Revue

Adolescents en foyer éducatif - comment s'épanouir à travers le dialogue et l'art ?

Les Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS) sont spécialisées dans l’accueil de mineurs en difficulté. Elles œuvrent pour la protection et l’éducation d’enfants et d’adolescents en danger, maltraités, abandonnés, ou délinquants. Cela fait souvent suite à des carences éducatives et à des violences familiales. C’est dans ce contexte, en foyer et en accueil de jour, que différents groupes d’enfants et d’adolescents participent depuis le mois d’octobre 2020 à des ateliers de philosophie.

Les ateliers ont d’abord pour ambition d’améliorer le raisonnement et de favoriser un accès à un degré supérieur de réflexion et ce, en instaurant une pédagogie de la communauté de recherche d’inspiration lipmanienne. Le but est aussi et dans le même temps d’encourager la prise de parole et le dialogue des enfants et adolescents entre eux. Je me suis demandé comment instaurer dans l’atelier de philosophie une éducation réflexive, à savoir, une éducation qui soit tournée vers la recherche. Cela impliquait pour moi de ne pas être en position de « sachante » ou de savante, qui aurait pour intention de les faire accoucher de la vérité ou bien de leur apprendre des grands concepts et paradigmes philosophiques ; et cela impliquait pour les enfants et les adolescents de contribuer à instaurer un cadre et une méthodologie dans lesquels ils élaboreraient ensemble leurs raisonnements et leurs savoirs. En effet, « maîtriser un art, c’est entrer en dialogue avec ces mêmes autres, détournant parfois leur pensée, se fondant d’autres fois sur elle, tantôt la rejetant, tantôt la modifiant, jusqu’à ce qu’on ait découvert sa propre manière de faire, de dire, ou d’agir, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’on ait découvert sa créativité propre. »[1]. On peut donc considérer que ce qui est en jeu dans la communauté de recherche philosophique n’est pas seulement la culture d’une pensée critique mais est aussi l’épanouissement de la personnalité.

C’est après avoir encadré une quarantaine de dialogues philosophiques pour enfants en travail social que je compte à trois ou quatre le nombre de fois où les participants ont mentionné de manière plus ou moins explicite ce qui les entravait ou ce qui avait pu les traumatiser. Ces événements qui sont rares méritent une attention particulière. Ils ne sont ni anodins ni insignifiants pour ceux qui les évoquent. Il est légitime et nécessaire de se poser la question, qui est celle de savoir ce qu’un intervenant en philosophie peut et doit faire dans ce genre de situation ?

Je me suis adaptée à mon public pour me demander comment reconnaître – reconnaître d’abord au sens de percevoir et distinguer dans leurs discours et attitudes la manifestation de ce besoin, et reconnaître ensuite au sens de considérer, voir, entendre, prendre en compte – comment donc reconnaître ce désir de comprendre l’injustice dont ils ont été victimes sans, et là est tout l’enjeu, qu’ils soient frontalement ramenés à leur histoire traumatique ?

Je tenterai de répondre à cette question en en aborder successivement deux autres. (1) Qu’est-ce qui, dans le dispositif de l’atelier de philosophie, peut donner l’occasion aux enfants et aux adolescents en situation de vulnérabilité de partager ce qui les tourmente et sans que cette expérience du partage soit une nouvelle source d’angoisse ? (2) Quelles règles de déontologie peuvent guider l’intervenant en philosophie pour réagir adéquatement quand les enfants et les adolescents mentionnent ce qui les blesse ou inquiète ?

Quelles conditions formelles et matérielles réunir pour engager ceux qui le souhaitent dans le dialogue ?

Le cadre

La philosophie et l’enfance

Nous appelons chercheurs les enfants et adolescents qui participent aux ateliers de philosophie. Nous les supposons d’emblée capables de faire de la philosophie. Il nous semble nécessaire de le rappeler dans la mesure où, comme le précise Johanna Hawken, « de prime abord, il peut être effrayant de penser l’alliance de l’enfance et de la philosophie »[2] . Comment pourrais-je induire chez les enfants et les adolescents un travail de recherche si je les rattachais à « un état d’ingénuité et de pureté originelle liée à une certaine ignorance du monde, et notamment du mal »? Nous postulons « que les enfants, dans leur rapport au monde, présentent des intuitions conceptuellement justes qui peuvent être à l’origine d’une réflexion. En contrepoint de la tendance à l’erreur et aux préjugés, les enfants peuvent produire des hypothèses et des raisonnements empreints de justesse et de véracité »[3]. Précisons donc que ce n’est pas l’atelier de philosophie qui fait découvrir aux chercheurs « les rugosités de l’existence humaine ». Au contraire, le dispositif leur permet, alors même que ce n’est pas forcément le but, de soulever la question du mal, en abordant la violence, la colère, la déprime par exemple, de sorte à ne pas démoraliser.

