Revue

Dialoguer avec les textes ; faire l’expérience du texte

Cet article reprend une présentation orale, donnée dans le cadre des Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques 2021, à Liège. Premièrement, il a pour objectif de présenter brièvement la problématique de l’intégration des textes de philosophes de la tradition, telle que je l’ai rencontrée dans le cadre de ma pratique d’animatrice et enseignante. Ensuite, il rend compte et critique deux propositions pratiques d’intégration de la lecture de textes de philosophes que j’ai mises en place et expérimentées. Enfin, il propose une piste d’ouverture sur une pratique de la lecture comme expérience du texte.

Introduction et contexte d’émergence de la problématique

Cet article reprend une présentation orale, donnée dans le cadre des Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques 2021, à Liège. Premièrement, il a pour objectif de présenter brièvement la problématique de l’intégration des textes de philosophes de la tradition, telle que je l’ai rencontrée dans le cadre de ma pratique d’animatrice et enseignante. Ensuite, il rend compte et critique deux propositions pratiques d’intégration de la lecture de textes de philosophes que j’ai mises en place et expérimentées. Enfin, il propose une piste d’ouverture sur une pratique de la lecture comme expérience du texte.

Les termes « texte philosophique » et « texte de philosophe » (au singulier) sont discutables et appellent des précisions car, en réalité, de très nombreux textes sont « philosophiques » ou peuvent être dits « de philosophe ». Dans cet article, j’utilise ces termes tels qu’ils ont été formulés dans le cadre pédagogique du contexte professionnel au sein duquel j’ai animé les ateliers dont je vais traiter. Dans l’imaginaire de ma hiérarchie, l’expression « textes philosophiques » semblait désigner des textes chargés en représentations culturelles et en valeurs traditionnelles, tels que le sont par exemple les textes présents dans les manuels de philosophie pour le Bac. Une telle distinction entre le « philosophique » et le « non-philosophique » appellerait, bien sûr, une réflexion sur ce que l’on entend par « culture » et, en particulier, sur ce qui est compris dans ce que l’on nomme « culture philosophique ». Sur cette vaste et passionnante question, je ne peux qu’espérer que le lecteur ou lectrice trouvera d’autres lectures, en insistant sur le fait que, dans le présent article, j’utilise ces termes tels qu’ils ont été employés dans un contexte de travail déterminé, où ma problématique a émergé.

Pendant 3 ans, j’ai occupé le poste d’enseignante de philosophie dans une école privée. J’y avais comme rôle de mettre en place et de donner un programme de philosophie à toutes les classes de 6 à 15 ans, à hauteur d’une heure par semaine. Cette école avait pour particularité d’adopter une approche pédagogique basée sur le principe de transmission de la connaissance, en opposition à l’approche d’éducation active qui peut être prônée dans d’autres écoles privées. Il m’y était demandé d’y enseigner la philosophie sous ce modèle, en basant toujours les cours sur la lecture de textes de philosophes et la connaissance des auteurs de la tradition. Ce mandat est entré en conflit direct avec les approches de philosophie avec les enfants qui m’avaient été présentées en formation, et que je pratiquais depuis déjà plusieurs années dans d’autres contextes que celui-ci. C’est de cette rencontre entre les contraintes imposées par mon lieu de travail et les approches de Matthew Lipman et de Michel Tozzi que je rends compte ici.

Pour commencer, je présenterai les bases théoriques avec lesquelles j’ai entamé ma réflexion, en me concentrant uniquement sur celles qui peuvent entrer en confrontation contradiction avec le projet d’intégration de textes de philosophes dans des ateliers de philosophie. Puis je discuterai brièvement de l’implication de ces apports théoriques et des problèmes qu’ils soulèvent. Ensuite, je présenterai deux modèles d’atelier que j’ai mis en place et pratiqués pour tenter de répondre aux enjeux soulevés précédemment, que je commente par la suite pour en souligner les avantages et inconvénients. Pour finir, je complète cette réflexion par une proposition de changement de perspective sur la lecture du texte de philosophe, à considérer non pas comme un contenu à comprendre, mais comme un objet dont il s’agit de faire l’expérience sensorielle et esthétique, ouvrant à une perspective interprétative.

