L’auteur de cet article se propose d’opérer un retour réflexif sur un atelier philosophique donné à la médiathèque de Charleroi. Il s’agit, plus précisément, d’attirer l’attention sur la façon dont des séquences de film sont utilisées pour penser. La perspective est diaporétique au sens où il s’agit de penser à travers les contrastes entre des éléments ou des scènes associés par la narration filmique. En extrayant des « contrastes » de la trame globale du film, l’animateur en tire des problèmes généraux qui lancent ou relancent une discussion philosophique. Les différents types de contrastes qu’un film met en jeu font l’objet d’une esquisse de typologie qui est exemplifiée à partir de classiques du cinéma.
J’anime un atelier de cinéphilo depuis un an et demi à Charleroi et j’ai, sur la base de cette expérience, dégager une certaine méthodologie qui permet de tirer parti des films pour penser en faisant droit au langage cinématographique en tant que tel. Contrairement au cinéphilo d’Olivier Pourriol[1], il ne s’agit pas d’introduire des auteurs ou des concepts par le moyen de films. Il s’agit de penser à partir d’extraits choisis sans chercher outre mesure à retrouver des références philosophiques. Cette méthodologie se base sur différentes sortes de contrastes que le cinéma implémente et qui permettent de lancer ou relancer une discussion qui allie interprétation et argumentation.
Intuitivement, je ne voulais pas recourir aux films qui sentaient trop la thèse ou les bons sentiments. Je voulais me faire plaisir en prenant dans l’histoire du cinéma les séquences de film qui m’avaient le plus marqué. J’ai donc suivi mes intuitions sans m’occuper des modes éventuelles en me disant que si certaines scènes m’avaient marqué, ce n’était pas un hasard : c’est donc sur cette base que je devais travailler si je voulais vraiment faire droit à ce qui me paraissait le plus excellent dans le cinéma.
Plutôt que de présenter dans leur globalité ces films qui persistaient à s’installer dans mes souvenirs, j’en sélectionnais des séquences particulièrement marquantes. A posteriori, je pense qu’un film dans sa globalité a tendance à se refermer sur lui-même, à se suffire à lui-même. Prendre un extrait permet de l’ouvrir à des problèmes en le détachant d’un déroulé, d’une trame où les effets se succèdent et finissent par s’effacer les uns les autres dans le mouvement du film. Pour avoir animé des « bords de scène » à la suite de projections de films, j’ai l’impression qu’au moment où un film se clôture, les personnes présentes au visionnage essayent de traduire dans une interprétation le sens global de ce qu’elles ont vu. Elles reconstruisent alors le film et s’éloignent de ce qui fait la singularité de son langage. L’attention se dilue alors et l’intensité des plans cinématographiques s’estompe au profit d’une signification globale.
Mais à mon sens, le cinéma est une façon spécifique de raconter des histoires qui articule un langage propre, un composé de sons et d’images qui s’enchainent. Ce langage peut certes traduire un texte ; l’image et le son servent alors juste de support pour incarner un verbe. On a là l’analogue de ce que Artaud appelait le théâtre psychologique. Il y a ainsi des films qui illustrent cette façon de faire. Ils peuvent être intéressants pour leur contenu informatif ou leur finesse psychologique, mais ils ne traduisent pas, à mon sens, un langage cinématographique en un sens qui en fait un produit irréductible à toute autre forme culturelle.
Pour atteindre le cinéma dans sa dimension la plus propre, il faut s’émanciper du monopole verbal. Dans le registre du théâtre, Artaud en appelait ainsi à développer un langage qui s’émancipe de la lettre, une sorte de « poésie dans l’espace ». À mon sens, on peut trouver les traces de cette poésie dans l’espace au travers des métaphores visuelles que développent certains films, notamment dans les oxymores que la succession de certains plans met en scène. Les films, par le biais d’une mise en scène, d’un cadrage, d’un montage spécifique et d’un doublage sonore de l’image, permettent de développer un langage propre qui n’est pas inféodé à un script préalable. Ce faisant, le cinéma permet de nourrir une pensée pour laquelle les mots ne sont pas là d’emblée. Il alimente une pensée qui a à trouver ses mots, une pensée en quête de sens, une pensée qui ne se borne pas à l’horizon linguistique que les mots balisent. Les dialogues au cinéma ne sont en effet qu’une composante d’un langage beaucoup plus complexe.