Une communauté de recherche démocratique

Dès la première séance, en tout début de mission, tout le monde est invité à proposer des règles. Elles sont à chaque fois toutes acceptées par l’ensemble des chercheurs : ne pas couper la parole, laisser l’autre terminer sa phrase, ne pas dire de gros mots, accepter les idées des autres, respecter la parole et la personnalité des autres, ne pas faire de bruit, lever la main pour intervenir, etc. Les chercheurs sont conscients qu’ils sont, autant que l’adulte, garants d’un cadre pour le bon déroulement de l’atelier. Ils créent eux-mêmes les conditions dans lesquelles ils souhaitent dialoguer. Celles-ci ne sont pas imposées par l’adulte de l’extérieur. Les chercheurs exposent leurs propres besoins les uns aux autres. Il s’agit de leur montrer que c’est là leur communauté de recherche. Matthew Lipman a contribué à « faire de l’enfant un partenaire de l’action éducative (…) C’est un rôle de chercheur dans un groupe de pairs qui lui est assigné »[4]. Ayant conclu un pacte entre eux et avec l’adulte, je constate par ailleurs qu’ils en viennent parfois à s’auto-corriger au cours des séances. Ils peuvent se reprendre entre eux en rappelant les règles qu’ils ont décidées et auxquelles ils ont consenti. De plus, ils savent qu’il est possible et même souhaitable « de formuler une règle de décision collective cohérente avec les intérêts subjectifs et les droits individuels »[5]. Les chercheurs sont conscients des enjeux et implications d’une citoyenneté démocratique. Il peut d’ailleurs arriver qu’ils revendiquent un principe de démocratie en approuvant ce que je leur rappelle parfois entre les séances, à savoir, que je ne pense pas pour eux mais qu’ils œuvrent en commun pour leur savoir. Il a donc fallu penser un cadre structurant et ouvert, et non pas un ordre éducatif.

Un théâtre humain

J’ai constaté que les enfants et adolescents en MECS étaient énergiques et se déplaçaient sans cesse dans la salle ou bien entre la salle et l’extérieur. Ils sont volontaires et extrêmement enthousiastes pour dialoguer, et en même temps, certains éprouvent un besoin irrémédiable : celui de s’activer physiquement. C’est donc en accompagnant ces différents élans que je prends le parti d’encadrer les ateliers de philosophie en travail social sous une dynamique. Cette capacité à être autonome dans l’instauration d’un cadre et à décider de ce qui leur convient se poursuit et devient visible et palpable dans la gestuelle des chercheurs, car celle n’est pas empêchée ni contrainte. Les chercheurs ne restent pas, tout au long de l’heure, assis sur une chaise et autour d’une table. Ils sont constamment en mouvement soit pour effectuer une tâche utile au dialogue philosophique, soit pour s’aérer, se concentrer à sa manière en émettant des sons. En effet, je crois qu’il est vain d’attendre des chercheurs une attention continue ainsi qu’une maîtrise de leur corps et de leurs mouvements. Au contraire, je constate que si un enfant ou un adolescent se lève pour aller faire du cerceau au fond de la salle, pour jouer avec une petite voiture, ou bien quitte la salle cinq minutes avant de revenir, c’est qu’il en a besoin pour des raisons évidemment qui m’échappent. C’est après quelques minutes que je leur demande s’ils veulent bien intégrer à nouveau la discussion en se rapprochant des autres. Je constate alors que pendant ce moment de libre expression ils n’ont pas forcément cessé de penser ni d’être avec le reste du groupe : dans la majorité des cas, ils reprennent la parole et rebondissent sur ce qui a été dit.

Lorsqu’il s’agit d’effectuer une tâche utile au dialogue, les chercheurs sont invités à incarner un rôle de secrétaire, ou de conférencier, ou de conteur, ou de maître de séance, etc. (nous le détaillerons après). Il ne s’agit pas tout à fait de faire comme si, comme s’ils étaient conférencier ou conteur, ni d’imiter l’adulte. Il est véritablement question de réaliser une tâche avec sérieux. Si le titre qui leur est donné donne le sentiment d’être farfelu et amusant, il n’en demeure pas moins que les chercheurs sont concentrés et impliqués. C’est un jeu sérieux. Ils incarnent un rôle clair et identifiable. Certains participants peuvent me demander ce que c’est que la philosophie et ce qu’on fait lorsqu’on fait de la philosophie. Avec cette répartition des tâches, j’ai le sentiment que cela devient plus clair pour eux. Si je leur rappelle explicitement l’intérêt et le principe de l’atelier de philosophie, je leur propose aussi concrètement des tâches par lesquelles ils comprennent ce qu’ils font et en quoi c’est utile pour le dialogue philosophique :

