Revue

Education de soi, recherche-création en philosophie et émancipation.

Résister au technocapitalisme.

L’objet général de cet article est de s’intéresser aux pratiques philosophiques comme éducation des adultes. Mais plus particulièrement, cet article cherchera à répondre à deux questions. La première est de savoir quelle fonction émancipatrice peuvent jouer ces pratiques aujourd’hui. La seconde sera de présenter plus spécifiquement une pratique que nous appelons «  fragments de recherche-création en philosophie ».

Introduction

Apparu en Grèce, dans l’Antiquité, le terme philosophie semble désigner en premier lieu une activité réservée à une élite sociale qui dispose du « loisirs » (en grec « skholé » ou en latin « otium ») qui lui permet de disposer d’un temps libre pour penser et s’adonner à des activités qui ne sont pas immédiatement liées aux nécessités de la reproduction de la vie biologique.

Néanmoins, cette vision élitiste de la philosophie dans l’Antiquité peut être nuancée. Les philosophes cyniques ou encore les stoïciens semblent développer une conception de la philosophie plus ouverte socialement. A côté de Marc-Aurèle, l’empereur philosophe, Epictète, important représentant de la philosophie stoïcienne, était un ancien esclave.

Au début du XXe siècle, le mouvement ouvrier, largement organisé au sein du syndicalisme révolutionnaire, a réclamé  la journée de 8 heures : 8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de sommeil. A cette époque, les fédérations des Bourses du travail développent une activité d’éducation populaire mettant à disposition des ouvriers des bibliothèques ou encore des cours du soir (Hamelin, 2011). Le temps de loisir arracher au capitalisme devait être un temps occupé, en particulier, à des pratiques d’émancipation intellectuelle.

Durant le XXe siècle, des penseurs critiques comme Adorno (1964) ou Debord (1967) ont mis en lumière le lien entre production culturelle de masse et capitalisme. Ce qu’on appelle aujourd’hui les industries du divertissement. On peut interpréter la thèse de ces penseurs, en dépit de leur divergences, de la manière suivante : le temps de loisirs, qu’avait arraché la classe ouvrière au travail capitaliste aliéné pour son émancipation intellectuelle et culturelle, a été en réalité colonisé par la logique marchande capitaliste. Cette thèse a depuis fait l’objet de critiques. Mais, il serait intéressant néanmoins de se demander dans quelle mesure elle reste encore valable aujourd’hui.

Si on admet que cette thèse garde une certaine validité, il est possible de se demande si la philosophie est une activité nous permettant de résister au modèle de divertissement capitaliste ?

Avant d’entamer le développement de cet article, je souhaite préciser le type d’écriture philosophique auquel je vais avoir recours. Le style philosophique qui sera adopté repose sur des positions et des arguments (Wolff, 2001), et non pas sur la discussion érudite des auteurs et autrices. Lorsqu’un auteur est convoqué, c’est plus à titre d’illustration d’une position philosophique, que pour le détail de sa pensée.

Les industries du divertissement : une aliénation existentielle ?

Dans la première partie de cet article, je présenterai des éléments de discussion autour du caractère aliénant ou non des industries du divertissement.

Les critiques du divertissement

La notion de divertissement a une longue histoire philosophique en tant que concept dans les philosophies de l’existence. On peut penser par exemple à De la brièveté de la vie (Sénèque, 1861) de Sénèque qui peut apparaître comme une critique des activités frivoles de l’existence qui nous détourne d’une existence, digne d’un philosophe, tournée vers la recherche de la sagesse :

«Non : la nature ne nous donne pas trop peu : c’est nous qui perdons beaucoup trop. Notre existence est assez longue et largement suffisante pour l’achèvement des œuvres les plus vastes, si toutes ses heures étaient bien réparties. Mais quand elle s’est perdue dans les plaisirs ou la nonchalance, quand nul acte louable n’en signale l’emploi, dès lors, au moment suprême et inévitable, cette vie que nous n’avions pas vue marcher, nous la sentons passée sans retour ».  (Sénèque, trad. 1861)

Il est possible également de rappeler que Pascal ([1670] 2015) au XVIIe siècle renvoie toute activité humaine à un divertissement qui nous détourne d’une réflexion sur le sens de l’existence, de l’angoisse de la mort et de la crainte de Dieu.