Différentes approches du cinéma en atelier philosophique
Il existe différentes façons de se rapporter à un film dans le cadre d’une animation. On peut utiliser le film pour illustrer une thèse déjà existante. On se sert alors du cinéma pour rendre une pensée plus populaire. On peut aussi partir du film pour penser. Cette pensée peut prendre deux directions suivant qu’elle se veut informative ou performative. Dans le premier cas, on aura une pensée du cinéma. Dans le second cas, une pensée à partir du cinéma et de ses effets. Nous allons brièvement présenter ces différentes approches pour ensuite développer la dernière : comment penser à partir du cinéma ?
Usage didactique
La plupart du temps, on se tient éloigné d’une forme de poésie dans l’espace. On ne cherche pas dans le film une autre façon de voir ou d’exprimer les choses, on cherche à se distraire ou à informer une thématique d’une façon qui ne soit pas trop fatigante. C’est là ce qui caractérise le rapport didactique au cinéma. À un moment ou à un autre de notre cursus, nous avons, probablement, tous eu un prof qui, pour illustrer son cours (et éventuellement se dédouaner d’avoir à préparer quelque chose), utilisait un film. Certains films comme « Bienvenue à Gattaca », « The Danish Girl », « American History X » ont la côte suivant que l’on veuille traiter du transhumanisme, du genre ou du racisme. On se sert alors du cinéma pour introduire une thématique. Le cinéma sert de support, de prétexte à lancer une discussion dont les attendus sont déjà bien balisés. Dans ce type d’utilisation didactique du cinéma, on s’intéresse essentiellement au contenu et on essaye de voir ce que le film, dans sa narration, dans son scénario, nous apporte. On ne recourt pas au film parce qu’il produit des effets spécifiques, mais parce qu’il nécessite moins d’efforts que la lecture d’un texte et parce qu’il apparait plus susceptible de capter l’attention.
Notre rapport aux films peut toutefois être différent, il peut être critique ou suggestif. Tout film peut se laisser appréhender selon les différentes méthodes. Il reste que, suivant la tonalité que l’on veut donner à ses ateliers, on se portera plus vers certains films que d’autres en raison des informations qu’ils développent, de la forme qu’ils adoptent ou de l’intensité qu’ils dégagent.
Rapport critique
Les cinéastes, par certaines techniques de tournage, posent des choix qui créent des effets. On peut questionner ces choix, cela peut nous conduire à faire une critique des médias et nous conduire vers une sorte de typologie du cinéma en ce qui concerne la sémiotique mise en place. Mutatis mutandis, c’est là en quelque sorte l’horizon de la lecture que Deleuze fait du cinéma. Il est question pour lui d’une évolution créatrice du cinéma. Le cinéma aurait d’abord suivi le mouvement des protagonistes cantonnant l’image au champ de l’action. Il s’en serait ensuite émancipé en développant l’image dans le temps[2].
La complexité conceptuelle de l’analyse de Deleuze peut toutefois poser un problème pratique, c’est pourquoi je préfère, pour ma part, implémenter différemment un rapport critique au cinéma. Une façon plus abordable de procéder est d’interroger les ressentis qu’un film provoque et la façon dont ces derniers sont provoqués.
Prenons un exemple pour illustrer ce type de rapport au cinéma. Imaginons que je m’intéresse à la question de la propagande. Je vais essayer de typer la façon dont une réalité est présentée dans un film de propagande. Pour ce faire, je vais analyser des séquences et poser les questions suivantes : Quelle impression avez-vous en voyant les images ? Est-ce objectif au regard de ce que vous savez de l’histoire ? Aurait-on pu filmer les choses différemment ? Quelles sont les sentiments que le cinéaste essaye de provoquer ?
Le rôle de l’animateur est alors de choisir des exemples mettant en œuvre des techniques variées qui vont pouvoir permettre de décoder et de développer une attention critique aux moyens utilisés par un auteur. Cela implique un travail préalable de repérage de techniques variées et de scènes marquantes.
Dans un film comme Le Triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl, l’animateur sélectionnera Hitler arrivant en avion tel un deus ex machina aux installations du parti à Nuremberg et questionnera cette mise en scène. Il sélectionnera aussi des cadrages typiques, comme les contreplongées de Hitler discourant, qui lui donne une dimension grandiose. Enfin, il s’intéressera au montage en problématisant la succession champ/contre champ de Hitler discourant face à la foule qui donne l’impression d’un dialogue d’égal à égal.
