Revue

Jean-Jacques Rousseau, Émile et l'apprentissage de l'Histoire : introduction et expérimentation

Introduction

Depuis quelques mois, j'ai la chance de mener des recherches sur l'Histoire de la philosophie adressée à la jeunesse. Une expression, un jeu de mot (si l'on peut dire) est au coeur de mon projet : un jeu de mots entre l'Histoire avec un grand H et les histoires, les récits, les narrations. Quelles sont les histoires que nous racontent les grands auteurs de l'Histoire de la philosophie ? Comment nous transmettent-ils leurs thèses ? leurs doctrines ? S'agissant de prendre en compte les intérêts et les capacités du jeune public, je m'intéresse tout particulièrement aux moyens de transmission "non traditionnels" qu'emploient les auteurs de la tradition1 : les moyens les plus ludiques, les plus curieux, les plus accessibles. La philosophie ne se réduit pas à ses imposants systèmes, ses néologismes impénétrables et obscurs. D' "autres philosophies" sont possibles. Mais à cela s'ajoute encore la question des raisons et des enjeux d'une telle démarche : pourquoi enseigner l'Histoire de la philosophie à la jeunesse ? Qu'y gagne-t-on ? Qu'est-ce que cela signifie ?

Sur base de tous ces questions, il a bien fallu commencer quelque part. Ce quelque part, c'est Rousseau - fidèle compagnon de mes études, auteur d'une oeuvre variée, à la croisée de mille chemins (romans, autobiographies, fictions heuristiques, expériences de pensée, traités de politique, d'éducation, de botanique, etc.). Sur cette question de l'Histoire de la philosophie pour enfants et adolescent.e.s, un ouvrage rousseauiste me paraît tout à fait crucial : l' Émile (1762). Rousseau y raconte l'éducation imaginaire d'un enfant tout aussi imaginaire. Par la fiction, il nous confie ses préceptes pour une éducation idéale. Dans le Livre IV, Rousseau pose explicitement la question de l'apprentissage de l'Histoire. Pour bien comprendre le saut que je propose au milieu de ce traité d'éducation, il importe néanmoins de redessiner l'arrière-plan anthropologique et pédagogique de l'oeuvre de Rousseau.

I) Anthropologie et pédagogie chez Rousseau

En 1754, Rousseau publie le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Il y présente une étrange anthropologie aux allures mythiques : la fiction du passage de l'État de Nature à l'État de Société. Par cette fiction heuristique, il explique le monde qui l'entoure, le comportement des hommes, la présence des inégalités et de la concurrence. En quittant l'État de Nature pour l'État de Société, l'homme est passé d'une individualité paisible à une communauté tourmentée, d'une transparence originelle au règne de l'apparence. L'amour de soi, passion douce et désintéressée, s'est mué en amour propre, passion funeste et insatiable. Par cette anthropologie fictionnelle, Rousseau nous présente une certaine conception de la Nature humaine : l'homme est né libre et bon, c'est la société qui l'a rendu servile et méchant. Mais, au beau milieu de la société, l'homme civil conserve au fond de lui les vestiges de cette douce nature originelle. Le "coeur de l'homme", sous la plume de Rousseau, désigne ce résidu d'État de Nature en chacun de nous.

Par l'éducation dans l' Émile (1762) et la politique dans le Contrat Social (1762), Rousseau tentera de ranimer l'Homme naturel dans l'Homme civil. Un contresens courant - dans lequel Voltaire lui-même était tombé - serait de croire que Rousseau nous invite à "rétrograder" : tout retour en arrière est impossible et il le sait. Il n'est pas tant question d'éviter la dénaturation de l'homme (qui est actée d'aussi loin qu'on s'en souvienne) que de travailler à le rendre meilleur. Il s'agit de "bien dénaturer" l'homme. Pour l'heure, nous nous concentrerons sur les implications pédagogiques de cette conception anthropologique : une bonne éducation est une éducation "par les choses" (primat de l'expérience), "par les causes" (seule véritable compréhension), excluant toute forme de mémoire par coeur (dénuée de compréhension). Loin de rétrograder vers un état de Nature aussi inaccessible que fictif, il s'agit d'aller de l'avant sans jamais rien précipiter : respecter l'évolution cognitive, psychique et physiologique de l'enfant, lui procurer une éducation négative (où il s'agit de "ne pas..."), où perdre du temps vaut mieux que brûler des étapes. Ces préceptes - qui s'éclairciront par la suite - passent par un soin particulier porté à l'environnement de l'enfant. Le bon éducateur est celui qui adapte l'apprentissage et l'environnement de son élève aux étapes de son développement. Dès lors, quand peut-il donc enseigner l'Histoire aux enfants ? Faut-il même l'enseigner ? Et si oui : comment et pourquoi ? Tel est l'objet du Livre IV de l' Émile dans lequel nous pouvons maintenant pénétrer.

II) Émile et l'apprentissage de l'Histoire

A) Quand faut-il apprendre l'Histoire ?

Pour Rousseau, l'Histoire n'est pas une simple histoire, un petit récit que l'on raconterait comme une comptine aux enfants : elle est un recueil de faits liés par des causes, constitués de multiples rapports, touchant à la morale et au politique. Or, l'enfant n'est pas d'emblée capable de comprendre de telles choses. Certes, l'enfant a une excellente mémoire - celle-ci est depuis longtemps démontrée - mais mémoire ne fait pas compréhension. Trop tôt ingurgitée, l'Histoire n'est pour l'enfant qu'un ramassis de mots sans sens ni représentation. Elle est une trame de mots sans idée. Or...