Fondement théorique : la posture de l’animateur-trice

Il existe une grande quantité d’approches et de méthodes pour pratiquer la philosophie avec les enfants, mais Michel Tozzi thématise un point commun entre ces différents courants : la posture de l’animateur-trice. Au début du volume qu’il a dirigé aux éditions De Boeck en 2007, il expose les différents courants présents dans le milieu francophone à ce moment, et souligne un point commun entre ceux-ci :

« Une posture particulière (…), celle d’animateur ou d’accompagnateur des individus et du groupe pour apprendre à penser, par opposition à un maître qui transmet des connaissances à ses élèves, un maître à penser qui enseigne (à) ses disciples, un expert compétent en doctrines philosophiques et en histoire de la philosophie. » (Tozzi, 2007, p.8)

Ce qui est mis en avant ici, c’est le fait que lors de pratique avec les enfants, un des aspects centraux est de se positionner en tant qu’animateur-trice dans une autre posture que l’habituelle relation maître-élève. Il s’agit d’ateliers, et non de cours. Il faut donc tenir compte de cette différence pour mener à bien un atelier, en travaillant la posture que l’on adopte auprès des élèves. Pour faire cela, Michel Tozzi explique qu’il est important de se positionner en tant qu’accompagnateur des individus du groupe, en se plaçant sur un plan horizontal avec eux. Si chaque courant a probablement sa raison spécifique d’adopter cette posture, dans tous les cas ceci permet de sortir du rapport aux « bonnes réponses » attendues par l’enseignant, permettant réciproquement de faire entrer les participants dans une réflexion plus longue et plus libre. De plus, l’horizontalité extrait l’animateur de la posture de transmission de connaissance, et par là même, extrait la philosophie de son statut d’ensemble de connaissances à posséder pour aller vers une approche par type de pensée à opérer.

Or, lorsqu’on amène un texte de philosophe à un groupe de jeunes participants, comme cela a été le cas avec mes élèves, il apparaît rapidement que le statut d’horizontalité est difficile à maintenir. Premièrement, les textes contiennent souvent un vocabulaire spécifique que les élèves ne maîtrisent pas, et qui est souvent utilisé en un sens qui n’est pas le premier sens donné dans le dictionnaire dans lequel les élèves pourraient aller chercher d’eux-mêmes. C’est alors le rôle de l’animateur-trice d’en donner des définitions, prenant en compte les enjeux de contexte historique du terme, de traduction, ou encore de sens propre à un-e philosophe.

De plus, on ne peut attendre de nos élèves une connaissance historique complète et étendue sur toutes les époques dont proviennent les textes qu’on leur présente. Or, et selon Olivier Reboul, « On ne peut ‘faire de la philosophie’ qu’en entrant dans son histoire, en découvrant que nos problèmes ont été déjà posés, qu’ils ont trouvé des solutions, plus ou moins valables, certes, mais qui du moins donnent une structure à nos débats. » (Reboul, 2018, p.6). Cette position selon laquelle tout travail de philosophie s’inscrit nécessairement dans un travail de positionnement du texte dans son contexte pour en comprendre la genèse problématique est minoritaire en philosophie avec les enfants, mais il n’est pour autant pas possible de l’ignorer – du moins sous la forme que lui donne Olivier Reboul ci-dessus. Mais si l’on souhaite permettre à nos élèves de faire de la philosophie en « entrant dans son histoire », on ne peut s’attendre à ce que cette histoire émerge des connaissances collectives du groupe et, à nouveau, il incombe à l’animateur-trice de la transmettre – sortant alors de la posture horizontale prônée par la grande majorité des courants de philosophie avec les enfants.

Alors, jusqu’où peut-on intervenir en amenant des connaissances, sans briser l’horizontalité nécessaire à la bonne marche de l’atelier ? Comment amener un texte difficile d’accès, comme le sont la majorité des textes de philosophes, sans bloquer l’émergence de la réflexion des élèves ?

