Revue

Suisse : Le développement de la pensée critique chez l'adolescent

La pensée critique, traduction de l'anglais critical thinking, parfois traduit par "esprit critique", est un but éducatif central de l'enseignement scolaire. Je vais d'abord expliquer ce qu'est la pensée critique, et décrire la situation actuelle dans l'enseignement en Europe. Ensuite, je présente ce que je considère être des aspects fondamentaux à considérer dans l'enseignement de la pensée critique au lycée (et à l'université), en particulier le développement cognitif et social des adolescents.

I) La pensée critique comme but éducatif

Le concept de la pensée critique a été introduit par le philosophe John Dewey aux Etats Unis dès le début du 20ème siècle. Il l'appelle la pensée réflexive (reflective thought). S'inspirant des philosophes empiristes Francis Bacon, John Locke et John Stuart Mill, il propose la définition suivante : "L'examen actif, persistant et attentif de toute croyance ou forme supposée de connaissance à la lumière des raisons qui la soutiennent, et des conclusions ultérieures auxquelles elle tend, constitue une pensée réflexive."1

Dewey parle aussi d'enquête (inquiry) et d'examen critique (criticalexamination). La pensée critique est une pensée scientifique au sens large : On examine les croyances, on cherche les raisons qui les soutiennent, on examine si ces raisons sont bonnes, on formule des hypothèses, on construit des arguments, on examine la validité des raisonnements. On essaie donc de raisonner, d'être rational. Ceci est un idéal. On peut y parvenir plus ou moins bien.

La pensée critique est importante pour au moins deux raisons. D'une part, pour la liberté. Dewey écrit : "En bref, la véritable liberté est intellectuelle ; elle repose sur le pouvoir de la pensée, sur la capacité de "retourner les choses", d'examiner les choses délibérément, de juger si la quantité et le type de preuves nécessaires à la décision sont à portée de main, et si ce n'est pas le cas, de dire où et comment rechercher ces preuves."2

D'autre part, pour la démocratie. Pour Dewey, l'enseignement est étroitement lié à cette forme de système politique. Il faut former des penseurs critiques afin qu'ils puissent participer activement à la construction de la démocratie, et aussi afin qu'ils puissent se protéger contre tous genres de dangers de manipulation et de séduction autoritaire (voir Dewey 1916).

Dans les années 1930, les idées de Dewey ont été mises en oeuvre dans quelques-unes des écoles qui ont participé à une étude longitudinale sur huit ans à travers tout le pays sponsorisé par l'association pour l'éducation progressive. Un des résultats de l'étude était que les élèves des écoles qui avaient introduit des méthodes expérimentales innovantes avaient des compétences dans la pensée critique un peu plus élevées que le groupe de comparaison (voir Hitchcock, 2018). Dans ce courant, Edward Glaser a conduit une petite étude d'intervention dans quatre classes du secondaire, et pour cela il a construit un test de la pensée critique avec son directeur de recherche Goodwin Watson, un test qui sera connu sous le nom de Watson Glaser test. Dans son étude publiée en 1941, Glaser a pu démontrer que l'instruction de la pensée critique a un effet sur les compétences des élèves.

Une contribution majeure à la discussion philosophique du concept a été faite par Robert Ennis dans son article "A concept of criticalthinking : A proposed basis for research in the teaching and evaluation of criticalthinkingability" en 1962. Dans cet article, Ennis donne une liste de 12 compétences clés de la pensée critique. Le penseur critique est celui qui sait 1. se concentrer sur une question, 2. analyser des arguments, 3. poser des questions de clarification et savoir y re´pondre, 4. juger la cre´dibilite´ d'une source, 5. observer et e´valuer des comptes-rendus d'observation, 6. de´duire et e´valuer des infe´rences de´ductives, 7. induire et e´valuer des infe´rences inductives, 8. construire et e´valuer des jugements de valeur, 9. construire et e´valuer des de´finitions, 10. identifier des pre´suppose´s, 11. construire une proce´dure de de´cision, 12. discuter et agir avec les autres (Ennis 1962 ; cité d'après la traduction de Gospérec 2017). Cette liste a été retravaillé et élargi par Ennis à plusieurs reprises, et elle est une des références primaires pour les chercheurs jusqu'à nos jours.

