Dans un confinement qui s’est installé et, avec lui, les effondrements de nos liens sociaux si vitaux, le harassement, la lassitude, la disparition de nos anciens, la déshérence de nos jeunes, les indécentes inégalités qui se creusent, parler du virtuel[1] peut sembler difficile. La tentation de tout fermer – ces écrans qui deviennent nos seuls face-à-face – est grande, parfois. Je pense cependant que c’est au-jour-d’(h)ui – « le jour où l’on est », le seul des jours sur lesquels nous ayons « prise » –, qu’il nous faut regarder et réfléchir ce qui se passe là.
Je voudrais aborder l’objet de cette réflexion de biais, y entrer par un des côtés qui nous contraignent, aujourd’hui, à user des outils numériques comme jamais nous ne l’avions fait dans le champ des discussions à visée philosophique – en classe, dans les ateliers philo et dans les cafés philo. Sur certains points spécifiques, comme celui de la confidentialité, je porterai néanmoins essentiellement mon regard sur les discussions dans le cadre scolaire, en grand mal d’attention dans notre société marchande. Il me souvient d’une intervention de Michel Serres qui nous disait que Hobbes s’était trompé en disant que l’homme était un loup pour l’homme car, s’il était un loup, ajoutait-il, il prendrait soin de ses louveteaux.
Cette entrée donc que je prends pour examiner ce que nous vivons se nomme chez soi, ce lieu dans lequel, depuis de longs mois, certaines et certains d’entre nous sont, plus ou moins bien, confiné.e.s. Ce chez soi, dans cette réflexion, se découvre pluriel, et parcouru de multiples tensions. Il se découvre en constante élaboration, et en exigences fondatrices. Un plan, en fin de texte, permet au lecteur et à la lectrice qui le souhaitent de s’orienter aisément dans cette petite recherche qui, je l’espère, apportera un regard à l’examen de ce que nous vivons.
Une discussion publique
Ce qui nous réunit dans nos classes et ateliers virtuels se nomme délibération, discussion, dialogue. Ou encore débat. Les termes d’entretien et de conversation ne sont, à ma connaissance, pas ou très peu utilisés dans le champ des Nouvelles Pratiques Philosophiques. Chacun de ces mots éveille notre attention sur une dynamique particulière de ce qui se passe dans l’entre (Jullien) de celles et ceux qui se réunissent pour faire naître, examiner et faire voyager une pensée et une parole, par et pour soi-même, avec les autres.
J’emploie ici, essentiellement le mot discussion. Ce n’est nullement une volonté de faire prévaloir une vision sur une autre – car toutes celles que j’ai énoncées me paraissent mises en lumière vives de ce que nous vivons là –, mais le fruit d’une habitude au sens d’un usage répété qui forme socle pour le dégagement de l’attention vers un autre chose. L’examen des mots que nous utilisons pour désigner ce que nous faisons, cependant, revêt une importance fondamentale. Il faudra, ailleurs, examiner les vécus vers lesquels ils pointent à travers leurs histoires et mises en œuvre afin de mettre en lumière et expérimenter plus consciemment et plus finement les éléments de nos expériences qu’ils mobilisent. Et voir à quoi ils nous engagent.
Les discussions que nous pratiquons aujourd’hui se tiennent aux croisements de nos chez nous, ce que l’on nomme communément nos foyers. Chacune et chacun est chez soi, comme l’on dit, pour s’ adresser à l’autre en public, c’est-à-dire, pour suivre Arendt, dans des conditions dans lesquelles elle/il peut être vu.e et entendu.e de toutes celles et ceux qui sont présent.e.s.[2]
Le mot « public » désigne encore un deuxième phénomène, dit Arendt ; il « désigne le monde en lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement » [3]. Monde « fait par l’homme », qui n’est donc pas identique à la Terre ni à la nature, précise-t-elle, dont le « faire » se dit en termes d’objets fabriqués et de relations entre les êtres humains (on oublie trop souvent ce deuxième élément). Ce monde, dit-elle, est un « entre-deux » qui « relie et sépare en même temps les hommes », qui les « rassemble » mais aussi qui les « empêche de tomber les uns sur les autres »[4].
Issu d’un tout autre horizon, le concept d’entre de François Jullien va comme préciser et amplifier cet « entre-deux » qui « relie et sépare en même temps[5] les hommes ». Le sinologue le dégage de la vision chinoise qui, par écart, vient lire notre tradition grecque, et s’en étonner. Le platonisme, « par défaut d’outil », pense-t-il, s’est trouvé bien empêché de penser l’entre-deux des opposés qu’il a si bien déterminés et auxquels, seuls il a attribué la substance : l’ « au-delà » et le monde sensible, bien sûr – couple dans lequel s’est engouffré le christianisme –, le jour et la nuit, le blanc et le noir, le haut et le bas[6] (il faut lire, à ce propos, ce merveilleux passage du Gorgias (492-494) auquel Jullien fait référence)… François Jullien propose de croiser la fécondité du dualisme grec avec d’autres possibles qui lui permettent de réfléchir ses impensés ; la pensée de l’entre est l’un d’eux.
Loin d’être un intermédiaire sans nature propre, l’« entre » chinois jouit d’une fonction privilégiée que nous dit sa graphie : deux battants d’une porte en vis-à-vis entre lesquels se glisse un rayon de lune. Car ce que nous appelons le « réel », la Chine l’ envisage « en termes de souffle, de flux et de respiration » ; et l’ « entre » est « d’où/par où procède et se déploie tout avènement ». L’ « entre » chinois est « cette transition continue qu’est la respiration de la vie », un « à travers laissant passer ». L’entre est lieu d’activation de facteurs mis en tension qui, « par les jeux divers de leur polarité, deviennent vecteurs d’intensité ». » Par sa capacité à laisser passer et se déployer au travers, (il) défait sa limitation de lieu et devient « monde » où sans entraves, disponible, l’on peut sans fin « évoluer »[7].
L’ « entre-deux » d’Arendt qui nous relie et nous sépare entretient une parenté avec cet entre, fruit de l’écart qui nous maintient en vis-à-vis (Jullien). Cet « à travers laissant passer » qui se tisse entre nos chez soi nous sépare et nous unit et rend ainsi possible les passages de l’écoute et de la parole adressées.
Un chez soi
Lieu de la nécessité
Les confinements successifs et leurs hordes d’impossibilités relationnelles ont brisé, un peu, l’image irénique de nos chez soi. Les arguments primaires de rentabilité économique qui prônaient – prônent encore – l’heureuse coïncidence de nos lieux de travail et de nos foyers se sont fissurés. Les solitudes, dépressions et maltraitances que l’on ose, de plus en plus, nommer, ont brisé un secret de polichinelle : nos foyers ne sont pas des maisons de contes de fées, nos chez soi ne sont pas des havres de paix, d’amour et de félicité. Nos chez soi sont d’abord les lieux de la nécessité[8].
Espace clos à l’abri des « voir » et des « entendre » – l’espace privé d’Arendt, rappelons-le, est d’abord un privatif : celui d’être vu et entendu par les autres et, par là-même, d’exister pour eux, de devenir un « personnage public » comme l’on dit. Car intégrer le domaine public de la polis suppose et exige une liberté qui est affranchissement des nécessités de la vie (et du commandement disait Arendt) . Cette « condition de la liberté » antique est toujours vivante ; aujourd’hui encore l’animal laborans donne et entretient la vie : s’accouple, enfante, lave, nourrit, panse, abrite et protège. Tout ce qui est produit là, au prix de la « peine », est immédiatement absorbé, assimilé dans des cycles sans cesse réitérés. De ce « petit quotidien » (K. G. Dürckheim) il ne reste rien, ou si peu. Lieu de la femme, durant tant de générations, qu’Arendt n’a pas, ainsi, nommé.
Le foyer comme lieu de la nécessité, nous l’avions oublié. La destruction de nos liens sociaux, qui nous confine, nous le rappelle ; de façon aigüe, parfois.
La contrainte, et l’identification
Le jeune (l’enfant) et l’adulte n’entretiennent pas le même rapport au foyer et ces positions différentes modèlent leurs expériences et engagent l’animateur ou de l’animatrice dans des champs d’attention, à certains égards, différents. On ne passe pas impunément de l’un à l’autre « public » (dont l’on ne retiendra pas, ici, la dimension couramment entendue de passivité) sans conscience de ces spécificités.
D’une part, pour les enfants et les jeunes scolarisés, la relation virtuelle est conditionnée par une double indépassable contrainte : celle du confinement et celle de la scolarité – obligatoire[9] ; contrainte exigeante donc, en ce qu’elle redouble le mouvement d’acceptation exigé de celle ou de celui qui se présente pour prendre part à la discussion. Lorsque j’emploie le mot « acceptation », je ne parle ici nullement d’une soumission molle, d’une résignation, mais d’un lucide engagement dans ce qui est et dont l’existence et le fonctionnement, pour le moment, ne dépendent pas de moi (le fondamental enseignement des stoïciens) et qui fait une part de mon réel. Sans ce mouvement de reconnaissance de la contrainte comme une des dimensions de mon existence, les conditions de la participation relèvent toujours, peu ou prou, d’un forçage (Jullien) qui imprègne ce qui (se) « passe » (au sens littéral) d’un lancinant « agir contre ». Que Rosset aurait nommé une non-acceptation du réel.