Fondement théorique : la communauté de recherche

La lecture de Matthew Lipman apporte elle aussi un certain nombre d’enjeux qu’il me faut ici développer. Dans À l’école de la pensée, il expose et développe un concept qui prend racine dans le travail de John Dewey et George Herbert Mead : celui de « communauté de recherche ». Il s’agit d’entrer dans un processus éducatif qui repose sur le fait de constituer, avec les autres, un groupe soudé autour d’une question ou d’un problème qu’il s’agira d’investiguer ensemble pour tenter de le résoudre. Lipman précise que « ce qui caractérise la communauté de recherche, c’est le dialogue, tenu en laisse par la logique. » (Lipman, 2011, p.97) Il s’agit donc d’un échange dans le groupe, un dialogue, mais qui n’est pas complètement libre : il est assujetti aux règles de la logique. Cela dit, la communauté de recherche doit garder une certaine liberté qui se trouve plutôt dans le fait qu’elle « tente de suivre la recherche là où elle mène plutôt que de se laisser enfermer dans les limites strictes des disciplines existantes », ajoutant que « toute recherche constitue une pratique de libre examen, faite toute entière d’investigation et de curiosité. » (Lipman, 2011, p.33 et 90). On retrouve ici un élément important, qui vient de Dewey, concernant la limite que les disciplines peuvent imposer : selon Dewey, l’éducation a fait l’erreur de faire travailler les élèves sur les résultats des recherches, et non sur le processus, les rendant ainsi arides et vides, au sens de stimulation de la curiosité, de l’envie de savoir (Dewey, 2010, p.8).

Une tension problématique émerge alors : si la plupart des pratiques d’ateliers de philosophie ne se basent pas sur la lecture de texte philosophique de la tradition, c’est probablement parce qu’un support aussi affirmatif et chargé en représentations culturelles que le texte de philosophe peut faire prendre le risque de perdre la liberté qui doit être présente pour maintenir le potentiel de l’investigation et de la curiosité. En somme, faire lire un texte de philosophe à des élèves dans le cadre d’ateliers de philosophie pourrait orienter l’atelier selon une logique de propos à comprendre et à restituer plutôt que selon la communauté de recherche. De même, cela ne reviendrait-il pas à donner à voir uniquement les résultats de la recherche, sans permettre d’en vivre le processus d’émergence, ce qui rejoint la critique de John Dewey ? Pour ma part du moins, il m’a semblé que la lecture du texte revenait à apporter une réponse externe à la communauté de recherche, réponse qui plus est porteuse d’un statut d’autorité, au risque de fermer le questionnement du groupe.

Comment faire alors pour présenter des textes de philosophes, sans bloquer le groupe dans une position fixe et donnée par le ou la philosophe lu-e ? Comment garder l’énergie de la recherche, la dynamique de communauté de recherche, autour d’un objet comme celui-ci ?

Activité A: Endosser la position du ou de la philosophe

Description

Ma première idée fut de faire endosser aux élèves la position présentée dans un texte, de manière à l’expérimenter dans un groupe et par rapport à d’autres positions incarnées par d’autres – un peu sur le modèle du jeu de rôle, mais en minimisant l’aspect théâtral qui ne mettait pas à l’aise mes élèves à ce moment-là.

L’activité s’est déroulée dans le cadre d’une journée spéciale, autour du thème de la technique, dans laquelle j’avais 2h avec chaque classe pour faire un atelier sur la philosophie de la technique. J’ai choisi de travailler sur la différence entre naturel et artificiel. La première partie de l’activité consistait à devoir classer, par groupe, des images d’objets entre ces deux catégories (Figure 1).

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Figure 1

Dans un deuxième temps, après avoir effectué cette tâche et discuté au sein du groupe de comment décider si un objet devait appartenir à une catégorie ou à une autre, j’ai attribué à chaque groupe un extrait de texte en lien avec cette distinction. Le groupe devait alors le lire, tenter de le comprendre, puis l’expliquer brièvement au reste de la classe. Enfin, un moment était consacré à estimer si le classement qu’ils avaient proposé pouvait être modifié pour correspondre à ce que mettait en avant le aux typologies du texte lu (Figure 2).

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Figure 2

Enfin, une troisième partie de l’activité permettait de se mettre en mouvement, de comparer ses choix avec ceux des autres groupes, et d’argumenter par écrit. Sur chaque table, un bloc de post-it était déposé, et tous les élèves pouvaient se déplacer dans toute la salle pour observer les classements sur les autres tables. En incarnant la position du texte qu’ils avaient lu, ils pouvaient alors choisir de déplacer un objet d’une catégorie à l’autre sur les tables des autres, à condition de lui coller un post-it sur lequel ils avaient préalablement décrit la raison pour laquelle ils voulaient faire ce changement. Si d’autres passaient après et n’étaient pas d’accord, ils pouvaient refaire le changement en le justifiant avec un autre post-it.

