L’esprit : Questionner philosophiquement, qu’est-ce que cela veut dire ?
Le questionnement philosophique est un art qui s’apprend. Il vise à faire penser ceux qui discutent, à les mettre dans une procédure de recherche. Au fond, la réponse n’est jamais un résultat fermant la pensée, mais une occasion de réfléchir davantage : entamer une visite sur le champ de ses idées pour évaluer la nécessité de les actualiser, tenter un élagage de certaines, mesurer l’étendue des sentiers non empruntés … Le questionnement est une méthode pour procéder à un travail de décomposition et de recomposition de sa réflexion. Par lui, un réflexe d’insatisfaction et de doute sont produits, obligeant à un travail de recherche, de correction, de complexification, de nuance.
Le type de questionnement produit par l’animateur doit pouvoir ouvrir le champ de possibilités, d’occasions pour réfléchir. Nous avons tous des plis habituels, des réflexes intellectuels, des réponses automatiques. Ainsi, les enfants réfléchissent souvent par l’exemple, peu importe que la question posée vise à définir mieux l’objet de la recherche philosophique. Quitter les plis habituels que prennent nos premières réponses, c’est traiter le problème autrement, viser d’autres opérations de pensée. Pour définir une notion, l’exemple n’est en effet pas le meilleur moyen. Il est plutôt un argument à l’appui d’une idée.
L’animateur doit donc s’outiller en questions portant sur les « opérations de la pensée », comme l’exemple ou la définition (voir ci-après, voir également fiche CRP). Il va de soi qu’à ces questions d’ordre « métacognitives », des questions sur le contenu peuvent être ajoutées. Nous voudrions néanmoins attirer votre attention sur la différence entre les deux et sur les dangers qu’il y a à préparer des questions portant sur le contenu (voir plus loin : 4. Ecueils à éviter quand on questionne).
Qui questionne ?
Généralement, c’est l’animateur qui questionne. Selon le dispositif de discussion qu’il utilise (DVDP, CRP, ARCH), cette mission est sa mission spécifique ou relève au contraire des compétences à exercer chez les participants. Dans la DVDP, le questionnement fait ainsi partie du cahier des charges de l’animateur, alors que dans la CRP, la discussion se co-construit si possible dans un climat de questionnement mutuel. L’école est généralement un lieu où c’est l’adulte qui questionne pour obtenir la bonne réponse. Pour respecter cet objectif de la CRP, il faudra redécouvrir la possibilité que l’école soit également un lieu où les enfants en questionnent d’autres sur des sujets où la « bonne » réponse n’existe pas, où elle doit constamment être complétée, nuancée. Même celle de l’enseignant ! Si vous voulez respecter cet objectif de générer chez les enfants eux-mêmes un esprit d’enquête et de questionnement, il faudra l’encourager soigneusement, par exemple en évaluant l’atelier philo régulièrement ou systématiquement sous cet angle : nous sommes-nous posés des questions ? Est-ce que nous avons tous questionnés ? Ou est-ce surtout l’animateur ?
Comment questionner philosophiquement ?
Un outil pour le questionnement : des questions méta-cognitives [1] (voir fiche méthodo : CRP)
C’est grâce aux questions que l’animateur peut mobiliser un certain nombre d’attitudes et d’aptitudes chez les participants. D’où l’importance capitale d’aiguiser son attention aux diverses habiletés de pensée que ses questions permettent de travailler. Nous vous en proposons une liste non exhaustive pour s’entraîner à faire décaler votre regard du contenu vers les habiletés mentales mobilisée pour approfondir la réflexion :
Formuler un problème
Est-ce que quelque-chose t’étonne, te surprend (dans ce texte, dans cette image, dans ce qui vient d’être dit) ?
Qu’est ce qui est important (dans…) ?
Vois-tu un problème/une difficulté (dans…) ?
As-tu une question ?
Pouvons-nous remettre en question cette idée, si oui, comment?
Rechercher un exemple
Pouvez-vous donner un exemple de ce que tu affirmes ?
Cet exemple est-il bon selon toi?
Rechercher un contre-exemple
Peux-tu trouver une situation où ce que tu dis serait faux ou impossible?
Ce contre-exemple est-il bon selon toi?
Rend-il nécessairement fausse l’idée qui a été défendue plus tôt?
Que devons-nous pensez d’une idée si nous n’arrivons pas à trouver de contre-exemples qui permettent de la rendre fausse?
Conceptualiser
Quel est le thème principal de cette question, de cet exemple,… ?
Quelle est l’idée la plus importante (dans…) ?
Liens entre les idées/ Cohérence
Quels liens peut-on faire entre ces idées ?
Peut-on affirmer ceci en même temps que cela ?
Envisager les conséquences
Si c’est vrai, qu’est-ce que cela implique ?
Si tout le monde pensait ainsi, quelles pourraient être les conséquences?