  • Le maître de séance inscrit le sujet au tableau et l’énonce à haute voix à son public :

Lorsqu’on fait de la philosophie, on se questionne à propos d’un grand concept ou d’un problème philosophique sous lesquels on peut réunir une diversité et une variété de notions et d’expériences. Exemple : faut-il oublier l’histoire pour se donner un avenir ? Peut-on aimer tout le monde ? Pourquoi trouvons-nous que la nature est belle ?

  • Le secrétaire a pour consigne de noter ce qu’il est nécessaire de retenir de la discussion. Il s’efforce de distinguer l’idée générale, de la synthétiser, et de repérer les mots clés. Le secrétaire est debout, attentif et stylo en main, observant la discussion qui se fait pour en déceler les grandes orientations. Il analyse les discours de ses camarades et juge ce qui doit être retenu :

Pour avancer dans le dialogue philosophique il est utile voire nécessaire de repérer des étapes dans le raisonnement collectif ou de dessiner de grandes orientations (ou de distinguer des « grandes parties » comme dans la dissertation de philosophie dans l’enseignement secondaire), et également de distinguer les mots que l’on analyse et dont on questionne le(s) sens.

  • Le conteur lit un extrait de conte ou un texte de poésie, debout et face à son auditoire qui l’écoute attentivement :

La découverte d’un autre système ou de l’histoire d’une autre personne est sans doute indissociable du travail de réflexion. Il s’agit de s’enquérir de l’univers de l’autre afin d’émettre des jugements plus subtiles et plus nuancés.

  • Le conférencier reçoit d’abord par moi une explication ou la définition d’un mot. Il l’écrit au tableau puis l’explique aux autres. Il s’efforce de comprendre et de retenir une connaissance pour ensuite la transmettre à ses camarades. Sa conférence est ensuite soumise à un examen critique de la part des autres.

C’est aussi dans la négation de l’idée de l’autre que la recherche évolue. Si on nie l’idée d’un autre, cela ne signifie pas qu’on la rejette ou qu’elle est fausse. Seulement, faire de la philosophie, c’est aussi soulever ce qui fait problème ou ce qui est insuffisant dans une analyse.

  • Le médiateur de pensée propose des synthèses et des reformulations : ce rôle est plus difficile à incarner pour les chercheurs et ils demandent souvent à ce que ce soit moi qui effectue ce travail de synthèse et de reformulation que je mets par écrit au tableau. Les chercheurs pourront ainsi s’appuyer dessus si je leur propose un exercice d’écriture.

Ainsi, les adolescents établissement collectivement les conditions nécessaires à leur communauté de recherche. Ils travaillent en équipe et œuvrent à plusieurs. Ils apprennent à coopérer, à s’entendre sur les tâches à accomplir, à se répartir les rôles selon leurs appétences, à construire ensemble un propos élaboré et complexe. Il faut imaginer un espace où les chercheurs se déplacent, changent de rôles, hésitent, veulent. Ces rôles ne sont pas attribués de manière automatique à chaque séance. Ils sont proposés aux chercheurs quand cela semble utile au cours de l’heure. Parfois, ils demandent ensuite spontanément à le faire : cela leur plaît d’être en mesure de choisir et de prendre des initiatives.

La connaissance comme invitation à se dessaisir de passions tristes : pour une philosophie qui fasse du bien.

Ne pas s’engager corps et âme : soulever des problèmes à partir d’une histoire singulière.