Afin d’éviter que ce soit ses connaissances en matière de techniques cinématographiques qui fassent ressortir les problèmes, il pourra mettre les séquences sélectionnées en contraste avec un film reposant sur une logique inversée. Il opposera alors les séquences d’un film de propagande aux séquences d’un film parodique. L’écart entre les techniques utilisée par les deux méthodes permettra d’attirer l’attention sur les techniques mises en œuvre sans qu’il soit besoin d’un savoir préalable. Tout au plus, l’animateur pourra conceptualiser les notions utilisées : mise en scène, cadre, montage, etc.
Pour faire contraster les éléments à déconstruire, l’animateur s’efforcera de faire correspondre terme à terme des séquences de films différents. Il demandera alors aux élèves de les comparer. Les deux séquences comparées provoquent-elles le même sentiment ? Sont-elles filmées de la même façon ? Quelles sont les différences ?
Dans le cas d’un film comme Le Triomphe de la volonté, l’animateur pourra mettre en parallèle les séquences sélectionnées avec des séances issues du film Le dictateur, de Chaplin. La logique de ce film est exactement l’inverse, la parodie s’opposant à la propagande. Le film de Chaplin commence par nous montrer un soldat maladroit qui assiste à la chute d’un pilote de chasse. On a là une vision que l’on pourra faire contraster avec l’arrivée céleste de Hitler en avion. La séquence de Chaplin qui, dans son intimité, joue avec un ballon contrastera avec les scènes de discours de Hitler. Les vues plongeantes sur un dictateur se comportant comme un enfant jouant avec le monde figuré par un gros ballon qui finit par lui exploser à la figure contrasteront avec les vues en contre-plongée de Riefenstahl. Enfin, les discours d’Adénoïde Hynkel sont filmés de telle sorte que, loin de montrer une sorte de demi-dieu dialoguant d’égal à égal avec une foule qui l’acclame, on voit un homme flanqué d’une clique d’officiers et de ministres sur lesquels il fait fond. On trouvera là d’intéressants contrastes entre les deux langages. L’animateur pourra mettre l’accent sur une utilisation différente de techniques de tournage. Il pourra aussi problématiser en demandant si un discours est la clé de l’autre ? ou s’ils s’éclairent l’un l’autre ? Ce qui ouvrira à la question des discours et des moyens mis en œuvre pour les asseoir. On aurait là une sorte d’atelier de critique des médias qui constituerait aussi une introduction aux techniques du média en introduisant des concepts comme celui de cadrage, de plan, de mise en scène, de montage, etc.
Usage diaporétique
On peut problématiser les effets du cinéma, on met alors le cinéma à nu. Mais on peut aussi problématiser et expérimenter la pensée à partir des effets du cinéma et des tensions qu’il met en œuvre. Quand on interroge les choix qui président au tournage d’un film, on appréhende de l’extérieur le langage cinématographique comme une forme à analyser. On peut toutefois prendre le parti d’accepter le langage du cinéma et de penser à travers lui. Il faut alors s’en remettre tout d’abord à ses affects. Dans cette perspective, on choisit une séquence de film pour la force de ses effets. On ne se rapporte plus à un film en raison de sa thématique ou des techniques qu’il utilise, mais en raison de son expressivité (un mélange de techniques et de significations).
On peut partir de films qui ont l’air anodin. L’essentiel est qu’ils soient porteur d’une intensité. Certes, aucun film ne peut se réduire à une simple litanie de mots, même des films comme Juste la fin du monde, de Xavier Dolan - qui semblent pourtant axés simplement sur un jeu de répliques (déclamées avec beaucoup de justesse il est vrai) - sont cinématographiquement intéressants. Dans ce film récent, Dolan adapte une pièce de théâtre au cinéma. Le pitch est le suivant : un jeune homme atteint d’une maladie grave retrouve sa famille qu’il a quittée depuis des années pour lui annoncer sa fin prochaine. Mais il n’arrive pas à leur annoncer la nouvelle tant l’espace de parole est amenuisé par les attentes, par la jalousie, par les malentendus de sa famille.