Lors de cette activité, la première partie s’est déroulée sans problème pour tous les groupes. Ils ont discuté et classé les objets. La deuxième étape a été plus compliquée, car la lecture paraissait très difficile pour certains groupes, et ils ont eu de la peine à synthétiser le contenu dans le temps imparti. Enfin dans la troisième étape, tous les élèves ont été très actifs, et ont manifesté avoir du plaisir à intervenir sur le classement des autres. Les post-its ont été abondamment utilisés, particulièrement sur certains objets où jusqu’à 15 post-its, c’est-à-dire 15 arguments, se répondaient, notamment sur la planche à découper et le pressoir à raisin au sujet desquels personne n’est tombé d’accord. (Figure 3)

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Figure 3

Retour critique

Cette activité présentait plusieurs points positifs, vis-à-vis des buts visés, c’est-à-dire d’aborder un texte de philosophe tout en maintenant une dynamique de communauté de recherche ainsi qu’une position d’horizontalité de l’animateur-trice avec le groupe. Très vite, un bon nombre de limites sont également apparues.

Premièrement, cette activité permet de mettre en avant le fait qu’il existe d’autres positions que la sienne, et que cette différence de position a des implications sur des décisions ou choix qui peuvent être faits. En incarnant la position du texte, la plupart des groupes ont dû modifier le classement qu’ils avaient fait, et ont pu voir qu’une prise de position qui leur paraissait uniquement théorique avait des répercussions sur des choses de la vie quotidienne, comme considérer qu’un objet ou un autre est naturel ou non. Le texte représente quelque chose d’agissant, qui n’est pas « hors sol », à étudier juste parce qu’il le faut. Cela dit, il n’agit à ce stade que dans une catégorisation et un prolongement de l’activité serait à envisager pour voir comment cette catégorisation à un effet sur la manière de s’organiser en société, ou de mener sa vie par exemple.

Deuxièmement, le texte représente un sujet d’enquête, car il faut le comprendre pour pouvoir agir sur les autres lors de la troisième partie de l’activité. On peut voir alors qu’il y a une dynamique de recherche qui est en place, animée par l’envie de savoir ce que dit le texte. Cela dit, il faut avouer ici que l’envie de savoir est plutôt une envie de pouvoir passer à l’étape suivante de l’activité, et qu’en conséquence il est difficile d’affirmer que ce désir de comprendre est réellement un désir d’acquérir la connaissance. Si on garde en tête le travail de Dewey ce n’est pas nécessairement un problème, mais c’est un aspect à prendre en compte.

Ensuite, on pourrait largement critiquer la prétention à avoir « fait lire » des textes de philosophes, car la lecture étant difficile, c’est souvent uniquement certains élèves des groupes qui font l’exercice d’essayer de comprendre le texte avant de l’expliquer aux autres. Dans certains cas, c’est moi-même qui ai dû faire ce travail avec eux (voire pour eux), car la difficulté du texte était décourageante. De plus, dans une activité comme celle-ci, le texte, étant donné sous forme d’extrait, est absolument sorti de son contexte, et cela peut être une entrave à la compréhension. Cependant, chaque groupe a tout de même dû tenter de comprendre une position de philosophe concernant la distinction entre naturel et artificiel, qu’ils l’aient fait en effectuant eux-mêmes la lecture ou en étant accompagnés. Ceci souligne cependant une difficulté qui persiste : celle de trouver un nombre de textes suffisant, à un niveau d’accessibilité adéquat, sur le thème choisi.

Enfin, l’activité est conçue de manière à que chaque groupe n’aborde qu’un seul texte, et n’entre en relation avec les arguments des autres textes qu’au travers des post-its laissés par les autres groupes sur les tables lors de modification de catégorie d’un objet. Peut-être qu’il faudrait trouver un moyen de prolonger éventuellement l’activité de manière à partager les lectures et les expériences des textes plus en profondeur.

Activité B: Le texte comme participant au dialogue

Description

La deuxième idée qui me semblait répondre aux enjeux soulevés précédemment était d’inviter le texte dans le dialogue, comme le serait un participant à l’atelier. Cette deuxième proposition s’intègre probablement uniquement dans un cadre scolaire dans la mesure où elle exige plusieurs séances avec le même groupe, pas trop éloignées dans le temps (en l’occurrence pour ma part, 1h par semaine). L’idée est la suivante : s’il s’agit d’avoir un rapport au texte comme décrit précédemment, l’idéal serait de pouvoir faire considérer le propos du ou de la philosophe auteur au même titre que celui des participants à l’atelier, avec la seule différence que l’auteur-e ne pouvant être présent-e physiquement, son propos ne nous est accessible que par sa trace écrite.