Il est possible de considérer que les analyses des premiers penseurs du marxisme culturel, au XXe siècle, que ce soit la première génération de l’Ecole de Francfort ou Guy Debord, font du divertissement, non pas une conséquence de la frivolité humaine, mais du fonctionnement de l’économie capitaliste. Ainsi, les salles de cinéma apparaissent comme de nouvelle formes de cavernes platoniciennes où les masses modernes se trouvent aliénées par les productions de la logique marchande capitaliste. La création culturelle n’est plus capable de s’élever à la création artistique et se trouve réduite au rang de bien de consommation, à l’état de marchandise.

A travers l’expansion qu’ont pris les industries du divertissement (Martel, 2011), il serait possible de voir une accentuation de cette logique avec des transformations néanmoins. Le chiffre d’affaire de l’industrie du jeu vidéo dépasse désormais celui du cinéma depuis le début des années 2010. Pour les jeunes générations, le temps passé sur Internet est supérieur au temps passé devant les écrans de télévision. Il est en particulier intéressant de mentionner l’un des aspects de cette logique marchande : il s’agit de l’économie de l’attention (Citton, 2014). Ce domaine économique s’intéresse à la captation de l’attention des consommateurs/trices dans une logique marchande. Les réseaux sociaux sont l’un des espaces déployant les ressorts les plus sophistiqués actuellement pour effectuer cette captation de l’attention, mais aussi des données personnelles (Zuboff, 2020).

Si l’on suit ainsi les auteurs de la critique de la technique et des industries culturelles[1], avec la place qu’ont pris Internet et les écrans dans nos existences, le phénomène d’aliénation de l’existence par les industries capitalistes du divertissement n’a fait que se renforcer. Avec la pandémie COVID, on peut supposer que le temps passé devant les écrans a pris une extension encore plus vaste dans nos existences . On peut songer par exemple à l’augmentation de la consommation en ligne sur des plateformes comme Amazon (avec un chiffre d’affaire d’augmentation de 40%[2]).

La critique « de la critique critique »

Cette thèse de l’aliénation capitaliste, toujours plus grande dans le capitalisme tardif, a fait cependant l’objet de critiques. Pour mémoire, je mentionnerai certaines des critiques qui sont faites à cette thèse :

  • La thèse psychologique[3] : Le divertissement serait nécessaire à la santé mentale du sujet. Le temps passé à des activités superficielles, nous aiderait à maintenir notre bien-être. Il ne s’agit plus de culpabiliser, mais d’accorder du temps à des activités qui tout en pouvant apparaître comme superficielles sont en réalité indispensable à l’épanouissement de soi.

  • La thèse existentielle : Le divertissement serait nécessaire à l’existence humaine. L’être humain ne peut pas supporter de toujours vivre en regardant le tragique de l’existence. On trouve cette thèse chez Nietzsche par exemple qui est un des auteurs qui apparaît comme une des références de la pensée postmoderne. Or ce sont les travaux autour de la post-modernité, dans les cultural studies, qui ont effectué une critique d’une réduction des industries culturelles à une aliénation.

  • La thèse des cultural studies : Il est habituel d’opposer l’approche de la théorie critique de l’Ecole de Francfort et celles de cultural studies (Mattelart et Neveu, 2010). On peut distinguer au moins deux sous-thèses qui caractérisent cette position :

    • Il n’est pas possible de réduire les produits des industries culturelles de masse uniquement à des biens de consommation. Plusieurs de ces productions sont maintenant considérées comme des créations artistiques qui débordent le statut de produits de consommation. On peut penser par exemple à certains films produits par l’industrie du cinéma comme ceux d’Orson Wells.

