Revue

Momo mélange le théâtre et la philosophie

Metteure en scène et comédienne, Corinne Méric a découvert Momo, le texte de Michael Ende, au printemps 2020. Cette lecture est alors une source d’inspiration dans un monde qui étouffe. Elle décide de s’atteler à l’adaptation de ce texte pour le théâtre dans l’idée de le proposer aux établissements culturels avec lesquels elle a l’habitude de travailler, et de construire un projet artistique et pédagogique en lien avec les écoles et les collèges de la région Auvergne Rhône-Alpes.

Mais la portée philosophique du texte interroge Corinne Méric, puis révèle rapidement la nécessité de conjuguer, dans une création participative, l’écriture dramatique de l’adaptation avec l’animation d’ateliers de philosophie avec les enfants. L’écriture, pour être authentique, doit se nourrir de la réflexion des enfants, de leurs propos sur les questions philosophiques que soulève le texte de Michael Ende. C’est ainsi que nait le projet « A la rencontre des heures célestes » présenté lors des 20èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques à Liège le jeudi 18 novembre 2021 dans le cadre du chantier Philo-Art.

Printemps 2020. Ce moment de vacillement, de sidération même, où beaucoup de nos certitudes sont balayées, est le déclencheur pour la compagnie « Bande d’Art et d’Urgence » du projet intitulé « À la rencontre des Heures célestes ». Il nait de la rencontre entre Alicia Polzella Gauduel (philosophe praticienne, animatrice d’ateliers de philosophie ave les enfants) et Corinne Méric (metteure en scène) et d’une envie commune de dépasser les habitudes pour expérimenter, ensemble et avec les enfants, les résonances entre philosophie et théâtre.

L’histoire de Momo : un conte initiatique

Extrait :

«- Bon alors tu te plais ici ?

- Oui

- Et tu veux rester ?

- Oui j’aimerais bien.

- Mais il n’y a pas quelqu’un qui t’attend quelque part ?

- Non.

-  Tu ne dois pas rentrer chez toi ?

- C’est ici chez moi.

- Tu dis que tu t’appelles Momo, c’est ça ?

- Oui.

- C’est un joli nom. Qui te l’as donné ?

- Moi.

- Tu t’es toi-même donné ce nom ?

- Oui.

- Quand es-tu née ?

- D’aussi loin que je me souvienne, j’étais déjà là.

- Quel âge as-tu ?

- Cent ans.

- Sérieusement, quel âge as-tu ?

- Cent deux ans.»[1]

Momo, c’est l’histoire d’une petite orpheline qui vit dans un vieil amphithéâtre en ruines. Ce qu’elle sait faire comme personne c’est écouter les gens du voisinage, adultes et enfants, qui viennent lui rendre visite.  La vie s’écoule tranquillement jusqu’au jour où de mystérieux hommes en gris envahissent la ville : des voleurs de temps qui peu à peu, sans que personne ne s’en aperçoive, vont prendre possession de la vie des hommes en contrôlant leur temps et en le plaçant dans une caisse d’épargne du temps pour le faire fructifier.

Alertés du danger que représentent ces hommes malveillants, Momo et ses amis vont tenter de s’opposer à leur manigance.

A la rencontre des heures célestes : une rencontre artistique et philosophique

A la rencontre des heures célestes est un parcours théâtral et philosophique autour du roman Momo de Michael Ende. De la salle de classe jusqu’au plateau de théâtre, le projet s’adresse à deux groupes d’enfants à partir de 8 ans, qui sont à la fois spectateurs, penseurs et acteurs de l’histoire. L’occasion pour eux de s’engager sur un temps long pour leur permettre de déployer pleinement leur pensée et leur imaginaire.

Le texte de Michael Ende est un roman de littérature jeunesse. Il met à la portée des enfants des thèmes comme celui du temps, de l’amitié, de la vérité, de l’imaginaire, de l’amour. C’est par la pratique du théâtre et de la philosophie que les enfants embarquent dans un vaste projet de réflexion et de création. La priorité est donnée à la première partie du texte : la vie dans l’amphithéâtre, l’arrivée des voleurs de temps, la découverte de leur existence par Momo, et l’initiative menée par les enfants pour prévenir les habitants du danger : organiser une manifestation et faire un spectacle.

Pour se rencontrer, il faut sortir de chez soi, c’est à dire cheminer sur un nouveau territoire, ne rien en attendre de précis, cultiver la disponibilité. La réussite de la rencontre s’avère lorsque l’Autre me permet de me rencontrer autrement et de façon inédite ; lorsque la philosophie sublime le théâtre en sous-tendant le texte ; et que le théâtre enrichit d’une dimension corporelle et artistique la réflexion philosophique.

Lorsque Corinne Méric rencontre la philosophe praticienne Alicia Polzella Gauduel, c’est donc pour partager une aventure dans laquelle l’expérience théâtrale sert de déclencheur à l’expérience philosophique (et inversement). Une aventure dans laquelle l’objectif de la rencontre entre la création artistique et la philosophie n’est pas l’addition de deux disciplines mais la multiplication des résonances entre elles.