Au niveau visuel, les joutes verbales entre les personnages, ainsi que les effets de la non-communication entre eux, sont renforcés par le gommage de l’environnement, le gommage d’un espace commun et partagé à même de les faire dialoguer. Le dialogue du protagoniste principal avec sa mère dans une obscurité qui ne permet pas de rendre l’espace significatif montre bien l’isolement des personnages qui ne peuvent faire reposer leur dialogue sur rien de tangible. En quelque sorte, en ne montrant que les visages et les mots, le film fait voir l’absence du reste… Le film de Dolan fait contraster les visages mis en lumière et l’espace commun plongé dans l’ombre. Plutôt que de montrer deux personnes dialoguant dans un espace partagé, il fait se succéder, par un effet de champ/contrechamp, des gros plans sur les interlocuteurs ; ce faisant, ce sont plus les images qui dialoguent que les personnages.
L’animateur peut alors partir de cet effet de contraste pour questionner. Qu’est-ce qui vous a marqué dans cet extrait ? Le cinéaste fait-il contraster des tonalités, des images, des attitudes ?
Une fois l’effet de contraste repéré, l’animateur lie l’action, le dialogue de sourds entre les personnages, avec l’effet de contraste qui sous-tend la présentation cinématographique de l’action. Sur cette base, il peut alors problématiser : peut-on se comprendre en l’absence d’un milieu commun ? Les mots suffisent-ils pour comprendre quelqu’un ?
Alors que dans l’univers du langage articulé, c’est la contradiction qui suscite l’étonnement et le questionnement, au cinéma, on retrouve une dimension plus primitive que celle de la contradiction, celle du contraste. Ce contraste concerne l’image, mais l’image du cinéma n’est pas une image statique comparable à une photo, c’est une image en mouvement qui apparait comme l’expression d’un processus qui a une certaine intensité. Dans Le Cuirassé Potemkine, la marche mécanique et robuste des cosaques qui balaient tout sur leur passage contraste avec le mouvement d’un landau qui, après un moment de suspens, finit par dégringoler l’escalier d’Odessa. Ce contraste est plus intense que celui qui résulterait de la comparaison de deux photos. En inscrivant l’image dans un mouvement, Eisenstein oppose deux logiques qu’il pousse à leur paroxysme.
En bref, ce qui intéressera l’animateur désirant utiliser le cinéma pour réfléchir à travers le langage qu’il articule est le fait de repérer des contrastes cinématographiques. Ces contrastes dynamiques lancent et relancent la discussion philosophique. Ils jouent un rôle analogue à celui de la contradiction. Du fait de leur caractère infralangagier, ils laissent toutefois le prisme de l’interprétation plus ouvert.
L’exploitation des contrastes
Pour problématiser une séquence cinématographique, une façon de procéder est donc de repérer deux éléments qui contrastent. Ces éléments qui contrastent doivent être associés pour que le contraste soit productif, pour qu’il puisse servir de base à la problématisation. On repérera les contrastes à exploiter en étant attentif aux associations d’idées que l’on fait machinalement et que Hume énumère de la façon suivante : association sur la base d’une ressemblance, association d’éléments en raison d’une contiguïté spatiale ou temporelle et association en fonction d’une causalité qui se fonde en définitive sur l’habitude.[3]
À partir de ces associations, on pourra faire émerger des contrastes qui seront le terreau d’une problématisation. Il s’agira de problématiser la différence entre deux scènes qui se répètent, entre deux personnages d’une même scène, entre deux scènes qui se succèdent ou encore entre ce que l’on voit et ce à quoi on s’attend.
Différenciation
Il y a différents types de contrastes. On peut avoir un contraste dans l’image ou dans un plan-séquence. On peut aussi avoir des contrastes entre deux séquences, entre deux scènes.
Le contraste dans ce dernier cas concerne certaines répétitions : un objet ou une scène se répète. Mais cette répétition ne se fait pas à l’identique. L’écart, le contraste, crée un espace pour la pensée, pour le problème. Le contraste s’articule alors dans le temps. Des différences émergent entre certains éléments qui se ressemblent.
On peut alors mettre l’accent sur ce qui demeure identique. Ainsi, dans Down by Law de Jarmusch, le fait que des échappés recréent, dans le bayou, la configuration de la prison d’où ils se sont échappés, peut être interrogé. Suffit-il de franchir les murs d’une prison pour en être quitte ?