    • La catégorie d’aliénation est trop mécanique. Elle suppose que le récepteur est totalement passif relativement au médium et au message. Or la réception implique également des formes des réélaborations (Stuart Hall, 1994). On peut penser par exemple à la pratique du détournement culturel (Debord et Wolman, 1956) mise en œuvre justement par les situationnistes et les post-situationnistes.

Que conclure ?

Il existe une littérature très vaste de controverses sur ce sujet. Il n’est pas possible dans le cadre de cet article de discuter l’ensemble du détail de ces éléments, mais simplement de proposer quelques axes de réflexion :

  • Le premier point : c’est qu’il existe des productions culturelles dont la dimension marchande semble dominer. Le spécialiste des jeux videos, Sebastien Genvo[4] explique, par exemple en comparant le cinéma et le jeux video, que les conditions économiques de production du jeu video favorisent moins la créativité artistique et critique que ne le permet par exemple la production cinématographique où existe à côté des « blockbusters » une place pour le cinéma indépendant.

  • Le deuxième point, c’est qu’il existe des pratiques de subversion par les récepteurs des contenus y compris les plus standardisés commercialement. Cela est d’autant plus le cas avec le web contributif où les parodies et les détournements abondent (Limard, Girard, Guilet, 2017), voire même les pratiques artivistes de « brouillage culturel » (culture jamming). Ce qui rend difficile une appréciation trop mécanique portée sur les effets des industries du divertissement.

La question n’est donc peut être pas d’avoir un jugement trop simpliste opposant des pratiques culturelles aliénantes et des pratiques émancipatrices. Il y aurait une ambivalence dans les productions culturelles de l’industrie du divertissement : certaines parviennent à transcender leur statut de bien commercial pour s’ériger au statut d’oeuvre d’art.

Néanmoins, on peut admettre qu’il existe des contenus qui diffusent une idéologie criticable. On peut penser par exemple au rôle de la série télévisée 24h Chrono dans la légitimation de la torture (Terestchenko, 2010). Il existe également des modes de réception passifs de ces productions culturelles (Hall, 1994) : toutes les formes de réceptions ne conduisent pas à une subversion du contenu initial.

Quel peut-être alors le rôle des pratiques philosophiques face à la dimension d’aliénation qui peut être présente dans les produits des industries du divertissements ?

Il me semble que l’on peut en distinguer plusieurs :

  • développer l’analyse critique des contenus proposés par les industries du divertissement.

  • développer l’analyse des logiques économiques de production des industries du divertissement.

  • développer un espace-temps existentiel où chacun peut se constituer comme un sujet de pensée et de création à distance des logiques économiques capitalistes des industries du divertissement.

C’est à cette troisième dimension que je souhaite consacrer la suite de cet article.

Illustration : Video expérimentale: « Critique de la vie quotidienne »:

La recherche-création en philosophie comme pratique d’éducation de soi émancipatrice

Dans la deuxième partie de cet article, je souhaite présenter des éléments de réflexion autour du caractère émancipateur des pratiques philosophiques, et en particulier m’intéresser à la recherche-création en philosophie.

Philosophie et éducation de soi

Plusieurs philosophes contemporains se sont intéressés aux pratiques de « formation de soi » (Moreau, 2012) ou aux pratiques « d’éducation de soi » (Laugier, 2018). Pierre Hadot avait ainsi qualifié la philosophie « d’éducation des adultes » (Hadot, 2019).

Sandra Laugier, dans la continuité du transcendantalisme américain et en particulier de Stanley Cavell, développe une réflexion sur le perfectionnisme éthique (Corcuff et Laugier, 2010) et une philosophie de l’ordinaire (Laugier, 2012).