Les chercheurs sont engagés dans la communauté de recherche qui est la leur, mais pas de manière totale. Ils s’engagent, certes, mais avec un certain recul et une juste distance vis-à-vis de l’objet questionné. La philosophie implique sans doute cet écart avec l’objet qui fait problème, précisément parce qu’elle pose des problèmes – elle les pose devant. Pour soulever des problèmes, il semble pertinent de distinguer un objet, devant soi, que l’on analyse. Le fait d’incarner un rôle (conteur, conférencier, médiateur, etc.) et le fait d’opérer une séparation plus ou moins grande entre le moi, le vécu intime et subjectif, et l’objet de la discussion donnent très certainement les moyens aux chercheurs de parler sans honte ni angoisse de ce qui semble les contraindre. La philosophie elle-même selon moi invite à penser les choses de manière rationnelle, logique, problématisée, et élaborée. Autrement, comment le mal pourrait-il devenir « compréhensible et explicable ? »[6] questionne Philippe Danino. Dans quelle mesure « problématiser le mal, c’est en faire un objet ; c’est l’aborder en le rapportant à une action, à l’histoire humaine ou au corps ; c’est le considérer comme extérieur à soi, ne pas en souffrir soi-même, ne pas en être atteint » ? Sans doute, en effet, que le « problème exige de l’esprit qu’il se porte au dehors, vers les données sur lesquelles il lui faut travailler »[7]. On pense la chose, on n’est pas tourmenté par elle. Ou bien, parce qu’on pense la chose, on n’est déjà plus tout à fait entravé par elle. En faisant du mal, par exemple, un objet d’analyse ou un concept philosophique qu’on cherche à décortiquer, les chercheurs comprennent que leurs différentes expériences du mal (souffrance morale, douleurs physiques, incompréhension, peur, échec, etc.) disent probablement quelque chose de cette réalité englobante. Le particulier renseigne à propos d’une vérité d’ordre général. Le « je » peut ainsi être employé comme un « je » général ou universel.

Or, pour autant que nous problématisions le mal au moment où les chercheurs l’abordent, comment donc être certain qu’à ce moment ils ne sont pas anxieux ? Car on peut sentir, en percevant des réactions ou des émotions sur le visage, que les chercheurs sont habités par une inquiétude pendant et après le dialogue. Cette inquiétude n’est toutefois pas forcément synonyme d’anxiété ; au contraire, elle peut être le signe de leur désir de compréhension. Disons donc que, selon Foucault, « l’inquiétude ne forme pas seulement le premier temps de la réflexion, ou sa cible, ou son enjeu : elle constitue l’affect propre à la pensée »[8]. Ce souci, ou cette préoccupation, dès lors qu’ils ont été reconnus, dans les conditions sus-citées, peuvent en effet devenir vertueux et significatifs pour les chercheurs. Il me semble absolument fondamental de concevoir un contenant qui favorise la sécurité et l’épanouissement des chercheurs. Pour cela, à mon sens, la visée du dialogue, entre autres, ne doit pas être celle de leur faire avouer leurs peurs ni leurs craintes ; c’est un effet qui peut – rarement nous l’avons précisé – arriver précisément parce qu’ils se sentent en confiance, grâce à un cadre rassurant et structurant.

Exemple.

Au cours d’un atelier « Peut-on aimer tout le monde ? » un enfant-chercheur évoque l’abandon d’une mère pour son enfant : sans se demander si c’est là son histoire, l’enjeu est de savoir comment faire pour que cette réalité qui, peut-être, l’entrave ou le saisit devienne un objet qu’il questionne et qu’il saisit ? Je souhaite faire ici une remarque à propos de l’éthique professionnelle de l’intervenant en philosophie, et qui consiste selon moi à agir de manière intègre : il doit faire preuve de réserve et de constance dans ses attitudes, réactions, et paroles, cela est d’autant plus vrai pour ce qui nous intéresse ici. Je n’ai pas cherché à savoir si cette histoire d’abandon était la sienne ou non, parce que ce n’est pas acceptable – en tant qu’intervenante extérieure et en tant qu’intervenante extérieure en philosophie, je ne suis pas apte ni habilitée à répondre ni à questionner l’enfant sur son drame. L’idée est donc de percevoir et de reconnaître dans cette analyse de l’abandon un potentiel de richesse pour la discussion philosophique : comment ramener cette expérience subjective de l’abandon ou cette préoccupation personnelle à un questionnement philosophique ?

Au cours de cette séance les chercheurs ont d’abord été invités à interroger le sentiment amoureux à partir de la lecture d’un poème de Paul Verlaine, intitulé « Mon rêve familier ». Deux éléments ont évoqués à cet enfant l’abandon d’un enfant par sa mère : (1) le mot « familier » dans le titre lui inspire la famille ; (2) les deux premiers vers qui sont les suivants : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime. Cet enfant a établi un lien de cause à effet entre l’abandon (qui est la cause) et l’effet (qui est le fait que la mère devienne inconnue).

Nous pourrions ainsi comprendre cette interprétation comme le signe, le souhait d’interroger l’amour maternel, ou l’amour des parents en général pour leurs enfants. D’après un devoir de réserve et un principe de non-jugement, je n’ai pas réagi à son intervention. J’ai fait remarquer que c’était intéressant pour la discussion et j’ai proposé une question qui, je l’espère, allait dans le sens de son intuition : l’amour parental est-il naturel ? Et un problème sur la base des interventions des autres chercheurs qui ont ensuite eu lieu : mais si l’amour parental doit être évident et naturel, comment se fait-il que certain en vienne à aimer un de leurs enfants plus qu’un autre ? Cela a, par ailleurs, permis de les inviter à sortir du discours normatif, à propos de ce que doivent être les choses, de ce que doit être l’amour parental, pour se demander ce qu’il est et en quoi il fait problème.

