Revue

Méditation et réflexion : essai de clarification conceptuelle

Le terme "méditation" est polysémique. Il a été utilisé de façon si diverse qu'il est impossible de lui donner une signification unique. Entre la méditation de Descartes (ou de Husserl) et celle de Christophe André, il y a un abime. Un souci d'éclectisme peut conduire à chercher des passerelles entre Descartes, Husserl, Heidegger d'une part, Bouddha, Christophe André, Fabrice Midal et Francisco Varela de l'autre ; mais ce rapprochement est-il légitime ?

Dans l'essai de clarification qui suit, j'appellerai "méditation moderne" la méditation au sens qu'elle a pris aujourd'hui dans l'opinion publique et médiatique, comme technique de développement personnel, le plus souvent désignée comme "mindfulness", qu'on traduit en français par "méditation de pleine conscience".

I) Méditation philosophique et méditation de "pleine conscience"

Christophe André, qui est l'un des représentants les plus connus de ce courant, la définit ainsi : "Les états d'âme auxquels la méditation peut se connecter [se définissent comme] une tranquillité actuelle, mais aussi un vécu en paix avec son passé et une confiance dans les instants à venir".

Cette conception de la méditation la différencie radicalement de la méditation au sens philosophique du terme. La méditation de Descartes n'est en aucune façon la recherche d'une "ataraxie" au sens oriental du terme. Au contraire, Descartes ne cesse, tout au long de son parcours, de se faire des objections, d'inventer des problèmes, de forger des fictions pas très rassurantes (le malin génie). Si on lit de près le texte de Descartes, on voit que c'est un combat, une lutte contre le doute, un travail acharné qui implique non pas de "s'absorber dans un être qui m'engloberait de toutes parts", mais au contraire de fabriquer des concepts (cf. Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie?), d'inventer des démonstrations, d'examiner des hypothèses, de réfuter des adversaires, etc.

Il en va de même pour la phénoménologie. Les Méditations cartésiennes de Husserl, loin d'être, comme on l'y réduit parfois, une contemplation passive des essences, mettent en oeuvre un travail actif de "variation eidétique", une mise entre parenthèses délibérée de l'attitude naturelle qui n'a rien à voir avec un détachement des soucis ou un relâchement de l'attention.

II) L'origine de la méditation : les exercices spirituels dans la philosophie antique

Les défenseurs de la méditation moderne se réfèrent souvent aux exercices spirituels de la philosophie antique (stoïcisme et épicurisme notamment) pour justifier le lien qu'elle aurait avec la pratique du philosopher. Il faut ici rappeler que "méditation" vient du latin meditari, qui signifie "donner des soins à". Il a la même racine étymologique que médecin, médical, médecine, etc. "Il contient la racine indoeuropéenne "med" qui d'après Benveniste a le sens de "prendre avec autorité les mesures appropriées", d'où ses différentes valeurs dans les langues indoeuropéennes : "penser, réfléchir", avec l'idée d'une pensée qui règle, ordonne, "gouverner, régner", "mesurer", "juger" et aussi "soigner un malade", le médecin réglant, dominant la maladie" ( Dictionnaire historique de la langue française, dir. A.Rey, p. 2181). Comme on le voit, le terme "méditation" a été, depuis l'origine et pendant longtemps, lié à l'exercice d'une pensée qui cherche à ordonner, soigner, gérer, gouverner en prenant les mesures les plus appropriées, en fonction d'un diagnostic, c'est-à-dire d'une analyse rationnelle et méthodique de la situation. C'est tout le contraire de la signification actuelle de "méditation" !

Pierre Hadot, dans son ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique (Albin Michel, 1981), donne de nombreux exemples de ces exercices. La praemeditatio malorum consiste à anticiper les malheurs à venir, pour mieux se préparer à les affronter. La rememoratio cherche à passer en revue les événements passés, et d'abord ceux de la journée écoulée, pour examiner si l'on s'est conduit d'une manière appropriée, réfléchir à ce qu'on aurait dû faire, etc. Le memento mori s'attache à penser le plus souvent possible à la mort, afin de ne pas la redouter quand elle viendra (Montaigne reprendra cette pratique). D'autres exercices se font à plusieurs : conversations entre amis, ou avec un maître, autour de maximes, préceptes, aphorismes dont on essaie de préciser le sens.

Comme on le voit, ces exercices ne se dissocient pas de la pratique du philosopher. Loin d'impliquer un relâchement de l'attention, un abandon au flux de la conscience ou des sensations, ils exigent au contraire un effort, une tension de l'esprit pour dépasser la spontanéité du vécu. Ils s'inscrivent dans une gestion "administrative" de soi qui fait de chacun le "médecin de soi-même" ( therapeuein heauton).

