Revue

Le travail de l’œuvre en cours de philosophie

Comment permettre aux élèves d’accéder à une culture scolaire philosophique sans renier leur culture propre ? Comment leur permettre de s’approprier ses codes et ses œuvres en expérimentant que philosopher cultive leur regard sur le monde et sur eux-mêmes, au lieu de se cantonner à une pratique scolaire trop formelle et normative ? Notre hypothèse consiste à mettre au travail dans les pratiques de cours, une lecture des œuvres : découvrir et travailler des œuvres artistiques, philosophiques, cinématographiques, mais également faire écrire et lire, en contribuant à un Journal de Philosophie, afin de leur montrer qu’ils sont capables de contribuer à des œuvres et d’estimer leur valeur.

Après une présentation de l’ensemble du dispositif qui cherche à faire pratiquer des œuvres de différents régimes esthétiques et intellectuels, nous pourrons chercher à spécifier la démarche du Journal de Philosophie.

Introduction : une culture pratique qui interroge les normes du métier

Des normes de métier à une expérience partagée ? Philosopher et faire philosopher, dimension d’une formation culturelle à la fois populaire et exigeante

Le travail du professeur de philosophie en classe de terminale en France est un travail très normé par les exigences de l’examen final. Si cette normativité est globalement connue, il reste à documenter comment les professeurs de philosophie s’en emparent pour réaliser leur propre travail, leur travail réel au-delà du travail prescrit, et former leurs élèves, qui sont des débutants, peu préparés à déployer une activité philosophique. Au cours de cette formation « pré-initiale », s’inscrivant dans une éducation « générale », il ne s’agit pas de former des « philosophes », mais des personnes susceptibles de mobiliser un regard, des démarches, un recul critique et problématisant, pour réfléchir les éléments de leur culture, de leurs pratiques, de leur expérience ou de leur pensée. En ce sens, l’invitation à réfléchir ensemble à l’articulation entre « cultiver la pratique » et « pratiquer la culture » pourrait sembler redondante ou critique.

  • Redondante dans la mesure où se former à philosopher, c’est se cultiver, et pratiquer une appréhension culturelle réflexive des œuvres, une lecture de certaines œuvres majeures et accessibles de la culture. Tout philosopher cultive une pratique réflexive d’œuvres de culture. En ce sens l’invitation semble embrasser l’ensemble de la philosophie et de son histoire, mais pas spécifiquement de nouvelles pratiques philosophiques.

  • Mais elle semble également envelopper une dimension critique, en ce que la pratique de cours en philosophie est le plus souvent encore une pratique discursive professorale « magistrale », une activité réflexive et « théorique » qui se soucie fort peu de sa propre dimension pratique, comme si elle était toute entière contenue dans son discours ; or c’est pour partie ce que les « nouvelles pratiques philosophiques » veulent interroger et questionner : ne peut-on modifier l’accès, le rapport à la philosophie, voire la philosophie elle-même, en mettant au travail la dimension pratique de la philosophie ? Peut-on pratiquer la culture philosophique et non philosophique pour faire autrement de la philosophie ? Cultiver une pratique décalée, un écart pratique à la norme, en s’autorisant à frayer de nouvelles pratiques de philosopher ou de faire philosopher, d’apprendre à philosopher (lorsque l’on se place du point de vue des élèves), ne revient-il pas à interroger la légitimité des normes, celles du travail professoral prescrit, et celles du travail effectif ou réel, qui s’imposent et s’expriment dans la pratique[1] ? Cultiver la pratique, au sein de l’enseignement de la philosophie peut ainsi s’entendre comme le diagnostic d’un manque au sein de notre métier, comme une zone à défricher, une perspective à développer. De quelle(s) pratique(s) manquons-nous dans notre enseignement et notre formation ? C’est une perspective qui mérite d’être interrogée, discutée, réfléchie collectivement dans des rencontres comme celles que nous partageons ici à Liège.