Sous cet angle, la proposition de discussion à visée philosophique en ligne, à l’opposé du cours magistral (quelle qu’en soit la « matière »), offre au cours virtuel des perspectives insoupçonnées. Si elle est animée avec la conscience de cette dimension « captive » de celles et ceux qui y prennent part, elle peut devenir un lieu de réflexion de ce qui nous contraint et, en cela, nous donner accès à une capacité de « répondre de » que l’on nomme responsabilité.
Il nous faut ici dire, aussi, que le milieu de l’enseignement est si peu préparé à une forme numérique (partielle ou non, et en fonction de ses différents champs et des différentes positions à explorer dans ces champs), si peu informé des possibilités du digital, si peu équipé, qu’il a si peu réfléchi, surtout, à la place du numérique dans nos vies – dans la vie des jeunes et dans la formation et la transmission – que très peu de professeurs ont osé et/ou, tout simplement, ont pu et su faire le pas du basculement de leur enseignement dans le virtuel. Sur le terrain donc, très peu de cours, au niveau des humanités[10], sont dispensés – donc explorés et réfléchis – sur ce mode.
Les cafés-philo virtuels auxquels, par ailleurs, je prends part aujourd’hui et les ateliers philo que j’anime – avec des adultes –, se situent, à cet égard, dans un tout autre monde que les discussions scolaires. Car c’est le passage en ligne, seul, qui dans les conditions que nous vivons actuellement, est contraint. La participation relève ici du besoin et du plaisir de poursuivre les rencontres et réflexions déjà engagées dans un « avant » – ou de s’y risquer –, de l’étonnement de la rencontre de l’autre géographiquement loin ou encore de celle ou celui que notre cercle d’appartenance ne nous laissait pas soupçonner (cela est particulièrement manifeste dans les croisements qui s’opèrent entre différents cafés philo et qui mettent ainsi en présence des générations de formations et de milieux différents). Il est manifeste, aussi, que cette forme de discussion, par la diffusion virtuelle de leurs appels à participation, peut regrouper des chercheu.se.r.s particulièrement informé.e.s préoccupé.e.s par des thèmes précis. Elle peut ainsi être lieu d’examen pointu. L’on comprend alors que la contrainte qui a instauré ces discussions virtuelles s’éclipse, pour certain.e.s, au profit des bénéfices qu’offre cette forme de recherche.
D’autre part, l’enfant, l’adolescent, dépendent intimement du foyer de leurs parents ou de celles et ceux qui habitent cette fonction. Dépendances affective et sécuritaire essentielles. Cette dépendance existe bien évidemment, aussi, chez l’adulte, mais elle ne se situe nullement au même degré d’intensité. Chez elles, chez eux, les jeunes parlent en effet d’un lieu vis-à-vis duquel ils et elles n’ont pas encore opéré de différentiation (ou très peu) ; risquer les images, les bruits, les êtres et les choses de ce monde avec lequel ils et elles font encore un constituent une mise en danger potentielle beaucoup plus grande que pour l’adulte qui, déjà – à des degrés différents néanmoins –, a « quitté père et mère »[11] pour fonder lui-même son propre foyer. Le tact, la vigilance, la délicatesse avec laquelle l’animatrice ou l’animateur va faire référence à l’environnement de l’enfant ou de l’adolescent – pour prendre appui sur lui pour éveiller une présence, stimuler une attention –, sera d’une toute autre exigence que vis-à-vis d’un public adulte.
Un sentiment
Le chez soi, cependant, revêt une autre dimension que cette étendue que nous nommons notre foyer. Pour Barbara Cassin[12], il est d’abord un sentiment – envahissant et doux, irrépressible –, qu’elle qualifie de nostalgie. Loin de la « douleur du retour » dont elle évente une origine que, communément, nous pensons grecque[13], elle tisse les fils d’une toile tout en nuances qui dissocie radicalement chez soi et terre natale, chez soi et peuple (les origines sont fictions choisies et donc, faits de culture) pour ancrer le chez soi dans un lieu sans étendue qui nous fait être chez nous « comme », en tant que l’on n’est pas chez nous parce qu’il est, pour nous, lieu de res-source[14]. Car, pour Cassin, c’est seulement parce nous sommes hospité.e.s que nous nous sentons chez nous. S’entraperçoivent, ici, les rencontres avec celles et ceux que leur foyer n’hospitent pas et au sein desquels, parfois, ils/elles se sentent étrangers. Et l’acuité de l’attention que celui ou celle qui anime déploiera alors à leur égard.
Je voudrais insister sur cette qualité de ressource que Barbara Cassin évoque – presqu’en passant – et déploie néanmoins de façon narrative dans les traversées qu’elle nous offre : le retour d’Ulysse à Ithaque, la fondation de Rome par Enée et l’absolue fondation qu’est pour Arendt sa langue maternelle. Dans tous ces exils, l’hospitalité est ressource. Dans « ressource », il y a « source » : ce qui là, du sol sur lequel nous faisons et qui fait fond/s, jaillit. Et il y a ce « re » d’ « à nouveau » qui dit l’inépuisable du jaillissement. Jullien, lorsqu’il approche les ressources de la pensée et du vivre, parle de ce qui se déploie « comme possibilité qu’on peut explorer, exploiter, ou bien qu’on peut négliger, qu’on peut manquer »; qui ne s’épuise ni ne se tarit si l’on n’y fait pas appel, « infinité recelée, infini interne… en somme, comme un captage local d’immanence »[15].
J’aimerais donc prendre clairement parti pour cette ressource qu’est, pour nos dialogues l’hospitalité.
Un xenos, un hostis – et un entre en tension
Le mot grec xenos est empreint d’une ambiguïté qui nous engage à de l’inattendu : il dit à la fois celle/celui qui accueille et celle/celui qui est accueilli.e. L’hôte dans les deux sens du terme français. Un adage du Zenrin dit : « Autour du feu il n’y a plus ni hôte ni invité »[16]. Il engage donc à une égalité, mais aussi à une réciprocité. Le même mot signifie aussi l’ « étranger », « celui qu’il faut, par excellence, hospiter, dit Cassin, tandis qu’en latin hostis désigne aussi l’ « ennemi », confiance-méfiance[17] ».
Accueillant.e – accueilli.e/ accueilli.e – accueillant.e, étrang.ère.er – accueilli.e / accueilli.e – étrang.ère.er, étrang.ère.er – accueillant.e / accueillant.e – étrang.ère.er, étrang.ère.er – ennemi.e / ennemi.e – étrang.ère.er. Que l’on me pardonne ce déploiement difficile à dire en français, et, je le conçois, difficilement lisible. Je ne répèterai plus l’exercice qui dit l’appariement de couples en tension qui peuvent se lire en tous sens. Nous voici donc dans des champs de tensions qui s’entrecoupent et dont les changements de position, d’un pôle à l’autre, vont être conditionnés par un ethos et une praxis, celui, celle de l’hospitalité, de l’accueil.
Reprenons. Dans nos discussions, de nos chez nous-pas chez nous (parce que le chez soi n’est pas lié à un lieu d’origine au sens courant du terme et qu’il est un accueil qui est un faire toujours en cours), nous sommes tous et toutes, les un.e.s pour les autres des xenos/hostis – des étrang.ère.er.s, ennemi.e.s, acceuillant.es, accueilli.es en puissance. Quel que soit l’ordre dans lequel nous occupons ces fonctions[18] les un.e.s par rapport aux autres. Des actes que nous posons les un.e.s vis-à-vis des autres dépendent les relations que nous établissons entre nos chez soi (dont nous connaissons la complexité). De la façon dont nous vivons ces relations, dépend l’indispensable écart que nous ouvrons entre nous. Sans écart, il n’y a que fusion et confusion. Il n’y a pas de rencontre possible car l’on ne peut rencontrer – trouver sur son chemin – ce avec quoi l’on est confondu. Cet écart (pour le récapituler comme Jullien) tisse de l’entre qui , tout à la fois, nous sépare et nous rassemble mais aussi nous empêche de tomber les uns sur les autres (pour le dire comme Arendt). Ce « par où ça passe » qui permet le mouvement du ressenti, de l’écoute et de la parole, construit à son tour les chez soi qui nous fondent, lieux de ressources ( la rétroaction de Morin).
