Nous publions ces témoignages d'enfants suite à l'explosion de Beyrouth, pour que l'on n'oublie pas...
Le mardi 4 aout, à 18 h 07 un incendie est signalé au port de Beyrouth suivi de deux violentes explosions qui ont littéralement décimé la capitale du Liban, faisant près de 180 morts, 6 000 blessés, 300 000 personnes sans-abri et une centaine de disparus. Plus de 600 bâtiments historiques ont été farouchement touchés par cette apocalypse, des immeubles complètement éventrés au milieu des quartiers les plus huppés de Beyrouth ont été dévastés par l'explosion. C'est tout le pays qui a ressenti la secousse provoquée par l'explosion de 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium. L'onde de choc a été ressentie jusque sur l'île de Chypre, à plus de 200 kilomètres.
De nombreux enfants et adolescents ayant vécu le traumatisme ce jour-là sont encore sous le choc, et commencent à manifester d'importantes séquelles psychologiques accompagnées de difficultés émotionnelles ou comportementales.
"Maman, est-ce que le vent méchant va revenir ?", c'est la question qu'Alex, 3 ans, ne cesse de réitérer à sa maman depuis la double explosion du port de Beyrouth. Selon la psychiatre de l'hôpital Hôtel-Dieu de Beyrouth, ce genre de question est tout à fait normal de la part des enfants, car ceux-ci ont constamment besoin d'être rassurés après ce qu'ils ont vécu, ils cherchent à être à l'abri du moindre danger.
À la question : "comment avez-vous vécu les moments de l'explosion du 4 août 2020 ?", des enfants et des adolescents, happés par des souvenirs devenus aigus comme des lames, racontent l'histoire des cicatrices gravées dans leur mémoire.
Karim (13 ans) :
"On était en train de jouer mes frères et moi à la maison, et tout d'un coup on entendit un bruit assourdissant suivi d'énormes déflagrations. Personne ne comprenait ce qui passait à cet instant-là ! Ce bruit de tonnerre ne cesse de tambouriner dans ma tête ! J'y pense tout le temps. Je ne reconnaissais plus mes frères, ils étaient recouverts de sang, je me touchais pour vérifier si j'étais toujours vivant, mes mains étaient tâchées de sang mais je ne ressentais pas la douleur à ce moment-là. En quelques secondes, j'ai pu enregistrer le pire film d'horreur de ma vie : les scènes ensanglantées et les voix éplorées de ma famille ne me quitteront jamais. Toutefois, je voudrais transmettre un message à tous les enfants libanais pour leur dire : ne désespérez pas et persévérez. Nous avons été le plus affectés par cette tragédie et c'est pour cette raison que notre voix doit résonner dans le monde entier. Je voudrais que le Liban revienne comme il était avant et nous allons ensemble oeuvrer à sa reconstruction."
Georges (10 ans) :
"Je dormais lorsque mon frère me fit réveiller pour me dire : on a trouvé notre père sous les gravats ! J'étais abasourdi, je ne comprenais rien. Je pensais que je dormais encore et que c'était simplement un terrible cauchemar. Mais non, malheureusement c'était une si amère réalité. Je suis devenu orphelin à cause de ces politiciens corrompus qui m'ont éloigné de mon père. Aujourd'hui, je suis responsable de ma famille. Je promets à mon père d'être ce qu'il a tant voulu que je sois : quelqu'un de bien, honnête, franc. Je voudrais réaliser son rêve : celui de devenir médecin."
Ali (14 ans) :
"Je suis toujours sous le choc, il a suffi de quelques instants pour que toute notre vie soit basculée. On n'a pas su si on était toujours vivants ou morts. Après la déflagration qui a eu lieu, je n'étais pas conscient de mes fractures et de mes blessures. C'est comme si le temps s'était arrêté ce jour-là. Je ne voyais que du sang autour de moi. Les murs de notre immeuble étaient recouverts de sang." Tout en s'effondrant en larmes, il continue : "Mais moi je ne pleure pas ! Je suis indigné. Tout s'est brisé devant nos yeux, y compris nos vies. Nos rêves sont désormais castrés."
