Introduction
S'interroger sur l'introduction de la lecture de textes philosophiques dans la pratique philosophique à l'école primaire, c'est se confronter à la question de la "culture philosophique" : comment la définir ? Quelle est-elle ? Qu'en fait-on ? Si son apprentissage paraît légitime et profitable - même s'il ne va pas de soi - dans les classes primaires, il faut encore souligner que cette culture philosophique diffère d'un lieu à l'autre. La didactique de la philosophie pour enfants qui sera ici proposée sera donc forcément singulière et particulière. Cette précaution étant faite, il convient de définir chacun des termes employés dans ma question de départ, à savoir : "Introduire la lecture de textes philosophiques dans la pratique philosophique à l'école primaire ?"
- INTRODUIRE : consiste à proposer une première approche de quelque chose à des personnes non-initiées. Mais cela signifie aussi qu'il s'agit de bousculer le cours des choses pour y amener un élément neuf, inédit. Introduire, c'est innover.
- LA LECTURE : apprentissage immanquable, la conception que s'en fait l'école est, dans notre contexte, à interroger - tant dans ses objectifs que dans les moyens qu'elle met en place pour les atteindre.
- DANS LA PRATIQUE PHILOSOPHIQUE : nous ciblons ici les nouvelles pratiques en plein développement depuis Matthew Lipman et sa Communauté de Recherche Philosophique (CRP).
- À L'ECOLE PRIMAIRE (OU ELEMENTAIRE) : il s'agit là du public ciblé par notre exposé et nos recherches. Les résultats et contenus en seraient sans doute très différents pour un public adolescent ou adulte.
- TEXTES PHILOSOPHIQUES : au vu de cela, nous entendons par "textes philosophiques" non des textes purs directement tirés de la tradition philosophique mais des adaptations - issues de ce que nous avons nommé la " philosophie-jeunesse " - susceptibles de transposer la pensée des auteurs d'une manière pertinente et accessible au public d'enfants. Pertinente, c'est-à-dire fidèle au(x) philosophe(s) abordé(s). Accessible, c'est-à-dire dotée d'une syntaxe adéquate, d'un lexique simplifié mais aussi d'une forme de narration déterminée - le tout étant de ne pas rebuter.
I) Les raisons d'une absence
Les raisons qui expliquent l'absence de référence à la culture philosophique dans la pratique philosophique avec les enfants sont nombreuses. Nous pourrions cependant les résumer comme suit :
- Une volonté initiale de garantir l'exercice libre de la pensée (Lipman, 1995).
- Une légitimation de la pratique philosophique qui passe par l'évacuation des textes philosophiques.
- Une représentation du/de la professeur-e de philosophie ancienne et une représentation de l'enseignement de la philosophie élitiste (Poucet, 2016).
- Des outils pédagogiques pour l'école primaire construits majoritairement sans référence philosophique.
- Une édition jeunesse contrastée et ambivalente.
II) Les raisons d'une présence
Plusieurs raisons nous incitent pourtant à plaider en faveur d'une inclusion véritable de références dans la pratique philosophique avec les enfants. En vue de cette inclusion, on peut notamment invoquer :
- Une raison théorique : il s'agirait de promouvoir une didactique plus équilibrée entre compétences à acquérir et contenus à y lier (Goubet, 2015).
- Une raison sociale ou politique : à titre d'ambition culturelle.
- Une raison pragmatique : grâce à de nombreux nouveaux supports disponibles comme la philosophie jeunesse.
- Un ensemble de raisons contextuelle s (en France en tout cas) : le nouveau programme scolaire (MEN, 2015 et 2018), les difficultés de l'enseignement philosophique au secondaire (Rayou, 2016), les lacunes des élèves dans les compétences de lecture interprétative et appréciative (PISA/PIRLS/CEDRE).
Conclusion
Si l'on parcourt les différents ouvrages issus de philosophie jeunesse ( Sagesses et malices de Socrate, le philosophe de la rue ; les Petits Platons ; les Éditions du Cheval Vert ; les PhiloFolies ; les Goûters Philo ; etc.), on peut constater que ces ouvrages n'envisagent pas tous l'histoire de la philosophie de la même façon. Nous avons mené un travail de comparaison en fonction de cette question principale : comment les textes de philosophie jeunesse se servent-ils ou non de l'histoire de la philosophie ? Cette identification nous a permis de rendre pratique, réalisable, envisageable, notre proposition d'introduire la lecture de textes philosophiques dans la pratique philosophique avec les enfants.
Dans le cadre de nos recherches, l'emploi de ces diverses éditions a été expérimenté dans des ateliers de Discussions à Visée Philosophique (DVP) avec des élèves d'école élémentaire. Les résultats de ces expérimentations seront l'objet d'une publication prochaine, mais nous pouvons d'ores et déjà expliciter la trame de ces ateliers. À titre d'exemple, voici ci-dessous le plan d'un atelier sur la question de l'amour, basé sur la lecture fragmentée et aménagée de l'ouvrage : Socrate est Amoureux (Salim Mokaddem, Les Petits Platons, 2010).