On peut inversement mettre l’accent sur ce qui change. La scène du professeur Rath, le personnage principal de l’Ange bleu de Josef von Sternberg, qui se réveille dans son lit et déplore le silence de son canari mort contraste avec la scène décrivant le réveil du même professeur dans l’appartement de Lola Lola où chante un canari. On peut alors s’interroger sur le changement qui apparait. Dans certains cas, on peut aussi questionner l’action qui provoque la différenciation. Ainsi, le professeur Rath est d’abord présenté au public comme professeur de lycée par le tenancier de L’Ange bleu puis est présenté à la fin de l’intrigue comme Gugus : ce changement offre ainsi une répétition doublée d’un contraste saisissant. Il est alors intéressant de comparer les deux scènes pour s’interroger sur le geste à l’origine de la différenciation. Pourquoi renommer quelqu’un ? Cela affecte-t-il son renom ? Quel effet cela peut-il avoir sur sa personne ? L’action de différenciation signifie tantôt la distinction ou la stigmatisation. Elle peut aussi servir de signal. Dans Mon oncle de Tati, on voit la maitresse de maison actionner une fontaine tape-à-l’œil dès qu’on sonne à la porte. Quand il s’agit d’invités de marque, la fontaine reste allumée tout le temps de la visite. Quand il s’agit de Mr Hulot, la fontaine est coupée d’emblée. Cette différence dans la répétition des séquences centrées sur la fontaine, mieux qu’un long discours, permet de mettre l’accent sur le rôle du gadget. Est-il une forme de faire-valoir ? un signal pour indiquer la présence de quelqu’un et dissuader l’importun ? Les deux interprétations peuvent-elles se fondre en une ? La logique du paraître conduit-elle à ne pas assumer certaines relations ? Dans le cas du film, doit-on assumer une famille que l’on n’a pas choisi ?
Rupture
La différence ne concerne pas nécessairement une répétition de situations ressemblantes, mais peut surgir de l’opposition entre deux scènes qui se suivent ou entre deux personnages qui contrastent et qui partagent un même espace. Il ne s’agit plus alors de comparer deux scènes séparées dans le temps, mais deux éléments synchrones ou contigus.
La mise en place d’un contraste entre deux plans ne porte pas nécessairement sur l’image, il peut aussi concerner le son. Prenons la célèbre séquence de 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick : un australopithèque, après avoir découvert le caractère utilitaire d’un os, le lance dans le ciel. Kubrick prolonge alors le mouvement de l’os-outil en lui faisant succéder sans aucune transition (par le biais d’un faux-raccord) la vue d’un satellite dans le ciel. La séquence de Kubrick condense ainsi toute l’histoire de l’humanité et fait contraster l’aspect primitif et martial de l’australopithèque (aspect renforcé par la musique de R. Strauss) avec l’aspect futuriste et paisible d’une navette spatiale (lui-même renforcé par la musique de J. Strauss). Face à cette scène, on a une impression de continuité et de rupture. L’impression de continuité est provoquée par le faux-raccord de Kubrick entre le lancer de l’os et le mouvement du satellite dont la forme rappelle celui de l’os. L’impression de rupture est liée à la différence de tonalité suggérée par le changement de musique. On peut alors interroger l’un de ces aspects en tension en problématisant à partir de la différence ou de l’identité. En quoi le satellite n’est-il pas analogue à l’os ? Ou au contraire qu’ont en commun l’os et le satellite ?
L’analyse de la séquence complète nous montre que le mouvement du satellite est répété par un stylo qui entre en lévitation à l’intérieur de la navette. On obtient alors une relation à trois termes qui peut baliser le questionnement : Est-ce que l’écriture symbolisée par le stylo peut être vue comme ce qui permet une continuité entre le geste initié par la culture et le caractère automate du vaisseau spatial ?
