner à la bande dessinée est celui de support didactique déclencheur. Dans cette perspective, toute forme de bande dessinée peut être exploitée, elle n’a pas besoin d’être directement philosophique. Beaucoup d’entre elles permettent d’appréhender des questions générales abordées en cours de philosophie, que ce soit sur le rapport de l’homme au travail, à la nature, à la liberté, la justice… Ainsi l’album Retour à la terre de Manu Larcenet et Jean-Yves Ferri[3] se prête bien à des questionnements sur notre rapport à l’environnement. L’ouvrage raconte l’arrivée et l’emménagement de deux citadins à la campagne, dans une série de saynètes humoristiques. Dans le cadre d’une classe, l’utilisation d’une saynète permet, en très peu de temps, d’identifier et de formuler, en commun avec les élèves, un certain nombre de problèmes. La bande dessinée est alors une sorte d’entrée en matière pour dégager des questions ou des problèmes qui seront analysées dans la suite d’un cours.
Spinoza, Ethique, Philippe Amador, Dunod Graphic, 2021
Manu Larcenet, Jean-Yves Ferri, Retour à la terre, Dargaud, 2002
Dans Chroniques de jeunesse, Guy Delisle[4] revient sur sa propre expérience comme stagiaire dans l’usine à papier de son père. Son livre permet d’interroger le rapport de l’homme au travail, et plus spécifiquement au travail ouvrier. Les planches visuellement intéressantes montrent les disproportions entre l’humain et les machines, les difficultés du personnage principal, dégingandé et maladroit, à trouver sa place face à des monstres mécaniques, mais aussi par rapport aux collègues de travail, pas moins impressionnants ni rassurants. C’est donc là aussi une occasion d’entrer dans des problématiques sur le machinisme ou le travail aliénant, qu’il est possible de mettre en résonances avec des textes de Marx ou de Simone Weil par exemple.
Delisle, G., Chroniques de jeunesse, Shampoing, Delcourt, 2021.
La bande dessinée est donc un bon levier pour entrer dans un questionnement. C’est un tremplin ou une accroche pour capter l’attention des élèves et les conduire à problématiser par eux-mêmes. Elle permet de mettre assez rapidement l’élève face à des voire ses propres contradictions. Mais dans dans toutes ces approches, la bande dessinée n’est qu’une accroche, un simple moyen qui pourrait être interchangeable avec un autre support illustré (saynète de film, affiche publicitaire, œuvres d’art…). Elle n’est qu’une ressource possible, parmi d’autres, pour enclencher un questionnement.
Un outil de compréhension et d’accompagnement de la pensée
Or, la bande dessinée peut être davantage qu’un outil de vulgarisation ou qu’un outil déclencheur ; elle peut être un outil de compréhension et d’accompagnement de la pensée. Elle n’a alors plus seulement une fonction d’amorce, mais elle permet de faire entrer dans une logique ou dans un raisonnement ; cet usage est permis par le fait que la bande dessinée n’est pas une image isolée, mais une narration graphique. La séquentialité invite à un cheminement, à une déambulation ou à une immersion prolongée dans un univers spécifique et à un séjour dans un cadre défini avec des personnages et des situations déterminées. En proposant des mises en situations concrètes, la bande dessinée contribue à abolir la distance entre un discours philosophique jugé abstrait, voire hors de portée, et des situations pratiques ou des questionnements du quotidien. On peut ici penser à la bande dessinée Philocomix[5] qui a le mérite d’ancrer les pensées des auteurs dans des situations dans lesquelles chacun peut s’identifier ; elle montre bien que la philosophie n’est pas seulement une discipline avec un contenu doctrinal abstrait et figé (la « pensée » de Platon, d’Aristote ou d’Épicure…), mais qu’elle consiste dans une démarche réflexive engagée dans le quotidien.