… pour faire advenir du commun
Cet « à travers laissant passer » (dia – logos) n’est pas tant l’espace pour discuter de choses que nous avons en commun – l’idée du plus petit commun dénominateur que Jullien appelle « le commun faible », le commun qui se constate (avec de si grands risques de généralisations abusives) – mais pour faire advenir ce qu’il nomme un commun intensif, celui de l’intelligible. Ce commun-là est un faire donc, aussi. Il se promeut, dit Jullien dans cet entre ouvert par les écarts d’origine, de sensibilité, de culture, d’âge, d’éducation, de sexe… que nous faisons travailler. Autrement dit, le commun se fait – non pas en ignorant nos singularités qui font différences, voie dans laquelle, si souvent nous sommes conduit.e.s par d’insipides chants fédérateurs – mais dans un reconnaître qui, plutôt que de se servir de ces diversités pour ranger, trier, hiérarchiser et ne laisser subsister que les têtes de classement en fonction des critères que nous avons retenus, pose ces singularités en vis-à-vis et les engage dans une tension.
Je pense que l’advenue de ce commun est fondée dans une des significations de ce que Carl Gustav Jung appelait la conjonction des opposés. Il nommait ainsi la dynamique fondamentale du processus d’individuation qui est processus dynamique de réalisation de l’unicité de l’individu – lui-même constitué de pôles en tension – par l’élargissement de la conscience. Il consiste dans le fait, pour l’homme et la femme consciemment engagé.e.s dans des tensions, de « tenir le conflit » des oppositions en restant à distance des opposés, dans un permanent dialogue avec soi-même – et les autres – afin de permettre l’avènement de ce qu’il appelait un « troisième terme » qui dépasse les termes du conflit. Troisième terme qui est véritablement apparition et naissance pour l’être qui vit cette tension dialogale intérieure – toujours en tension avec le dialogue avec les autres – et pour celles et ceux qui le vivent dans une tension dialogale les un.e.s avec les autres – toujours elle-même en tension avec les dialogues intérieurs singuliers. Cette dimension de conflit – le polemos héraclitéen qui était fondement de la vision de Jung – n’apparaît pas, ou peu, chez Jullien. Les tensions que sont les entre semblent « laisser passer » avec fluidité dans une absence d’adversité (et non pas d’hostilité). Cette absence questionne, alors, la notion de « tension » mise en œuvre.
Une question
Ma /notre question sera alors cette fondamentale interrogation que d’autres ont posée avant nous : comment faire de l’Autre – cette majuscule que j’inscris veut signifier l’altérité en l’autre et donc sa radicale étrangeté –, non pas un ennemi, mais un hôte ? Voilà un des sens radicaux que j’assigne à nos discussions.
Il faut ici se souvenir de l’égalité et de la réciprocité mises à jour dans le processus de l’hospitalité. La tension entre les êtres entendue comme un face-à-face de « fenêtres ouvertes sur le monde » (Panikkar) – tension toujours difficile à tenir – va faire de l’un, pour l’autre, un étranger à assimiler ou à ignorer (qui est encore de l’assimilation), un ennemi à vaincre, un discutant à convaincre ou bien un hôte accueilli-accueillant qui participe, avec moi, de l’avènement d’un inattendu (en ce que nous ne pouvons en connaître, à l’avance, ni la forme ni la substance – pour « parler grec » –, ni le temps de l’émergence).
Si telle est notre question, il nous faut chercher par quelles voies concrètes nous pouvons entrer dans ce face-à-face, et le tenir afin de faire advenir de nouvelles voies de compréhension et de cohérence, de nouveaux modes de re–présentation du monde. Et, s’il est vrai que les catégories de pensée à travers lesquelles nous regardons le monde produisent le monde, de nouveaux mondes. En pensée, et en acte.
Être là, planté dans le sol. Trois conditions, au moins, d’une reconnaissance
Cassin ancre donc son questionnement dans trois temps ; le premier accompagne Ulysse qui, au terme d’une guerre qui a duré dix ans, rentre chez lui. Son voyage de retour va durer dix années, lui aussi[19]. Au cours de ce voyage, il est reconnu plusieurs fois, de manière très singulière. Le processus de reconnaissance est un des fils opératoires de la mise en tension des êtres et des choses ; je ne peux, en effet, me poser dans un face-à-face que dans une reconnaissance réciproque.
La reconnaissance inaugurale, dont Cassin dit qu’elle est à la fois la condition et le contrepoint de toutes les autres formes de reconnaissance, se joue sur le pont du navire. Souvenons-nous : Ulysse, après avoir bouché de cire les oreilles de ses gens se fait lier pieds et mains au mât afin de ne pas être emporté par le désir que suscite en lui le chant des Sirènes. Que chantent ces Sirènes ? Elles chantent la gloire d’Ulysse.
Être chez soi – être accueilli.e/accueillant.e –, là, se dit de deux façons, ou plutôt en deux temps d’un même mouvement. Premier temps : Ulysse entend son identité chantée par les Sirènes, dit Cassin ; elles lui disent « le héros qu’il est : “Ici, viens donc, Ulysse tant chanté, grande gloire des Achéens” (XII, 184s.) ». C’est l’autre qui dit à Ulysse qui il est[20]. Le deuxième temps découle du premier et est particulièrement mis en lumière par Cassin qui nous montre ainsi comment l’élément du mythe devient concept : Ulysse, chanté par les Sirènes « reste là, planté dans le sol » (XII, 161). Ce sont les mots précis, ajoute-t-elle, qui servent à Parménide à décrire l’être dans son poème, « grand logos où commence la philosophie. Le poème engage à suivre la route du " est ", là où être, penser et parler s’entrappartiennent. »
Pour être ainsi planté dans le sol, être chez soi dit Cassin – tout-à-fois condition et conséquence de l’accueil, lui-même condition essentielle du face-à-face qui permet seul la naissance du commun –, il est des faire que je pense spécifiques à nos dialogues ; et particulièrement à ceux en ligne sur lequel je concentre mon attention. Ces faire me semblent mises en œuvre de trois conditions, au moins, qui permettent une reconnaissance mutuelle.
La reconnaissance par l’autre n’est en effet possible que si j’ai laissé l’autre me reconnaître en m’exposant à son regard, en m’exposant à son « chant ». Possible encore que si nous nous ouvrons l’un à l’autre la voie de la nomination. Possible, enfin, que si nous cultivons un lieu dans lequel cette exposition et cette ouverture nous sont autorisées ; c’est la question de la confidentialité apportée par la clôture. Quelles en sont les implications concrètes dans nos dispositifs de discussion ?
S’exposer au regard de l’autre
L’offrande de nos visages
En classe, en « atelier philo », nous sommes assis en cercle, ou en carré. Nous sommes ainsi les un.e.s à côté des autres et chacune et chacun est dans un face-à-face avec un.e autre. Toutes et tous nous pouvons, ainsi nous voir. Nos corps entiers se présentent au regard de l’autre dans une offrande nue et nos yeux peuvent a-©cueillir le corps de l’autre, sa voix, son visage. Chacun et chacune, dans sa présence, dit la possibilité d’une rencontre avec l’autre. Toutes et tous nous sommes à égale distance du centre de notre cercle ou de notre carré, qui symbolise de façon forte une égalité de nos singularités (le « semblables différents » d’Arendt) et une égalité d’engagement possible dans le dialogue. Egalité qui permet la réciprocité. Avec nos différences, avec la diversité de nos positions et, par conséquent , les façons différentes dont le monde s’ouvre à chacun.e de nous, nous avons accès à un « même » du monde en ce sens que « toi et moi sommes tous deux humains » (François Collin à propos d’Arendt)[21].
La visio bouleverse ces conditions. La matérialité de nos corps se défait pour laisser place à des images – nous en avons parlé ailleurs[22] et Michel Tozzi y a consacré récemment une réflexion lors d’une journée de questionnement à Liège[23]. Je reviens cependant ici sur un possible remarquable du virtuel : pour autant que nous prenions soin de cadrer nos visages dans le champ de la caméra sous une lumière qui en valorise la vue, tous nos visages sont présentés côté à côté et les uns aux dessus/dessous des autres, en gros plan, à égalité de distance de notre regard. C’est la partie « la plus expressive » de notre corps » (Michel Tozzi), ce « complexe de significations d’une grande richesse » (Michel Sasseville) qui, ainsi, nous présente et nous re-présente. Quel exceptionnel cadeau !
La vue de ces visages ainsi réunis, à chaque rencontre, me bouleverse. Aucune discussion en présence physique ne permet cet envisagement collectif. Aucune d’elle ne suscite en moi cette gamme spécifique d’émotions, particulièrement dans le champ esthétique. L’offrande de nos visages nous donne accès à de remarquables ouvertures sur notre humanité. Que la marchandisation de ce processus qui nous inonde aujourd’hui de captures d’écrans fabriquées ouvrant sur des succédanés de visages n’obture pas notre capacité d’éveil à la beauté à laquelle ce mode de perception peut nous donner accès.