Ainsi la question peut-elle se déplacer si l’on interroge les normes agissantes au sein de cet enseignement. La culture qu’elles permettent de développer n’est-elle que la pratique standardisée par des approches didactiques plus ou moins formalisées, qui conduisent à « faire le programme » pour permettre aux élèves de réussir leur épreuve terminale, ou bien ces normes laissent-elles place à des marges de manœuvre, leur appropriation ouvre-t-elle à une invention, à une mise au travail qui cultive les pratiques, qui pratique une forme de culture, à la fois la culture spécifique de la philosophie, de sa tradition ou de son histoire, de ses manières de formuler et construire des problèmes, et la culture en un sens plus large, moins rationaliste sans doute, plus sensible, esthétique, ou anthropologique ? Quelle dialectique s’engage et s’établit dans les cours de philosophie entre l’expérience d’une pratique, problématisante, conceptuelle et théorique, et une culture non philosophique, mais toujours en droit objet d’un philosopher ? En quoi pratiquer cette culture permettrait-il de philosopher, ou de mieux philosopher, puisque c’est de cette pratique du philosopher dont il est question dans nos cours : son objet, son sens, ses modalités, ses conditions, ses tensions et dilemmes ?

Pratique, culture, expérience et normes : quelques facettes d’un problème

Ce qui se passe, ou devrait se passer dans un cours de philosophie, au cours d’une année de terminale, générale ou technologique en France par exemple, c’est une certaine rencontre, une expérience partagée de la pensée, d’un penser ensemble pour rendre chacun.e capable de penser plus, de penser mieux, de connaître sa pensée et de se connaître pensant, donc d’avoir enrichi son expérience et ses répertoires de réflexion. Le cours est une promesse de pensée, d’ouverture à de nouveaux horizons, mais cette promesse est souvent déçue. Comment l’expliquer ? La rencontre entre l’expérience de pensée de l’enseignant et les multiples expériences de pensée des élèves comme individus s’individuant dans et par la pensée, mais également comme collectif, en recherche ou atone, curieux ou indifférent, relève d’une improbable alchimie que nous avons la charge d’organiser, la responsabilité d’exiger, tout en sachant qu’elle mobilise des paramètres qui ne cessent de nous échapper (les identifications multiples qui s’y jouent, les transferts au sens psychanalytiques qui opèrent, ou pas, les dilemmes auxquels nous sommes confrontés comme les élèves, sans compter les disponibilités aléatoires aux rencontres qui émaillent les relations).

Nos moyens passent par la pratique, ce sont des moyens d’action : pratiquer sans relâche, et faire pratiquer des formes de culture et de pensée qui exigent de dépasser ce qui se pensait déjà, par une exigence de clarification conceptuelle, et de formulation de problèmes et leur élucidation. Comment introduire à cette exigence intellectuelle ? Je ne vois pas d’autre recours que de vivre une expérience partagée, qui fasse vivre aux élèves des expériences de pensée (au sens pragmatique, et non pas d’activité philosophique imaginant une situation à penser, comme un morceau de cire qui fond, ou un cerveau dans une cuve) qui leur permette de frayer de nouvelles manières de penser. Ce type d’expérience suppose de se rendre sensible à la dimension pratique du philosopher, qui enrichit la palette de rencontres que la dimension majoritairement discursive et textuelle de notre enseignement réduit considérablement. Si l’enjeu est que les futurs adultes, responsables de leur vie, de leurs relations et de leur société aient fait l’expérience enrichissante de philosopher et puissent vouloir s’en servir dans cette existence, alors c’est bien la dimension pratique qui est essentielle, et une approche expérientielle qu’il faut promouvoir, plutôt qu’une version scolarocentrée, arc-boutée sur les diplômes et des programmes, ou des épreuves reines (disserter). C’est par la pratique également que vont pouvoir se développer, non seulement des expériences, mais des habitudes de réflexion, des « réflexes » de questionnement et de problématisation, qui pourront devenir des gestes philosophiques, ou tout du moins philosophant. Car ce n’est pas uniquement le plaisir ou l’émerveillement de la découverte, du frayage, mais la construction de savoir-faire. Il faut donc réitérer, refaire, pour que dans des situations variées, sur des objets culturels variés, les gestes de pensée soient mis au travail.

Penser des œuvres : le travail de philosopher comme confrontation aux œuvres de pensées, aux œuvres sensibles

Or penser, c’est penser son existence certes, mais cette pratique est peu propice à une exposition publique risquée, elle passe donc par l’exercice sur des œuvres, qui nous ouvrent à notre propre pensée, et qui nous font partager les pensées qui ont constitué la culture, des pensées sensibles ou rationnelles qui ont marqué les générations précédentes, qui ont fait trace pour une transmission. Ce sont ces traces que l’on pratique, que l’on cultive et pense.