Contrairement aux méditations religieuses, telles que le proposent le bouddhisme, l'hindouisme mais aussi le christianisme, la méditation philosophique se fait en continu et constitue un principe permanent. Epicure souligne qu'il faut "méditer jour et nuit" ( Lettre à Ménécée). La méditation ainsi entendue ne se dissocie pas de la lecture, de l'écriture, comme le recommande Epictète : ""Garde tes pensées, mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu'elles soient l'objet de tes conversations avec toi-même, avec un autre" ( Entretiens, III, 14). Comme le dit- Michel Foucault, "L'écriture est ici une arme de l'exercice spirituel, elle est une épreuve qui permet de faire jaillir et de clarifier les mouvements de la pensée".

Cette pratique de la méditation, qui se prolongera à l'âge classique avec Descartes, Rousseau et jusqu'à Husserl, est donc aux antipodes de la conception moderne qui, au contraire, se caractérise par un certain anti-intellectualisme : la méditation consisterait à revenir au pur vécu, à la vérité de la conscience immédiate, que l'approche conceptualisante occulterait ou réprimerait.

La méditation antique et classique correspond à une activité de réflexion. Elle ne s'enferme pas dans des horaires déterminés, mais coïncide avec le temps même de la vie ; elle n'a pas besoin de coups de gong pour se déclencher et se terminer ; elle ne se dissocie pas des activités de lecture et d'écriture ; elle s'étend hors du présent vers le passé et l'avenir pour les envisager sous toutes leurs facettes ; elle implique un souci de cohérence et d'ordonnancement qui se confond avec la philosophie même. Elle n'est pas guidée par un maître ou un sage : Hadot montre que la relation maître/disciple dans la philosophie antique est toujours réciproque, le maître apprenant tout autant de son élève que l'inverse. Elle consiste plutôt en un "dialogue intérieur" qui évoque la consciousness arendtienne. Elle ne tourne pas le dos à l'activité intellectuelle mais au contraire la met en oeuvre de façon permanente et systématique.

C'est pourquoi on est fondé à penser que le sens originel, c'est-à-dire philosophique, de la méditation a été détourné et renversé par les tenants modernes de la méditation pour lui faire signifier le contraire de ce qu'elle était. Se réclamer du sens antique pour justifier le sens moderne est au mieux erroné, au pire malhonnête.

III) Méditation, prière, réflexion, rêverie

On peut aussi tenter de préciser le sens de la méditation en confrontant les deux formes que nous venons de dégager - la méditation de type bouddhiste et/ou moderne et la méditation réflexive du philosopher - à d'autres formes voisines comme la méditation chrétienne telle qu'elle se donne dans la prière et la méditation poétique qui caractérise la rêverie.

La démarche interprétative peut ici être particulièrement appropriée pour cette confrontation. C'est pourquoi nous nous appuierons sur quatre oeuvres picturales ou sculpturales prises comme objets d'analyse.

1) La méditation chrétienne ou prière a elle-même longtemps revendiqué pour elle la pratique méditative. Les exercices spirituels de la philosophie antique ont été récupérés et détournés par le christianisme pour être mis au service, non plus de la recherche d'autonomie et de maîtrise de soi, mais au contraire de soumission à Dieu et d'effacement de l'ego. Les exercices spirituels développés par Ignace de Loyola se présentent comme "une manière d'examiner sa conscience, de méditer, de prier vocalement et mentalement" ("Première annotation" ouvrant le livre). Chaque jour le retraitant dont faire une "méditation" sur un mystère de la foi et sur des épisodes de la vie de Jésus. On a là un troisième sens du mot "méditation", ce qui prouve bien sa polysémie essentielle et les visées contradictoires dont il a été l'objet.

Le tableau du Greco, Saint Dominique en prière ( https://www.akg-images.fr/archive/Saint-Dominique-en-priere-2UMDHUUIHRV7.html), permet de préciser le sens de cette pratique religieuse de la méditation comme prière. Il faut rappeler que dans la tradition chrétienne la "prière de demande" ou "d'action de grâce" n'est qu'une forme particulière de la prière ; ce terme s'emploie aussi et surtout dans un sens intransitif. "Prier", c'est se mettre en présence de Dieu, sans rien lui demander ni même lui dire. C'est là notamment la conception des saints mystiques, et des ordres dits "contemplatifs" (Chartreux, etc.).