Ces offrandes sont précieuses. D’une part, les émotions qu’elles suscitent, dans la mesure où nous en prenons soin – dans la mesure donc où nous nous donnons le temps de les ressentir –, mettent en mouvement notre pensée. Car s’il est vrai que notre pensée se construit dans le dialogue avec celle des autres, la pensée de l’autre ainsi accueillie, a prise sur moi parce qu’elle éveille en moi une expérience qui, à son tour, va susciter et nourrir des émotions, des rythmes, des associations, des structurations qui , habités par les mots, contribuent à l’élaboration de ma pensée. Nos visages qui s’offrent au voir donc, promeuvent en nous des émotions qui, à leur tour, promeuvent la pensée. D’autre part, nos pensées et nos paroles sont des mouvements d’adresse à l’autre – adresse entendue comme un « aller vers » – dans nos dialogues intérieurs/extérieurs (comme couple en tension). Le visage de l’autre est ce vers quoi ma pensée et ma parole se tendent pour le rejoindre. C’est parce qu’Ulysse s’est offert aux regards des Sirènes que leur chant de gloire, à lui adressé, a pu lui parvenir et qu’il est ainsi devenu « planté là, dans le sol » ! Je ne peux rien recevoir de l’autre si je ne m’ex–pose pas à son regard dans une ouverture à son possible mouvement vers moi.
… conditionnée, elle aussi, par l’accès à la technique
Je fais ici arrêt, un instant, pour poser, une fois encore, la nécessité d’un outil informatique adéquat (grand écran) et d’une connexion robuste afin d’avoir accès à nos visages ainsi réunis. Cette condition, dans les faits, n’est ni réalisée ni réalisable pour un nombre important de jeunes – si j’axe mon regard sur le domaine scolaire – et cette non-réalisation est le fruit d’inégalités sociales parfois si criantes qu’elles relèvent de l’indécence.
Cette inégalité d’accès aux moyens numériques ne peut cependant être prétexte à un non-examen de leurs possibles. L’importance du principe d’égalité de droit au fondement d’une démocratie nous enjoint plutôt de mettre en œuvre les moyens nécessaires afin que cette égalité advienne, plus encore, en fait. Cet engagement-là est proprement politique. Et notre engagement dans la promotion du dialogue à visée philosophique et de ses conditions d’accès est de cet ordre.
Par ailleurs, je ne veux nullement offrir ici une image irénique des moyens numériques en faisant fi de leurs limitations spécifiques. Ils limitent effectivement, sous d’autres aspects, les tensions entre nos regards, nos paroles et nos pensées. Je prendrai deux exemples, seulement : l’impossibilité de rencontre effective des regards, et le déploiement d’énergie consacré, parfois, à la recherche d’un visage qui porte une parole.
La recherche du regard est bien l’une des difficultés qui peut devenir, si l’on n’y prend garde, obsédante. Lorsqu’un.e intervenant.e se tend physiquement vers l’autre auquel il/elle adresse ses émotions, sa pensée et sa parole – buste tendu, visage avancé, yeux adressés –, il/elle fait mouvement non pas vers l’autre à ses côtés ou qui lui fait face, mais vers son propre écran, qui peut être situé dans un axe différent et/ou à une hauteur différente de celle de sa caméra. Impossible rencontre, là, de regards qui cherchent à se joindre et à prendre appui l’un sur l’autre. En outre, si l’un.e ou l’autre prend la parole en tentant de rejoindre celui ou celle qui vient juste de parler et dont l’image à soudain migré dans un coin de l’écran ou sur un autre écran lors de la fin de son intervention, tout son être est tendu dans une recherche qui peut être coûteuse en énergie. Sur ces plateformes de communication, encore, les places distribuées sur écran varient, en cours de conversation, en fonction des entrées et sorties (qui peuvent être dues à des difficultés techniques), en fonction des prises de parole et des activations, ou non, des caméras. L’on ne peut donc ici prendre appui sur un mouvement d’adresse à l’autre qui déjà, prépare et soutien la parole et suscite l’attention de celui ou de celle à laquelle ce mouvement est destiné.
Ces difficultés sont évidemment amplifiées par l’utilisation de téléphones – j’en parlais précédemment[24] –, car la petitesse de leurs écrans ne permet pas l’accès à la vision des autres comme groupe et démultiplie les efforts de recherche exigés . « Quand j’ai compris qui parle, il a déjà terminé », nous partageait un jeune. La petitesse des images, encore, peut déréaliser la présence de l’autre à un point tel que cette déréalisation suscite le sentiment d’une absence relationnelle qui peut se vivre à la limite de la désespérance : « Mais Madame, je ne vous parle pas, je parle à un téléphone ! ».
… et qui impose des exigences
En ligne, comme en classe, comme dans l’atelier philo, pour rendre possible l’installation dans la tension de nos faces-à-faces afin de faire advenir du commun, il nous donc poser des exigences. Que la signification de ce mot, ici, ne nous fasse pas trembler ; il dit ce que commande les circonstances de la discussion en vue du but à atteindre. Un moyen pour une fin, donc. L’ordonnancement de la place des discutants, les règles de prise de parole, les attributions de fonctions/missions/mandats, par exemple, relèvent de cette dynamique.
L’accès aux images des visages de toutes les personnes présentes et la mise en évidence de la personne qui parle par un signe clairement reconnaissable (le « mode intervenant » présent dans certaines plateformes permet une mise en plein écran ou encore un encadrement lumineux de l’image de celui ou celle qui prend la parole) sont des enjeux fondamentaux dans le choix d’une plateforme de connexion. Toutes ne le permettent pas et ces deux critères – dont le premier est néanmoins, à mon sens, primordial – doivent être les guides de notre décision. Je renvoie, en notes, vers le travail de François Jourde, philosophe et ancien enseignant, qui a rédigé un répertoire d’outils numériques pour enseigner et apprendre. Les informations proposées, dont il faut vérifier la date de la mise à jour et qu’il faut éventuellement croiser avec d’autres données plus récentes, offrent une aide précieuse pour s’orienter dans ce choix.[25]
« Comme un archipel » écrivait Michel Tozzi à propos de nos chez soi réunis lors de nos discussions en ligne[26]. Cassin file, elle aussi, la métaphore de l’île. Nos chez soi seraient-ils des îles « bien réelles » demande-t-elle ? « Un quelque chose, avec un contour, eidos, elle (l’île) émerge comme une idée… Une île est un point de vue sur le monde. » Et plus loin : « Comment reconnaît-on pour de bon son île ? On la reconnaît parce qu’on y est reconnu[27].» La seconde exigence essentielle, pour faire de nos chez soi des îles bien réelles avec un contour , être reconnu et faire de cette reconnaissance des points d’appui pour tisser notre monde commun est de demander l’activation des caméras.
En classe et à l’atelier philo, c’est la règle. Activer sa caméra fait partie d’une routine intégrée. Celui ou celle qui n’en dispose pas exprime un manque, qui est parfois souffrance d’une non-reconnaissance, d’une non-existence aux yeux des autres (ce qui est littéralement le cas…), d’une inégalité par rapport aux autres. « Je ne peux pas me montrer aux autres Madame… » « Que se passe-t-il si tu ne peux pas te montrer aux autres ? » « Ben, c’est comme si je n’existais pas ». Et si l’un.e ou autre, pour des raisons techniques, le plus souvent, ne peut plus se montrer à nous, les réactions fusent : « Qui me parle ? Si je ne te vois pas, je ne parviens pas à me concentrer sur ce que tu dis ». Ou « Ce n’est pas facile de comprendre parce que je ne vois pas ce que tu dis ». Ou encore « Pourquoi tu ne veux pas te montrer, t’as quelque chose à cacher ? »
Nos visages sont véritables bornes, présences dont l’ancrage ouvre l’écart entre nous, soutient le monde qui nous empêche de tomber les un.e.s sur les autres. Sans eux, pas de direction dans laquelle t’adresser ma parole (même dans sa représentation intérieure), pas d’indices qui me disent si tu reçois les mots que je t’adresse, si tu me comprends, si mes mots te touchent, s’ils te font réagir. Sans ton visage, je ne peux me voir dans le tien… « Les êtres humains ont un besoin désespéré d’être vus et de se voir dans les yeux les uns des autres » (Siri Hustvedt)[28].
Se nommer, nommer l’autre
Ecouter religions et mythes
Etrangement, la philosophie – à ma connaissance –, n’a accordé que peu de poids au nom des êtres et des choses ; Platon n’en a pas fait une Idée, et le nominalisme ne l’a considéré que comme une étiquette, une abstraction servant à désigner. Et si Austin – à ma connaissance, encore –, a considéré que beaucoup de dire sont aussi des faire, il semble ne pas avoir envisagé le faire spécifique de la nomination en dehors de l’attribution d’une fonction.
Désertée, semble-t-il, par la philosophie, cette notion est surinvestie par les théologies monothéistes – appellation proprement occidentale d’une tentative de parole sur Dieu –, par les mythologies et cosmogonies égyptiennes, indiennes, chinoises, grecques, celtiques, dogons, mayas…[29]. Il nous faut donc ouvrir ces portes pour entendre parler du nom comme essence des êtres et des choses, de la nomination comme création et comme attribution de l’existence. Du nom comme mystère, comme adoration (le discours amoureux nous le laisse entrevoir), comme dire et porteur de puissance – puissance que l’acte de nomination exerce sur l’autre, aussi –, comme porteur de programme (que le rituel de l’initiation confère), de caractère et de destin… Religions, mythes, cosmogonies, donc, et croyances dites populaires nous parlent de toutes ces choses.