Ainsi, la bande dessinée met les problèmes à bonne échelle qui est celle de nos existences : ce ne sont plus des concepts placés trop haut, dans le ciel intelligible des Idées pures, mais dans des expériences vécues par chacun. Pour utiliser une expression commune, cette mise en situation conceptuelle « parle » aux lecteurs. L’incarnation visuelle et expérimentale de situations problématiques permet de déclencher un questionnement qui devient « véritable » parce que le lecteur se l’est approprié ; on peut ici utiliser la distinction que fait Dilthey entre expliquer et comprendre : dans la bande dessinée, le discours n’est pas seulement explicatif au sens où on donnerait les arguments théoriques qui viennent rendre raison d’une idée, comme on peut le faire dans le cours de philosophie, de manière magistrale. Dans la bande dessinée, le discours fait l’objet d’une compréhension au sens où l’élève-lecteur s’est approprié un questionnement, une réflexion et a pu faire siennes des dimensions de sens qui résonnent avec ses expériences de vie concrètes.
L’humour qui accompagne souvent les pages de ce genre de bande dessinée facilite cette appropriation. L’humour dédramatise, il contribue à décomplexer le lecteur face à un discours qu’il pourrait considérer comme spontanément difficile ou rebutant ; et contrairement au pur comique, qui fait rire mais pas vraiment réfléchir, l’humour favorise l’émergence de la pensée par des situations décalées qui remettent en question les conventions établies et les fausses évidences. C’est d’ailleurs ce que faisait déjà un peu Socrate en son temps ; et il y a indéniablement une dimension socratique dans l’usage philosophique de la bande dessinée ; certes, d’abord, par cet humour mais ensuite aussi par un aspect profondément dialogique ou dialectique de celle-ci.
L’espace dialectique de la bande dessinée
Dialogue entre l’auteur et l’illustrateur
Lorsqu’une bande dessinée est écrite par un auteur et un illustrateur, il y a sans arrêt des allers-retours entre eux ; ces échanges amènent des questions, des reformulations de problèmes et la mise en place de solutions textuelles et graphiques indispensables à la clarté de l’ouvrage. Cet échange ressemble à un échange socratique, mais c’est l’illustrateur qui joue à être Socrate et qui demande sans arrêt à l’auteur : « pourquoi écris-tu ceci ? En quel sens tu veux dire cela ? Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Pourquoi commences-tu par là ? … ». Et dans ces échanges, la double expertise que requiert l’écriture de la bande dessinée est amenée à être inversée : l’illustrateur doit se faire expert en philosophie ou en tout cas, avec son bon sens et son jugement, porter un regard critique sur la pertinence et l’efficacité des textes ; l’auteur, quant à lui, est amené à se faire « expert » en illustrations et vérifier que l’illustration met bien en perspective l’idée développée. C’est ce « partage de l’auctorialité »[6] qui est ici intéressant : en visant à faciliter la compréhension de l’ouvrage, il contribue en même temps à une sorte de désacralisation du discours. Celui-ci est mis à hauteur du non-spécialiste de la philosophie.
Dialogue entre les personnages
Le dialogue entre les personnages de la narration peut aussi contribuer à rendre le discours philosophique plus accessible. Faire parler l’auteur d’une pensée (Nietzsche dans l’exemple ci-dessous), le conduire à préciser ou reformuler ses idées en le confrontant à un interlocuteur non averti, ici une jeune fille, permet de faire entrer le lecteur dans une pensée ; le processus de mise en récit ou de mise en dialogue est une forme de mise en compréhension. Ce type de dialogue, qui est un jeu de questions-réponses à la manière socratique, favorise la lecture en autonomie des textes : elle met même à l’aise l’élève qui serait en difficulté avec la lecture parce que face à une planche, il est dans une autre disposition d’esprit que face à un ouvrage classique, - quand bien même il s’agit du même texte.
Dialogue de la bande dessinée avec le lecteur ou avec (et entre) les élèves
La dernière forme de dialogue peut aussi se trouver dans la confrontation entre les lecteurs et la bande dessinée elle-même ; en classe, un tel usage requiert une vidéo-projection des planches et implique une lecture en commun. Cette approche orale et visuelle de questions philosophiques, généralement abordées de façon textuelle, peut engendrer des réactions différentes, redistribuer les dynamiques établies au sein de la classe et modifier les habitudes des uns et des autres : donner de l’audace aux plus timides ou aux plus complexés par l’écrit, « réveiller » les élèves les plus en retrait, en tout cas susciter une mobilisation et une implication généralisée et des échanges vivants.
Gasparov, M., Boudet, E. , La Vérité, Toute la philo en BD, La Boîte à bulles, Belin éducation, 2022.