On peut aussi mettre entre parenthèse le devenir automate de l’outil pour associer le lancer de l’os-outil à la réception du stylo. L’australopithèque lance l’outil et l’hôtesse de l’air rattrape le stylo. Il y a là comme une histoire qui se boucle. Une histoire dans l’histoire. Un mouvement auquel répond un autre mouvement. Il s’agit alors d’opposer le sens des deux mouvements pour faire émerger un problème. Dans le premier cas, le progrès consiste à donner une vie propre à l’outil. Il va alors se perfectionner. Il y aura une histoire des outils. Dans le second geste, il s’agit de se réapproprier l’outil. Il s’agit de le faire entrer dans l’histoire humaine. La question est alors comment concilier histoire des sciences et histoire humaine. Les progrès scientifiques font-ils progresser l’humanité ? Y a-t-il un progrès de l’humanité ?
Si l’on revient au faux-raccord entre l’os et le satellite, la rupture se joue au niveau du rythme musical : on passe d’un rythme saccadé à un rythme posé et enjoué. Le contraste peut aussi concerner le rythme des images. Le montage en accéléré du fiacre conduisant au château de Nosferatu qui rompt avec le rythme normal de l’image lors de la scène précédente provoque une rupture de ce type. On peut alors s’interroger sur l’affect que produit cette rupture en nous et déconstruire l’effet que suscite le film en mettant en avant la technique utilisée. On retombe alors dans le cadre d’un rapport critique au cinéma, sauf si on interroge ce rapport de façon plus générale. Ainsi, si l’accélération provoque la peur chez Murnau, on peut s’interroger sur la valeur de cette hypothèse, en sortant du registre cinématographique. La peur a-t-elle quelque chose à voir avec le temps, avec l’impossibilité de prendre le temps, etc. ?
Comme on vient de le montrer, des scènes qui se jouxtent dans le temps peuvent contraster et provoquer un effet de rupture. Le contraste peut toutefois aussi concerner les personnages qui se jouxtent dans l’espace d’une scène. La célèbre scène « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » du film Hôtel du nord permet tout autant d’associer Jouvet à Arletty que de les dissocier. En quoi forment-ils un couple mal assorti ? Qu’est-ce qui fait qu’un couple est assorti ou non ?
Ce type de question pourrait naturellement être suscité par l’opposition entre deux personnages dans une œuvre littéraire. Mais le jeu d’acteur donne une profondeur aux oppositions que des personnages livresques ne peuvent avoir. Comme le dit Henri Jeanson, qui a écrit les dialogues d’Hôtel du nord, dans une interview : « Les personnages de roman sont des personnages horizontaux, typographiques. Ils ne vivent bien que sur papier, couchés. Transportés tels quels à l’écran, ils s’écroulent, ils ne tiennent plus debout. Les personnages de film, eux, sont des personnages verticaux. Ils veulent aller et venir »[4].
Les contrastes entre deux éléments d’une même séquence peuvent concerner une scène ou, en se répétant, s’étaler sur un film entier. Certains films se structurent à travers un contraste entre les éléments qu’ils associent. Easy Rider présente, par exemple, le contraste entre une Amérique conservatrice et la vie débridée de deux motards. C’est le cas aussi des films de Tati Mon Oncle ou encore Playtime qui font contraster l’ingénuité, la spontanéité de Mr. Hulot et le caractère artificiel et guindé de son beau-frère, représentant d’un monde capitaliste basé sur l’avoir et le paraître.
Surprise
Le contraste peut aussi être provoqué délibérément de la part du cinéaste. Il va alors jouer sur ce qu’il montre et le faire contraster avec ce qu’on attend ou ce qu’on expérimente. Les gens marchant à reculons, en accéléré ou fantomatiques dans Koyaanisqatsi, la grande fresque cinématographique de Goddfrey Reggio, permettent d’associer l’idée de régression à ce que le monde occidental présente comme un progrès. La modernité en tant qu’elle cause le progrès est alors interrogée.
L’association entre embouteillage et carrousel dans Playtime de Tati permet d’interroger nos associations. Ne peut-on pas recréer sous un jour comique nos tracas quotidiens de façon à faire de l’ennui une récréation ? Ou, dans un genre plus politique, n’y a-t-il pas un lien entre les embouteillages et nos loisirs enfantins ? Le recours à la voiture n’est-il pas provoquer par une course au temps (pour avoir plus de loisirs) qui, en se généralisant, provoque, à partir d’un certain seuil, une sorte de paralysie de la circulation ? L’intérêt philosophique de la métaphore de Tati est qu’elle crée une différence avec le réel qui permet de l’interroger et de s’en déprendre, quitte à nous surprendre.