Cette activité prend la forme d’une séquence de 3 à 5 ateliers, de 45 minutes environ chacun. La première partie est une grande cueillette de questions, sur un thème si possible sélectionné par le groupe à l’avance, sinon sur le moment. Cette étape me prend souvent du temps, car j’insiste pour que les questions posées puissent représenter différentes approches philosophiques d’un même thème. Par exemple, je demande de varier les mots interrogatifs, et de tenter de réfléchir à des questions en « faut-il », « comment », « pourquoi », « est-ce que », etc. J’ai remarqué que cela permettait d’avoir des listes de questions plus variées, car les élèves que j’avais avec moi avaient tendance à entendre la première question du premier élève qui se lance, et à ne poser que des questions commençant de la même manière par la suite. En général, la cueillette de questions reste cependant en dessous des 45 minutes que j’ai à disposition, et nous avons environ 15-20 minutes pour commencer à discuter d’une question dont le groupe a envie de parler.

La deuxième partie dépend de la première, par le fait que la question que le groupe a choisi de traiter en priorité va diriger mon choix de textes à apporter en classe. Mon objectif est de trouver un extrait de texte qui puisse soit présenter une position opposée à celle qui s’annonçait comme un consensus du groupe, soit venir approfondir une hypothèse proposée, mais peu explorée. Dans cette partie de la séquence, je reprends un rôle plus proche de celui d’enseignante que d’animatrice, et la classe n’est plus disposée en cercle pour des raisons pratiques de visibilité du tableau sur lequel je projette le texte, qu’ils ont aussi en version imprimée devant eux. Nous avançons dans la lecture phrase par phrase, apprenant à annoter un texte, et à en extraire le thème, la thèse, les arguments et les exemples. Simultanément, j’invite le groupe à remettre en question ce que dit l’auteur et à faire des liens avec la discussion de l’atelier précédent.

La troisième partie est le moment où le texte devrait pouvoir prendre place avec nous, dans l’atelier de philosophie, comme un participant invité à nous rejoindre. Il s’agit d’un dialogue autour des questions que le groupe avait posées lors de la cueillette du premier jour (soit avec une seule question sélectionnée, soit en traversant les questions au fil des interventions). J’annonce préalablement que le-la philosophe dont nous avons lu un extrait lors de la dernière séance est invité à participer. Cette participation peut revêtir deux formes : la première selon laquelle les participants font appel à sa position pour répondre à une question, formuler une hypothèse, remettre en question une hypothèse de quelqu’un d’autre, proposer un exemple, etc. ; la seconde : par moi-même qui prend la parole pour représenter le point de vue du texte.

À ce moment, il est tout à fait possible de prolonger la séquence sur deux autres ateliers, en amenant un nouveau texte, et en faisant un nouvel atelier intégrant alors les deux textes abordés.

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Figure 4: exemple de questions, et de texte prenant le point de vue opposé du consensus de la classe

Retour critique

J’ai pratiqué cette approche dans de nombreuses classes, et sur la majeure partie de mon engagement. Elle semblait convenir aux exigences de l’établissement, avait du succès auprès des élèves, et il me semblait qu’elle répondait au moins partiellement aux enjeux d’horizontalité et de communauté de recherche que je voulais maintenir.

Premièrement, un aspect positif ressort de manière très forte : amener un texte après avoir fait préalablement émerger les questions et après avoir en avoir déjà abordé une ou certaines, permet de normaliser le recours, lorsqu’on se pose une question, à ce que les autres ont pensé avant nous. Le texte est amené comme une source de connaissance qu’on cherche à acquérir, qui prend place dans un mouvement de recherche en communauté, animé par la curiosité. On retrouve donc ici les exigences de Lipman de « suivre la recherche là où elle mène (…), faite toute entière d’investigation et de curiosité. » (Lipman, 2011, p.90), car le texte vient en réponse à la question posée. Il faut cependant prendre garde à ne pas présenter le texte comme la réponse unique à la question posée, et à lui donner le statut de position parmi d’autres, de manière à pouvoir garder le dialogue vivant lors de l’atelier suivant où le texte est invité en tant que participant.