Pousser les portes des récits et de l’histoire
« Je ne suis pas un numéro », clame le héros de cette dystopie britannique de la fin des années 60, « Le Prisonnier » – « The prisoner »[30] –, agent secret enlevé et tenu prisonnier dans un lieu sans nom dans lequel tous les habitants sont désignés uniquement par des numéros. « Je suis un homme libre », poursuit-il inlassablement, comme si cette simple nomination qui lui est refusée entamait, mettait à bas sa liberté. Un peu plus de vingt années auparavant, le régime nazi a invisibilisé des êtres humains en leur ôtant leurs noms et en les « appelant »[31] uniquement par la lecture de chiffres tatoués sur leurs bras. Des millions d’êtres, alors, perdent leur qualité d’hommes et de femmes pour ne devenir que des « matricules », des « stucken » (des pièces). Il semble qu’aujourd’hui le gouvernement chinois interdise pour les nouveau-nés l’adoption de 29 prénoms musulmans, dont Mohammed, sous peine que les enfants qui les portent se voient refuser l’obtention du livret de famille[32]. D’autres histoires dans l’histoire, sans doute, encore, font résonner la puissance d’une nomination.
… et celles de la classe
Toutes ces choses résonnent, aussi, dans nos classes et nos ateliers. Du
« Tout le monde est là ? » lancé à la ronde d’un début de cours ou de
rencontre à l’appel de chacune et chacun par une nomination soutenue par
un regard qui « appelle », lui aussi, et suscite, et attend une réponse
qui dit la présence, il y a un monde. Celui de la reconnaissance
mutuelle de partenaires qui se font face et qui, déjà, inaugurent une
relation. De la désignation par un mouvement de tête ou par un « oui »
ou encore un « toi » pour le passage de la parole au hochement de tête
ou à l’avancée d’un buste accompagné par un regard et le nom de celle ou
celui qui a demandé la parole, il a un passage de témoin (au sens
littéral) qui dit le commun de la recherche. De la reformulation, du
questionnement ou encore de la synthèse d’une idée nue aux mêmes actes
accomplis en les attribuant à ceux et celles qui les portent, il y a
l’instauration de chacune et chacun dans la puissance d’autrice et
d’auteur d’un penser et d’un dire, qui le fonde dans un agir. Et qui
donne du poids à sa pensée, et à son dire.
En ligne, l’amoindrissement de certaines de nos perceptions exige une
amplification de la nomination, tant au niveau de sa fréquence que de
la qualité d’élocution et d’adresse avec laquelle elle est opérée. La
nomination attentive ancre chacun.e de nous, mieux encore, dans un chez
soi qui fait exister le monde entre nous.
« Rien que d’entendre mon prénom, j’ai sursauté. Pourquoi ? Je me suis dit : ah, on sait que je suis là ». « Quand les synthétiseurs ont présenté leur compte-rendu, ils ont dit mon nom car j’ai apporté une idée nouvelle et je me suis dit : c’est moi qui ai dit ça ? » « Ben, quand j’entends mon nom je me redresse… » « Quand on reprend mon idée sans dire que c’est moi qui l’ai proposée, je suis un peu frustrée. »
Il est de nombreux autres témoignages, encore, qui disent la fondation que fait en nous la nomination. Car nommer, dans les accueils qui nous reçoivent et nous saluent, dans nos retours en ligne après des interruptions de connexion, dans nos passages de paroles, dans nos reformulations, dans nos mises en liens, en questionnements, en approfondissements, dans nos synthèses, encore, c’est plus que nous désigner – même si la nomination dans l’acte si souvent répété du passage de la parole, par exemple, inclus la désignation. Elle établit en effet un lien précis entre ce signe qu’est mon nom – en ce sens dispositif important de mon intégration dans le groupe –, et moi qui le porte. Par elle, l’autre me dit à chaque fois : « tu t’appelles N., je te reconnais » . Elle me donne autorité, encore, en ce contexte précis, pour apporter ma parole.
Lorsque tu dis mon nom, tu fais apparaitre en moi une irréductible dignité, me fais devenir « absolument Autre » (Lévinas). Tu te fais proche de moi. Et plus tu prononces mon nom avec attention, plus l’imperceptible en moi et entre nous devient possible. Lorsque tu dis mon nom, tu me et nous fait exister.
Une clôture, qui fait la confidentialité
Une clôture pour une autorisation
Une clôture nous réunit et nous rassemble. L’espace de près de deux heures , toute notre attention va se tourner vers l’intérieur de ce chez nous que nous tissons ensemble, en nous hospitant les un.e.s les autres. Comme Ulysse sur le pont de son navire, avec la mer pour clôture, pour nous offrir aux chants des Sirènes qui nous appellent par notre nom et nous font plantés dans le sol.
Notre parole et notre pensée s’essayent, s’élaborent en s’éprouvant ; elles ont besoin, pour cela, de la dimension du jeu – qui ose, fait « comme si », se contredit, se met en abîme, se donne à voir et à entendre, noue dans un sens, dénoue dans l’autre – ou dans le même –, parcourt trame et lisse à la recherche de trous, de superpositions, de liens et d’embranchements.
Pour jouer, il faut, contre toute attente, une autorisation. Celle de se tromper, de se planter[33], de recommencer. Cette aire de jeu-là ne correspond guère à l’image de l’école qu’a papa, ou maman, peut-être. Dans la classe, dans l’atelier philo, il n’y a ni portes (entr)ouvertes, ni autorité adulte autre que celle de l’animateur ou de l’animatrice ; et très rarement des membres de la fratrie qui puissent « faire retour » à « l’autorité parentale ». La classe, la salle d’atelier sont des lieux clos. Des lieux de confidentialité. Ils sont des lieux pour s’essayer.
Apprendre à penser et à sentir par soi-même, avec, par et pour les autres (Stengers), c’est apprendre à regarder d’un jour étonné l’évidence du reçu qui nous a construit, qui nous archi-tecture et nous soutient – nous a, tout au moins, soutenu, guidé. C’est apprendre à en vivre la force et la fragilité, la relativité – et non pas le relativisme. C’est découvrir, tremblant.e ou emporté.e, que ce qui a été aurait pu ne pas être, ou aurait pu être autre, ou autrement et que ce qui est pourrait être autre, ou autrement. C’est apercevoir le poids – comme lourdeur qui empêche l’élan et comme fondement qui permet l’érection – de ce que l’on a reçu, consciemment et inconsciemment et que nos doigts n’ont pas encore frôlé, palpé, fustigé, plébiscité. Tout cela, il faut l’éprouver – en faire l’expérience profonde, le ressentir et l’évaluer – et le mettre en mots.
…pour le temps de l’éprouvé, de l’écoute et du dire
Autorisation de l’éprouvé donc. Isabelle Stengers insiste avec force sur la dimension du ressenti si souvent oubliée de nos assemblées discutantes. Je ne sais quel est le fondement de cette insistance, chez elle. Je sais, de mon côté – pour le cultiver avec d’autres comme une expérience phare au cœur de mon attention, que l’affect, contrairement à une croyance répandue, n’est pas une chose « qui vient comme ça » et à laquelle « nous ne pouvons rien ». Je sais que le ressenti nait du jugement et qu’en modifiant mon jugement, je modifie mon ressenti. Epictète et Sénèque était de celles et ceux qui le vivaient aussi. Aujourd’hui Gaëlle Jeanmart, par exemple, dans ses exercices spirituels[34], met en lumière le travail conscient du ressenti en lien intime avec le jugement.
Autorisation du temps de l’écoute et du temps du dire, encore. Mais il est des choses que l’on « ne veut même pas entendre » et des choses « qui ne se disent pas » – ou guère –, parce que l’ « on n’en parle pas ». Il est des sujets tabous, dans nos sociétés réputées sans tabous, que l’on n’écoute ni ne dit. Durant plusieurs années, nous avons, en classe, centré nos discussions avec les adolescents sur le thème de l’amour et de la sexualité. Cette écoute et cette parole-là ne sont rendues possibles que dans le lieu d’une confidentialité.
Il est des choses, aussi, « qui ne se discutent pas » – au sens d’une mise en question qui est confondue avec une mise en cause perçue comme accusation ou négation. Plusieurs années aussi, nous avons « discuté de morale », de ces choses dont l’on dit qu’elles doivent se faire ou ne pas se faire « parce que c’est comme ça », ces choses fondées sur des principes « indiscutables ». Ces ruminations-là, aussi, ont besoin d’une clôture pour se ressentir, se penser, se questionner et se dire.
L’intime se fait dans nos discussions
L’intime se fait dans nos discussions. Lorsque je dis « intime », je ne dis pas un contenu qui serait « tout à fait privé et donc caché », dit le dictionnaire[35] – car « ces choses dont l’on ne parle pas » , que l’on cache, sont pour les un.e.s le sexe, pour les autres l’argent, ou la foi, ou la mort ou les humeurs des corps ou encore le pouvoir… toujours différentes, donc. Et s’il est vrai que chaque culture, en son temps, secrète des lieux ainsi tus et cachés certains et certaines – hommes et femmes – se fraient des chemins vers ces territoires sans paroles et mettent ainsi à jour la fausse coïncidence entre « chose tue » et « chose intime ».