Le carrousel de Tati présente une sorte de dissonance audiovisuelle qui permet de prendre du recul par rapport à l’appréhension habituelle des choses. La dissonance audiovisuelle se retrouve également chez Kubrick. Dans Orange mécanique, le couplage entre un viol et une chanson légère comme « Singing in the rain » donne un caractère frivole aux actes violents. Cela nous permet de nous plonger dans l’univers subjectif du personnage pervers et de faire contraster l’objectivité de ce que l’on voit avec la subjectivité de ce qu’il vit. La dissonance peut aussi servir à nous faire questionner le cinéma. Ainsi dans À bout de souffle, de Goddard, le personnage central s’adresse tout à coup au spectateur. En sortant de son rôle, en créant une sorte de distanciation, il nous invite à nous interroger sur la place du spectateur : est-il de mèche ? Accompagne-t-il l’action ? Dans quelle mesure, ne se projette-t-il pas dans le film ?
À la fin du Septième sceau, de Bergman, on voit les personnages principaux fixer un élément hors champ. Cet élément hors champ, c’est la mort. Mais au lieu de montrer directement ce que les personnages voient, ce qui nous permettrait de nous identifier à eux, Bergman traine sur le plan et provoque une sorte de différance qui nous permet de problématiser les choses. Il rompt par-là l’habitude que l’on a de saisir un donné perceptif sur le champ, d’identifier la cause d’un émoi. Faute de pouvoir voir ce que voient les personnages, on essaye de lire dans leurs yeux. On peut alors s’interroger sur le contraste entre ce qui est dans le champ et ce qui est hors champ. N’y a-t-il pas quelque chose dont on ne peut faire l’expérience et qui nous conditionne ? La suite de la séquence de Bergman nous apprend que c’est la mort. On peut alors se demander dans quelle mesure la mort se voit ou se laisse surprendre dans le regard que les gens portent sur le monde ? Dans quelle mesure la mort fait partie de la vie ? Dans quelle mesure ce que l’on voit porte le sceau de ce que l’on ne voit pas ?
Conclusion
Loin de constituer une typologie exhaustive, le but des exemples ci-dessus est d’attirer l’attention sur les formes variées que le cinéma offre en ce qui concerne les contrastes à même de nous faire interroger de façon critique sur nos associations spontanées. Hume parlait des relations philosophiques en termes de relations de comparaison. Ces relations complexifiaient les relations que l’on faisait machinalement entre les objets en fonction de ressemblances, d’une succession dans le temps ou l’espace et de causalités issues de l’habitude.
Ces lois d’associations d’idées sont ici reprises pour construire un contraste. L’animateur met en relation deux films ou deux scènes qui présentent une ressemblance, il met en relation deux scènes qui se succèdent ou deux personnages qui se jouxtent. Enfin, il peut interroger nos habitudes en créant un écart entre celles-ci et ce que montre le film choisi. Il joue alors sur les mécanismes d’associations d’idées, mais il les déconstruit en faisant ressortir des contrastes entre les éléments associés. La différence s’immisce dans la ressemblance, la rupture dans la continuité et la surprise questionne nos habitudes.
En soi, associer machinalement deux situations du fait d’une ressemblance ou deux éléments à partir d’une contiguïté spatiale ou temporelle ne nous fait pas penser. Mais, à partir du moment où cette association est interrogée, alors c’est le cheminement de pensée que l’on construit à partir de notre vision du monde ou du visionnage d’un monde qui ressort de façon critique. Repérer les effets du cinéma, les contrastes qu’il produit ou qu’il provoque est dès lors un moyen à disposition de l’animateur pour faire penser à partir du cinéma et non à partir de spéculations quant au thème ou à la narration globale d’un film. D’autres façons de faire sont bien sûr envisageables, mais celle-ci m’ayant eu l’air de fonctionner, j’ai voulu la partager ici.
Pourriol O. (2008), Cinéphilo, Paris, Hachette Littérature. ↩︎
Deleuze G. (1983), L’image-mouvement, Paris, Les éditions de Minuit ; (1985) L’image-temps, Paris, Les éditions de Minuit. ↩︎
Hume D. (2006), Enquête sur l’entendement humain, Paris, GF, Section III. ↩︎
« Gros plan, Henri Jeanson » (1959), réalisé par P. Cardinal. ↩︎