Deuxièmement, j’ai pu observer que les élèves pouvaient se sentir valorisés par l’exercice de lecture du texte. En effet, il y a une certaine fierté à voir son hypothèse ainsi représentée dans le texte d’un ou d’une auteur-e considéré-e comme faisant partie de la tradition philosophique. Cela encourage d’autres à proposer des hypothèses parfois perçues comme farfelues, voyant que ces hypothèses non majoritaires peuvent tout à fait avoir été développées par d’autres avant eux. Ce faisant, on opère donc un double mouvement de valorisation des propos de certains élèves dans l’atelier, et de légitimation du groupe à se sentir comme faisant partie de celles et ceux qui font de la philosophie.

Troisièmement, c’est une manière d’entrer dans une approche de l’histoire de la philosophie impliquant aussi une appropriation de celle-ci dans les moments d’atelier qui viennent par la suite. C’est ce qu’Olivier Reboul suggère par rapport aux textes du passé lorsqu’il affirme que « Ce que le philosophe attend des maîtres du passé, c’est une leçon, qu’il doit commencer par comprendre, certes, mais qu’il doit ensuite reprendre en la discutant, en la confrontant à d’autres pour, finalement, l’appliquer aux problèmes de son temps. » (Reboul, 2018, p.7). En ce sens, lorsqu’on présente aux élèves un texte qu’ils travaillent avant d’entrer en discussion avec lui, ils sont précisément dans ce rôle de philosophe.

Il faut tout de même mentionner ici que, bien que cette approche présente plusieurs qualités et m’a enthousiasmée dans ma pratique, elle comporte certaines difficultés qu’il me paraît actuellement difficile à éviter. En effet, étant donné que tout le principe de cette activité repose sur l’apport d’un texte qui répond aux questions soulevées par le groupe lors du premier atelier, trouver le bon texte peut être difficile. Le choix du texte va inévitablement refléter la culture philosophique de l’animateur-trice, car il sera inspiré par ce que les discussions lors de l’atelier lui évoquent et ce qu’il ou elle va se remémorer de souvenirs de ses propres lectures. Il est aussi possible de recourir à des recueils d’extraits de textes : certains manuels de Bac ou recueils d’extraits thématiques peuvent être utiles, bien que les extraits choisis soient souvent trop longs pour des élèves de moins de 14 ans et qu’il faille donc les retravailler avant de les présenter. Alternativement, j’ai aussi travaillé avec le site de Philosophie Magazine dont les articles peuvent donner des idées de textes où aller chercher des extraits pertinents, et dont le magazine papier contient des feuillets d’extraits par auteur.

Ensuite, même après avoir choisi un texte pertinent par rapport à la problématique qui anime le groupe lors du premier atelier, entrer dans une démarche d’explication de texte peut effrayer ou rebuter certains élèves qui rencontrent des difficultés en lecture. C’est une approche que je n’ai pas réussi à adopter dans mes classes en dessous de 8 ans, où la lecture n’était pas encore vraiment stabilisée. De plus, ce moment implique une position différente de la part de l’animateur-trice, plus proche de celle adoptée dans un enseignement classique. Ceci me semble difficile à éviter complètement, car les élèves ont besoin d’être guidés dans cette lecture inhabituelle pour eux : il est important d’expliquer et d’insister sur le fait qu’il est normal de ne pas tout comprendre à la première lecture, que des mots peuvent paraître étranges et qu’il faut aller chercher leur signification, et que lire un texte de philosophie n’est pas le même exercice que lire une histoire dans le cadre du cours de français. Cela demande du temps et surtout, d’expérience du moins, un enthousiasme débordant durant les moments de présentation et d’animation pour réussir à les emmener dans cet exercice en maintenant chez eux aussi, l’enthousiasme de la recherche.

Ouverture : une approche esthétique et interprétative

À l’issue de ces expériences d’ateliers ainsi que de lectures différentes mentionnées ci-dessus, une piste apparaît alors : quand les ateliers intégrant du texte de philosophe peuvent fonctionner, c’est souvent quand le texte est vécu comme expérience de découverte, répondant à une curiosité et recherche de réponse, laissant suffisamment de place aux interprétations pour ne pas écraser la réflexion des élèves par une réponse donnée par quelqu’un ayant un statut d’autorité en philosophie. Cette constatation correspond à ce que Matthew Lipman postule sur la lecture du texte philosophique – bien qu’il ne parlât à ce moment-là pas nécessairement d’extraits de textes de philosophes de la tradition. Il dit :

