Êtes-vous déjà allé rechercher un enfant après l’école le vendredi soir ? Avez-vous déjà ressenti cette énergie et cette excitation, bien légitimes, à l’approche du week-end ? Avez-vous déjà fait face à ce décalage entre votre envie de dormir dans le canapé et celle de cet enfant de sauter sur ce même canapé ?
Eh bien, imaginez-vous ce même enfant qui reste un peu après l’école, à la garderie extra-scolaire. Et imaginez maintenant le défi suivant : au lieu de sauter sur le canapé, il va philosopher !
Le présent témoignage montre que c’est possible. Il entend révéler quelques trucs et astuces d’animateur philo pour y parvenir.
Conditions particulières
L’expérience racontée dans cet article est basée sur un atelier qui a lieu tous les mois, pendant une heure, le vendredi après l’école, dans les locaux de celle-ci. Les enfants y viennent sur base volontaire et ne s’engagent que pour une séance, ce qui signifie qu’il n’est pas toujours possible de compter sur la participation des mêmes enfants. Il est seulement demandé – mais ceci s’adresse surtout aux parents – qu’un atelier commencé soit achevé. Les enfants ont entre 8 et 12 ans. Notons, pour terminer de planter le décor, que certains enfants participent par ailleurs à d’autres de mes animations, en contexte scolaire cette fois. Il s’agit donc de veiller à ce que les activités ne soient pas redondantes.
L’article est jalonné d’explications sur les outils expérimentés. Au fil des années, nous en avons, les enfants et moi, testé en quantité. Les outils repris ci-dessous sont ceux plébiscités par les enfants pendant les moments de débriefing, et qui ont satisfait également mes objectifs de praticienne de la philo.
Apporter une dimension ludique
« Qu’est-ce que vous avez envie de faire ? » « Jouer ! » Jouons alors ! La pratique de la philosophie s’intéresse de plus en plus à l’utilisation du jeu. Le Pôle Philo auquel j’appartiens en a fait l’une de ses spécialités[1], notamment parce que ses membres et moi-même intervenons sur des terrains très variés et que les méthodes plus connues, si elles sont opérantes par ailleurs, ne le sont pas dans tout contexte. La pratique de la philosophie en extra-scolaire me semble faire partie de ces situations où il est pertinent de se tourner vers d’autres dispositifs, du moins dans les conditions énumérées ci-dessus. Inutile, par exemple, de compter sur une méthodologie qui repose sur la répétition de l’exercice alors que le groupe est potentiellement changeant.
Dans ce type d’atelier, je décide donc de placer le curseur vers du ludique – voire très ludique – tout en gardant la spécificité philo. Nous avons créé de nombreux jeux au sein du Pôle philo[2]. Je propose ici d’en expliquer deux d’entre eux.
Les enfants indiquent clairement L’enquête philo comme étant un de leurs jeux préférés, alors même qu’il est, comme vous allez le voir, plutôt exigeant intellectuellement. Il s’agit en effet de mobiliser les habiletés de penser afin de résoudre une énigme.
« J’ai beau retourner tout mon sac, je dois me rendre à l’évidence : un concept philo a disparu ! » Ainsi commence l’enquête philo, au cours de laquelle les enfants reçoivent soit le rôle d’expert soit le rôle d’enquêteur, par tirage au sort. L’enquêteur sort de la pièce le temps que les experts se préparent. Le mot disparu est dévoilé aux experts. Chacun d’entre eux doit exercer son expertise pour aider l’enquêteur à retrouver le mot. Par exemple, si le mot est « imagination », l’expert en conséquence peut dire : « S’il n’y avait pas d’imagination, alors la vie serait ennuyeuse », ou l’expert en problématisation dire : « Le problème avec l’imagination, c’est que parfois elle est débordante et nous empêche de nous concentrer ». Lorsque les experts sont prêts, les enquêteurs sont rappelés dans le local pour écouter chacune des expertises. Le mot, bien entendu, n’est jamais prononcé en présence de l’enquêteur. Il est alors remplacé par une formule quelconque. Une fois le mot trouvé, celui-ci devient le déclencheur d’une discussion philo[3].