Elle considère que les séries télévisées sont un des espaces dans lequel peut se développer une philosophie de l’ordinaire et une éducation de soi philosophique dans le cadre d’une démocratie. La place accordée à des pratiques culturelles populaires comme le cinéma ou les séries télévisées permettent d’aller contre l’objection que le perfectionnisme éthique conduirait nécessairement à une conception élitiste et anti-démocratique de l’éthique.

Sans nier l’intérêt des conceptions développées par Sandra Laugier, je m’intéresserai à proposer une autre orientation. En effet, à partir des oeuvres de Pierre Hadot et Henry David Thoreau, il est possible de tracer une autre voie également possible concernant la place de la philosophie dans l’existence de l’être humain moderne.

Ainsi, souvenons-nous que Descartes au début de la Deuxième partie du Discours de la méthode écrit :

« le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertit, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir de mes pensées ». (Descartes, 1637).

Ici la méditation philosophique est rendue possible justement par l’absence de divertissements liés à la vie sociale. La recherche philosophique aurait pour condition la capacité du sujet à pouvoir s’extraire de ce qui peut capter son attention et la détourner de la réflexion intérieure.

Dans Walden ou la vie dans les bois, Thoreau choisit, pour pouvoir développer sa conception du perfectionnisme éthique, de prendre volontairement ses distances avec le monde social et ses divertissements :

« Je m'en allais dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte. Vivre, intensément, et sucer toute la moelle de la vie. Mettre en déroute tout ce qui n'était pas la vie pour ne pas découvrir, à l'heure de ma mort que je n'avais pas vécu ». (Thoreau, 1854)

Il est possible d’interpréter ce choix comme la résolution de prendre de la distance avec tout ce qui pourrait le distraire de sa quête existentielle. Il s’agit dès lors de mettre à distance les divertissements que peut proposer la vie moderne et qui nous détournent de nous-même. Néanmoins, nous ne sommes pas tous prêts à nous éloigner aussi radicalement de notre vie ordinaire.

C’est pourquoi, il est possible d’aller chercher une autre piste dans le stoïcisme, avec l’idée mise en avant par Pierre Hadot, de « citadelle intérieure » (Hadot, 2014). Les pratiques philosophiques auraient pour objectif de nous permettre d’édifier notre citadelle intérieure.

Ce seraient alors des pratiques de subjectivation[5] (Foucault, 1984) qui nous aideraient non pas seulement à résister aux épreuves de l’existence comme le proposent les philosophes stoïciens, mais également aux tentatives d’aliénation de l’existence présentes dans le capitalisme (Sarfati, 2018, p.142-144). Ainsi, il serait possible ici de considérer les pratiques philosophiques d’éducation de soi, comme des formes de militantisme existentiel (Arnsperger, 2009).

La recherche-création en philosophie comme éducation de soi

Xavier Pavie a étudié à travers l’histoire de la philosophie de l’Antiquité à nos jours, différents exercices philosophiques (Pavie, 2011) : la lecture philosophique, le dialogue philosophique, la méditation philosophique.…

Pour ma part, je souhaite m’intéresser à la recherche-création en philosophie. La notion de « recherche-création » désigne un type de recherche qui s’est développée dans les études d’art et qui consiste à mêler la création artistique avec d’autres pratiques de recherche, par exemple, issues des sciences humaines (Gosselin et Coguiec, 2006). Une des pratiques développées en recherche-création est l’auto-ethnographie. Il peut s’agir d’un journal ethnographique des pratiques de création qui intègre différentes productions — écriture créative ou création visuelle — qui accompagnent le processus de création et/ou de recherche (Dubé, 2016).

Il s’agit ici de se demander quelle relation le logos philosophique peut entretenir avec son autre, par exemple, la création poétique ou visuelle. On sait que depuis l’Antiquité, la pensée philosophique a pu formuler une défiance vis-à-vis de la création artistique. On peut penser à la position de Platon dans La République qui chasse les poètes de la cité.

