Revue

Philosopher avec les enfants: Un enjeu politique, un enjeu pour l'émancipation.

Texte de l’intervention d’Edwige Chirouter à la journée d’étude organisé par la Chaire UNESCO de l’Université de Nantes le samedi 12 juin 2021 à la Bibliothèque Nationale de France (Site François Mitterrand). Paris

Mon exposé portera sur trois aspects qui pour moi tissent les liens entre la philosophie avec les enfants, le politique et le processus d’émancipation:

Je commencerai par un rappel des fondamentaux politiques de la pratique de la philosophie avec les enfants par un retour à son origine et aux travaux de J. Dewey et M. Lipman, puis dans un deuxième temps sur la fonction essentielle des récits et du travail d’interprétation comme médiation pour apprendre à penser. Et enfin un troisième temps où je plaiderai pour la place centrale que devrait avoir la philosophie à l’école: non pas seulement à la fin du cursus (la seule Classe Terminale en France), non pas seulement non plus dès le début (à l’école maternelle) mais au cœur même de l’intuition scolaire et je plaiderai pour une école philosophique.

La philosophie pour enfants: quelques fondamentaux, au cœur d’enjeux politiques

Je commence donc dans un premier temps par revenir sur les origines de la philosophie avec les enfants, sur les fondamentaux qui nous éclairent aujourd’hui sur les enjeux politique de cette pratique.

La philosophie avec les enfants débute dans les 1970 à l’Université de Montclair aux États-Unis avec les travaux du philosophe Matthew Lipman. Lipman était un disciple de John Dewey, un des fondateurs du pragmatisme - c’est-dire d’une philosophie qui se veut émancipatrice, au service de la démocratie et d’une philosophie ancrée dans le réel, le sensible, l’expérience, basée sur le modèle de l’enquête, du problème, et de la démarche scientifique. Dewey récusait — comme le fait encore aujourd’hui par exemple M. Nussbaum- une vision techniciste de la démocratie (comme seul mécanisme formel) et il la considère plutôt comme un mode de vie: c’est-à-dire comme un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire, à se parler et à délibérer les uns avec les autres. Nous avons trop tendance à focaliser la vie démocratique sur une activité politique qui n’a lieu que tous les 5 ans — le vote par exemple - au lieu de mettre en avant ce qui a besoin d’être travaillé tous les jours dans nos interactions sociales quotidiennes. D’où l’idée chez M. Lipman de créer dans les classes avec de très jeunes enfants ce qu’il appelle des « Communautés de Recherche Philosophique (C. R. P.) qui seraient une mise en acte de cette conception de la démocratie.

Dans ces ateliers, comme à l’intérieur d’un laboratoire, les enfants, le plus souvent assis en cercle, vont formuler des questions et évaluer les idées émises. A partir d’une problématique (par exemple « qu’est-ce qu’une loi juste ? »,  ou « A-t-on le droit de mentir ? » ), les enfants sont invités à formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leurs opinions, à évaluer collectivement la validité rationnelle et éthique des différentes propositions.

Ils y développent patiemment — grâce à un étayage rigoureux de l’enseignant-e ou de l’animateur - une pensée qui se veut à la fois critique, vigilante et créative (d’où l’importance aussi de l’imagination, des fictions et des expériences de pensée dans ces pratiques, j’y reviendrai).

On voit ainsi comment dans ses fondements même la philosophie avec les enfants vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique: La formation de sujets libres, capable d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi une certaine éthique de relation à soi et aux autres

Fiction et émancipation dans la pratique philosophique

J’en viens maintenant à la deuxième idée que je souhaiterai développer: L’importance des récits dans la pratique de la philosophie avec les enfants et ce processus d’émancipation.