Le photolangage

Les chercheurs apprennent à établir des relations entre différentes réalités, comme entre le sentiment amoureux et l’amour maternel. Ils comprennent que la réalité est complexe et toujours en mouvement, jamais figée. On ne peut s’en tenir à une explication définitive ni à une définition autoritaire. Il s’agit bien de chercher et pas uniquement de catégoriser ou de conceptualiser. Les choses sont subtiles, mouvantes, pas toujours évidentes à comprendre, et cette posture du chercheur qu’ils adoptent pendant l’atelier de philosophie peut valoir pour tout, et tout le temps. Le photolangage aussi montre différentes situations qui permettent de saisir que la réalité est fluide, poreuse, et qu’elle se caractérise par des interactions et des mutations dans la société, dans les liens sociaux et familiaux, et au niveau de l’identité. Le fait d’observer et de comparer différentes photographies ou œuvres d’arts est aussi l’occasion de proposer des interprétations différentes et donc de se permettre, pour le chercheur, de faire de nouvelles propositions, de partager ou d’affirmer son idée. La démarche heuristique a ceci de vertueux que la confrontation des interprétations – qui ne se réduit pas à une confrontation arbitraire ou stériles de points de vues ou d’opinions – les place d’emblée dans le questionnement. Cette dialectique se traduit aussi par la négation ou la contradiction de la position de l’autre, contradiction qui du même coup amorce le processus de recherche. C’est entre autres la diversité des points de vue, présentés de la manière la plus argumentée possible, qui engage le dialogue et le questionnement.

Dans l’atelier de philosophie les chercheurs ne se mettent pas tant en quête d’une vérité universelle que d’une idée qui est élaborée de manière collective. Se questionner à propos du mal ne signifie pas que nous parviendrons connaître sa nature et encore moins à résoudre tous ses problèmes. « Un jugement bien fondé n’est possible, pour Arendt, qu’au sein d’une communauté, là où prennent place dialogue et réflexion en commun. C’est au contraire aboutir, par le dialogue, la prise de distance, la rencontre et la narration de sa propre expérience, à une conception englobant les divers points de vue »[9]. J’ai le sentiment que les chercheurs sont satisfaits et stimulés lorsque nous écoutons les divers points de vue des uns et des autres que nous rapprochons d’un concept ou problème philosophique général et en les soumettant à un examen critique.

Exemple.

Revenons à cet atelier « Peut-on aimer tout le monde ? ». À partir des deux premiers vers du poème de Paul Verlaine (Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime), les chercheurs ont dit que le poète aimait une femme qu’il ne connaissait pas. J’ai donc demandé aux chercheurs dans quelle mesure on pouvait aimer quelqu’un qu’on ne connaissait pas. Pour les encourager et les inspirer, je leur propose de regarder la toile Les Amants de Magritte. Nous voyons deux visages recouverts d’un voile gris, une femme et un homme, qui s’embrassent. Une chercheuse évoque la notion de mensonge, notion à partir de laquelle nous soulevons ce qui pourrait être ses différents aspects ou modes d’être : se voiler la face, être bête en amour, devenir aveugle en amour. Leur questionnement prend tout son sens dans la situation présente. C’est dans le contexte actuelle, relativement aux supports (textes et images) et selon que les chercheurs sont disposées mentalement et psychologiquement ou non à aborder et à creuser certaines idées, que la discussion se fait. Ainsi, « le jugement se situe dans la relation aux multiples points de vue envisagés »[10], ici et maintenant.