Lina (21 ans) une des soeurs des disparus, les yeux embués de larmes, implore les autorités de lui permettre de rechercher les dépouilles de son frère au port de Beyrouth :
"Laissez-moi sentir son odeur, laissez-moi s'imprégner de sa présence, peut-être que s'il me voit, moi sa soeur, il sortira des décombres. Peut-être qu'il me dira : je viens ma soeur ! Je viens vers toi !".
De son côté, Hiba (35 ans) se trouvait avec son fils et sa fille, un nourrisson de seize jours, dans le salon de leur appartement, dont les meubles ont été pulvérisés quand la déflagration a déchiré la capitale : "J'ai eu l'impression que tout le verre de la maison valsait autour de nous", se souvient cette maman. Son fils était pétrifié : "Quand il a vu le sang couler sur ses jambes, il était sous le choc. Il a commencé à hurler : "Maman, je veux pas mourir", avant de se jeter dans ses bras. Essayant elle-même de se maîtriser, Hiba a tenté de le calmer : "Il m'a répondu les yeux mouillés, la voix brisée et étreinte de sanglots : "c'est quoi cette vie ? Coronavirus et une explosion ?", poursuit-elle. "Imaginez, un enfant de six ans qui vous pose cette question !"
Son nouveau-né a perdu connaissance. Il a fallu une vingtaine de minutes "avant qu'il commence à bouger ou à pleurer", raconte la mère qui, sous le choc, n'arrivait plus à produire de lait. Il fallait donc utiliser du lait en poudre.
Hiba tente d'accompagner et de soutenir son fils en lui consacrant plus de temps pendant cette période difficile :
"j'essaie de l'éloigner au maximum de la télévision et des réseaux sociaux et de l'occuper en permanence avec ses jouets dans sa chambre. Je cherche des conseils sur internet pour savoir comment communiquer d'une manière bienveillante avec lui, d'une manière simple et sans le traumatiser. Il sursaute dès qu'il entend un bruit".
À ce sujet, la psychologue Sofia Meemari affirme que
"des enfants vont souffrir d'anxiété. N'importe quel bruit fort va leur faire craindre une répétition du drame. Ils vont avoir peur de quitter leurs parents, au point de ne pas vouloir aller aux toilettes seuls. Il y aura aussi des cauchemars, du mutisme, de l'isolement, car de nombreuses questions tourmentent leur esprit"1.
Rose raconte également la terreur de sa petite fille âgée de 5 ans :
"Elle serrait fort sa poupée en chiffon à moitié mutilée et s'effondrait en larmes : pourquoi, grand-mère, sont-ils en train de casser notre maison ? Moi j'aime notre maison !" Rose poursuit : "Nous étions heureux, mais tout d'un coup la tristesse a assombri notre coeur et s'est répandue comme une traînée de poudre dans toute la famille. Ils ont fendu notre coeur et l'ont transformé en lambeaux. Tout est tombé devant nos yeux tel un château de cartes."
Gemma, 6 ans, atteinte d'un cancer, refusait radicalement de subir son traitement avant le retour de son père de voyage. Elle l'attendait impatiemment pour qu'il la soutienne et racontait à tout le monde qu'il allait venir très bientôt. Le jour de son arrivée, le père de Gemma s'est rendu à l'hôpital pour être à ses côtés et c'est à ce moment-là que le drame est survenu. Tout l'hôpital valsait, les vitres et le plafond sont tombés sur le père, qui s'est effondré devant les yeux sidérés de sa fille. Il gisait par terre, baignant dans des lacs de sang. La petite fille s'évanouit.
Tarek, âgé de 9 ans, raconte courageusement les moments de l'explosion lorsqu'il était dans l'appartement avec sa maman :
"Lors de la déflagration, ma mère a été projetée sur plusieurs mètres, heurtant brutalement sa tête contre un mur. Elle commença à crier. Tout frémissait sous mes pieds, je ne voyais plus rien ! Je me demandais si on était encore dans notre maison ou ailleurs ! J'étais ébranlé du désastre que j'ai vu ! Je suis resté quelques secondes sous le choc. Moi, j'avais la main fracturée et mon oeil droit blessé. Mais tout ce que je voulais c'était de venir au secours de ma mère. J'entendais partout ses cris déchirants. Je la cherchais sous les gravats mais je ne la trouvais pas ! Je commençais à fouiner et je finis par la trouver sous un amas de meubles. Je l'ai sauvée ! Son visage était recouvert de sang, elle était complètement médusée. Je tins sa main et l'aida à se relever pour sortir de la maison pour demander du secours. Maman criait : je veux rester dans mon salon !