Exemple d'animation avec textes de philosophie jeunesse - Socrate est amoureux
L'animation ici proposée suit ce plan :
- Annonce du thème (production de questions éventuelles)
- Lecture des textes
- Production de questions philosophiques (suite)
- Vote pour une question
- Discussion à Visée Philosophique (DVP)
- Production d'un écrit.
Nous avons identifié, dans le livre des Petits Platons, Socrate est Amoureux (Salim Mokaddem, Les Petits Platons, 2010), trois extraits, chacun associé à une vision de l'amour.
Texte 1 : le discours de Phèdre (pp. 14-17).
"Puisque ce soir, on doit parler de l'amour, je propose de commencer ! annonce Phèdre, impatient. Eros, le dieu de l'amour, est le plus ancien et donc le plus digne des dieux : il possède toutes les qualités des vieilles familles et l'autorité du plus âgé. Si ses origines sont lointaines, c'est parce qu'il commande depuis longtemps aux destinées humaines..." "Eros donne du courage aux amoureux à la guerre, car ils combattent avec plus d'ardeur lorsqu'ils doivent protéger leur amour. Les combattants ne veulent surtout pas démériter ou passer pour lâches aux yeux de leur bien-aimé. Les guerriers les plus intrépides sont portés par le sentiment d'amour et le désir de gloire, afin d'être encore plus aimés et admirés de leurs amants", conclut Phèdre avec un geste triomphal."
Texte 2 : le discours de Pausanias (p. 18).
L'Assemblée ne cache pas son enthousiasme. On honore Phèdre de plusieurs libations, en versant des coupes à terre. Puis le silence se fait.
"Mon cher Phèdre, s'écrie Pausanias dont c'est le tour de parole, je dois préciser qu'il existe deux Eros, deux sortes d'amour, comme il y a deux déesses de la beauté, deux Aphrodites. L'un se porte vers les corps, les plaisirs sensuels, les joies terrestres, celles de la multitude des hommes. L'autre, plus noble, se porte vers une beauté plus idéale et recherche des plaisirs moins vulgaires que ceux des sens. Cet amour céleste est attiré par les intelligences ; il n'aime pas en fonction des désirs instables de notre nature animale ou d'un intérêt grossier, mais il recherche la beauté du corps et surtout la beauté de l'âme. Cet amour se tourne vers une beauté plus difficile à obtenir que l'objet des passions du corps."
Texte 3 : le discours d'Aristophane (pp. 24-29).
Pris d'un hoquet, Aristophane avait laissé passer son tour de parole, afin de se chatouiller le nez pour se faire éternuer, comme il convient en pareille occasion, A présent, il se racle la gorge, comme s'il allait déclamer un poème ou une tirade :
"Il y a très longtemps, jadis et naguère, il était une fois dans le cosmos trois êtres différents en genre et d'une forme particulière ; des mâles, des femelles et genre surprenant, des androgynes, à la fois, mâles et femelles. Les individus de ces trois genres avaient une forme sphérique et possédaient quatre mains, quatre pieds, deux visages identiques, quatre oreilles, deux sexes. Ils se déplaçaient en roulant sur quatre bras et quatre jambes. Ces mâles et ces femelles que nous venons de décrire, et ces androgynes, genre mixte, étaient d'une grande force. Ils voulurent escalader le ciel pour entreprendre la conquête de l'Olympe et se mettre à la table des dieux qui, comme nous ce soir, festoient en permanence, avec des mets et des boissons qui rendent éternels et ne font jamais souffrir le corps. Cependant, Zeus, le dieu des dieux, ne permit pas à ces êtres de gravir les degrés du ciel, et pour réprimer leur ambition, il décida de les entraver."
L'Assemblée semble envoûtée par l'histoire fabuleuse que narre avec talent Aristophane. Porté par un bon public et encouragé par les vapeurs du vin, il poursuit :
"Zeus afin d'éviter cette ascension dangereuse pour lui et pour son pouvoir souverain, décida de couper en deux ces êtres anciens, mâles, femelles, et androgynes. Il les empêcherait, par cette amputation, de venir le défier. Les dieux tranchèrent donc des êtres de chaque genre en égales moitiés, diminuant ainsi leur force et leur puissance physique. Depuis ce jour, chaque moitié court après sa moitié pour reconstituer l'unité primitive et refaire ce Tout dont elle était une partie avant la punition divine."
À la suite de la lecture de ces textes, les questions finales des participants sont notées au tableau et reformulées pour être générales, "réappropriables" par toutes et tous :
Questions formulées par les élèves | Avant ou après la lecture | Nombre de voix obtenues au vote |
---|---|---|
À quoi sert l'amour ? | Avant | 0 |
L'amour est-il un sentiment comme les autres ? | Avant | 4 |
L'amour est-il obligé de faire partie de notre vie ? | Avant et après | 16 |
Existe-t-il plusieurs sortes d'amour ? | Avant | 5 |
Question choisie pour la DVP | ||
L'amour est-il obligé de faire partie de note vie ? |
S'ensuit une DVP, suivie de la production d'un écrit dans un cahier de philosophie.
(1) Laurence Breton a soutenu sa thèse, La pratique philosophique à l'école
élémentaire avec des textes philosophiques : une absence à interroger, une
présence à penser, en novembre 2019 sous la direction de Cendrine Marro.