Le postulat de ma thèse soutenue en 2008 - qui s’intitulait A quoi pense la littérature de jeunesse ? - était le suivant: On ne peut pas apprendre à philosopher sans textes, sans médiations culturelles, qui permettent la rigueur, la problématisation et la mise à distance affective de la notion travaillée (conditions nécessaires à l’exercice philosophique). Les textes classiques de philosophie et leurs auteurs (Kant, Descartes, Spinoza…) étant trop difficiles d’accès direct pour de jeunes enfants, c’est grâce à la littérature que l’on peut leur permettre d’avancer dans cet apprentissage rigoureux. Car une des fonctions essentielles des récits est justement d’aider les êtres humains à penser le monde. Les grands dilemmes soulevés par les histoires invitent à la réflexion, bouleversent les évidences, provoquent de la complexité et favorise l’ouverture d’esprit. La littérature est ainsi comme un immense laboratoire où les lecteurs de tout âge peuvent expérimenter une multiplicité de situations problématiques. Je cite P. Ricœur dans une formule qui pour moi est totalement souveraine: « Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal ». Dans ce royaume de la fiction, je suis dégagée des contraintes du réel empirique et des lois de la morale, et je peux ainsi de vivre par procuration ce que la réalité, seule, ne me permettra jamais de vivre: En tant que lectrice, je peux par exemple commettre un meurtre et expérimenter par la pensée les tourments du remord (ou pas…), je peux aussi devenir invisible (tel évidemment le célèbre berger Gygès dans le mythe de Platon) et expérimenter les limites du Bien et du Mal et de ma propre moralité (« Et si j’étais à la place de Gygès… »)…

Autre élément essentiel: la littérature instaure ce que j’ai appelé dans mes recherches une « bonne distance » affective pour penser sereinement. Le vécu, l’expérience personnelle, l’intimité est un matériel très difficile à manier surtout avec de jeunes enfants car on peut très facilement être submergé par l’affect, les émotions. La fiction, elle, établit un pont entre l’expérience singulière — qui, par son caractère trop intime — peut empêcher la prise de recul et l’analyse — et le concept — qui, lui, à l’autre extrême, par sa froideur, son abstraction, peut nuire à l’implication personnelle nécessaire aussi à toute initiation philosophique. L’incarnation par les personnages (Cyrano, Gygès, Antigone, Peter Pan) et par des situations fictives met ainsi à bonne distance affective la question travaillée. Parce que les grands récits sont à la fois proches de nos préoccupations internes (on s’identifie aux personnages) et suffisamment éloignés pour ne pas nous obliger à les affronter directement, ils sont une médiation nécessaire pour oser penser sereinement.

La littérature est donc un lieu où va s’expérimenter la pensée et le rapport au monde. Comme l’a souligné F Galichet, le processus d’interprétation est donc essentiel dans le travail philosophique. Il me semble que le modèle d’interprétation des textes est d’ailleurs Le modèle de compréhension du monde. Le monde, le réel, est lui-même comme un texte à interpréter. Si je veux le comprendre, je suis obligée de partir des faits (Je suis assise ici ce 12 juin 2021 dans le petit Auditorium de la BNF). Dans un texte il y a aussi des indices tangibles: Madame Bovary , par exemple, se passe en Normandie, au XIXème siècle, elle a tel âge, etc. — je ne donc pas dire n’importe quoi, je ne peux pas délirer, ni sur le monde ni sur le texte - et en même temps la compréhension du monde — comme des textes - ne se limite pas à cette simple observation des faits, il va falloir que je les interprète: émettre par exemple des jugements de valeurs sur l’action des personnages (ont-ils raison, ont-ils tort ? Peut-on parler d’amour, de justice, de courage dans telle ou telle situation ?). Et de la même façon qu’il y a autant de Madame Bovary qu’il y a de lecture de Madame Bovary, il y a autant d’interprétation du monde que de sujets au monde (nous aurons tous un souvenir, une interprétation différente de notre vécu de cette journée ici à la BNF.)

Ainsi évitant à la fois les écueils du relativisme (dire tout et n’importe quoi) et du dogmatisme (1 seule réponse possible) — le modèle interprétatif est véritablement opérant pour penser le monde. C’est pourquoi je suis persuadée qu’il faut entrainer les enfants très jeunes — par des ateliers de philosophie qui passe par l’interprétation de récits (ou d’œuvres d’art) — à construire de façon éclairée et lucide ce mode de compréhension (qui peut éviter les écueils politique du complotisme (dire tout et n’importe quoi sans tenir compte des faits, de la raison et de la science) et du dogmatisme (une seule version est possible).