La puissance questionnante des images
En cours de philosophie, il arrive parfois que les élèves ne « voient » pas ce que l’on veut dire. Ils ne voient pas au sens certes où ils ne comprennent pas, mais aussi au sens où ils ont parfois besoin de visualiser pour intégrer un contenu de pensée ou un concept ; or c’est précisément une des vertus de l’image. C’est ce que montre Serge Tisseron dans la Psychanalyse de la bande dessinée: l’image permet d’« intérioriser […] des figurations de contenus difficiles à penser »[7]. Il remet ainsi en question l’idée de passivité du spectateur d’images et, par conséquent, du lecteur de bande dessinée ; par les illustrations, le lecteur peut parvenir à mettre en forme sa pensée encore confuse et en gestation. La bande dessinée donne des cadres pour une meilleure appropriation et intériorisation de concepts. En ce sens, les images ne sont pas simplement des images-tableaux, des copies superfétatoires qui viendraient doubler un texte, mais elles sont de véritables éléments de construction de la psyché de l’élève, de son monde intérieur et de sa pensée.
De manière plus générale, rendre visible, c’est souvent rendre compréhensible. La bande dessinée peut être utilisée dans le cadre d’une forme de démarche inductive en invitant l’élève à forger par lui-même, à partir des planches, la définition d’un concept complexe. Ainsi, pour définir le concept de métaphysique, l’usage de certaines planches des Genèses apocalyptiques de Lewis Trondheim[8] se révèle pédagogiquement profitable. Le dessin est un outil efficace pour saisir ou faire siennes certaines formes d’abstraction ; ici, dans une simplicité et une sobriété graphiques exemplaires, faites d’aplats en noir et blanc, mais aussi de formes géométriques élémentaires, l’auteur invite le lecteur à penser les questions fondamentales de la métaphysique, l’existence, la mort, Dieu, la matière… L’image est ici une étape utile à la conceptualisation.
En un certain sens, l’allégorie de la caverne ne procède pas autrement. Quand Socrate demande à Glaucon de « se figurer » des hommes dans une caverne puis de « se figurer » leur libération, il l’enjoint à s’élever, grâce au récit allégorique, des images aux idées, à passer d’une perception sensible à une pensée intelligible ; si Socrate passe par l’allégorie, c’est parce qu’il estime que c’est le moyen le plus efficace de faire comprendre son idée qu’il juge trop abstraite et difficile.
L’image a donc des vertus pour la conceptualisation. Dans sa thèse, intitulée Le Déploiement[9] et entièrement rédigée en bande dessinée, Nick Sousanis, chercheur américain en Sciences de l’Éducation, montre combien sont riches les ressources de la pensée visuelle ; à côté des images représentationnelles (qui concrétisent une notion abstraite), on peut trouver des images interprétatives, mais aussi organisationnelles (qui structurent les relations entre les éléments en jeu). Il explique comment le déploiement graphique permet un déploiement de la pensée, en jouant sur une grande diversité de types d’images, sur le jeu des possibilités graphiques et symboliques qui génèrent des résonances, des allers-retours, des interactions propices à la subtilité de la pensée.
La poétique de la bande dessinée
Au-delà de considérations purement didactiques et finalement encore assez instrumentales, la bande dessinée est également porteuse d’une dimension poétique et contemplative. La place donnée aux illustrations invite généralement à une certaine sobriété verbale. Cela peut
même aller jusqu’au mutisme ou à ce qu’on appelle les bandes dessinées muettes, c’est-à-dire sans texte.
Chris Ware, Building Stories New York, Pantheon, 2000. ©
Le dépouillement verbal des planches de bande dessinée a cette vertu quasi magique de faire taire un certain brouhaha mental, celui du quotidien et de ses préoccupations pour donner du champ à des pensées vivantes et authentiques. La lecture est alors un voyage, une embarcation dans un univers visuel qui invite à regarder, imaginer, méditer, postuler, questionner et interroger. C’est dans le silence des cases, en l’absence de toute explication donnée ou de vérités toutes prêtes, que peut émerger, se déployer, s’élargir et se complexifier une pensée. La bande dessinée, en faisant circuler le regard et en sollicitant l’imagination, peut inciter à forger des fables ou des mondes pour questionner nos vies ou celles d’autrui, comme le fait par exemple Shaun Tan dans Là où vont nos pères.