Mais j'insistai pour la faire sortir de la maison vu son état, je lui ai pris la main et nous avons descendus les escaliers, 9 étages. A chaque fois que je lâchais sa main, elle s'immobilisait et restait bouche bée. Arrivés au 6e étage, j'ai commencé à courir pour gagner du temps. Arrivé en bas des escaliers, je me tournais derrière moi et fut étonné de trouver ma mère encore immobilisée en haut de l'étage. J'étais complètement effondré mais il fallait tenir le coup. Arrivant finalement à gagner la rue, des voisins nous amenèrent à l'hôpital. Maman fut transportée aux urgences."
Le plus grave dans tous ces témoignages reste les destructions inouïes dont personne ne parle et qui restent cachées au plus profond de l'âme, mais qui peuvent surgir à n'importe quel moment tels des volcans ravageurs.
Hala Kerbage affirme que les enfants qui ont été le plus exposés à ce drame seraient le plus sujet à manifester des attitudes comportementales importantes et auront besoin d'assimiler le drame :
"L'enfant va ressentir le besoin de reproduire ce qu'il a déjà vécu à travers des activités ludiques, des dessins ou des questions, dans une tentative d'incorporer cette tragédie".
Des enfants, en état de choc, mettront plus de temps pour pouvoir libérer leur parole que d'autres.
C'est le cas de Michel, 7 ans :
"Ce jour-là, raconte sa mère, il se trouvait sur un terrain de Foot avec son père et son meilleur ami. Au moment de la déflagration, ils ont senti le sol vaciller sous leurs pieds. Au départ, ils ont cru à une secousse. Même s'ils couraient dans tous les sens, ils avaient l'impression qu'ils faisaient du surplace. Le temps s'est arrêté pour eux à la vue du champignon atomique. Michel était sidéré. Au retour, il a vu notre maison abattue. Il regardait sans réagir comme s'il était sonné. Il a mis plusieurs jours pour commencer à gribouiller. La première chose qu'il a dessiné c'était un énorme parapluie recouvrant la largeur de son papier avec des bombes tout autour."
Le dessin s'avère être est un moyen d'expression privilégié qui permet de garder des traces significatives d'un événement. Il permet de saisir le monde et se rattache à ce que vit et éprouve l'enfant. Son aspect ludique est essentiel :
"[il] représente en partie le conscient, mais aussi, et de façon plus importante, l'inconscient. C'est la symbolique et les messages se rattachant au dessin qui nous intéressent et non l'esthétique de celui-ci. L'enfant transpose sur la feuille son état d'âme et son état d'esprit sans vraiment s'en rendre compte. C'est pourquoi il est plus favorable de ne pas pousser l'enfant à dessiner, s'il n'en ressent pas le besoin. Il devrait dessiner par plaisir et non pour faire plaisir."2
Le dessin est une porte ouverte à la pensée. En dessinant, l'enfant révèle un aspect de lui-même, il transpose son univers émotionnel via les formes et les couleurs. Le dessin devient donc un moyen pour exprimer ses émotions et ses sentiments.
Certes, la blessure est encore béante pour tous les enfants traumatisés par cette explosion et les souvenirs restent enkystés dans leur mémoire mais il faut savoir les soutenir d'une manière bienveillante, leur assurer un soutien adéquat, chacun suivant sa situation, les amener à verbaliser leurs émotions sans toutefois les obliger à le faire s'ils ne le souhaitent pas.
La pratique de la philosophie, outil de guérison de la santé de l'âme, pourrait être un moyen de construction de la résilience chez les enfants les plus touchés par ce drame, afin de panser leurs pensées ineffables et les aider à reconstruire leur estime de soi et le sens de leur tragédie vécue.
(1) Sophia Maamari, psychologue libanaise gérant l'aspect technique du projet de soutien psycho-social pour les enfants vivant dans les camps de réfugiés palestiniens et leurs parents dans tout le territoire. Elle travaille pour Handicap International depuis octobre 2005.
(2) Bédard N., Comment interpréter les dessins d'enfants, Québec, Les Éditions Quebecor, 1993, p. 10.