Or lorsque l’on pense le travail de l’année en termes de programme et d’épreuves, on tend à minorer l’accès aux œuvres, le sens de l’œuvre. Car ne s’agit-il pas de permettre d’accéder à certaines œuvres, et au-delà de s’armer ou de s’équiper pour penser et réfléchir les œuvres que l’on rencontrera, qui nous amèneront à penser plus loin, davantage et différemment ? En ce sens, de même que l’enjeu d’une pratique plurielle du philosopher semble centrale pour que les élèves construisent un rapport à la philosophie qui leur permette de se sentir capables de philosopher, ne nous incombe-t-il pas de contribuer à créer – en le prenant en charge – un rapport à la culture qui passe par un rapport aux œuvres ? Si la culture est faite d’œuvres ne s’agit-il pas de s’y rendre sensible, et d’ouvrir certaines pistes pour s’y familiariser, s’en approprier certaines dimensions, et s’enrichir de manières de voir, de sentir et de réfléchir ?

Quelle place les élèves peuvent-ils y prendre ? Disserter, expliquer, singer ou penser réellement ? Faut-il un cadre « scolaire » pour le faire ?

Comment faire traverser la frontière aux élèves de l’œuvre comme aboutissement à l’œuvre comme travail ? Les élèves sont confrontés à des œuvres achevées, qu’on leur demande souvent d’analyser, d’interpréter, de comprendre dans les activités didactiques qui leurs sont propo-imposées, et il reste souvent à franchir le seuil d’une mise au travail pour qu’ils puissent devenir auteurs de leur propre œuvre. Le travail de l’œuvre n’est pas uniquement le fait de chercher à comprendre, à décoder (analyser, interpréter, etc.) une œuvre aboutie et publiée par un/des auteurs ou autrices, mais consiste également à se mettre au travail pour produire une œuvre de pensée, en explorant le travail qu’il faut fourbir, l’exigence et les doutes qu’il faut traverser pour œuvrer à devenir « auteur ».

Les élèves ne sont pas auteurs, et l’éducation doit leur permettre de cheminer vers cette possibilité : ils ont à le devenir, tout du moins en puissance. Cela passe donc par une découverte, sensible et intellectuelle d’œuvres historiques et classiques, mais également par une approche analytique, qui les introduise à la fabrique de l’œuvre, jusqu’à la question d’une pratique à leur niveau, de l’ouvrage auquel on s’attelle…

En philosophie, qu’est-il possible de faire avec eux, et surtout de leur faire faire ? La philosophie produit des œuvres intellectuelles, le plus souvent savantes et très exigeantes eut égard à leur rigueur intellectuelle. Comment permettre aux élèves de s’y aventurer sans s’en sentir exclus, d’y éprouver l’ivresse de la compréhension de difficultés sans renoncer à l’effort qui la précède ? Comment partager cette sensibilité au problème et à la conceptualisation à l’œuvre dans nos lectures des œuvres de l’esprit ?

Ma démarche est celle d’un praticien réflexif, avec toutes ses limites, et j’espère sa puissance descriptive et réflexive. J’aurais voulu pouvoir aller plus loin dans la conceptualisation et la problématisation de mon travail, mais le temps et le recul manquent toujours pour cette élaboration.

Un fil directeur invisible transversal dans le programme de l’année : le travail de l’œuvre

Une pratique plurielle des œuvres

Au cours du travail annuel, de manière plus ou moins souterraine, se dessine un réseau d’œuvres travaillées, lues, regardées, écrites, qui esquisse une cartographie transversale des rencontres possibles avec les œuvres, et qui parfois complète, parfois oriente, parfois prend en charge, le cours « ordinaire » de philosophie. Mais cette organisation de rencontres est résolument plurielle, dans ses objets et ses modalités. Elle concerne des œuvres philosophiques accessibles, de diverses époques et dans des registres philosophiques divergeant ; des œuvres esthétiques concernant des plasticiens, afin de se rendre disponibles à un partage du sensible et à ses significations, des lectures ; des œuvres cinématographiques au travers d’une pratique du cinéphilosopher. S’y ajoute la pratique d’écriture philosophique par et pour les élèves, la tentative de faire vivre collectivement cette aventure de pensée qui s’élabore et se forme.

Quel concept d’œuvre est-il mis au travail ?