Une autre manière d’amener une touche ludique est d’exploiter philosophiquement un jeu existant dans le commerce. Les jeux Concept, ou encore Imagine, peuvent être de très bons déclencheurs de la pensée philosophique, dans sa dimension critique comme créative.
Dans cette optique, nous utilisons aussi régulièrement un jeu plus ancien, le Loto sonore des bruits familiers. Lors d’une partie, les enfants reçoivent une plaquette avec 3 images ainsi que 3 jetons, et entendent une série de sons. Quand ils reconnaissent un son, ils placent un de leurs jetons sur l’image correspondante. Le premier qui a mis ses trois jetons sur la plaquette a gagné ; le deuxième est deuxième, et ainsi de suite. Derrière chaque plaquette, nous avons préalablement écrit une question philo, en lien avec au moins une des images. Par exemple, l’image d’une visseuse électrique est associée à la question : « Les outils nous rendent-ils plus forts ? » L’ordre des gagnants détermine l’ordre dans lequel nous allons réfléchir aux questions philo. Cette animation a pour avantage de proposer un jeu où l’écoute est primordiale, faculté qui sera essentielle tout au long des ateliers philo. Nous le ponctuons d’exercices corporels où les enfants déambulent dans le local en mimant les objets qu’ils reconnaissent. Nous reviendrons plus tard sur cette dimension corporelle.
Faire place à la créativité
Un autre biais pour soutenir l’effort de penser, c’est de créer. Ici encore le Pôle Philo est riche de plus de dix années de création d’outils et d’expériences mêlant philo et art. La parole est aux enfants : ils ont particulièrement apprécié les animations Tire-moi le portrait ! et Le blop philo.
L’animation Tire-moi le portrait ! se joue à deux : l’un tient un plexiglas devant sa tête et ne bouge plus – du moins il essaie – et l’autre lui « tire le portrait » en dessinant ce qu’il voit, sur le plexiglas. Le premier enfant, qui a sa tête dessinée sur le plexiglas, le reprend et se sert d’un papier calque pour reproduire son portrait – à l’identique… ou pas. On échange ensuite les rôles. Chaque enfant a ainsi son portrait sur calque en ayant été une fois dans le rôle du dessinateur, une fois dans le rôle du dessiné. L’animateur propose de noter une question qui les intéresse tout deux pour compléter le dessin (très souvent, ils choisissent de dessiner un phylactère avec la question à l’intérieur). Les questions peuvent être reprises dans les ateliers suivants pour devenir le support des discussions philo. Une variante est de se servir de la création, non pas pour poser des questions, mais pour noter des mots clés de la discussion, des choses entendues, des pensées non formulées, etc. La création se fait alors après la discussion. On peut, bien entendu, faire un mixte des deux possibilités. Le portrait sur plexi est une activité très drôle car, par cette expérience étrange de réciprocité (chacun dessine tour à tour le visage de l’autre) et de proximité à autrui, mais avec le plexi en séparation, elle amène un décalage par rapport à l’image de soi (le résultat est plus ou moins ressemblant)[4].
Le blop philo est une activité inspirée du livre Moi, c’est Blop ![5]. Le livre est lu – et surtout montré – aux enfants. Ceux-ci comprennent rapidement que le blop est une forme très facile à reproduire. À la fin de la lecture, du matériel – le plus varié possible – est mis à disposition des enfants et l’animateur leur demande de dessiner leurs propres blops, par exemple en alternant des blops qui émanent de leur imagination et des blops qu’ils doivent dessiner en fonction d’un thème précis. Par exemple : un blop libre, un blop philosophe, un blop intelligent… Les différents dessins, souvent très drôles et créatifs, permettent à l’animateur de rebondir sur les différentes conceptions que les enfants ont du thème travaillé. Par exemple, un enfant qui, pour représenter un blop libre dessine un blop en train de lire, révèle une certaine conception de la liberté que l’animateur pourra relever et questionner en groupe de discussion.
Proposer du matériel qui sort de l’ordinaire
Un autre « truc » pour vivifier l’intérêt des enfants est d’utiliser du matériel qui est nouveau pour eux.