Le corps courbé en avant de Dominique suggère le poids d'une transcendance, l'inclination devant une puissance supérieure qui vient de derrière et d'en haut, c'est-à-dire du ciel sombre et menaçant.

Les mains jointes, comme l'agenouillement, associent la prière à une gestuelle, une posture spécifique ritualisée. La prière apparaît comme une démarche corporelle autant que spirituelle. Elle ne dissocie pas les deux. On prie avec tout son être, le corps comme l'âme.

Les yeux clos évoquent l'idée de "recueillement". Pour prier il faut se fermer au monde, se renfermer en soi, parce que Dieu est "intimior intimo meo" (Saint Augustin).

Le vêtement monastique, par sa simplicité, et surtout par son caractère contrasté (noir/blanc), confirme cette idée que la prière implique un oubli, voire un effacement de la complexité du monde.

Enfin le crucifix, objet de l'attention du saint malgré ses yeux clos, établit un lien entre la "transcendance arrière et supérieure" évoquée plus haut et la figure du Christ. Il indique que la prière, pour être effective, doit se polariser sur un objet qui vient là comme un représentant de la transcendance invisible et inaccessible. La figure du Christ donne un visage à une puissance qui sinon, par son infinité, échapperait à toute prière.

2) La méditation bouddhiste peut être approchée à travers l'une des nombreuses statues du "Bouddha méditant" que l'on peut trouver dans les musées ou les temples.

Le corps de Bouddha est légèrement penché, mais beaucoup moins que celui de Dominique. Surtout, la posture est assise et non plus agenouillée. Tout cela suggère une idée d'équilibre, de stabilité. Cette fois, il n'y a pas de transcendance pour peser du dehors et d'en haut sur le personnage. La puissance semble venir au contraire du dedans, de l'intérieur de la personne.

Les mains ne sont pas jointes comme dans la prière, mais forment une sorte de cercle. Elles évoquent, non plus la supplication ou l'humilité, mais au contraire une sorte de perfection autosuffisante : traditionnellement, la figure du cercle est associée à l'idée d'une clôture, d'une complétude n'ayant besoin d'aucun apport extérieur.

Les yeux sont clos, mais pas de la même manière que chez Dominique. Alors que la tête penchée de celui-ci accentue l'impression d'humilité et de renoncement, les yeux clos de Bouddha semblent indiquer au contraire une attitude volontaire, délibérée, autonome de recueillement.

Contrairement au crucifix de Dominique, ici il n'y a pas d'objet. Cela accentue l'idée d'autonomie de la méditation : elle n'a pas besoin de médiations, elle ne se focalise pas sur des représentations permettant de se relier à la transcendance, car il n'y a pas de transcendance.

Le vêtement, contrairement à celui de Dominique, est plutôt complexe. Les plis de la robe sont ordonnés d'une manière sophistiquée, et avec un grand souci de symétrie, une régularité qui contraste avec le désordre relatif, les plis informes du vêtement de Dominique. Cette symétrie accentue encore l'impression de sérénité et d'équilibre, donc de paix, de sécurité, de calme.

Enfin, la statue, par définition, exclut tout décor extérieur, mais cette absence, ici encore, a un sens. Elle signifie que le monde n'est pas simplement nié, oublié, occulté comme dans la prière : il est tout simplement absent. La méditation, au moins dans sa forme orientale, annihile le monde, en fait un néant sans consistance. Seule existe l'intériorité du méditant, accentuée par le bonnet enveloppant fait de grosses mailles - alors que la tête nue de Dominique l'expose au contraire aux turbulences du ciel menaçant au-dessus de lui.

3) La méditation réflexive ou philosophique est bien illustrée par le tableau de Rembrandt Le philosophe en méditation clip_image033.jpg (698×579) (e-cours-arts-plastiques.com)

Ce qui frappe d'emblée, c'est que le personnage méditant n'occupe plus, comme dans les deux figures précédentes, l'essentiel de l'image. Il semble au contraire écrasé, et presque perdu dans un décor qui l'enserre et l'entoure de toutes parts. Dans la prière il n'y a rien entre Dieu et l'orant ; dans la méditation, il n'y a que le méditant et rien d'autre. Dans la réflexion en revanche, le monde, l'ensemble des choses occupe la place principale. Le philosophe réfléchissant occupe une place certes importante (il est presque au centre du tableau) mais qui n'est pas majeure.