Néanmoins, d’autres philosophes plus contemporains ont pu aller chercher une inspiration pour penser philosophiquement grâce aux œuvres d’art. On peut mentionner par exemple Heidegger et la poésie d’Holderlin ou encore la place qu’a occupé le cinéma dans la philosophie de Gilles Deleuze.

Ici ma proposition est un peu autre et s’inspirera de certaines réflexions du sociologue décolonial Boaventura de Sousa Santos (de Sousa, 2011). De Sousa Santos met en lumière le fait que la colonisation de l’Occident sur le reste du monde s’est accompagnée d’un processus d’imposition d’une seule forme de savoir, considérée comme légitime, issue de la science moderne. Les autres formes de savoirs ont été jugées comme non-légitimes et ont subi un processus qu’il nomme « épistémicide ». La position de Boaventura de Sousa Santos ne doit pas être interprétée comme une critique de la science moderne qui viserait à remplacer* l’épistémé[6] moderne par les autres savoirs qui ont été dominés et délégitimés. L’idée de de Sousa Santos, c’est que la création intellectuelle et scientifique gagnerait à se confronter à d’autres formes de savoirs. Il s’agit plutôt ici de mettre en avant le potentiel créateur pour la pensée d’une mise en dialectique de différents types de discours ou de régimes de savoir.

Ce que j’appelle « recherche-création en philosophie » ne consiste pas à substituer aux formes classiques de l’écriture philosophique, passant par le discours organisé et argumenté, des formes provenant de la création artistique pouvant relever de la narration ou de la création visuelle. Cela dit, il est possible de remarquer que de nombreux philosophes classiques, y compris Platon, ont eu recours à des formes d’expression du philosophique qui seraient aujourd’hui considérées comme relevant davantage de l’écriture littéraire : allégorie (Platon), dialogue (Platon, Hume, Diderot), aphorisme (Nietzsche), conte (Voltaire), lettre (Montesquieu)… Il est d’ailleurs remarquable que certaines formes se trouvent aujourd’hui quasiment repoussées hors du champ philosophique : le dialogue, le conte, les lettres… Pourtant, on trouve encore actuellement des fragments chez les philosophes contemporains d’une forme d’écriture qui a davantage à voir avec le récit fictionnel qu’avec l’écriture conceptuelle, à savoir les expériences de pensée philosophiques : les cerveaux dans les cuves (Putnam), la machine à bonheur (Nozick)…

Ma thèse, c’est que l’écriture créative narrative ou la création visuelle à visée philosophique peuvent avoir comme vertu, en tant que pratiques philosophiques, de stimuler la pensée philosophique conceptuelle en la confrontant à une altérité. Elles peuvent aider le sujet à créer cet espace-temps de pratiques philosophiques qui constituent une forme possible de résistance aux tentatives d’aliénation de l’existence subjective par le capitalisme.

Fragments de recherche-création en philosophie

Il est intéressant de remarquer que Marc-Aurèle, immergé dans les responsabilités qui lui imposait son rôle social d’Empereur, avait privilégié des pensées, à savoir un type d’écriture fragmentaire. Cette dimension fragmentaire convient sans doutes à une pratique de résistance où il s’agit d’arracher des espaces-temps à l’aliénation de l’attention par l’économie capitaliste.

Il me semble qu’il est possible en particulier de s’appuyer sur la création visuelle pour stimuler l’écriture philosophique. La relation à l’image peut être de deux types. La première est celle d’une relation passive de fascination. C’est celle qu’a pu critiquer la philosophie en voyant dans l’image une source d’aliénation. Mais il est possible de faire de l’image, un support de méditation philosophique. Dans ce cas là, l’image devient un appui pour déployer des formes d’écritures philosophiques qui peuvent être la fiction à visée philosophique ou le commentaire philosophique d’une image.

Je proposerai à titre d’exemple deux pratiques visuelles qui peuvent être mises en œuvre dans la recherche-création en philosophie : le collage et le diaporama sonore.