L’œuvre est en français le plus souvent considérée comme le résultat d’un travail de l’esprit humain. Travailler peut se dire œuvrer et ainsi le travail de l’œuvre pourrait presque sembler redondant. L’œuvre peut toutefois s’entendre comme un ouvrage, le travail « se faisant » plutôt que le résultat du travail achevé. Le travail de l’œuvre désigne alors le fait de tenter de rendre accessible des dimensions, des étapes, des modalités de production de l’œuvre, de la poétique qui la gouverne : se rendre sensible à son aspect poïétique.

Mais le travail de l’œuvre s’entend également dans le travail de réception, de sensibilité, de lecture, d’interprétation, de réflexion d’une œuvre présentée comme achevée. C’est le travail éducatif de s’approprier des œuvres présentes dans sa culture, et d’en faire quelque chose pour soi. C’est le travail affectif et réflexif que l’œuvre produit sur son/ses récepteurs.trices. Il s’agit alors de rendre visible comment aborder les œuvres pour se mettre soi au travail, comment les pratiquer pour apprendre, se cultiver soi-même à travers la culture, s’altériser du travail d’autrui dont on s’ensemence, auquel on résiste, que l’on examine.

Variété des confrontations au travail de l’œuvre

  • des œuvres philosophiques, travaillées sous la forme de fiches de lecture, et des œuvres artistiques ou esthétiques, à travers des documentaires d’histoire de l’art : La toile Blanche d’Edward Hopper, de Jean-Pierre Devillers (2012) ; Un monde sous la main. Jean-Jacques Dalmais, de Bastien Ferré (2014) ; Soulages, le noir et la lumière, de Jean Noël Cristiani (2008) ; certains opus de la série Palettes d’Arte.

  • des œuvres filmiques dans le cinéphilosopher.

J’ai abordé mon travail cinéphilosophique dans d’autres communications depuis une dizaine d’années, que cette pratique se déploie en classe, en prison, et peut-être bientôt « dans la cité » comme on dit aux NPP. Je n’y reviens pas ici, je voulais simplement rappeler cet usage systématique et relativement élaboré d’un rapport transversal à l’œuvre sensible et affective, réflexive également qu’est le film. Le dispositif présente cela d’un peu original qu’il refuse d’instrumentaliser l’œuvre pour illustrer ou déployer un concept ou un problème philosophique, et qu’il ne se contente pas de choix d’extraits, mais travaille l’œuvre dans son écriture (sa « troisième » écriture, son montage) en découpant l’œuvre narrative en autant de scènes qui vont être étudiées l’une après l’autre. La projection est ainsi étirée sur des heures, produisant un effet heuristique de révélation des pensées à l’œuvre de manière non consciente pendant l’activité du regardeur. Nous faisons l’analyse cinéphilosophique ensemble, tentant d’apprendre à analyser une scène, un personnage, et les situations-problèmes concrètes, les dilemmes qu’affrontent les personnages et parfois les spectateurs, et les élèves en proposent des synthèses. Plus tard dans l’année, ils sont invités à nous faire philosopher avec des œuvres qu’ils auraient choisies.

Ce travail de l’œuvre voudrait les amener à se former à apprécier et réfléchir, à philosopher sur et avec des œuvres qu’ils fréquentent spontanément, entre amis ou en famille, dans leur quotidien non scolaire. Une philosophie populaire, une philosophie accessible, philosophie pour tous et ordinaire, dont nous avons grandement besoin pour contrecarrer les tendances élitistes de la philosophie.

  • poétique ou politique de l’écriture ?

C’est ce dernier point que nous allons plus spécifiquement développer dans une deuxième partie de cette intervention. Il s’agit d’ouvrir la possibilité d’un autre travail de l’œuvre, d’un autre rapport, moins contemplatif et plus pratique, en cherchant à travailler le rapport à l’écrit écorché de nos élèves. Comment tenter de leur permettre d’articuler ce rapport à une réception des œuvres à celui d’une production d’une œuvre publique, tout en sortant du rapport évaluatif infantilisant qu’ils vivent dans nos institutions d’éducation et d’enseignement ?

C’est à une telle ambition, que tente de répondre très modestement le dispositif de Journal de philosophie du lycée.

Travailler au Journal de Philosophie du Lycée

Le dispositif

Le dispositif est extrêmement simple. Il s’agit d’exiger que chaque élève écrive un article qu’il souhaite publier dans le journal, et de lui demander de l’envoyer en format traitement de texte, de sorte qu’il puisse être anonymé et concaténé avec les autres dans un fichier regroupant l’ensemble des textes de la classe.