Argumenter – Evaluer son jugement
Est-ce vrai ou vraisemblable? Est-ce certain ou possible ?
Pourquoi est-ce vrai selon toi ?
Sur quoi te bases-tu pour affirmer cela ? Cette raison est-elle suffisante pour affirmer ce que tu dis? Est-elle une “preuve”? Pourquoi?
Cette raison/ ce critère sont-ils neutres, fiables, solides? Pourquoi?
Objecter
Qui n’est pas d’accord avec cette idée ? Pourquoi ?
Qui peut la contester ?
Y a-t-il des situations où cette idée n’est pas vraie/juste ?
Définir
Peux-tu expliquer ce mot, cette idée ?
Dans quelles expressions emploie-t-on ce mot? Dans ces différentes expressions, ce mot veut-il dire la même chose?
Si une chose est …, quelles sont ses principales caractéristiques?
Reformuler/Résumer/Clarifier
Peux-tu expliquer autrement ?
Peux-tu dire la même chose avec tes propres mots ?
Peux-tu le dire en une phrase ?
Peux-tu le dire plus clairement ?
Généralisation / contextualisation
De cet exemple (qui est un cas particulier), peux-tu tirer une idée plus générale?
Peux-tu dire dans quelles situations ce que tu dis est vrai/s’applique et dans quelles situations, c’est faux/ça ne s’applique pas?
Comparer et distinguer
Quel est le contraire de ce mot?
Quels rapports entretiennent ces deux notions? En quoi se ressemblent-ils? En quoi diffèrent-ils?
Pouvez-vous dégager des ressemblances/des différences entre ces deux situations/exemples?
Déduire et induire
Si nous disons que cela est vrai dans ce cas, pouvons-nous dire que c’est vrai également dans cet autre cas ?
Avons-nous suffisamment de cas pour tirer cette conclusion ?
Pensez-vous que ces exemples nous permettent d’affirmer avec certitude que “Tous les … sont …” ? Pourquoi?
Recherche épistémologique
Comment savons-nous cela ?
Recherche esthétique
Est-ce une belle chose selon toi ?
Recherche éthique
Est-ce bon/ mauvais selon toi ?
…
Les plans de discussion pour soutenir l’animateur
Si on constate que les participants ont des habitudes mentales et qu’ils utilisent de préférence certaines habiletés mentales (l’exemple, la définition, l’objection, la question…), les animateurs ont également des habitudes de questionnement, des « plis » dont ils ne sont pas toujours conscients. Or, si vos questions ont des présupposés, des thèses implicites, ou qu’elles visent toujours les mêmes cibles (parce que, par exemple, vous voulez qu’on définisse toujours les termes qu’on emploie et qu’on finit par ne plus faire que ça), vous risquez de fermer une partie des possibilités de la recherche philosophique.
Mesurez-vous bien la différence entre une question adressée en « tu » et la même question posée de façon plus universelle en “on” ? (ex. : comment sais-tu que tu es amoureux ? Comment sait-on qu’on est amoureux ?)
Mesurez-vous la différence quand la question est formulée positivement ou négativement (ex : l’amour rend-il toujours heureux ? – l’amour ne rend-il pas toujours heureux ?). Votre question invite-elle déjà à donner une réponse de préférence à une autre ou est-elle neutre ? Ajoutez-vous parfois un adverbe qui signale votre avis (l’amour rend-il vraiment toujours heureux ?).
Vous interrogez-vous sur ce qui est vraiment en jeu dans la question posée : que questionnez-vous au juste? Est-ce bien un problème intéressant ou la question est-elle un peu vide ou gratuite ?
Pour vous exercer à produire un questionnement conscient et cohérent en travaillant les questions de relance, nous vous proposons de suivre l’exercice d’élaboration d’un plan de discussion de la fiche « élaborer soi-même un plan de discussion »: http://www.philocite.eu/blog/2017/11/30/faire-un-plan-de-discussion/. Cet exercice a pour finalité de vous autonomiser dans la production de plans de discussion pour ne pas dépendre de ceux que vous nous avons fourni dans ces fiches. Il permet aussi, et prioritairement, de vous rendre plus soigneux et plus conscients du travail délicat du questionnement; il permet enfin de penser l’articulation entre les questions successives qui organisent la recherche commune dans une discussion.