Collage et écriture philosophique méditative

Le collage est une pratique qui a été intégrée à l’histoire de l’art de manière récente avec les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle : le cubisme ou encore le surréalisme par exemple. Le collage se caractérise par la possibilité de créer des images à caractère onirique, mais également qui peuvent avoir une portée philosophique. Une autre caractéristique du collage, c’est qu’il s’agit d’une pratique de création visuelle qui ne nécessite pas de compétences techniques contrairement par exemple au dessin académique. C’est pourquoi, il s’agit par exemple d’une pratique souvent utilisée en art thérapie. Ainsi, la création de collages peut devenir le support d’une forme d’écriture reposant sur la méditation philosophique. L’image et la confrontation d’images peuvent aider l’esprit à faire émerger de nouvelles pensées, des réflexions auquel le sujet n’avait pas pensé.

Illustration : Deux collages philosophiques - https://pedaradicale.hypotheses.org/3452

Diaporama sonore et écriture philosophique

Le diaporama sonore est une forme de création visuelle multimedia permettant de recourir à des pratiques de mixed media art. Le diaporama sonore peut ainsi comprendre de la photographie, de la vidéo, de la narration orale ou encore écrite. Il est par exemple possible de combiner des images photographiques et du micro-récit ou encore des images photographiques et de l’écriture aphoristique.

J’ai ainsi créé de courtes vidéos constituées de diaporama sonores composés d’images prises dans des banques d’image en ligne libres de droit. Je m’inspire, selon les vidéos, de différents courants artistiques contemporains : le détournement situationniste, le récit photographique initié par Chris Marker dans son film La jetée, les collages de Barbara Kruger, la post-photographie et le courant des relecteurs/trices d’image, le micro-récit ou encore la micro-poèsie…

Certains diaporamas sonores ont été créés sur la base de la mise en œuvre d’un micro-récit qui peut ensuite être lui-même, comme dans le cas des collages, le support de la rédaction d’une méditation philosophique.

Illustration : Video micro-récit et méditation philosophique: « Effondrement » - https://pedaradicale.hypotheses.org/3456

D’autres diaporama sonores mettent en œuvre des formes de fictions philosophiques reposant à la fois sur du micro-récit et une écriture de type aphoristique. Il s’agit pour certaines de ces vidéos de réflexion que l’on pourrait inclure dans un genre qualifiable de critique de la vie quotidienne. Elles visent à réfléchir aux formes d’aliénation de soi présentes dans le technocapitalisme (Sadin, 2015).

Illustration : Video expérimentale : « Le management de soi » https://www.youtube.com/watch?v=0td15Q0APNQ&t=4s

L’une des fonctions attendue par ses pratiques de recherche-création philosophique est de produire un espace-temps de réflexion critique sur la vie quotidienne. En cela, il y a ici un point commun avec les politiques de l’ordinaire chez Sandra Laugier (2009). Il s’agit bien de se situer dans l’ordinaire ou le quotidien de l’existence. Mais les pratiques philosophiques, décrites dans ce cadre, prolongent ici la critique de la vie quotidienne, proposée par les situationnistes à la suite d’Henri Lefebvre (1961). La recherche-création permet, plus facilement, au sujet de se situer dans une relation réflexive critique à l’ordinaire.

Ces pratiques amènent la question de l’usage privé ou public de la recherche-création en philosophie. Il existe un premier usage qui peut être strictement privé de ces créations comme c’est le cas pour les pensées de Marc-Aurèle qu’il ne destinait pas à être lues par d’autres que lui.