Le dessin et l’écriture libres

Le cadre et la structure des séances ainsi que la spontanéité des chercheurs ne sont pas incompatibles. Comme je le disais, c’est parce que mes ateliers sont, d’un côté, rassurants et structurants (offrant un cadre avec des règles de conduites – par ailleurs, la mise en place de ce dispositif est toujours facilité quand les éducateurs volontaires offrent aux chercheurs une présence active et bienveillante), et, d’un autre côté, ouverts et dynamiques (favorisant l’autonomie et la démocratie). À cet égard, je m’inspire librement de la pédagogie de Célestin Freinet qui, dans La méthode naturelle se préoccupe tout particulièrement du rythme des enfants. « Les pouvoirs spontanés de l’enfant, son besoin de réaliser ses propres impulsions ne peuvent être supprimés d’aucune manière. », précise-t-il. C’est pourquoi j’accueille les gestuelles, les bifurcations, les ruptures, les envies subites des chercheurs quand bien même celles-ci changeraient la trame ou le scénario initialement prévus. L’idée est aussi de « partir des activités spontanées des enfants » dans la mesure où, sans doute, le point de départ de l’éducation est à la fois les événements prévus et les imprévus qui surviennent. Dans la communauté de recherche que j’instaure, l’événement imprévu n’interrompt pas la réflexion qui a lieu ni ne perturbe le cours de la séance. Freinet conçoit en effet une « école active » où la spontanéité est constructive et créative. Même si les ateliers sont dûment préparés, il est d’usage de saisir ou de sentir le kairos, le moment opportun pour rebondir et soutenir la réflexion des chercheurs qui se déploie dans le présent. C’est pour moi leur donner l’occasion d’être effectivement autonomes et d’être en capacité de choisir et de décider. Pour illustrer mon propos et donner à voir ma méthodologie, je propose de présenter deux nouveaux cas de figure. Les chercheurs ont toujours accès, sur la table, à des feuilles et à des crayons de couleurs qu’ils peuvent utiliser à leur guise.

L’écriture libre.

Lors d’un atelier « À quoi sert de rêver » des enfants-chercheurs s’interrogent à propos des notions de « rêve », « souhait », « projet », ainsi que sur la différence entre le fait d’avoir des rêves et le fait de faire des rêves. Ils élaborent leurs articulations, leurs différences et leurs rapprochements. C’est une discussion sur les concepts et leurs articulations qui vient en fin de séance. Pendant que nous dialoguons, un enfant écrit de manière libre sur une feuille. À la fin, donc, je lui demande s’il veut nous partager son texte. C’était un enfant très investi dans les discussions et qui faisait déjà montre d’un sens aigu de l’analyse. Les prénoms des participants sont anonymisés. Voici une retranscription d’un enregistrement qui a été établi avec l’accord de l’établissement :

Ada : On va bientôt arrêter la séance, les enfants, d’accord ?

Lucas : Non, moi je veux terminer mon dessin !

Ada : Je trouve que vous avez très très bien travaillé sur la question du rêve ! Et peut-être que, je vois qu’il y a de nouvelles choses, avant de se quitter, peut-être Charles que tu veux nous partager ce que tu as fait ? Est-ce que tu veux nous partager ce que tu as fait ?

Charles relève la tête, me regarde et semble réfléchir.

Ada : Tu n’es pas obligé. Et si tu en as envie, tu peux te mettre debout par exemple.

Lucas : Moi je voulais !

Ada : [à Lucas] Tu pourras nous écrire la conclusion, quelques mots au tableau, si tu veux.

Charles continue d’écrire.

Charles, si tu veux tu peux te mettre debout au tableau et nous, en bon élève, nous t’écoutons. Qu’est-ce que cette séance sur le rêve t’as inspiré ?

Charles : Je n’ai pas terminé.

Lucas : Il va faire le maître !

Ada : Il te reste beaucoup ? Tu termines ta phrase ? Et ensuite Lucas tu pourras écrire la conclusion au tableau, d’accord ?

Lucas : D’accord.

Charles se lève avec aplomb, il relève son buste et son visage.

Ada : Nous t’écoutons, est-ce que cette séance t’a inspiré quelque chose ?

Charles : Bah en fait ce n’est pas du tout en rapport avec la séance.

Ada : Ce n’est pas grave.

Lucas est agité et dessine bruyamment.

Lucas, tu veux bien poser ton stylo et écouter ton camarade pendant qu’il parle ?

Lucas : Ce n’est pas un stylo c’est un crayon de couleur !

Ada : D’accord. C’est ton crayon de couleur, et après tu iras au tableau, d’accord ?

Lucas pose son stylo et regarde Charles.

Charles : Je m’appelle Charles, j’ai neuf ans, je suis en CM2 D. Non je n’ai pas redoublé. Je n’ai pas sauté de classe. Je suis né le 13 novembre. Je suis gentil et petit. Tout le monde dit que je suis petit donc je le dis à la maîtresse, et la maîtresse dit la prochaine fois que vous – que vous – la prochaine fois – fois – que vous vous moquez de la taille de Charles je vous punis. Donc ils arrêtent de se moquer de ma taille que pour une journée, point.

Applaudissements. Charles sourit, le buste toujours droit.