Une fois cette première étape réalisée, s’instaure un « premier » temps de découverte collective des textes : chaque texte est lu avec la même dignité que le texte d’un grand philosophe ; les élèves retiennent leurs commentaires et réactions spontanées durant la lecture ou post, et prennent quelques notes pour se souvenir de leurs sentiments ou de leurs réflexions. Pour une trentaine de textes, cela prend souvent un peu plus de deux heures. Enfin vient le moment du Comité de rédaction, celui du choix des textes par les élèves. Ils se réunissent par groupes de 5 (6 ou 7 groupes) afin de choisir les textes ; mais en fonction de quoi vont-ils choisir ? C’est ce dont ils vont discuter ou débattre ensemble : les préférences et les choix vont être réfléchis et partagés, confrontés, afin de dégager des critères qui se différencient du goût de chacun. Le relativisme spontané est mis au travail dans une élaboration de critères communs de jugement de qualité d’un texte, ce qui est susceptible de le rendre publiable. Chaque groupe rendra compte des critères qui lui ont permis de sélectionner les textes, ce qui donnera lieu d’abord à une confrontation des critères et à leur discussion entre les groupes ; ensuite chaque groupe publiera sa sélection.

Mettre au travail le rapport à l’écrit et le rapport à la lecture : d’une culture de l’examen permanent à un rapport-plaisir et sensible ?

L’enjeu majeur, vous l’aurez certainement perçu, c’est de mettre au travail le rapport à l’écrit des élèves du lycée, en le déplaçant légèrement, ce qui amène à l’interroger, et, je l’espère, à le reconfigurer. Le rapport à l’écrit dont nous héritons en classe de terminale en France est problématique. C’est un rapport triste nous dirait Spinoza : les écrits sont perçus comme des leviers toujours plus ou moins cachés de l’évaluation permanente – de l’évaluationite du système – et à ce titre les écrits génèrent toutes sortes de stratégies d’évitement, de résistance, de défense, car c’est le lieu où l’on est jugé, et trop souvent, pour la plupart des élèves, déjugé. Le rapport au texte littéraire n’est souvent pas satisfaisant, l’aisance textuelle des élèves est loin d’être construite, et l’écrit est donc une pratique risquée, désinvestie, au même titre que la lecture. Depuis le CP, les choses se sont souvent sédimentées, et rares sont les lecteurs aisés et voraces dans nos classes.

Les professeurs de philosophie partagent souvent ce diagnostic critique et le déplorent, mais estiment qu’ils n’ont pas à réellement prendre en charge cet état de fait. Le dispositif de Journal tente, en amont de la terminale, mais aussi en terminale, de rejouer ce rapport à l’écriture, en tentant d’amorcer un rapport plaisir à l’écriture, en surmontant la défiance pour reconnaître humainement le travail fourni dans l’écriture, et la joie de le partager publiquement.

Rythme et temporalité

L’élaboration s’étire sur une longue période, beaucoup trop longue à mon goût, et perd de sa pertinence et de son caractère formatif de ce fait. Le temps du journal diffère très sensiblement du temps de l’animation pédagogique en classe. Ce temps incompressible est celui de l’établissement d’un pacte d’écriture, et de l’exigence qu’il soit tenu (relancer à chaque cours ceux qui sont en retard sur leur rendu : faire le rédac-chef), et du Comité de rédaction. J’y ajoute, par rapport au dispositif initial, le moment important en termes de reconnaissance symbolique, de la lecture philosophiquement digne de leurs textes. Cela donne un travail d’usure qui peut s’étaler sur quelques semaines pour les relances, et ensuite une double séance, celle de lecture puis celle du comité de rédaction. Idéalement elles se suivent et sont rapprochées, pour que la lecture de chaque texte soit encore relativement vive dans leurs esprits.

Contrainte et liberté ?

Dans un premier temps de l’année, j’exige simplement une écriture, et les laisse libre de la forme, de l’ampleur, de son objet et de son traitement. En bref ils sont libres de tout, sauf de ne pas écrire : ils font face à leur liberté, et se responsabilisent à l’égard de leur écrit. La contrainte existe, ou plutôt elle se fantasme, car sa forme est plutôt celle d’une exigence. Puisque nous nous sommes engagés dans cette aventure de l’écriture, il faut désormais œuvrer, sans cap, sans boussole : chacun doit décider pour lui-même, et l’« inspiration » leur fait souvent défaut. C’est une traversée nécessaire pour tout apprenti écrivain : qu’écrire et comment ? C’est l’exposition à l’expérience qu’il faut s’engager dans l’écriture, et que c’est si elle fait sens pour soi qu’elle pourra faire sens pour les autres.