Mais se pose également la question d’un usage public de ces pratiques. Thoreau ou Descartes ont publié les recherches philosophiques et existentielles qu’ils ont menées. Il me semble que ces pratiques de recherche-création en philosophie interroge la possibilité de pouvoir produire de nouvelles formes multimédia d’écriture philosophique. Il peut s’agir de compléter l’écriture d’un article de collages ou encore de vidéos réalisées à partir de diaporama sonore (Pereira, 2020). Cet usage public peut prendre la forme par exemple de pratiques créatives rendues possibles par le web 2.0. ou web contributif (Limare, Girard, Guilet 2017). En effet, ce sont développées avec les blogs et les réseaux sociaux des pratiques amatrices de création et de détournement. La pratique du collage est en particulier développée sur Intagram : ce qui fait que cette plateforme a pu être utilisée pour mettre en ligne certains collages et d’autres créations visuelles[7]. Les plateformes videos tels que youtube sont souvent utilisés pour partager des videos ou des diaporama sonores[8]. Elle a pu aussi prendre la forme d’un petit carnet de recherche numérique[9] qui s’est depuis étoffé pour prendre la forme d’un site Internet[10] mélangeant textes théoriques et recherches-création. Néanmoins, tous ces usages amateurs créatifs, répandus dans le web contributifs, ce sont pour l’essentiel développés à partir de l’économie de la captation de donnée personnelles (Pereira, 2020) à l’exception des usages qui passent par les logiciels libres, mais qui posent également d’autres difficultés ( comme le caractère plus confidentiel des usagers qui les rendent moins pertinent pour un usage d’éducation populaire[11]).

Cet usage public de ces créations peut rejoindre également une définition de l’éducation populaire comme un ensemble de pratiques qui permettent aux personnes dans la vie ordinaire de pouvoir effectuer une critique des logiques d’aliénation capitaliste du monde vécu. A travers ces pratiques philosophiques d’éducation de soi, il est possible aux unes et autres de créer et de partager des critiques de la vie quotidienne contre l’hégémonie du capitalisme de divertissement. De ce fait, ces pratiques philosophiques d’éducation de soi ne visent plus alors seulement la constitution d’une citadelle intérieure permettant de résister aux tentatives d’aliénation de la subjectivité par le capitalisme de divertissement, mais également la constitution d’espaces publics oppositionnels (Negt, 2009 ).

Ainsi, les pratiques de recherche-création en philosophie, en proposant la création de critiques de la vie quotidienne, peuvent apparaître comme une forme de réception critique et créative des productions du capitalisme de divertissement. Elles ne proposent pas seulement une consommation d’un divertissement culturel de masse, mais plutôt l’élaboration créative d’une critique à partir du détournement des productions capitalistes participant ainsi une forme d’ éducation populaire.

Il s’agit ici de dépasser l’aporie entre consommation d’une culture populaire de masse et une critique philosophique qui serait réservée à une avant-garde intellectuelle et artistique. Les pratiques créatives du web contributif ont permis une expansion plus large des pratiques de détournement culturel (Toti, 2020). Ma proposition est ici d’utiliser le détournement culturel, qui exprime une critique de la vie quotidienne, comme un support d’une recherche-création en philosophie. Cette combinaison du détournement culturel et de l’écriture philosophique, déjà présente dans le situationnisme, devient ici le support d’une éducation de soi, mais également au-delà d’une pratique d’éducation populaire.

Conclusion : Les limites des pratiques de résistance subjective.

J’ai défendu la thèse du caractère ambivalent des productions culturelles de l’industrie du divertissement. Elles ne peuvent pas être rangées ni simplement du côté de l’aliénation, ni du côté de l’émancipation.

J’ai voulu aussi souligner le rôle que peuvent jouer les pratiques de recherche-création en philosophie dans la résistance aux dimensions d’aliénation de l’existence présentes dans le capitalisme de divertissement.

Néanmoins, il est nécessaire d’ajouter une limite des pratiques de recherche-création auquel la critique situationniste par la pratique du détournement culturel n’a pas pu totalement échapper. Guy Debord a effectué une critique de la société du spectacle. Il a eu pour cela recourt à l’écriture d’un ouvrage, mais il a aussi produit un film s’appuyant sur la pratique du détournement. En cela, le situationnisme n’apparaît pas seulement comme un courant qui a prôné une critique du capitalisme de divertissement, mais également comme un courant qui a produit des formes de recherche-création philosophiques.