Ada : Merci Charles, bravo ! Est-ce que tu peux essayer d’expliquer qu’est-ce qui dans cette séance t’as conduit à écrire ce texte ? Quel lien tu peux faire avec le rêve, ou le souhait ?

Charles : Je souhaite que les gens arrêtent de dire que je suis petit. C’est cette séance qui m’a inspiré.

Ada : Bravo, tu as formulé un souhait pas forcément de manière explicite, dans un texte. Maintenant, Lucas, viens avec moi. On va conclure avec Lucas…

Lucas se lève aussitôt et prends le feutre pour le tableau.

Il est intéressant de voir comment Charles s’est approprié le sujet et comment il utilise le sens des mots qu’il a appris ou questionnés en séance pour analyser et comprendre son expérience. Une nouvelle remarque à propos de l’éthique professionnelle que l’on s’impose. Dans ce type de situation où l’enfant se livre, tout animateur doit être responsable en veillant à ce que tous les enfants veulent et souhaitent ce qu’ils font en séance. La notion de consentement est essentielle – au sens où il faut que ce soit un choix actif et non une acceptation ou un assentiment passifs à faire quelque chose. Même si tous ne le font pas de la même manière, les enfants doivent pouvoir manifester de manière claire et explicite que ce soit dans la parole ou leur attitude leur volonté et leurs envies. Il incombe à l’animateur de favoriser cette expression libre et éclairée, de les accompagner ou de les encourager, sans les forcer au motif que ce serait utile pour le dialogue. Lucas par exemple partage avec beaucoup plus d’aisance et de facilité ce qu’il veut, tandis que Charles semble avoir besoin de prendre le temps de la réflexion, d’observer les personnes autour de lui, avant de savoir et de me signifier ce qu’il veut faire comme ce qu’il ne veut pas faire. Tout l’enjeu consiste finalement à faire entrer en harmonie les différents choix et les différentes volontés des uns et des autres afin que tous les chercheurs puissent trouver un intérêt au dialogue. Leur donner cette possibilité et cette capacité à décider contribue à les rendre autonomes et actifs dans l’élaboration de leur communauté de recherche et de leur savoir. Ce pouvoir décisionnaire se traduit aussi dans la négation – quand les enfants et les adolescents signifient qu’ils ne veulent pas faire le dessin comme les autres ou bien qu’ils ne veulent plus dialoguer et quitter la salle. Toutes ces demandes qui me sont faites ou ces refus qui me sont signifiés sont et doivent être reconnus et acceptés.

Le dessin libre.

Lors d’un atelier qui avait pour sujet « Quel est l’intérêt d’utiliser les réseaux sociaux ? », les chercheurs ont eu la possibilité, au cours de la séance, de produire un dessin. « Le dessin libre révèle chez maints enfants des qualités insoupçonnées : le sens de l’observation, du pittoresque, de l’humour », nous dit Célestin Freinet. Voici comment se sont déroulés les événements. Lors de la discussion, les adolescents-chercheurs se sont demandé quel était le lien entre la personnalité profonde et réelle et le profil que l’on créée sur internet. Y a-t-il vraiment lieu de distinguer voire d’opposer deux manières d’être, une personnalité qui serait réelle, et une identité qui serait fictive ? Ils se sont finalement demandé ce que le profil que nous façonnions sur les réseaux sociaux révélait de notre personnalité profonde. Pour creuser le sujet sur la base de leur réflexion, j’ai proposé la consigne suivante : dessiner deux portraits de vous, l’un dans la vie dite « réelle », l’autre dans la vie dite « fictive ». Les chercheurs donc s’engagent, mais avec cette mise à distance vis-à-vis de l’objet questionné et problématisé. Ils savent que ce qu’ils s’apprêtent à dessiner sera ensuite visible par les autres et qu’ils seront invités, s’ils le veulent, à partager leur expérience et leur idée.