A partir des années 1970, les Etats-Unis voient un essor de cours de pensée critique et de la logique informelle ( informallogic) dans les universités et aussi de tests pour quantifier les compétences en pensée critique. A présent, il existe toute une industrie proposant des manuels de préparation à ces tests divers (voir Hitchcock, 2018 ; Cospérec, 2017). En parallèle avec ce mouvement au niveau universitaire, a été initié le mouvement de la philosophie avec les enfants. Matthew Lipman, inspiré par Dewey, a publié une série de livres pour les différents niveaux d'âges pour développer les différentes compétences de la pensée critique, en particulier l'argumentation. Aujourd'hui, on considère que la pensée critique est un ensemble d'attitudes, de compétences et de savoirs, et que l'idée centrale est de penser de manière prudente et axé sur un objectif ( careful goal-directed thinking, Hitchcock 2018).

En Europe continentale, l'accent est mis plutôt sur la pensée autonome comme but de l'éducation. Et la tradition est plutôt rationaliste. Le point de référence primaire est ici Emmanuel Kant avec la fameuse formule du penser par soi-même. Il écrit dans son article "Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?" (1784) : "Les Lumières (l'éclaircissement, Aufklärung), c'est la sortie de l'homme de son immaturité dont il est responsable lui-même. L'immaturité est l'incapacité d'utiliser sa raison (l'entendement, Verstand) sans l'aide d'un autre. On est responsable soi-même de cette immaturité lorsque la cause n'est pas un manque de raison mais de résolution et de courage pour utiliser sa propre raison sans l'aide d'un autre. Sapere aude! Aie le courage d'utiliser ta propre raison ! est ainsi la devise des Lumières (Aufklärung)."3

Et deux ans plus tard il écrit : " Penser par soi-même (Selbstdenken), c'est chercher la pierre de touche suprême de la vérité en soi même (c'est-à-dire dans sa propre raison) ; et la maxime de penser par soi-même à tout moment, ce sont les Lumières (Aufklärung)."4

En France, dans une tradition républicaine de l'éducation, l'autonomie de la pensée est le but explicite de l'enseignement philosophique. On peut lire par exemple dans les Instructions de 1925 d'Anatole de Monzie : "L'apprentissage de la liberté par l'exercice de la réflexion, et l'on pourrait même dire que c'est là l'objet propre et essentiel de cet enseignement."

Que l'autonomie de la pensée soit le but de l'enseignement philosophique est jusqu'à nos jours un consensus qui réunit des approches aussi différentes que celle, traditionaliste, de Jacques Muglioni, ancien inspecteur dans les années 1990, que la didactique du philosopher de Michel Tozzi (2006). Dans les programmes de philosophie de terminale générale de 2003, le but est spécifié par "l'exercice réfléchi du jugement" et contribue ainsi à former "des esprits autonomes... capables de mettre en oeuvre une conscience critique du monde contemporain". Dans le nouveau programme de 2020, on constate que la formule a changé un peu ; on spécifie le but maintenant par "le jugement critique des élèves"5. Aujourd'hui, l'esprit critique est invoqué non seulement comme but de l'enseignement philosophique mais aussi d'autres matières comme l'histoire et l'anglais6.

II) La situation actuelle dans les systèmes éducatifs en Europe

Dans beaucoup de pays européens, on a reformulé les programmes scolaires en vue des compétences à acquérir (voir par exemple celui, très large, de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie). Mais souvent, en tous les cas dans les programmes des pays alémaniques, ces compétences ne sont pas orientées de manière systématique sur la pensée critique, et les résultats de la vaste recherche anglophone ne sont pas prises en compte. En plus, dans les manuels, on ne trouve pratiquement pas de théorie ni d'exercices pour développer ces compétences. En particulier, on constate un manque par rapport aux exercices pour développer les compétences de l'argumentation7.