Le vêtement est peu visible, et semble assez banal : un manteau sans décorations, et sans apprêt. Pareillement, le corps est dans une posture "normale", pour ne pas dire banale : assis sur un siège qu'on n'aperçoit pas, avec les mains jointes, mais d'une manière naturelle, sans évoquer la gestuelle de la prière ou un signe quelconque (le cercle). Tout est fait pour suggérer que le corps n'a pas d'importance : la barbe est négligée, le bonnet du philosophe à peine visible. Certes, il semble fermer les yeux, mais ce n'est pas une posture intentionnelle comme chez Dominique ou Bouddha ; c'est simplement une façon commode de penser.

En revanche, le décor s'impose au regard. Il y a surtout cet escalier tournant qui monte on ne sait où, dans un étage qui reste obscur. Alors que le ciel du tableau du Greco évoquait une menace (l'orage qui risque d'éclater à tout instant) ici en revanche c'est le mystère qui est suggéré : cet escalier qui monte à l'étage suscite le désir d'y monter pour aller voir ce qu'il y a ! Il y a aussi cette porte dans le mur derrière le philosophe, qui donne envie de l'ouvrir...Et cette fenêtre au-dessus du bureau, qui fournit presque toute sa lumière au tableau, mais sans qu'on voie l'extérieur. Elle est partiellement grillagée (dans sa partie supérieure) ce qui peut évoquer l'idée de prison dont on pourrait devoir s'échapper.

Et enfin il y a à droite, sous l'escalier, une vieille femme qui semble entretenir un feu dans la cheminée - feu qui donne un peu de lumière, mais beaucoup plus faible que celle de la fenêtre Ce feu constitue le seul élément mobile du tableau. Il évoque une chaleur qui aurait du mal à se diffuser dans une si grande pièce.

L'ensemble suggère une complexité, une multiplicité d'échappées, de possibilités entre lesquelles le philosophe est pris sans qu'il sache bien de quel côté se diriger, puisqu'il reste assis. La réflexion ou méditation philosophique n'est plus centrée sur l'intériorité (comme dans les tableaux du Greco ou la statue du Bouddha). Même si le philosophe semble assis et ferme les yeux, c'est d'abord le monde qui s'impose, qui l'entoure, l'enserre, l'enveloppe. Non plus sous la forme d'une transcendance menaçante, comme dans le Greco, mais plutôt sous la forme d'une complexité labyrinthique offrant de multiples occasions de se perdre - mais en même temps suscitant le "désir de savoir".

Cette grande pièce obscure, avec la lumière venant du dehors, et l'escalier qui permet de monter, ne peut pas ne pas faire penser à la caverne platonicienne. Mais contrairement à la caverne de Platon, ici il n'y a pas de prisonniers ; ou plutôt le philosophe est le seul à devoir décider ce qu'il va faire et comment s'orienter dans cette demeure à la fois compliquée et oppressante.

Dernier trait signifiant : les livres disposés sur la table devant le philosophe. Ils constituent une sorte d'amoncellement informe, mais visiblement le philosophe ne s'y intéresse guère. Comme si l'écriture était à la fois un passage obligé (il faut bien écrire ce qu'on pense) et accessoire (ce qui importe c'est la pensée, non sa trace écrite).

4) La méditation poétique ou rêverie peut s'étudier avec la toile de Magritte Rêveries du promeneur solitaire, qui se réfère bien évidemment à l'ouvrage de Rousseau du même nom.

Rene-Magritte-Les-reveries-du-promeneur-solitaire.JPG (505×700) (wahooart.com)

Au contraire des trois images précédentes, cette fois, le personnage principal tourne le dos au spectateur : on ne voit pas son visage. Comme si l'important, dans la rêverie, n'était plus la volonté (de rencontrer Dieu), l'intention (de trouver la sérénité, l'équilibre intérieur) ou le désir (de connaître) - mais plutôt une "passivité essentielle", l'exposition à un flux de pensées qui vous traverse sans que vous en soyez l'auteur ou l'initiateur.

L'attitude du personnage - debout, très droit, engoncé dans son manteau, avec son chapeau - suggère qu'il contemple le paysage devant lui avec un certain détachement, comme s'il le découvrait sans vouloir l'explorer ou le regarder activement.

Cette impression est encore accentuée par le personnage nu, blanc et allongé au premier plan. Il a les yeux clos, et sa blancheur évoque un cadavre ; mais peut-être ne fait-il que dormir ? Cette impossibilité de distinguer entre la mort et le sommeil suscite une gêne, un malaise pour le spectateur du tableau : car le sens du tableau ne sera pas le même dans un cas et dans l'autre. Alors que la prière, la méditation et la réflexion visaient une certaine précision (Dieu, le Nirvana ou le Savoir), ici en revanche cette toile représentant la rêverie donne l'impression d'un flou, d'une incertitude, d'une ambiguïté irrémédiables.