Pour autant il s’agit d’avancer, avec rigueur et de faire face au doute. Cette démarche est donc à la fois proprement philosophique et proprement créative.

Momo : un texte philosophique

Construire des ateliers de philosophie à partir d’œuvres de littérature jeunesse demande de la vigilance. Toutes les œuvres destinées à la jeunesse ne sauraient servir de point de départ à un atelier de philosophie car certaines assènent une morale, imposent un point de vue comme une vérité, ce qui peut aller à l’encontre de ce que vise la pratique de la philosophie en atelier, à savoir la possibilité d’un questionnement authentique. L’œuvre de Michael Ende, au contraire, offre des possibilités de questionnements intéressantes.

Les personnages

Momo, Gigi et Beppo sont trois des personnages principaux de l’histoire. Entre eux, la philosophie se fraie un chemin. Tous les trois à leur manière apportent à l’intrigue et aux questions qu’elle soulève des points de vue controversés, complémentaires, sources de questionnement, d’argumentation, de problématisation et de conceptualisation.

Momo, héroïne et personnage éponyme, incarne la quête philosophique. Son jeune âge, le fait qu’elle n’ait pas de famille, en font un personnage pourvu d’une grande liberté. Elle doute, n’affiche aucune vérité péremptoire et c’est en vivant, en faisant des rencontres et des expériences qu’elle apprend. Elle ne manque pas de courage et n’a aucune idée préconçue sur les choses, le monde, les gens. Elle est décrite comme ayant un grande capacité d’écoute et de discernement qui lui permettent de « se faufiler à l’intérieur de l’autre ». Enfin, sa quête est celle de la vérité, et c’est sans doute un élément essentiel dans la portée philosophique de l’œuvre.

« Quand Momo écoute, elle regarde son interlocuteur de ses grands yeux sombres. Elle ne dit rien elle écoute et les gens stupides ont soudain des pensées intelligentes, les gens indécis savent tout d’un coup ce qu’ils veulent. Les timides se sentent libérés et courageux. Les malheureux deviennent confiants et joyeux. Momo écoute tout et tous, les chiens et les chats, les grillons et les crapauds, oui, même la pluie et le vent dans les arbres. Et chaque chose, chaque être lui parle à sa manière. »[2]

Gigi est un sophiste qui porte de nom de Cicéron. Il est décrit comme un « beau parleur » flamboyant qui n’a pas son pareil pour raconter des histoires et qui considère que la vérité n’existe pas. Il rêve de richesse et de célébrité, pourtant il est fainéant. C’est une caricature du regard erroné que l’on peut porter sur les choses, le monde et les gens lorsque l’on ne vise pas la vérité et que l’on considère que le bonheur est essentiellement matériel.

Gigi :

« … Et puis, quelle importance que l’histoire se trouve ou non dans un livre sérieux ? D’ailleurs, qui vous dit que ce qu’on lit dans ces livres n’a pas été inventé ? Qu’est-ce que ça signifie, « vrai » ou « pas vrai » ? Qui peut savoir ce qui s’est passé ici il y a mille ou deux mille ans ? Vous peut-être ? Comment pouvez-vous affirmer que mes histoires ne sont pas vraies ? Les choses ont très bien pu se dérouler comme ça. Et alors, j’aurais dit la pure vérité…»[3]

Beppo est un vieux sage qui pratique l’ « épochè » c’est à dire qu’il suspend son jugement lorsqu’il ne sait pas. Ou bien lorsqu’il estime qu’il est inutile de parler. Balayeur de son état, il passe pour un vieil homme à « l’esprit dérangé » auprès de certains et il est souvent moqué. Peu importe car il a la certitude que « tous les maux de ce monde résultaient des nombreux mensonges intentionnels ou involontaires dus à la hâte ou à l’imprécision »[4]. Il est donc patient, minutieux, accomplit un travail répétitif mais nécessaire qui lui laisse le temps d’avoir de « grandes pensées. »

Les thèmes

L’amitié, l’amour, la vérité, le temps, l’imaginaire, la peur et le courage, la démocratie, le pouvoir, la justice etc. sont autant de thèmes philosophiques que l’on retrouve dans l’intrigue de Momo. Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant que ces thèmes soient abordés que la façon dont ils sont problématisés. En effet, il n’y a pas de vérités assénées, de morale bien-pensante mais des explorations philosophiques. Ce qui compte dans Momo, c’est d’envisager, grâce à l’histoire et par le biais des personnages, les multiples facettes d’une question philosophique.

Ainsi, l’imaginaire va rencontrer l’ennui. Le thème de l’amour va donner lieu à une exploration du sentiment amoureux et faire émerger une expérience de l’éternité. Le thème du pouvoir va être confronté à celui de la peur. Le thème du temps va être abordé aussi bien du point de vue mathématique (le temps des horloges) que du point de vue empirique et subjectif (comment un sujet fait l’expérience du temps) ?