En France, la situation n'est guère meilleure. La logique et la rhétorique qui avaient été enseignées au 19ème siècle ont quasiment disparu du programme de la philosophie à partir des réformes de 1902 (Cospérec, 2010). Dans les programmes plus récents, par exemple celui de 2003, on trouve les "compétences que les élèves doivent acquérir pour maîtriser et exploiter ce qu'ils ont appris". Celles-ci sont "définies" ; on y lit : "Les capacités à mobiliser reposent largement sur les acquis de la formation scolaire antérieure : elles consistent principalement à introduire à un problème, à mener ou analyser un raisonnement, à apprécier la valeur d'un argument, à exposer et discuter une thèse pertinente par rapport à un problème bien défini, à rechercher un exemple illustrant un concept ou une difficulté, à établir ou restituer une transition entre deux idées, à élaborer une conclusion."

Dans le programme actuel de 2020, on ne trouve plus le mot "compétence", ni même celui de "capacité", remplacé par "savoir-faire", mais le contenu est pratiquement le même : "Prenant appui sur les savoirs et savoir-faire acquis au cours de sa scolarité, l'e´le`ve apprend a` analyser des notions...".

Il y au moins trois problèmes ici, que Michel Tozzi et Serge Cospérec ont constatés il y a des années. Premièrement, les capacités nommées ne sont pas acquises au cours de la scolarité antérieure puisqu'il n'y pas d'enseignement à ce sujet, et on ne voit pas comment les élèves pourrait les apprendre sans instruction, mis à part le fait qu'il serait injuste d'exiger quelque chose qui n'a pas été enseigné. En cours de français, les élèves apprennent à reconstruire une argumentation dans un texte d'un point de vue purement descriptif, sans discussion de la valeur de l'argument ; ils apprennent que l'argumentation sert à influencer le destinataire, mais ne l'analysent pas en fonction de sa relation à la vérité. En cours de mathématiques, ils apprennent la démonstration, un raisonnement purement déductif, qui ne prend pas en compte l'élément discursif de l'argumentation. Les élèves n'apprennent donc pas à raisonner philosophiquement (Cospérec 2005).

On pourrait répondre que le mouvement de la philosophie avec les enfants a emmené la pratique de la discussion à visée philosophique dans le primaire (Tozzi, 2013, 2017). Et en effet, les enfants y apprennent à conceptualiser et à argumenter. Mais y apprennent-ils aussi des concepts du raisonnement et de la logique ? Selon Cospérec, cela n'a pas lieu. Il écrit : "dans le primaire comme dans le secondaire, les de´bats en classe se caracte´risent par l'absence de formation a` ces normes de la rationalite´ critique et de l'enque^te" (Cospérec 2017). Et de même le sociologue Gérald Bronner, qui dit dans un entretien avec Le Monde : "l'esprit critique n'a jamais été enseigné à l'école en tant que tel. Beaucoup de disciplines enseignent des fragments... mais cela n'est jamais systématisé. Les enfants n'apprennent pas à comprendre leur compréhension, à connaître leur connaissance. Ils ne sont pas invités à se poser la question : comment savoir que ce qui est vrai est vrai ?"8. Ce jugement est probablement trop radical puisque les questions fondamentales de ce qu'on peut savoir et de ce qui est vrai sont abordées dans les discussions à visée philosophique avec les enfants. Mais il est vrai qu'il n'y pas encore d'enseignement systématique du primaire à la terminale.

Deuxièmement, il y a un manque de clarté conceptuelle. Dans le programme de 2003 on parle de "compétences", puis de "capacités" - est-ce la même notion ? (Tozzi, 2018). Et de quelles compétences parle-t-on exactement ? Tozzi réclame donc qu'on précise les compétences : "Un travail de description cognitive doit être fait pour - c'est une exigence philosophique -'savoir ce dont on parle', et 'si ce qu'on en dit est vrai !'" (Tozzi, 2010). Tozzi propose de spécifier les compétences en s'appuyant sur les trois capacités philosophiques de base, la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation (Tozzi 1992 ; 1994/2002 ; 2006 ; 2011 ; Lasserre 2010). Mais pour l'argumentation, Tozzi constate : "Il faudrait ainsi affiner des niveaux d'exigence pour les différents processus de pensée escomptés" (Tozzi, 2010). C'est un travail à faire.