Si l’on répète l’expérience du journal de Philo, ce qui est déjà arrivé, on pourra choisir un objet, des « thématiques », ou imposer le rapport à une œuvre (ou alterner : sur deux textes pour deux numéros, l’un concernera une œuvre de l’esprit ou des arts, un autre sera un texte libre…)

Exprimer et juger : la traversée de l’expérience et ses ambivalences

La deuxième phase du dispositif consiste à produire une critique de chaque texte et à sélectionner les textes les « meilleurs » selon un principe de réduction de un/cinquième. Mais qu’est-ce qui fait la « qualité » d’un texte ? En fonction de quoi les apprécie-t-on, les juge-t-on ? Une appréciation peut-elle se partager ? Contre une tendance relativiste « àquoibonniste », qui renvoie chacun à son appréciation indépassable, il s’agit de leur faire expérimenter le débat « esthétique » au sens large, la discussion critique qui cherche à éprouver sa propre appréciation et à construire des appréciations nuancées des sensibilités et réflexions issues de la discussion et du débat.

Évaluer les écrits : sujets-objets de l’évaluation ?

Comment évaluer collectivement la valeur d’un texte ? Peut-on co-construire les normes de la qualité d’un texte ? Cela permet-il de les incorporer, de se les approprier plus effectivement ?

Estimer un texte anonymé, c’est se centrer sur sa valeur et sur la manière dont il nous affecte en tant que récepteur, dont il nous fait sentir, dont il nous fait penser, nous fait entrer dans un monde ou une manière de voir. Le préjugé critique se trouve déplacé, mis au travail dans un contexte immanent : ils sont les auteurs et les critiques, ils n’ont plus à singer un académisme philosophique présupposé, ni à donner des gages (de restitution ou de compétences) au représentant institutionnel que j’incarne, ils peuvent être sensibles pensant et eux-mêmes. Car ce n’est pas à moi qu’ils adressent la critique qu’ils élaborent, c’est entre eux, en groupes. Le rôle du professeur est de s’extraire de la discussion, de même qu’il n’a pas participé à l’écriture : il garantit l’exigence et le dispositif. Concrètement, cela consiste à passer dans les groupes pour leur demander où ils en sont, et leur rappeler que ce n’est pas seulement la discussion texte après texte qui importe, mais aussi l’élaboration de critères comment pour juger, et valider ou reconnaître ce jugement comme « valable », « valide », non arbitraire. C’est à ce titre bien sûr que l’anonymat est requis, pour ne juger que le texte, abstraction faite de son autrice ou auteur.

Apprécier, juger, activité à la fois sensible, affective et rationnelle s’effectue à partir de critères et de normes qui, le plus souvent, restent implicites. L’expérience des élèves est le plus souvent que les critères et les normes que les professeurs cherchent à transmettre et partager, à « imposer » selon certains, ne leur conviennent que partiellement. Pratiquer et « cultiver » l’activité de jugement, sans les juger (les évaluer) immédiatement à ce propos, donc en relâchant l’emprise du « tout évaluation », pour leur permettre d’exercer « souverainement » leur subjectivité critique, c’est leur permettre de s’autoriser à en devenir les auteurs. C’est bien entendu également une ruse pédagogique pour mettre au travail les normes de l’écrit : en leur faisant coconstruire, sans intervention professorale, la norme collective d’un écrit de qualité, ils se l’approprieront sans doute plus aisément et plus volontiers que s’il s’agissait d’une norme externe. Au lieu de leur indiquer/imposer des normes (hétéronomie), on les leur fait coconstruire (auto-socio-construction du savoir dit le GFEN). Ce faisant, l’on prend en charge le travail de l’écriture, l’attention à la manière d’écrire dans le souci de la réception, de la lecture et du/des lecteurs.rices. Une normativité modeste mais active se déploie dans ce travail d’élaboration de ses propres critères et de discussion publique de ces critères, dont on peut espérer qu’il fraiera une expérience autorisante, un devenir auteur en précisant mieux les enjeux et les modalités d’une écriture publique.