Ou encore des exercices pour travailler le questionnement : http://www.philocite.eu/blog/wp-content/uploads/2017/11/PhiloCite_Le_questionnement_2.pdf
La production des questions par les participants
L’animateur peut choisir de ne pas proposer lui-même de questions comme point de départ d’une discussion. Cette option est justifiée par le risque de faire une proposition qui ne rencontre pas l’intérêt du groupe. Il peut donc être préférable de partir des étonnements des participants. « Qu’est-ce qui vous étonne ? (dans cette histoire, cette image,…) ». Cette formulation est importante avec des enfants parce qu’elle cible leur étonnement et pas la forme grammaticale de la question (nous déconseillons de formuler la même demande sous cette autre forme : « Ecrivez au tableau une question au sujet de cette histoire »). Il est important que ce vocable (le mot « question ») arrive plus tard, lorsqu’on aura mesuré d’abord ce qu’est une question réelle. Pour être une véritable question, il ne suffit pas qu’elle en ait la forme grammaticale, avec l’inversion sujet-verbe et le point d’interrogation à la fin, il faut surtout qu’elle corresponde à un étonnement, une curiosité. C’est bien le principe et l’origine que Platon et Aristote donnent à la philosophie.
L’animateur propose alors une collecte des étonnements de chacun qu’il peut travailler « philosophiquement » pour en relever les présupposés, les enjeux… (voir fiche méthodo : CRP). Toutes les questions émanant des participants sont prises en compte. Il ne s’agit pas de préjuger qu’elles sont incompréhensibles, insensées, inintéressantes, peu ou non philosophiques. Il convient toujours de vérifier auprès du groupe et de l’auteur le sens de la question pour la reformuler de façon plus adéquate. Nous suggérons de valoriser ce travail en conservant les traces des corrections : en barrant tel mot, en ajoutant telle précision dans la question initiale, en en généralisant la formulation, etc. : il s’agit de veiller à valoriser le processus et non le résultat, ce qui implique de revaloriser le brouillon, et de dédramatiser l’erreur, qui n’est rien d’autre que le processus même de la recherche.
Une philo-box (boîte à questions philo) peut être mise en place au début d’un cycle d’ateliers philo. Elle sera utilisée comme réserve de questionnements possibles pour démarrer les ateliers philo à venir. On distribue à chaque participant des petits cartons sur lesquels on trouve les catégories suivantes :
Thème : | |
Affirmation (et son argument) : | |
Question : |
Un premier participant note un thème dont il aimerait qu’on discute (amour, justice, dégoût, St Nicolas, le football…). Il passe son carton au participant d’à côté qui note une affirmation liée à ce thème, autrement dit ce qu’il en pense. Nous suggérons ici de demander aussi l’argument qui soutient la thèse (ex. : l’amour, c’est dégoûtant parce mes parents, ils se disputent tout le temps…). L’enfant signe son affirmation de son prénom pour revenir vers lui plus tard et lui permettre de développer un argumentaire. Dans une troisième et dernière étape, ce carton passe encore chez le voisin suivant qui à la charge de poser une question philo comme point de départ de la discussion, question qu’il signera également.
Cette activité permet à tous les participants de noter des thèmes, des affirmations et des questions. L’animateur peut pallier le manque d’imagination des participants en amenant 25 thèmes qu’il s’agirait de piocher. Il peut accompagner ensuite en passant dans les bancs l’énoncé des thèses et l’argumentation ou leur mise en question. A la fin de l’activité, chacun lit un carton et le dépose dans la philo-box.
De temps à autre, une main va puiser un carton.
Quelques écueils à éviter quand on questionne
- Confiscation de la direction de l’enquête par l’animateur trop attaché à son plan de discussion ou à ses attentes d’animateur : le plan de discussion ne peut servir à se rassurer au détriment de la recherche en commun ; il doit être utilisé avec parcimonie, en veillant à toujours suivre d’abord et soutenir le fil de la discussion et les attentes des discutants.
- L’incapacité à écouter ce qui est différent de ce que conçoit l’animateur : l’incompréhension des interventions des participants amène ainsi parfois l’animation à considérer à tort et trop vite que la réponse est inadéquate par rapport à la question posée.
- Questions portant sur le contenu transformant l’atelier de philosophie en cours où il s’agit moins de réfléchir que de savoir : l’enjeu est effectivement différent dans un cours où on doit être capable de répondre à la question et donner la bonne réponse (attendue), le rôle de l’enseignant change fondamentalement dans l’atelier philo, où ses attentes deviennent des poisons pour la réflexion réelle et la liberté intellectuelle des enfants.
- Le martèlement des questions : relancer un questionnement alors qu’on n’a pas encore fini de répondre à la question précédente. La discussion est censée pallier le déséquilibre monumental de la parole en classe (c’est l’enseignant qui parle à 90%). Dans une discussion philo, il faut veiller à ce que ce soit moins de 50% des interventions.
- Les double ou triple questions en cascade : une question à la fois est largement suffisante pour réfléchir.
- Le jugement sur les questions posées par les participants alors qu’un travail sur les questions doit s’élaborer en co-construction entre l’animateur et les participants.
Ces questions sont inspirées principalement de l’ouvrage de M. Gagnon, Guide pratique pour l’animation d’une communauté de recherche philosophique, Presses de l’Université de Laval, 2005. ↩︎