Troisièmement, dans le programme il n'est pas prévu que les capacités de raisonnement soient enseignées en elles-mêmes. On demande aux élèves qu'ils raisonnent philosophiquement, mais on ne leur explique pas comment il faut le faire. Il n'y a pas d'enseignement de l'argumentation philosophique en terminale. Et pourtant, c'est exactement ce qui serait nécessaire. Comme l'écrit Cospérec : "Il serait donc temps que les professeurs de philosophie conside`rent que cet apprentissage n'est pas l'affaire de quelques observations en de´but d'anne´e sur 'la me´thode' de la dissertation ; qu'il s'agit d'une authentique discipline d'esprit qu'il convient de de´velopper et d'exercer et sans laquelle les e´le`ves sont condamne´s a` la confusion et a` l'erreur" (Cospérec 2010).

III) Développer la pensée critique

Il faut donc enseigner la pensée critique au lycée, et en particulier il faut enseigner la conceptualisation et l'argumentation. Pour ces dernières compétences, il y des concepts de base que les élèves doivent apprendre pour être en mesure d'y réfléchir dans une perspective de la vérité. Pour l'analyse des concepts, les élèves doivent apprendre ce qu'est un concept (quelque chose d'abstrait à la différence d'un objet concret), ce qu'est une définition et ce que sont des conditions nécessaires et suffisantes. Pour l'argumentation, les élèves doivent apprendre ce qu'est un argument, une prémisse, une conclusion ; ce qu'est un argument valide (validité logique) et ce qu'est un argument correct (valide et avec seulement des prémisses vraies) ; et les différentes manières de critiquer un argument (Pfister 2010/2014, p. 36). Ensuite, il y d'autres concepts comme la distinction entre arguments déductifs et non-déductifs (Murcho, 2005), les formes d'arguments valides comme le modus ponens et le modus tollens, les fallaces ou sophismes, etc. Il faut aussi faire un entraînement à la reconstruction d'arguments, processus qui demande aussi bien une interprétation des énoncés d'un texte que de leur contexte argumentatif. L'enseignement de la reconstruction d'arguments peut être commencé par des schémas en arbre (Chomienne, 2005), une technique qui a des effets bénéfiques sur les capacités argumentatives (Harrell, 2008).

Aussi important soit-il d'avoir des connaissances de base en théorie de l'argumentation, aussi important est-il de savoir que notre raisonnement est souvent moins rationnel que nous ne le croyons. Comme Amos Tversky et Daniel Kahneman l'ont montré, notre raisonnement est influencé par des biais cognitifs et des heuristiques de jugement (Tversky et Kahneman, 1974). Pour expliquer le fonctionnement psychologique du raisonnement, Tversky et Kahneman distinguent entre deux systèmes cognitifs, le système 1 (rapide et instinctif) et le système 2 (plus lent et plus réfléchi). Les deux systèmes sont d'une importance existentielle pour les êtres humains. Une fonction importante du système 2 est de surmonter les biais et heuristiques du système 1 (Kahneman, 2012). Cette théorie, cependant, ne va pas assez loin. Selon Stanovich (Stanovich et Stanovich, 2010 ; Stanovich, Toplak, West, 2016), il faut en plus introduire une distinction dans le système 2 entre les processus algorithmiques et les processus réfléchis. Les capacités de l'esprit algorithmique sont celles qui sont mesurées par un test de Quotient Intellectuel. L'esprit réfléchi contient des capacités d'autorégulation et des valeurs épistémiques telles que la recherche de la vérité. Il a notamment pour fonction de déclencher l'élimination des heuristiques au niveau du système 1 par l'esprit algorithmique. Avec cette distinction, Stanovich arrive à distinguer la rationalité de l'intelligence. La pensée critique faisant partie de la rationalité, son enseignement à un niveau supérieur doit inclure des stratégies pour minimiser les effets néfastes des biais et heuristiques9.