Impression encore accentuée par le fait que ce corps horizontal paraît flotter, comme en suspension dans l'air (on ne voit aucun support susceptible de le soutenir). Ce qui accentue l'impression onirique du tableau.

Il y a enfin le paysage avec un ciel qui ressemble à celui du Greco, mais se prolonge dans une rivière où il semble venir se déverser. Du coup tout se passe comme si la transcendance, au lieu de rester dans des hauteurs où elle garde son mystère et sa menace, envahissait la terre. Le pont dans le fond, qui paraît séparer le ciel de la terre, peut aussi bien les réunir. Plutôt que l'orage, ce ciel évoque la pluie, une sorte de liquéfaction générale des choses qui imprègnerait les arbres eux-mêmes, dont la silhouette a quelque chose de mou et d'informe.

Tous ces éléments suggèrent l'idée que la rêverie constitue ou provoque une sorte de dissolution générale des formes, une légèreté (le corps en suspension) qui échappe à l'alternative de la mort et de la vie, du haut et du bas, du liquide et du solide.

Le "promeneur solitaire" qui fait le titre du tableau ne se promène visiblement pas : rien dans son attitude n'indique la marche. Au contraire, il se dresse immobile, comme une silhouette noire, habillée et verticale contrastant avec le corps blanc, nu et horizontal du premier plan, lui aussi immobile. Les "rêveries" évoquées, on ne sait pas bien s'il faut les attribuer à l'un ou à l'autre. En fin de compte on ne sait plus qui rêve l'autre : est-ce le dormeur nu qui rêve le personnage habillé debout, ou l'inverse ? Ce qui suggère l'idée que la rêverie n'est pas celle d'un sujet ou d'une personne identifiée - comme dans la prière, la méditation et la réflexion ; mais qu'elle dissout les identités, elle se développe dans une sorte d'anonymat impersonnel.

Ces quatre sens du mot "méditation" montrent bien la très grande plasticité du terme. C'est pourquoi il serait erroné et dommageable de le réduire à la seule signification actuellement dominante, pour des raisons plus médiatiques que véridiques. Et les enseignants de philosophie ou les animateurs d'ateliers philo auraient tout à perdre de se laisser abuser par cette réduction en négligeant la très riche histoire de cette démarche tout au long des siècles et des civilisations.

IV) La méditation comme outil didactique

Cela signifie-t-il que la pratique de la méditation n'a aucune place dans l'apprentissage du philosopher ? Les choses sont différentes si on la considère, non plus comme une attitude anthropologique, mais comme un dispositif pédagogique parmi d'autres, tels que la dissertation, la DVDP, le photolangage, etc. Autrement dit comme un outil didactique et rien de plus. L'enseignement de la philosophie en France repose beaucoup sur la dissertation. Pourtant, personne ne saurait soutenir que philosopher c'est faire une dissertation ! Les grands philosophes écrivent des Traités, des Essais, des Dialogues, etc. mais pratiquement jamais de dissertations... Pareillement, la méditation (au sens moderne, encore une fois, c'est-à-dire comme une pratique ritualisée, institutionnalisée, dirigée et encadrée... et médiatisée) n'est qu'une technique parmi d'autres pour faire acquérir aux enfants et aux adultes novices des capacités de concentration et d'attention indispensables à la réflexion philosophique. Rien de moins, mais rien de plus. Si on la considère en ce sens, alors elle paraît légitime, et on ne doit la juger, comme tout dispositif didactique ou pédagogique, qu'à son efficacité. Mais alors, il faut la détacher de tout le verbiage pseudo-métaphysique qui l'accompagne.

Et comme toute technique pédagogique, elle est vouée à disparaître, c'est-à-dire à s'effacer quand elle a atteint son effet. On fait rédiger aux lycéens et aux étudiants en philosophie des dissertations. Mais on trouverait ridicule qu'une personne se disant philosophe continue à en faire ! De la même façon, il est tout à fait admissible que des enfants, adolescents ou adultes en apprentissage philosophique pratiquent la méditation tout comme la DVP ou d'autres exercices tels que ceux que Michel Tozzi propose dans son livre Apprendre à penser par soi-même (Chronique sociale). Mais doit venir un jour où ils pourront s'en passer, parce qu'ils seront devenus autonomes, c'est-à-dire capables, comme dit Kant, de "penser par eux-mêmes".

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