Et ce qui est nouveau pour eux ne l’est pas forcément pour nous. C’est ainsi que l’utilisation d’un polaroid suscite un enthousiasme général, qu’on retrouve d’ailleurs dans la bouche d’un des enfants : « C’est peut-être un truc de l’ancien temps mais c’est trop stylé ! » Le polaroid est utilisé dans l’animation Philographie que je vous explique en quelques mots : la discussion philo est lancée à partir d’un aphorisme sur un thème choisi. Après la discussion, chaque participant écrit son propre aphorisme. Le polaroid sert à garder trace de leur pensée, à la matérialiser et à la rendre visible ; chaque polaroid prenant place au final sur une affiche collective.
Parmi les différents outils découverts lors de l’atelier, celui que les enfants apprécient le plus est la machine à badges. Les enfants utilisent celle-ci après la discussion philo de laquelle ils tirent un mot, une phrase ou un dessin. La taille du badge est une contrainte intéressante car elle oblige à synthétiser. La manière dont la machine à badges va être utilisée est indiquée au début de l’atelier, ce qui renforce l’attention, puisque c’est à partir des idées émises ou entendues que le badge sera fait.
Amener du mouvement
Ce que les enfants expriment comme difficulté lors des discussions philo en extra-scolaire est le fait de rester en place alors qu’ils l’ont déjà fait toute la journée. J’essaye dès lors toujours d’avoir un moment où le corporel trouve sa place, voire de proposer, comme ci-dessous, un atelier complet sur le corps, le mouvement, la musique ou la danse.
Notre support est une reproduction photographique de La Vierge Folle de Rik Wouters[6]. Nous en avons fait un puzzle où chaque partie du corps est une pièce amovible. Lorsqu’un enfant choisit une pièce, celle-ci révèle une carte à deux faces : action et réflexion. Côté action se trouve une consigne qui met en mouvement, comme : « Au premier clap, prends une position naturelle. Au deuxième clap, une position qui n’est pas naturelle ». Une fois l’action réalisée, on s’intéresse au côté réflexion de la carte, où on peut lire la question : « Danser, est-ce naturel ? » qui initie une discussion philo. Quand nous estimons avoir épuisé les ressources de la carte, nous pouvons soulever une nouvelle pièce du puzzle, qui orientera par exemple la réflexion autour de cette question : « Quel est le rapport entre la danse et la musique ? », et nous mettra ensuite en mouvement avec cette consigne : « Bouge une partie de ton corps à chaque fois que la musique démarre, en commençant par le torse ». Réflexion et mouvement se renvoient l’un à l’autre, se provoquent mutuellement[7]. Cet atelier est très apprécié par les enfants en extra-scolaire car il leur permet « de se défouler » tout en réfléchissant.
Et quand l’atelier n’est pas consacré tout entier au mouvement ou à la danse comme dans cet exemple, nous ponctuons les discussions philo par de petits moments où l’on bouge, où l’on mime, etc.
Partir de leur envie… ou de leur non-envie
L’attention est parfois plus difficile à canaliser en activité extra-scolaire, mais les enfants sont en contrepartie plus spontanés. Leur laisser un espace pour exprimer leurs envies, ce qu’ils aiment, est par conséquent très facile. L’animateur peut dès lors adapter ses outils et sa méthodologie en fonction de ce qui est exprimé par les enfants.
Pour l’anecdote, l’un de mes groupes a une fois suggéré de revoir l’agenda avec des dates pour les ateliers philo. Ils souhaitaient que chaque date d’atelier corresponde à l’anniversaire de l’un d’entre eux… et que ça lui donne le droit de décider du contenu de l’atelier philo du jour ! Si la question de l’agenda n’a pas été simple à résoudre, l’idée que chacun propose une activité a été utilisée. Ceci a permis, entre autres, de fidéliser les enfants d’une séance à l’autre.
Une autre anecdote permet de montrer comment partir de l’expérience des enfants pour induire la discussion. Une petite fille de maternelle pleurait devait la porte du local où allait débuter l’atelier philo.
Moi, au groupe : « Eh bien, pourquoi pleure-t-elle ainsi ?
Enfant 1 : Parce qu’elle ne peut pas venir à l’atelier philo.
Enfant 2 : C’est comme ça la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on a envie ! [rires]
Enfant 3 : Je ne crois pas qu’elle n’ait pas envie. Elle ne sait même pas ce que c’est. Elle est juste jalouse.