Non, l’intime n’est pas un contenu, mais un processus. En ce sens, l’intime se fait donc plutôt qu’il ne se dit. François Jullien en donne une description que je prends ici comme premier repère : l’intime, dit-il, « tient tout entier dans cet effet d’ouverture entamant[36] la frontière entre deux êtres et n’a à répondre que de ce dedans partagé ». Entamer la frontière, l’ébrécher, dit-il encore. Non pas la faire disparaître – le pourrait-on[37] ? « Pénétrer[38] tant soit peu dans l’espace intérieur de l’Autre ». Jullien en parle ici dans le contexte de son examen de l’intime en relation avec ce qu’il nomme « le bruyant amour »[39]. Je tiens, pour ma part, que ce processus d’entame et d’ébrèchement des frontières, processus de rencontre, est en jeu dans nos rencontres dialogales.
Il n’est cependant rendu possible qu’en tant que (à la condition que et dans la mesure où) le processus d’unification conscient de la personne que Jung nommait individuation, soit amorcé. Elysabeth Leblanc le qualifiait de « processus typiquement humain de formation et de particularisation de l’individu psychologique en tant qu’être entier – indivisible – distinct de la psychologie collective »[40]. Sans la mise en œuvre de cette seconde dynamique, il n’y pas de faire possible de l’intime au sens où nous en parlons ; il n’y a que fusion des êtres et donc confusion, suppression entre eux de toute distance et donc de toute tension ; et risque de dissolution[41].
Le partage et l’examen de ce « tout à fait privé et donc caché » dont parle le dictionnaire se risque donc toujours avec extrêmes prudence et attention et exige une connaissance de notre humanité. Alors, accompagnant la croissance des êtres en présence, insensiblement, il fonde un chez nous.
Une confidentialité conditionnée
Dans une discussion en ligne, l’effectivité d’une confidentialité de ce qui se partage est directement liée aux conditions matérielles de connexion et aux possibilités matérielles dont dispose le participant de s’isoler. Ces conditions sont de l’ordre socio-économiques, comme l’on dit pudiquement ; pour l’énoncer plus clairement, elles dépendent essentiellement des ressources financières familiales.
Prendre part à une session requiert l’accès à un matériel informatique non partagé durant le temps de la discussion (condition qui est peu questionnée tant cela semble une condition élémentaire alors que certains jeunes sont interrompus par l’un ou l’autre membre de la famille qui doit, pour des raisons professionnelles ou scolaires, impérativement avoir accès au seul ordinateur de la maison). Le participant doit aussi jouir d’une connexion internet stable. C’est une condition indirecte d’une confidentialité qui ne peut s’établir si des difficultés de connexion obligent à voyager dans la maison afin de trouver le lieu « où cela passe » ou encore à répéter une intervention ou à hausser la voix afin d’être entendu.e.
La confidentialité requiert encore qu’un endroit de la maison soit dédié à cette activité durant le temps de la session (on ne rentre pas dans la pièce commune tant que la session est en cours, le.s sœur.s et frère.s (ou parents) qui partagent la chambre se retirent durant la discussion, la porte de la chambre ou du bureau est fermée…). Cette « privatisation » du lieu est néanmoins impossible dans certains foyers – essentiellement parce que les dimensions du logement ne le permettent pas. La participation attentive du jeune requiert alors un « retrait » temporaire conscient de celles et ceux qui partagent la pièce. Cette présence de l’autre, même silencieuse, aura cependant une incidence forte sur la possibilité de construction de la pensée et de la parole.
Le lieu clos – ou, à l’inverse, « ouvert à tous vents » –, l’espace et le temps dédiés à la discussion – ou, à l’inverse, sans cesse morcelés par les interruptions familiales, se proposent donc – par des consignes claires transmises aux participant.e.s et à celles et ceux qui ont autorité dans leurs milieux, et par des rappels réguliers. Mais ils ne s’imposent pas. Le cadre espace – temps de la classe ou de l’atelier, de facto, pose les frontières physiques qui font distance. Ici, deux lieux se croisent ; pour plus ou moins faire alliance, ou plus ou moins s’entrechoquer.
Cohérence ou conflit de valeurs et de lois
La confidentialité ne peut être effective, aussi, sans un certain niveau de cohérence entre les valeurs et règles du milieu culturel (familial ou communautaire) du participant et celles du groupe de discussion.
En effet, la loi qui fait autorité dans la classe ou dans l’atelier philo est celle qui est instaurée par l’animateur, l’animatrice. Elle s’énonce dans le lieu clos du local-classe ou dans celui du local-atelier et elle est supportée par l’institution ou l’organisation de laquelle elle relève.
La cohérence – ou non cohérence – de ces valeurs avec celles du milieu familial/culturel va favoriser un soutien (implicite ou explicite) du milieu au participant ou, à l’inverse, des brouillages, des tiraillements, des interruptions qui sont parfois de véritables mainmises du milieu familial sur ce qui se joue dans l’atelier philo. Ces interférences sont amplifiées dans la classe virtuelle puisque le jeune rejoint les autres depuis son foyer. Elles prennent différentes formes, par exemple celle du conflit d’autorité : «Je dois aller manger, ma mère m’appelle » ou « Je dois aller promener le chien » alors que l’heure annoncée de la fin de la discussion n’est pas advenue, ou intrusions « contrôlantes » d’un parent qui passe et repasse dans l’espace du participant « pour voir si tout se passe bien » ou « si elle/il travaille bien », ou encore conflits de territoires : « C’est ma sœur qui vient ranger ses affaires » dans l’espace d’une chambre partagée ou conflits de priorités au sein du groupe familial : « Je dois donner l’ordi à mon frère parce qu’il doit préparer son examen »… Là, les valeurs, règles, lois, sont en concurrence. Lorsqu’il ne s’agit pas de nécessité.
Ces concurrences et conflictualités peuvent être, aussi, des mises en lumière de tiraillements et tensions entre la valeur familiale intégrée et non encore examinée et le questionnement travaillé. Car dans l’univers familial, tout nous rappelle et vivifie la règle apprise ; la position de la « normalité » est si intrinsèquement fusionnée avec notre regard que nous n’imaginons même pas qu’il puisse y avoir faille – ou abîme – entre le regard que nous posons sur les choses, la vision-interprétation que nous actualisons dans nos paroles et attitudes, et de l’autre chose qui se pense, se sente, se dise et se fasse, ailleurs. Ou en nous – ou entre nous – mais dans un ailleurs à part, quelle que soit la forme de cette partition (dans les deux sens du terme). Et si nous percevons, parfois bien confusément, de l’ autre chose , il est marqué d’une valence – au sens d’une puissance d’attraction ou de répulsion – tellement située par les valeurs familiales ou claniques dominantes, qu’il nous est difficile d’y faire face.
Très rares, je le pense, sont les milieux familiaux qui proposent l’exercice répété de la prise de distance entre l’objet de la perception, les moyens et modes de perception déployés et les ressources à notre disposition pour attribuer un sens à cette perception. Je pense à ce diamant que partageait Julia Kristeva à celles et ceux qui étaient venus l’écouter un soir d’hiver bruxellois[42] : « Le soir, autour de la table, papa nous encourageait à contredire ses positions »[43]. Ce lieu-là – de constante mise en distance, en dé-coïncidence dirait Jullien, qui seul permet l’émergence de la question –, nous tentons d’en imprégner les murs, les lumières et les odeurs de notre classe virtuelle, aussi, comme un signe de reconnaissance du chez nous que nous élaborons.
Ce que l’on nomme communément le « cadre » revêt donc une importance capitale dans la construction et l’examen de la pensée et du ressenti, de l’écoute et de la parole. Car il suscite, il transmet, réactualise et renforce, comme par capillarité, les valeurs, choix, positionnements, écoutes et visions antérieurement proposés. Le cadre participe de l’ancrage. L’espace-temps virtuel de l’atelier ou de la classe-atelier doit donc, impérativement, être réfléchi sous l’angle de l’identité qu’il nourrit. Car cette identité va être constitutive de ce qui s’y joue.
En guise de conclusion, un champ de tensions
Notre parcours – si « en chemin » soit-il – révèle un espace de tensions multiples, qui s’entrecoupent selon des plans différents. J’aimerais, pour poser les mots d’une conclusion qui, comme le retour d’Ulysse en Ithaque, n’est qu’un retour pour repartir, encore – tâche infinie à accomplir jusqu’au bout[44] (tension encore) –, mettre en lumière quelques tensions qui ouvrent à nouveau la réflexion, et la relancent. Quelques-unes, seulement.