Pour une école philosophique

Enfin dernière idée que je voudrais développer: comment les ateliers de philosophie avec les enfants nous donnent le modèle, le paradigme, de ce que devrait être l’école au quotidien

La philosophie - en tant que discipline - possède la particularité d’aborder une pluralité de domaines existentiels, moraux, politiques (la mort, l’amour, le bonheur, la liberté,) mais aussi le sens épistémologique de toutes les disciplines enseignées. Les sciences, les mathématiques, les arts, l’histoire, le sport sont interrogeables par la philosophie. Le questionnement philosophique peut ainsi redonner de la « saveurs au savoirs » (expression de J-P. Astolfi) en permettant aux élèves de questionner les fondements épistémologiques et les problèmes philosophiques soulevés dans et par les différentes disciplines (« qu’est-ce qu’une vérité scientifique ? », « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? », « Peut-on parler de progrès en histoire ? », etc.). Je cite ici H. Rosa dans Rendre le monde indisponible:

« L’éducation ne se produit pas là où une compétence déterminée est acquise, mais à chaque fois qu’un fragment du monde pertinent sur le plan social « se met à parler », c’est-à-dire lorsqu’ un enfant ou un adolescent dit tout à coup: « Tiens, l’histoire, ou la politique, ou la musique, etc », me disent quelque chose — ils me concernent et je peux m’engager en eux » (2018 , p. 86).

Ainsi, plus que de simples moments de philosophie déconnectés des autres apprentissages (1 heure « d’atelier philo » par semaine), la philosophie peut insuffler du sens à ce que les élèves doivent apprendre au quotidien et dans toutes les disciplines. Il faudrait donc passer des ateliers de philosophie ponctuels (dans le cadre de l’EMC par exemple) à une école philosophique qui promeut 5 formes de pédagogie (qui sont comme l’ADN de la philosophie avec les enfants). Ce qui se joue et se pratique dans ces ateliers (l’éthique de relation aux enfants, le rapport au savoir, l’exigence unie à la bienveillance, la posture de l’enseignant) doit servir de modèle pour mettre en œuvre au quotidien à l’école:

  1. Une pédagogie de l’enquête, du problème, de l’interprétation et non de la transmission passive et froide des résultats ;

  2. Une pédagogie du sens, de l’expérience, de la sensibilité, qui sait dévoiler aux élèves comment les savoirs font écho à leurs préoccupations et leur volonté de donner sens au monde ;

  3. Une pédagogie de l’intelligence collective - pour cultiver l’esprit de coopération. Lorsque les élèves sont effectivement invités à réfléchir aux grandes questions universelles, ils font ensemble l’épreuve d’une commune vulnérabilité face à la complexité de ces questions qui ne trouvent pas de réponse unique et définitive. Les enfants se rendent compte ainsi qu’ils ne vont pas pouvoir prendre en charge seuls la difficulté de ces questions qui nécessitent de fait une coopération de toutes les intelligences.

  4. Une pédagogie critique des valeurs qui instaure un rapport réflexif à la loi, aux normes et aux conflits (« Y a t-il des violences légitimes ? », «  faut il toujours obéir ? ») - au-delà d’une obéissance aveugle aux règles et aux inutiles et contre-productives injonctions morales.

  5. Enfin une pédagogie de la lenteur qui prenne le temps - loin des injonctions à l’urgence permanente — d’apprendre patiemment à grandir et penser.

En conclusion

La mise en place de moments de Communauté de Recherche Philosophique à l’école et dans la cité (comme dans les bibliothèques) donne bien corps à ce que Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée», c’est-à-dire la création de temps et d’espaces coupés de l’affairement du monde où les participants peuvent prendre de la distance pour penser sereinement ensemble. L’enjeu de la philosophie avec les enfants n’est donc pas seulement didactique et pédagogique mais bien pleinement politique au sens le plus noble du terme.

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