En plus, il faut prendre en compte dans le cours ce qu'on appelle les conceptions initiales (ou représentations initiales, en anglais : preconceptions). C'est un élément clé dans la théorie du changement conceptuel ( conceptual change). L'idée centrale de cette théorie élaborée dans les années 1980 par un groupe de recherche dirigé par George Posner et Kenneth Strike, est que l'apprentissage cognitif est un processus de changement conceptuel. La théorie cherche à explorer la question de savoir comment ce processus se déroule lorsqu'on est confronté à de nouvelles idées (Posner et al., 1982). Les conceptions initiales y jouent un rôle déterminant. Les conceptions initiales sont les conceptions que l'on a avant d'être confronté aux résultats scientifiques. Elles ne sont pas nécessairement fausses, et même quand elles le sont, elles peuvent néanmoins être utiles. Pour l'enseignement, on doit distinguer trois objectifs didactiques : compléter les conceptions initiales par des concepts alternatifs ; affiner les préconceptions ; et remplacer la préconception par un concept scientifique correct (Zimmermann, 2016). Initialement élaborée pour l'enseignement des sciences, la théorie du changement conceptuel est ensuite reprise par d'autres didactiques comme par exemple celle de l'histoire (Limon, 2002). Elle est particulièrement utile pour la philosophie, puisque les concepts y jouent un rôle central. Des usages de conceptions initiales en classe sont proposés - pour la première fois ? - pour le cours de philosophie par Serge Cospérec (2005), mais sans référence à la théorie. Cospérec travaille sur les conceptions initiales de la vérité. On peut et doit le faire dans le cours aussi avec d'autres conceptions initiales, par exemple des conceptions sur l'esprit, le corps, notre relation envers les animaux, etc. Pour la pensée critique, ce sont en particulier les conceptions de la vérité, du savoir, du raisonnement etc. qu'il faut aborder. On parle aussi de conceptions épistémiques (Sinatra et Chinn, 2012).

En plus, il faut prendre en compte le développement cognitif et social des élèves. Je vais dans ce dernier temps présenter quelques résultats de la recherche en psychologie du développement et expliquer en quoi ils sont pertinents pour la pensée critique.

IV) Le développement cognitif et social

Le pionnier de la recherche du développement cognitif chez l'enfant est Jean Piaget. Il a remarqué que les jeunes enfants avant l'âge de la scolarité prennent leur perspective comme objective et absolue. Quand ils comprennent que d'autres ont leur propre perspective, ils continuent quand même à penser le savoir comme étant objectif et absolu. Ils sont des réalistes naïfs (Piaget, 1926). Au plus tard quand ils entrent à l'école, ils comprennent que les gens peuvent avoir des opinions différentes. Les enfants commencent donc à faire la distinction entre "fait" et "opinion". Mais avec l'âge, ils remarquent aussi que même sur ce qui leur semble être des faits, il existe différentes opinions entre les adultes, qui pourtant devraient le savoir. Avec le nombre croissant de cas de ce genre, il devient, comme le décrit le psychologue Michael Chandler, de plus en plus difficile pour les enfants de garder leur réalisme. Néanmoins, les enfants continuent de le défendre. Chandler appelle ce stade celui du "réalisme défendu".

Avec le développement de capacités d'opérations formelles (Piaget) vers 12 ans - ce n'est pas un passage simple d'un stade à l'autre, mais une transition beaucoup plus complexe et longue (Moshman, 1998) - les enfants et jeunes adolescents peuvent généraliser le doute qui va donc finalement affecter n'importe quelle croyance. Cela engendre des conséquences importantes pour la construction de l'identité des adolescents. Chandler parle de la "solitude épistémique" causé par la compréhension que chaque individu a sa propre perspective sur le monde (Chandler, 1975). C'est alors que deux voies s'ouvrent : soit on peut opter pour un scepticisme (ou relativisme) radical - tout est opinion, il n'y pas de vérité - ou un dogmatisme aveugle - c'est telle ou telle autorité qui sait, et je la suis. Que leurs élèves utilisent des formules de scepticisme ou dogmatisme naïfs est un constat que beaucoup d'enseignants de philosophie font (Le Doeuff, 1980 ; Cospérec, 2005 ; Pfister, 2005, 2019 ; on peut le constater aussi chez des enseignants, voir Pecharroma´n, 2005). Il est important de noter ici que, comme le dit Michèle Le Doeuff : "On n'est absolument pas en droit de dire que les e´le`ves sont sceptiques : ils sont en situation de produire des discours sceptiques" (Le Doeuff 2007). Chandler appelle ce stade "l'axe du scepticisme-dogmatisme" (Chandler et al., 1990). Il faut bien être clair : le doute radical touche au fondement de notre existence et notre identité. Chandler le décrit ainsi : "Découvrir un moyen de contourner cette impasse, un moyen de retrouver une base épistémologique acceptable dans un monde essentiellement incertain... est une tâche primordiale du développement de l'adolescent" (Chandler, 1987, p. 150).