Être chez soi dans une entreprise publique, quelle qu’elle soit, c’est d’abord, si l’on se souvient de la signification de privatif qu’accorde Arendt à l’espace privé, une tension entre exister pour celles et ceux du foyer, seulement, et exister pour les autres, celles et ceux qui se situent en-dehors de lui. Cette tension, évidemment présente lorsque nous nous réussissons dans la classe ou dans l’atelier, est amplifiée dans la rencontre virtuelle en ce sens que l’enjeu se complexifie en intégrant l’entreprise de la reconnaissance de soi par les autres, devant les siens et, partant, par les siens. L’on comprend que l’aventure, surtout chez les jeunes, parce qu’elle mobilise des ressources plus complexes encore que la reconnaissance par les pairs, est une aventure risquée de laquelle ceux et celles qui l’accompagnent doivent prendre conscience, et grand soin.
Je voudrais activer encore, cette tension majeure, pour un public dit « captif » – c’est évidemment le cas des jeunes scolarisés –, entre le fait nu de la présence et l’absence de choix qui, parfois, préside à cette présence. Simplement dit par l’un d’entre eux : « Je n’ai pas choisi d’être là Madame ». La discussion à visée philosophique, nous l’avons dit, est une extraordinaire opportunité qui nous est donnée de réfléchir, en la vivant et de la vivre en la réfléchissant, la nature même de la contrainte, ses implications dans nos vies et les ressources du vivre auxquelles elle peut donner accès. Intégrée ainsi dans un milieu gangréné par un savoir-faire souvent écrit d’avance – le milieu scolaire –, elle devient un puissant outil de transformation de la relation à soi et au monde.
Un chez soi spatialisé – un foyer – et un chez soi ressenti – un sentiment – ; voilà encore une tension mise à jour dans notre avancée. Jamais ils ne coïncident, car ils sont de natures différentes. Cependant unis comme le sont les pôles extérieur/intérieur (pour peu que l’on considère qu’il existe un en-dehors et un en-dedans de nous), matière/esprit (si l’on pense, avec le dualisme qu’il existe une invisible frontière qui sépare en deux le vivant) ou encore visible/invisible… Notre question sera alors de les articuler afin qu’ils s’étonnent l’un de l’autre, qu’ils se questionnent, se vivifient et, sans cesse, se relancent et se remettent en mouvement. Qu’apporte la construction d’un chez soi intérieur – que je préfère appeler un chez soi intime ou nomade, à l’occupation des espaces (chez nous ou pas chez nous) qu’égrainent nos vies ? Le chez soi foyer contribue-t-il à l’élaboration du chez soi intime ? Si oui, en quoi ? Le non-chez soi – la classe, l’atelier – y contribuent-ils, eux aussi ? Par quelles voies et contrées ?..
Tensions centrales de nos recherches dialoguantes, celles de nos singularités. Au départ de nos divers et de nos singuliers identifiés, reconnus et nommés s’ouvrent deux voies, au moins : celle de la hiérarchisation qui nous les fait considérer comme des différences qui trient et ordonnent en privilégiant l’un, retenu, aux dépends de l’autre, ignoré, et celle de la mise en face-à-face, en tension, par un processus d’écart (Jullien). Ces deux voies, mises elles aussi en tension, démultiplient les possibles de nos recherches et de nos examens. C’est, par exemple, le parcours de ces voies diverses qui ouvre la possibilité de différentes formes de conceptualisation et de leurs croisements et enrichissements possibles. Le processus de l’écart, à lui seul, engage la recherche de positions et d’articulations des éléments les uns par rapport aux autres dans un éventail démultiplié qui élargit, approfondit et rend plus subtil nos modes de perceptions.
Tension, encore, entre le commun qui se constate et le commun qui se fait dans le dialogue de nos singularités. Communs faible et intensif de Jullien – il nomme encore ce dernier commun de l’intelligible : que parvenons-nous à faire advenir ensemble, qui est du neuf, de l’autre, et que nous pouvons, chacun et chacune, « prendre avec nous » ? Un commun qui lui-même ne peut naître que d’une nouvelle tension, celle des modes de dialogues : entre ce que Platon nommait la pensée, « dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même » dit l’Etranger du Sophiste (263 e) qui est dialogue avec soi-même et le dialogue avec les autres.
Tensions de nos regards, encore, qui se cherchent et s’entrecroisent et qui, avec nos nominations entre-adressées, éveillent une présence, une reconnaissance qui permettent à nos émotions de se ressentir, à nos pensées, à nos écoutes et nos paroles de traverser ce qui nous sépare ; et de tisser entre nous des liens vivants qui, sans cesse, se nouent et se dénouent.
Et afin que tout cela qui fait rencontre, fasse aussi recherche – domaine fondamental que je n’ai pas exploré ici –, il nous faut vivre et nous entre-adresser ce que Matthew Lipman a nommé les habiletés de pensée qui se déclinent en recherches de ce qui est à discuter, recherches de définitions, recherches et évaluations de raisons, de critères, recherches de présupposés et d’alternatives, reformulations, contextualisations, auto-corrections…
Toutes ces tensions traversées – il en est d’autres, encore –, font le dialogue et font du dialogue un examen. Car l’on peut, aisément, monologuer à plusieurs, lors d’agréables rencontres, sans (presque) jamais prendre le risque de l’examen dialoguant.
Afin d’aborder ce risque, il y faut encore des femmes et des hommes engagés dans des processus conscients d’animation, des femmes et des hommes en continuelle formation, qui assument consciemment, avec les autres, le risque de se tromper, et de faire advenir du commun.
Nos discussions ainsi vécues sont de puissants processus de transformation de nous-mêmes et donc de la relation que nous entre-tenons avec les autres et le monde. Afin que nous nous entre-accueillions, pour nous vivre chez nous.
« Suivantes, demeurez ! Où vous fait fuir la vue d’une homme ! s’exclame Nausicaa à l’adresse de ses servantes apeurées face à Ulysse nu qui émerge des broussailles. Dois-je penser qu’en lui vous avez vu un ennemi ?.. Il nous faut l’accueillir ; car les mendiants, les étrangers viennent de Zeus, et le moindre don leur fait joie[45]. » (VI, 199-208).
Lorsque j’emploie le mot « virtuel », dans cette réflexion, je désigne les moyens de communication numériques, ou digitaux. Je n’en parle nullement – contre l’imaginaire que draine ce mot –, comme d’un moyen de communication amoindri qui échapperait au réel. Le virtuel, ici, n’est pas irréel, donc. Voir à ce sujet ma réflexion Elisabeth GOLINVAUX, Les discussions à visée philosophique virtuelles, examen et questionnements , dans Diotime n° 87, janvier 2021. ↩︎
Les techniques que nous utilisons permettent d’élargir considérablement cette dimension « publique » en diffusant des enregistrements audios ou vidéos via internet et en stockant ces enregistrements. J’ai noté, dans mon article précédent, l’importance, d’une part d’identifier l’avertissement qui apparaît sur l’écran si un enregistrement est en cours et, d’autre part, de demander l’accord des participant.e.s avant la mise en œuvre de cet enregistrement et de ne le stocker que localement. J’y insiste. Car si la dimension de la légalité du stockage et de la diffusion de données personnelles revêt une importance capitale comme garde-fou de nos vies privées (Jérôme Foguenne nous le rappelait dans la journée Heurs et malheurs de la visio en philo organisée le 20 janvier dernier par la Fabrique Philosophique Heurs et malheurs de la visio en philo – La Fabrique Philosophique), l’élargissement de nos adresses conjuguées à un cercle plus large que celui qui est partagé dans la discussion doit être examiné sous l’angle des conséquences qu’il a sur les mobilisations de nos ressources personnelles et collectives. ↩︎
Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (Le livre de Poche), Trad. G. Fradier, Paris, LGF, 2020, p. 120 et 124. ↩︎
Jürgen Habermas empruntera à Arendt, semble-t-il, une partie décisive de sa réflexion historique sur les relations entre sphères privée et public pour approcher sa notion d’espace public (voir Loïc BALLARINI, Espace public, Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/espace-public/, consulté le 27 12 2021). Alain Létourneau résume ainsi la notion d’espace public d’Habermas – qui n’en donne pas une définition univoque : « L’espace public, c’est un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun » (voir Alain LETOURNEAU, Remarques sur le journalisme et la presse au regard de la discussion dans l’espace public dans Patrick J. BRUNET, L’éthique dans la société de l’information, Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, 2001, p. 49, présenté sur L’Agora une agora, une encyclopédie, http://agora.qc.ca/dossiers/Espace_public, consulté le 27 12 2020). ↩︎
C’est moi qui souligne. ↩︎
« La pie niche haut, l’oie niche bas. Où niche l’hibou : ni haut ni bas ». Comptine enfantine à réciter très vite ; ni Platon ni Aristote ne l’ont sans doute chantée. ↩︎
François JULLIEN, De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, nrf Éditions Gallimard, 2015, p. 179-191. Pour une récapitulation des notions d’écart et d’entre : François JULLIEN, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Editions Galilée, 2012. ↩︎
H. ARENDT, Condition, particulièrement la partie qu’elle consacre au travail (chap.III) qui ne peut se saisir néanmoins, Ricoeur le rappelle dans sa préface, sans l’introduction à « la distinction entre vita contemplativa et vita activa qui est la présupposition implicite de tout l’ouvrage… (et) qui gouverne de haut toutes les distinctions ultérieures : “domaine public et domaine privé” et la séquence "travail, œuvre, action ». p. 31. ↩︎
Le télétravail aujourd’hui obligatoire pour une grande part de la population est évidemment, aussi, à considérer sous l’aspect de cette double contrainte. ↩︎
En Belgique, nom communément donné à l’enseignement secondaire. ↩︎
Que l’on ne cesse jamais, peut-être, de quitter. Il est néanmoins des ruptures inaugurales. ↩︎
Barbara CASSIN, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? (Collection Les Grands Mots), Paris, Editions Autrement, 2013. ↩︎
B. CASSIN, La Nostalgie, p. 19-22. Ce mot qui sonne parfaitement grec n’est ni d’origine grecque, ni d’origine antique. Il semble avoir été inventé au 17ᵉs. par l’un ou l’autre médecin suisse – l’histoire hésite – pour dire « le mal du pays ». ↩︎
C’est moi qui souligne. ↩︎
Fr. JULLIEN, De l’Être, p. 234. ↩︎
Cité par Pierre de Béthune dans Pierre-François DE BÉTHUNE, L’hospitalité sacrée entre les religions, Paris, Editions Albin Michel, 2007, p. 135. Le ZENRIN est un recueil de courtes sentences zen, à l’usage des conversations entre le maître et le disciple durant l’entretien concernant le koân. ↩︎
B. CASSIN, La Nostalgie, p. 11-16. ↩︎
Au sens de la persona jungienne c’est-à-dire, d’une part, la forme que prend une personnalité en fonction de son environnement – le rôle que nous tenons – et, d’autre part, l’insertion que permet cette fonction dans un réseau de communication – c’est-à-dire la capacité de résonnance qu’acquiert ainsi notre voix (per-sonare). ↩︎
Cassin en compte sept. ↩︎
C’est exactement ce que recouvre une pratique africaine nommée kasala – transmise en Belgique par Jean Ngo Semzara Kabuta –, dont découle, chez nous, une pratique nommée « auto-louange » : je dis à l’autre, aux autres, en me le disant à moi-même, quel héros je suis. La voix des Sirènes est intériorisée dans un dialogue intérieur qui, pour Platon, définissait la pensée. Pour Carl Gustav Jung, il sera le chemin de l’individuation consciente.