Néanmoins, il n’a pas pu échapper à des formes de récupération capitalistes du détournement culturel par la publicité. En réalité, cette ambiguïté des productions artistiques n’est pas propre aux production du capitalisme de divertissement, il provient de l’art lui-même, à la fois possiblement source d’illusions et de dévoilement de la vérité.

Or le rôle la philosophie doit être de nous aider à distinguer entre ces deux types d’usage de la création artistique. Le film La société du spectacle de Guy Debord est une forme de recherche-création qui se distingue de la récupération du détournement culturel par la publicité. En effet, dans le cas de la publicité le détournement culturel est utilisé à des fins mercantiles, dans le cas du situationnisme, le détournement culturel est accompagné du logos philosophique qui dévoile les logiques capitalistes sous-jacentes à l’apparence produites par les images. L’esthétique naît alors du contraste créé par la puissance de séduction des images et la puissance de dévoilement du logos philosophique.

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  • Sadin, É., & Marissal, P. (2015). Le techno-capitalisme cherche à exploiter chaque séquence de l’existence. Sociétés, (3), 73-77.

  • Sarfati, G. (2018). Manuel d'Analyse existentielle et de Logothérapie. Paris: Dunod.

  • Sénèque (1861). De la brièveté de la vie (trad. Baillard)., Paris, Hachette. [En ligne]

  • Terestchenko, M. (2010). Du bon usage de la torture: Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable. La Découverte.

  • Thoreau, H. D… (2017). Walden ou la vie dans les bois. Albin Michel.

  • Toti Jean-François, « Détournement publicitaire militant : quels impacts sur la marque détournée ? », Revue de l’organisation responsable, 2020/2 (Vol. 15), p. 17-28.

  • Wolff, F. (Ed.) (2001). Philosophes en liberté - Positions et arguments. Paris. Ellipse.

  • Zuboff, S. (2020). L'Âge du capitalisme de surveillance. Zulma.

Notes
  1. On peut pour cela se référer au catalogue d’une maison d’édition comme L’échappée pour avoir une idée des auteurs et autrices, et des ouvrages, qui aujourd’hui perpétuent cette tradition critique : https://www.lechappee.org/ ↩︎

  2. Source : « Ces incroyables profits d’Amazon pendant la pandémie », Capital.fr, 2020. ↩︎

  3. On trouve ce type de conseil d’accorder du temps aux divertissement par exemple dans des campagnes de santé publique durant la pandémie. Voir par exemple : « On protège aussi sa santé mentale à la maison » URL : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/sante/documents/Problemes_de_sante/covid-19/Hebdo_DoublesPages_Enligne__20-667x12-5_FR-2.pdf?1585941074 ↩︎

  4. Voir la chaine video de Sebastien Genvo : « Théorie des jeux video ». URL : https://www.youtube.com/user/SebastienGenvo ↩︎

  5. La notion de « subjectivation » renvoie à un ensemble de pratique qui vise à produire un sujet. Le sujet n’est plus considéré comme un donné originaire, mais comme le produit d’un ensemble de pratiques, voire de techniques. ↩︎

  6. L’épistémé désigne chez le philosophe Michel Foucault, un régime de savoir propre à une époque historique donnée. ↩︎

  7. Voir : https://www.instagram.com/asso_iresmo/ ↩︎

  8. Voir : https://www.youtube.com/channel/UCfB8k7wWf1trZ6dxS43Iw1Q ↩︎

  9. Voir: https://education-de-soi.jimdosite.com/ ↩︎

  10. Voir : https://lewebpedagogique.com/educationsdesoi/ ↩︎

  11. On peut à cet égard par exemple souligner que c’est sur Facebook que ce sont organisés les mouvements de gilets jaunes car c’est sur cette plateforme que se trouve un nombre important de personnes même si on peut le regretter. ↩︎

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