Le stage suivant est celui du rationalisme post-sceptique (Chandler, 1987) : on comprend que le savoir a des aspects relatifs, sans pour autant devoir abandonner le concept, et on comprend qu'une croyance peut-être plus ou moins justifiée. C'est aussi le stade du penseur critique.

Quand est-ce qu'on l'atteint ? On constate une grande différence entre les personnes ; quelques-unes l'atteignent déjà à l'âge de l'adolescence, d'autres quand ils entrent à l'université, d'autres encore ne l'atteindrons peut-être jamais. Beaucoup de personnes restent longtemps au stade du réalisme défendu et n'atteignent que très tard l'axe du scepticisme-dogmatisme. D'ailleurs, si l'on arrive à utiliser des opérations formelles ou à penser de manière critique dans une situation donnée ne signifie pas être capable de raisonner en conséquence dans une situation différente.

On peut donc s'attendre à trouver chez les élèves d'une classe de lycée une multitude de conceptions épistémiques initiales (réalisme défendu, scepticisme, dogmatisme, rationalisme post-sceptique). Pour développer leur esprit critique, il faut travailler sur ces conceptions avec eux (Pfister, 2019). Il est important en tant qu'enseignant de ne pas essayer d'imposer aux élèves une certaine conception. Sinon on risque qu'ils adoptent une attitude défensive et on obtiendra l'effet inverse. Il faut du temps pour ce développement si important dans le développement de la pensée critique10.


(1) Ma traduction de :''Active, persistent, and careful consideration of any belief or supposed form of knowledge in the light of the grounds that support it, and the further conclusions to which it tends, constitutes reflective thought''..

(2) Ma traduction de :''Genuine freedom, in short, is intellectual; it rests in the trained power of thought, in ability to "turn things over," to look at matters deliberately, to judge whether the amount and kind of evidence requisite for decision is at hand, and if not, to tell where and how to seek such evidence''. (Dewey 1910, p. 66).

(3) Ma traduction de :"Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Muthes liegt, sich seiner ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Sapereaude! Habe Muth, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung". (Kant 1784, p. 481).

(4) Ma traduction de :"Selbstdenken heißt den obersten Probierstein der Wahrheit in sich selbst (d. i. in seiner eigenen Vernunft) suchen; und die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Aufklärung". (Kant 1786, note 7).

(5) Ministère de l'Éducation Nationale et de la Jeunesse, Le Bulletin Officiel de l'Education Nationale. https://www.education.gouv.fr

(6) Ministère de l'Éducation Nationale et de la Jeunesse, "Former l'esprit critique des élèves," sur éduscol.fr (mise à jour le 10 janvier 2018, accédé le 2 avril 2020).

(7) Dans mon manuel (Pfister 2006), un chapitre porte sur la logique, et dans mon introduction à la didactique de la philosophie, j'y consacre une petite page et j'y reviens à plusieurs reprises (Pfister 2010/2014, p. 36). Pour une introduction à des outils de raisonnement en philosophie, voir Pfister 2013.

(8) Gérald Bronner : "L'esprit critique peut s'enseigner et s'apprendre en tant que tel", Propos recueillis par Marine Miller, paru dans Le Monde, 11 juin 2019.

(9) Pour l'emploi de la théorie de Stanovich dans un cours à l'université, voir Esch 2013 ; pour une introduction à la pensée critique basée sur la théorie de Stanovich, voir Pfister 2020.

(10) Je remercie Verena Thaler pour ses commentaires sur des versions antérieures de l'article.

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