C’est un dispositif que j’ai pratiqué durant plusieurs années avec les groupes d’adolescents avec lesquels j’ai travaillé : s’arrêter, le temps d’une période de cours, et, en silence, chacun.e pour soi, prendre le temps de laisser monter un chant que nous nous adressons et le proclamer face aux autres. Cette pratique nourrit une confiance qui, intérieurement, nous fonde. Car elle est dialogue intime, de soi à soi, que nous adressons aux autres, expression de l’étroite interdépendance de ce qu’Elie Humbert, herméneute de Jung, désignait comme « les mondes jungien» : ce que Jung, lecteur de Kant, qualifiait de « monde intérieur » et « monde extérieur », pôles en tension dont le processus d’individuation ne cesse de travailler les écarts (Jullien). ↩︎Françoise COLLIN. Du privé et du public , dans Les Cahiers du GRIF, n°33, 1986. Annah Arendt. pp. 47-68.
doi : 10.3406/grif.1986.1682, http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1986_num_33_1_1682 . ↩︎
Michel TOZZI, Elisabeth GOLINVAUX, Catherine VERMAND, Dorothée PIERRET, Quelques remarques sur les discussions à visée philosophique virtuelles avec des enfants et des adultes , dans Diotime n°85, juillet 2020. ↩︎
Heurs et malheurs de la visio en philo – La Fabrique Philosophique, déjà cité. ↩︎
E. GOLINVAUX, Les discussions, déjà cité. ↩︎
« Répertoire d’outils numériques pour enseigner et apprendre, sous forme de listes dépliables et explorables (avec le moteur de recherche) : https://t.co/veO9td9foc . Un peu foutraque, certes, mais un travail de longue haleine, en constante révision. pic.twitter.com/xvGcjFxKyJ — François Jourde (@jourde) May 2, 2020 » et particulièrement, une « Comparaison des outils de classe virtuelle » : Airtable - Comparaison des fonctionnalités des outils de classe virtuelle consulté le 08 02 2021. ↩︎
M. TOZZI, E. GOLINVAUX, C. VERMAND, D. PIERRET, Quelques remarques, déjà cité. ↩︎
B. CASSIN, La Nostalgie, p.17-18 et 36. ↩︎
Siri HUSTVEDT, Souvenirs de l’avenir, trad. C. Le Bœuf, Actes Sud, 2019, p. 83. ↩︎
Voir, à ce sujet, le très bon article NOM dans Jean CHEVALIER ET Alain gheerbrant, Dictionnaire des Symboles. Mythes, Rêves, Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs, Nombres (BOUQUINS), Paris, Editions Robert Laffont, 1982, p. 675ss. ↩︎
Le Prisonnier (The Prisoner, série télévisée britannique en dix-sept épisodes de 52 minutes, créée par l’écrivain et ancien agent des services secrets*1* George MARKSTEIN et Patrick McGOOHAN, ↩︎
Les si longs et si douloureux appels auxquels les femmes et les hommes étaient soumis plusieurs par jour dans les camps de concentration et d’extermination. ↩︎
« La Chine détiendrait un million d’Ouïghours dans des camps d’internement » [archive], Mediapart/Reuters, 10 août 2018, consulté le 15 01 2021. ↩︎
« C’est en se plantant que l’on se fait des racines, disait ma grand-mère ». Jacques Salomé. Cité de mémoire. ↩︎
Par exemple, pour une introduction accessible et pointue :Gaëlle JEANMART, Philosophie et exercices spirituels, Philocité 07 2017, https://www.philocite.eu/basewp/wp-content/uploads/2017/07/PhiloCite_R_GJeanmart_Ex_Spirituels.pdf, consulté le 07 02 2021 et, pour des exemples d’exercices : Gaëlle JEANMART, Des exercices spirituels en classe ?, Conseil Supérieur de d’Education aux médias et Fédération Wallonie-Bruxelles, https://www.csem.be/sites/default/files/files/desexercicesspirituelsenclasse.pdf, consulté le 07 02 2021. ↩︎
Robert, 1993. ↩︎
C’est moi qui souligne. ↩︎
C’est ici moi qui prends position. Sur ce point, Jullien est hésitant. Voir note xl. ↩︎
C’est moi qui souligne. ↩︎
François JULLIEN, L’archipel des idées de François Jullien, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2014, p.162 et 167. ↩︎
Elysabeth LEBLANC, La psychanalyse jungienne (Collection Essentialis), Meschers, Editions BERNET-DANILO, 2002, p.27. ↩︎
Jullien, ne s’appuyant pas sur une telle structuration de l’individu, a besoin, afin de ne pas prêter le flanc à la confusion – et à l’absence de désir –, de faire appel à un processus de réintroduction de l’extériorité dans l’intime, « de rétablir de la frontière dans cet « entre » ouvert par l’intime et de l’afficher… de faire ressurgir de la séparation ». Il situe ce processus dans le cadre de la relation amoureuse, nous l’avons dit, dans le champ de laquelle le désir, pense-t-il, ne peut naître sans cette « provocation » du « Dehors » rétabli dans le « dedans ». Il nomme ce processus Extime. Je perçois alors plusieurs difficultés dont celle, majeure à mon sens, de perception indécise de la présence – ou pas – de frontières à ce qu’il nomme l’entre. Cette difficulté me semble couplée à l’absence d’adversité présentée dans le phénomène de mise en tension des éléments de l’entre. C’est une question à examiner plus avant. Pour la description de l’Extime, voir F. JULLIEN, L’archipel, p. 168ss. ↩︎
Avons-nous besoin de croire ? Julia Kristeva, entretien avec Martin Legros, Les Grandes Conférences de Wolubilis, Saison 13, février 2019. ↩︎
Cité de mémoire. ↩︎
Lors de son voyage de retour, Ulysse, à la demande de Circé, descend dans la maison d’Hadès où l’âme du devin Tirésias lui annonce que, revenu en Ithaque, il devra repartir, encore. Cette annonce, que certains traducteurs ont tenue pour une plaisanterie ou un simple procédé littéraire afin d’introduire une suite (voir HOMERE, L’Odyssée, traduction de Philippe Jaccottet, Paris, Editions La Découverte, 2004, p. 198 – note de Jaccottet.) est étrangement modifiée par Ulysse lorsqu’il la relate à Pénélope avant de jouir avec elle des plaisirs de l’amour. « Femme… il reste encore une tâche infinie, multiple et malaisée, qu’il me faut mener, jusqu’au bout » (XXXIII, 248-250). A en croire le narrateur, cette qualification-là de la tâche n’a pas été signifiée par Tirésias ; cependant, Ulysse sait. ↩︎
HOMERE, L’Odyssée, traduction de Philippe Jaccottet, Paris, Editions La Découverte, 2004, p. 114. ↩︎