A la rencontre des heures célestes : une expérimentation du doute

Les « Rencontres sur les nouvelles pratiques philosophiques » sont une invitation à l’expérimentation. Qui dit « nouvelles pratiques » dit tentatives, explorations, tâtonnements En philosophie, comme au théâtre, on cherche, on confronte, on se trompe et on recommence souvent.

Il était important, pour Corinne Méric et pour Alicia Polzella Gauduel, de donner à ce projet la chance d’être présenté à Liège non pas comme une démonstration aboutie mais comme le fruit d’une ambition qui cherchait encore à se matérialiser.

Se confronter au doute, accepter la difficulté de l’exploration, loin du confort de travailler de façon connue donc rassurante, c’est aussi inviter celles et ceux qui écoutent à s’aventurer sur des sentiers inexplorés. Une conviction profonde qui consiste à considérer la philosophie et le théâtre comme des pratiques exigeantes mais vivantes. Ici s’incarne une démarche proprement philosophique et proprement créative : confronter deux pratiques et expérimenter ce que cette confrontation apporte à la création et à la philosophie. Embrasser en cela l’incertitude et révéler que le processus réflexif et le processus créatif sont des moteurs à l’action.

Nous sommes reconnaissantes à l’organisation des 20èmes « Rencontres sur les nouvelles pratiques Philosophiques », et notamment à Mélanie Olivier et Olivier Sartenaer, d’avoir choisi de programmer une communication exploratoire.

Concrètement, quelle organisation ?

Dans le déroulement du projet, la pratique artistique est conjointe à la pratique philosophique : elles font partie du même processus, se complètent et se répondent.

Il s’agit d’une double exploration puisque, dans l’emploi du temps des classes concernées, sur quatre semaines, les ateliers de philosophie et de théâtre s’enchainent.

Avec l’accord des écoles et des parents, les ateliers de philosophie sont enregistrés. C’est ainsi que la parole des enfants peut être intégrée à la fiction. Le spectacle construit et joué par les enfants et les artistes de la compagnie naitra de cette double exploration. Il sera le tissage entre l’histoire de Momo et les mots des enfants, entre la fiction et le réel, le visible et l’invisible.

Les enfants au cœur du projet : une quintessence du philosopher

L’histoire de Momo est un support inducteur précieux pour pratiquer la philosophie avec les enfants car leur place est centrale dans la fiction de Michael Ende.

En miroir, les enfants sont les acteurs privilégiés des ateliers (philosophiques et dramatiques) pendant les différentes étapes du projet « À La rencontre des heures célestes ». Leur rôle est de penser l’histoire et de la rendre vivante.

Affirmer que l’enfant est un interlocuteur valable est d’autant plus engageant lorsqu’il s’agit de récolter sa parole pour l’intégrer à l’adaptation dramatique d’une œuvre.

Le projet prévoit un processus pour que la philosophie avec les enfants entre en scène par différents biais :

  • en faisant émerger le concept philosophique associé à chaque situation fictionnelle.

  • en proposant aux enfants un dialogue ludique et entremêlé où la fiction sera comme un laboratoire pour penser le monde et pour expérimenter des situations problématiques

  • en proposant aux enfants de jouer des scènes de Momo.

  • en animant une douzaine d’ateliers de philosophie sur les thèmes du temps, de l’amitié, de la vérité et de l’imaginaire, qui prendront leurs sources dans le texte de Michael Ende et qui apporteront la matière réflexive et narrative de la création artistique.

Passé, présent, futur

Lorsqu’il a été présenté à Liège, le 18 novembre 2021, « À la rencontre des Heures célestes » était à l’état de projet. Aucun atelier n’avaient encore eu lieu et nous travaillions alors à l‘élaboration du contenu et du déroulé des séances ; nous finalisions les aspects techniques.

Certains participants nous ont légitimement fait part de leur frustration : ils auraient souhaité que la présentation soit plus détaillée pour leur permettre de comprendre concrètement comment nous allions nous y prendre pour donner corps à ce projet.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, le projet s’accomplit : il a déjà offert à une quarantaine d’enfants l’occasion de se questionner dans une communauté de recherche philosophique sur la vérité, l’imaginaire et le temps. Dans le même temps, les enfants travaillent aux premières scènes de théâtre.

Au moment de la parution de l’article, « A la rencontre des Heures Célestes » aura été mené au théâtre de Villefranche-sur-Sâone (69) : représentation le 25 Mars 2022 et à l’Espace Culturel la Buire à L’horme (42) : représentation  le 15 Avril 2022.

Notes
  1. Ende, M. (1973) d’après Momo, Bayard Editions, coll. Bayard Jeunesse, Chapitre 1 p.16-17 ↩︎

  2. Ende, M. (1973) d’après Momo, Bayard Editions, coll. Bayard Jeunesse, chapitre 2 p.25-26 ↩︎

  3. Ende, M. (1973) Momo, Bayard Editions, coll. Bayard Jeunesse, chapitre 4 p.63 ↩︎

  4. Ende, M. (1973) Momo, Bayard Editions, coll. Bayard Jeunesse, chapitre 4 p.56-57 ↩︎

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