« Chaque séance devrait être introduite par un élément (par exemple, un incident) dont on est persuadé qu’il provoquera une recherche de sens. (…) En ce sens, lire pour la première fois un texte philosophique, c’est comme voir un tableau pour la première fois ou découvrir un morceau de musique. Il faut y observer ce qu’il y a à observer, apprécier ce qui en vaut la peine, comprendre ce qu’on y dit, s’imaginer ce qui est supposé, en tirer des conclusions, saisir ce qui y est suggéré. » (Lipman, 2011, p.102)

Dans cette citation, la lecture du texte philosophique est traitée comme une expérience, similaire à celle qu’on ferait d’une musique ou d’un tableau. On pourrait aller jusqu’à affirmer qu’il s’agirait d’une expérience esthétique, sensible, du texte : l’apprécier dans sa forme, l’entendre, expérimenter sa logique, s’essayer à suivre ses conclusions jusqu’au bout, imaginer ses conséquences dans d’autres domaines, chercher d’autres exemples, l’observer interagir avec d’autres arguments, d’autres positions. Cela semble en effet correspondre à ce qui ressort des différentes expériences mentionnées précédemment : lorsque le texte est donné comme réponse à un problème, dans une véritable recherche de sens, et lorsqu’il est donné à expérimenter non pas comme contenu à connaître, mais comme position à endosser ou avec laquelle interagir, on évite les écueils les plus problématiques dans l’insertion de lecture de textes de philosophe au sein d’ateliers de philosophie.

Peut-être faudrait-il alors repenser la manière dont on aborde le texte, et le statut qu’on lui accorde dans nos enseignements. Au lieu de le penser comme la trace d’une position à expliciter, le penser comme une occasion d’expérience, une occasion de pensée, sans chercher à atteindre la « vraie » signification du texte. Cette remarque permet par ailleurs d’évincer une autre question hautement problématique dans l’abord du texte par extrait, en philosophie : la complétude de l’œuvre. Si l’on part du principe que le but est de faire une expérience de l’extrait donné, alors il n’est pas pertinent de prétendre dévoiler fidèlement la pensée de l’auteur, ou même de l’œuvre dont l’extrait provient.

En ce sens, la manière de lire et d’éprouver le texte exige un soin et une minutie beaucoup plus importants que la manière de l’introduire. L’idée d’une approche du texte comme expérience fait signe vers les travaux de François Galichet, qui pourraient offrir d’intéressantes perspectives. Ce dernier énonce, à propos de la visée interprétative des ateliers de philosophie :

« Le critère ici n’est plus l’univocité (dégager la signification de l’exemple, c’est-à-dire le concept qu’il exemplifie). C’est au contraire la polysémie : une œuvre, une description, un texte sont d’autant plus intéressants qu’ils sont plus riches, ce qui veut dire foisonnant de sens multiples, divergents, voire contradictoires. Le critère du jugement n’est plus la simplicité, mais la complexité. Une discussion philosophique qui adopte cette démarche sera d’autant plus réussie qu’elle aura conduit les participants à proposer des interprétations diverses, ambiguës, flottantes et cependant liées, comme autant d’éléments qu’il s’agira de penser ensemble, à partir de leur pluralité. » (Galichet, 2019, p.27)

En intégrant le critère de la complexité du jugement à une lecture de texte de philosophe, on pourrait alors approcher le texte en ouvrant plusieurs interprétations, et peut-être réussir à intégrer de manière harmonieuse, enthousiasmante, et horizontale, une lecture qui répond à des problèmes posés en communauté de recherche.

  • Chatain, J., & Pettier, J.-C. (2003). Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège : En SEGPA et ailleurs. Scérén, CRDP Académie de Créteil.

  • Dewey, J. (2010). The child and the curriculum : Including, the school and society. Cosimo Inc.

  • Galichet, F. (2019). Philosopher à tout âge : Approche interprétative du philosopher. Vrin.

  • Lipman, M. (2011). À l’école de la pensée : Enseigner une pensée holistique. De Boeck.

  • Reboul, O. (2018). La philosophie de l’éducation (12e éd). Que sais-je ?

  • Tozzi, M. (2010). Apprendre à philosopher par la discussion. Diffusion] Cairn.info.

  • Tozzi, M. (Éd.). (2019). Perspectives didactiques en philosophie : Éclairages théoriques et historiques, pistes pratiques. Lambert-Lucas.

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