Ainsi, l’évaluation s’éclipse dans sa modalité scolaire classique, pour être réappropriée par les élèves, à propos de leurs travaux, et pour eux. Évaluer, valoriser, apprécier la valeur d’une œuvre est normal et nécessaire, mais il est important pour eux de s’en approprier les codes et le sens. Ce rapport à l’évaluation qui se cherche dans cette pratique est relativement absent de nos établissements d’enseignement secondaire en France : il est donc à la fois normal et nouveau, inusité et excitant. Il décentre du scolaire, déscolarise une pratique scolaire, pour relâcher l’emprise de l’institution sur la production écrite – production scolaire s’il en est – et renvoyer à une expérience sensible, ce partage du sensible déjà évoqué, mais qui est si souvent refoulé, ou sur-intellectualisé dans nos cours de philo. Il cherche à favoriser une réinstitution de l’écrit à la faveur de sa désinstitutionnalisation scolaire, à faire jouer de l’instituant plutôt que de l’institué, au profit des élèves et de leur expérience plutôt que dans le maillage du contrôle disciplinaire.

Bilan d’une dizaine de numéros

  • Un métissage des classes : le journal ne mobilisait au départ que deux ou trois classes de terminales, mais il couvrait depuis plusieurs années des classes de seconde, puisque j’ai enseigné 10 ans une introduction au questionnement cinéphilosophique en seconde, et depuis l’an dernier, il mobilisait également une spécialité de première : 6 classes. Ce métissage est déjà une réussite, des textes de néo-lycéens, et d’autres de futurs bacheliers, cela permet de croiser les niveaux d’élaboration de l’écriture et les centres d’intérêt. Cela permet également que des élèves de toutes les classes lisent le journal, rendus curieux par leur participation. Car suite au travail sur chaque classe, le journal a été constitué des textes sélectionnés des diverses classes.

  • Des thématiques qui émergent.

Les derniers numéros ont vu émerger des objets de pensée, des objets textuels, entre la réflexion, le coup de gueule et le militantisme. Certains semblent profondément marqués par ce qu’ils vivent, et certains numéros témoignent massivement de la préoccupation de la mort, des amours (adolescentes), du racisme. Plus récemment encore ont émergé avec force les questionnements environnementaux, et les questions féministes et de genres ou d’homosexualité et homophobie, que ce soit autour des violences faites aux femmes, par le biais de récits, de témoignages, de poèmes, ou de textes plus informatifs ou réflexifs.

J’y ai ajouté dans les derniers numéros une rubrique Cinéphilo, qui témoigne de textes écrits sous la contrainte de l’évaluation des élèves de mes classes, afin de partager cette culture du Cinéphilo en montrant comment les élèves peuvent philosopher avec. Ces textes dépendent de l’arbitraire du prince certes, mais me semblent enrichir d’écrits « philosophiques » d’élèves susceptibles d’inciter d’autres à philosopher au moyen d’œuvres de la culture populaire, d’œuvres de « tous les jours ».

Un rapport ambivalent à la philosophie ?

Le Journal de Philosophie n’est paradoxalement que minoritairement philosophique. L’année de terminale est l’année de la découverte de la discipline pour la plupart des élèves, et peu d’entre eux se sentent légitimes (et donc autorisés) à écrire philosophiquement, ou un texte sur la philosophie. Certains argumentent sur la disparition de leur cursus de la littérature, ce qui la rend désirable, d’autant plus que leur cursus étant achevé, ils s’y sentent peut-être « formés ». Certains toutefois s’essaient à écrire un texte philosophant ou « philosophique », soit en choisissant un texte dont l’objet ou le questionnement leur semble philosophique, soit en partant d’une référence philosophique, pour la présenter ou la discuter, soit en proposant une problématisation d’un enjeu, d’une situation historique ou sociale.

Fierté et persévérance…

(fierté des élèves et des collègues, fatigue du porteur de projet devant l’absence d’écho, et de relai). Un certain succès … auprès de quelques collègues.

Le journal a un coût, mais jusqu’à maintenant il me semble important pour les élèves, ce qui fait que j’accepte d’en « payer » le coût, sans reconnaissance aucune, autre que l’œil pétillant de certains élèves, fiers de ce que leurs collègues ont écrits, émus par la beauté d’un texte, saisis par la manière de tourner un coup de gueule, affectés par un témoignage.