Forger des fables, pour le dessinateur de bande dessinée, c’est toujours une façon de lire le monde, voire de produire des vérités sur celui-ci ; l’auteur de bande dessinée cherche souvent le point d’équilibre entre la vérité des choses et leur manière de nous affecter[10]. Il cherche à saisir le réel en l’altérant le moins possible. La vérité du dessin engage une certaine forme de vérité de l’expérience affective des choses. Ainsi les planches de Chris Ware qui sont comme des labyrinthes où se concentre l’essence de nos vies. Le lecteur est invité à une lecture-exploration des méandres des villes modernes qui sont en même temps des explorations de nos existences complexes. Sa manière d’aborder la page de bande dessinée restitue une expérience sensorielle, temporelle, mémorielle, qui offre un espace d’interrogations et de méditation très riche.
Shaun Tan, Là où vont nos pères, Dargaud, 2006
La bande dessinée est donc, pour conclure, un formidable outil propédeutique à l’apprentissage de la pensée philosophique ; c’est un espace de dialogues, un espace dialectique où la pensée explore ses potentialités et se déploie dans des questionnements authentiques et intériorisés. Il importe de rappeler que la philosophie n’est jamais un trésor caché, une doctrine secrète qu’il s’agirait de débusquer toute faite, derrière les images. La pensée philosophique, comme démarche réflexive, trouve dans la bande dessinée un espace de déploiement qui permet tout à la fois de mettre à distance la réalité, tout en la plaçant là, à proximité, sous nos yeux, pour mieux nous la faire voir. Elle fait donc réfléchir tout en « réfléchissant » la réalité, et c’est cela qui la rend particulièrement pertinente pour une approche philosophique.
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Amador, P. (2021). Spinoza, L’Ethique, De la Vérité au bonheur. Dunod Graphic.
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Delisle, G. (2021). Chroniques de jeunesse. Delcourt.
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Ferri, J-Y., Larcenet, M. 2002). Retour à la terre. Dargaud.
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Gasparov, M., Boudet, E. (2022). La Vérité - Toute la philo en BD. Belin éducation.
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Gerbier, L. (2007). L’imagier philosophique de Joann Sfar. Neuvième art, 13.
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Platon (2002). Le Banquet. Bréal.
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Raux, H. (2017). Bande dessinée et diffusion des savoirs : l’avènement du documentaire graphique ? Rencontres Nationales de la Bande Dessinée #2, p.3.
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Sousanis, N. (2016). Le Déploiement. Actes sud.
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Tan, S. (2006). Là où vont nos pères. Dargaud.
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Thivet, J. Ph, Vermer J., Combeaud A.L. (2017). Philocomix. Rue de Sèvres.
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Tisseron, S. (2000). Psychanalyse de la bande dessinée. Champs Flammarion.
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Trondheim, L. (2002). Genèses apocalyptiques. L’Association.
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Ware, C. (2000). Building Stories. Pantheon.
Platon, Le Banquet, Petite bibliothèque philosophique de Joann Sfar, Les Éditions Bréal, 2002. ↩︎
Amador, Philippe, Spinoza, L’Ethique, De la Vérité au bonheur, Dunod Graphic, 2021. ↩︎
Ferri, J-Y., Larcenet, M., Retour à la terre, Dargaud, 2002. ↩︎
Delisle, G., Chroniques de jeunesse, Shampoing, Delcourt, 2021. ↩︎
Thivet, J. Ph, Vermer J., Combeaud A.L., Philocomix (vol. 1, 2 et 3), Ed. Rue de Sèvres. ↩︎
Hélène Raux. Bande dessinée et diffusion des savoirs : l’avènement du documentaire graphique ?. Rencontres Nationales de la Bande Dessinée #2 : Bande dessinée et éducation, Oct 2017, Angoulême, France. ⟨hal-01757039⟩, p. 3. ↩︎
Tisseron, S., Psychanalyse de la bande dessinée, Champs Flammarion, 2000. p. III. ↩︎
Trondheim, L., Genèses apocalyptiques, L’Association, 2002. ↩︎
Sousanis, N., Le Déploiement, Actes sud, 2016. ↩︎
Gerbier, L., « L’imagier philosophique de Joann Sfar », in Neuvième art, n°13, janvier 2007. ↩︎