Dans un premier carré, une chercheuse dessine son visage comme il lui paraissait être en ce moment. Dans un deuxième carré, elle dessine un point d’interrogation. « Que signifie ce point d’interrogation ? », je lui demande. « Parce que je n’ai pas d’idée », affirme-t-elle. Ses camarades lui reprochent alors de mentir – et nous retrouvons là le thème du mensonge qui est récurent : après tout, pourquoi ne veut-elle pas avouer et assumer qu’elle a différents profils sur les réseaux sociaux ? Les esprits s’échauffent, les chercheurs se chamaillent et rient, tandis que la chercheuse reste silencieuse. Afin d’emprunter à nouveau la voix d’une critique constructive et d’un questionnement philosophique, je demande s’il y a des choses ou de traits de caractère en particulier qu’on choisirait de cacher ou bien de montrer aux autres sur les réseaux sociaux. La chercheuse répond qu’on peut construire une identité et montrer ce qu’on veut, sans se révéler entièrement, et qu’on peut jouer sur le mystère. On voit bien que ce « on » ici a été employé à la fois comme un « on » personnel (il s’agissait de son expérience) et qui pouvait aussi être un « on » général (cela dit quelque chose de la manière dont les personnes agissent et interagissent sur les réseaux sociaux). Pour les inviter à sortir du jugement moral, je leur demande d’abord s’il y a vraiment lieu de parler de mensonge de manière péjorative et de blâmer ce phénomène. Je leur demande ensuite ce qu’il peut y avoir de plaisant dans ce contrôle de notre profil sur internet, ce contrôle de l’image, ce jeu de représentations sociales. La chercheuse écoute attentivement et en silence la discussion. Elle semble être mystérieuse ou bien jouer à être mystérieuse. Ses camarades finissent par soutenir l’idée selon laquelle lorsqu’on croit mentir aux autres avec des photos pour les manipuler, en fait, on ne fait que leur révéler notre besoin de séduire et de plaire. La chercheuse approuve la thèse qui est défendue par ses camarade et conclut en disant que ce point d’interrogation qu’elle a dessiné, dans le second carré, c’est en fait elle-même. Ainsi, l’interrogation sur l’identité, la personnalité, le mensonge, le mystère, et le jeu ainsi que le dessin ont permis aux chercheurs de produire ensemble et dans le désaccord (et le blâme!) une idée nouvelle, et, peut-être, de se re-découvrir soi-même.

Ainsi, nous voyons que deux notions nous ont aidé à répondre à notre question de départ : la distance et le consentement. C’est très certainement en se détachant mais non en s’arrachant à l’objet qui pose problème, d’une part, et en choisissant et en décidant la manière dont se déroule la séance, d’autre part, que les enfants et adolescents en situation de vulnérabilité peuvent aborder et partager ce qui les travaille individuellement.

  • Matthew L. (1995). A l’école de la pensée. trad. Nicole Decostre. De Boeck & Larcier.

  • Philippe D. (2021). Philosophie du problème. CNRS Editions.

  • Mathieu P-B. (2004). Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire. Conclusion. « Philosophie et inquiétude ». Presse Universitaire de France, p. 283-310.

  • Freinet C. (1971). La méthode naturelle. Tome II. L’apprentissage du dessin. Delachaux & Niestlé Neuchatel.

  • Freinet C. (1971). La méthode naturelle. Tome III. L’apprentissage de l’écriture. Delachaux & Niestlé Neuchatel.

  • Hawken, J. (2020). La philosophie avec les enfants. Pour une pédagogie sensorielle. Lambert-Lucas, coll. « Didac-philo ».

  • Grosjean P-P (dir.) (2014), La philosophie au cours de l’éducation autour de Matthew Lipman, coll. « Annales de l’institut de philosophie de Bruxelles », Vrin.

  • Prunot, A. & Depont, P. (1995). Les sciences de la terre. Tome 2. Centrédition, coll. « Terre ».

  • Rabuteau, I. (1991). Mémoire sur la faune. Bulletin de la Société Géologique de France, sér .3, vol. 2, n° 258 (La faune en question), 25 mai, p. 157-180.

Notes
  1. Matthew L. (1995). A l’école de la pensée. trad. Nicole Decostre. De Boeck & Larcier : il manque la page ↩︎

  2. Hawken, J. (2020). La philosophie avec les enfants. Pour une pédagogie sensorielle. Lambert-Lucas, coll. « Didac-philo », p.27. ↩︎

  3. Ibid., p.29 ↩︎

  4. La philosophie au cours de l’éducation autour de Matthew Lipman, coord. Grosjean M-P. (2014), coll. « Annales de l’institut de philosophie de Bruxelles », Vrin, p.7 ↩︎

  5. Ibid., p.8 ↩︎

  6. Philippe D. (2021). Philosophie du problème. CNRS Editions, p. 20-21 ↩︎

  7. Ibid. ↩︎

  8. Mathieu P-B. (2004). Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire. Conclusion. « Philosophie et inquiétude ». Presse Universitaire de France, p. 283-310. ↩︎

  9. La philosophie au cours de l’éducation autour de Matthew Lipman, coord. Grosjean M-P. (2014), coll. « Annales de l’institut de philosophie de Bruxelles », Vrin, « A la rencontre de l’autre. Apprendre à juger, dans une classe transformée en communauté de recherche », Sharp A.M., trad. Decostre N., p. 23 ↩︎

  10. Ibid., p. 24 ↩︎

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