Moi : Avoir envie n’est donc pas la même chose que d’être jaloux ? »
L’atelier prévu initialement a été abandonné pour saisir l’occasion – ou la houppette du Kaïros[8] – qui était donnée là.
Si cela peut paraître contradictoire avec ce qui vient d’être dit, et même plus largement avec la tonalité de l’article, la non-envie, le refus ou la résistance des enfants peuvent aussi être d’excellentes occasions à saisir, notamment pour chambouler leurs préjugés. Et ceci vaut pour nous également…
Par exemple, un enfant entre dans l’atelier en déclarant : « Je te préviens, Mélanie, je refuse de lire. J’ai déjà lu toute la journée à l’école, ce n’est pas pour recommencer ». Je propose alors le livre Imagine[9], un livre sans texte. Est-ce que j’avais respecté sa demande ? Est-ce qu’on peut lire un livre sans texte ? Est-ce que des images se lisent ? Il y avait là matière à réflexion !
Et faire sens
Comme l’article le montre, une grande diversité d’activités est proposée aux enfants. Mais il y a un piège à éviter. Les trucs et astuces présentés ici ne doivent pas devenir, pour les enfants qui les vivent comme pour l’animateur, une accumulation d’activités sans lien entre elles. J’essaye toujours qu’une activité en entraîne une autre, la complète, la solidifie. Des questions qui seraient nées d’une activité créative, par exemple, sont reprises lors des séances suivantes. Une habileté de pensée qui aurait été travaillée lors d’un jeu est remobilisée, nommée et observée lors d’un autre atelier. Le lien aura une autre vertu : les enfants reviendront plus facilement de séances en séances. Ainsi, lorsque j’interviens dans ces conditions d’animation, je dois choisir des activités qui se suffisent à elles-mêmes (puisque rien n’assure que les enfants seront les mêmes la fois suivante), mais qui, néanmoins, mises bout à bout, forment un tout cohérent (pour les enfants – et ils sont largement majoritaires – qui viennent à chaque atelier, souvent sur plusieurs années).
Dégager du sens, c’est aussi instaurer, idéalement systématiquement, des moments de retour d’expérience. Il ne s’agit pas tant de savoir ce qu’ils ont aimé ou pas (même si c’est également une préoccupation, notamment à mi-chemin et à la fin d’un cycle), mais de prendre le temps de se questionner sur ce qui a été expérimenté. Qu’est-ce qu’on a fait ? Pourquoi ? Quelles compétences étaient en jeu ? Avons-nous appris (à faire) quelque chose ? Est-ce que quelque chose m’a étonné ? Qu’est-ce qu’on pourrait améliorer ? etc.
Et après tout, le canapé lui-même pourrait devenir objet de pensée…
Voir par exemple l’article de ma collègue Aline Mignon, intitulé « Philosophie en jeux et enjeux » et publié dans la présente revue (http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=102617&pos=4). ↩︎
Voir nos fiches d’animation et notre offre de formation sur www.polephilo.be. Les animations discutées dans ce qui suit – Tire-moi le portrait !, Le Blop philo et Philographie – y font toutes l’objet d’une fiche dédiée. ↩︎
Ce jeu et son matériel ont été repris dans les dossiers pédagogiques de Philéas & Autobule: https://www.phileasetautobule.be/dossier/cmt-sais-tu-si-cest-vrai/ ↩︎
La création, sans l’exploitation philo, nous vient du c-paje : www.c-paje.net ↩︎
TULLET Hervé, Moi, c’est Blop !, Bayard Jeunesse ↩︎
L’animation décrite est une adaptation du dossier pédagogique du numéro 44 de la revue Philéas & Autobule, « Que raconte mon corps ? » : https://www.phileasetautobule.be/dossier/44-que-raconte-mon-corps/ ↩︎
Si le lien entre la danse et la pratique philo vous intéresse, vous trouverez un article sur ce sujet sur https://www.calbw.be/sites/default/files/article_contes_choregraphiques_pdf_definitif.pdf ↩︎
Kaïros était le dieu de l’instant propice. Il avait une houppe de cheveux par laquelle il pouvait être saisi. ↩︎
BECKER Aaron, Imagine, Gautier-Languereau. ↩︎