Conclusion

Vous l’aurez saisi, rien de nouveau dans ces pratiques, rien que du recyclé, du déjà-vu. Un petit bricolage pédagogique pour tracer d’autres perspectives, d’autres lignes de fuite à notre pratique enseignante, aux pratiques d’apprentissages des élèves et de ce qui se joue de leur éducation dans notre (nos ?) discipline(s), des chemins de traverse, de transverse pour s’offrir un autre regard. Cela n’empêche ni le travail – c’est du boulot – ni l’ambition de faire bouger des lignes, ni l’intention éducative qui me semble en partie originale, du moins susceptible d’intéresser dans un partage comme celui de ce colloque.

La pratique culturelle du « travail de l’œuvre » en cours de philosophie permet-elle d’atteindre ses objectifs éducatifs ? Desserrer l’étau normatif autour de l’œuvre et de l’écrit, rendre possible un autre rapport à la lecture est-il possible au lycée ?

Un partage sensible et réflexif pour jouer avec les normes d’une culture « élitaire pour tous » et d’une culture populaire, au sens d’une culture pratiquée pour vivre avec : lire, écrire voir, sentir, comme ressources pour vivre une vie plus riche, davantage pensée et réfléchie, et non seulement une culture savante.

Donner à voir et sentir qu’une vie philosophante est plus joyeuse, que la philosophie n’est pas une discipline scolaire, mais un rapport à l’existence à construire, qui permet d’appréhender la complexité du réel. Une philosophie pour tous, pour vivre et questionner notre réalité qui en a bien besoin.

Le travail de l’œuvre ouvre-t-il une telle perspective « émancipatrice » dans un contexte scolaire ultra-normatif ? Permet-il de vivre une autorisation au sens fort, un devenir auteur.e, une intériorisation par une traversée d’expérience de normes dont on pourrait jouer, par un rapport au travail renouvelé, qui pourrait devenir plaisant ? Difficile d’évaluer ce travail de l’œuvre quand on le met en œuvre, ou même quand on le traverse. Quelques témoins s’offrent un regard – admiratif – parfois participatif, mais l’aventure est globalement solitaire, dans l’insistance – et presque parfois le harcèlement « scolaire ascolaire » – pour que se réalise ce travail collectif de l’œuvre.

Jamais un dispositif ne permettra d’atteindre ses objectifs, à tout le moins tente-t-il d’offrir d’autres angles, d’autres expériences pratiquées qui médiatisent ou déplacent les rapports construits, les défenses et les résistances sédimentées à l’égard du scolaire et de ce qui s’y joue, afin de chercher à produire l’étincelle d’un rapport authentique avec le choc du philosopher dont ils sont tous capables, et dont aucune institution ne devrait pouvoir les priver au moment même où elle les y convie, en vérifiant leur impuissance à faire. Comment faire en sorte qu’ils sortent tous de nos classes « encapacités », plus puissants dans et de leur réflexion, dans un penser ensemble expérimenté au sein d’une école qui exige le plus souvent une performance solitaire dont l’évaluation est inscrite au dossier sur le mode « tout ce que vous écrirez pourra être retenu contre vous ». C’est enfin, de façon marginale certes, une manière de faire jouer un droit à l’erreur essentiel à l’apprentissage mais que l’institution occulte le plus souvent.

Travailler la créativité, la contrainte libératrice de l’écriture et de la discussion de leurs œuvres et de celles des autrices et auteurs reconnu.e.s, se rendre sensible et capables et assurés de réfléchir des œuvres esthétiques, voilà le travail de l’œuvre qui se cherche dans ces classes de philosophie.

Sans doute ces pratiques n’ont-elles rien de nouveau, mais elles tentent de rappeler que le front de l’innovation, de l’autorisation de l’interrogation des normes en vigueur et des normativités émergentes ne se réduit pas à ce qui est massivement présent dans ces rencontres, la philosophie pour et avec les enfants, la philosophie dans la cité et les adultes, mais qu’elle doit résolument (ré-)investir le travail en classe le plus classique qui soit, pour continuer d’y cultiver une pratique et d’y pratiquer la et des cultures.

Notes
  1. Par exemple, pour l’exprimer dans le vocabulaire de la clinique de l’activité développé au CNAM par Yves Clot, quel genre professionnel traduisent ces normes, et éventuellement quelle appropriation singulière peut-il en être faite, qui les transforme également, dans un « style » professionnel ? ↩︎

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