"Que m'importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m'en est inconnue ? Et quelles leçons puis-je tirer d'un événement dont j'ignore la vraie cause ?"

Émile, Livre IV, Paris, Flammarion, coll. "GF", p. 344.

"Non, si la nature donne au cerveau d'un enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géographie, et tous ces mots sans aucun sens pour son âge et sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit ; dont on accable sa triste et stérile enfance ; mais c'est pour que toutes les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent l'éclairer un jour sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se conduire pendant sa vie d'une manière convenable à son être et à ses facultés"

Émile, Livre II, op.cit., p. 156.

Par respect des étapes de son développement cognitif, il ne faut donc pas enseigner l'Histoire à l'enfant, nous dit Rousseau. Telle n'est pas la priorité. Si on enseigne l'Histoire trop tôt, on favorise l'apparition de préjugés, ces propos ou préconceptions dénués d'idées et de sens. Le discernement de l'enfant - ou "jugement" - est ainsi perdu et, rappelons-le, il est plus difficile de corriger des erreurs que d'agir lentement pour les éviter.

"Quels dangereux préjugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant prendre pour de la science des mots qui n'ont aucun sens pour eux"

Émile, Livre II, op.cit.¸ p. 156.

À anticiper ces apprentissages, on risque de faire de l'enfant un pseudo érudit, un bavard sans cervelle, un orgueilleux empli de préjugés, dit Rousseau. Ce risque vient du fait que l'on éduque trop souvent nos élèves en fonction de l'adulte que nous sommes ou que nous voudrions qu'ils deviennent à leur tour. Dans un geste infiniment moderne, Rousseau insiste : il est temps d'éduquer l'enfant pour l'enfant, l'enfant en tant qu'enfant.

Il s'agit donc de veiller à générer du sens et de l'utilité par nos enseignements. Tout l'art du précepteur est de ne pas brusquer le lent éveil de la raison enfantine. Curieux, le regard de l'enfant se porte sur tout ce qui l'entoure et ses questionnements et ses envies ont tôt fait d'anticiper sur ses capacités réflexives ou même motrices. Pour éviter ces dérives, l'éducateur soigne l'environnement de l'enfant, les objets qui s'y trouvent et chaque élément qui y apparaît. Aucun ne doit être hors de sa portée, c'est-à-dire dépasser ses capacités données.

"C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il peut connaître et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté et c'est par là qu'il faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse et à sa conduite dans tous les temps"

Émile, Livre II, op.cit., p. 157.

À ce stade, nous pouvons esquisser une première réponse à notre question de départ - à savoir, quand faut-il enseigner l'Histoire ? - : il ne faut pas enseigner l'Histoire aux enfants. Ils sont encore incapables de la comprendre car ils ne comprennent pas encore les causes, les rapports qui s'y jouent, eux-mêmes imprégnés d'une saveur dangereuse : celle des passions humaines. Ce réseau de causes et de conséquences entremêlé de passions : l'enfant n'est pas encore apte à le cerner. Émile ne connaît encore que lui - et il se connaît mal -, comment espérer qu'il puisse comprendre de tels enchevêtrements d'actions passionnelles ? L'environnement de l'enfant doit être élargi progressivement, nous dit Rousseau. D'abord centré sur soi, puis sur l'autre et seulement, enfin, les autres - nous y reviendrons. L'enfance est donc le temps d'une compréhension de soi à l'abri des passions sociétales, dit l' Émile.

Mais, le temps passe et l'enfant grandit. Regardant moins à l'âge qu'au développement des aptitudes, Rousseau oeuvre patiemment au passage de l'enfant à l'ordre moral et politique. C'est ce passage qui seul signale la congruence d'un enseignement de l'Histoire. En quittant la sphère de l'individuel pour la sphère de l'autre, en passant du règne de l'amour de soi à celui de l'amour propre et de ses passions, l'enfant devient adolescent. C'est le moment de découvrir un coeur humain autre que le sien, et l'Histoire est à cet égard un excellent professeur.

"Voilà le moment de l'Histoire ; c'est par elle qu'il lira dans les coeurs sans les leçons de la philosophie ; c'est par elle qu'il verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur"

Émile, Livre VI, op.cit., pp. 336-369.

Grâce aux soins de l'éducateur, Émile est prêt. À l'aube de son passage vers un monde "un peu plus social", l'apprentissage de l'Histoire est désormais fondamental. À la fois moral et politique, c'est lui qui prépare à la vie en société. Mais, comme tout apprentissage rousseauiste, celui de l'Histoire doit aussi suivre une progression soignée. On ne jette pas plus l'adolescent dans l'immense foule de ses semblables qu'on ne le jette dans les livres d'Histoire de nations et de peuples. Au contraire, on lui montre d'abord - concrètement et par l'Histoire - d'autres individus esseulés. Non des communautés ou des sociétés entières, assemblages trop vastes pour ses capacités d'intégration et de compréhension, mais des individus "au compte-goutte".

Le but est en effet d'apprendre au jeune homme à juger les hommes en les observant, et cela ne peut se faire que progressivement2. L'Histoire, encore bornée aux récits de vie d'individus isolés, est l'occasion d'un travail de raison à l'abri des tourments sociétaux. Elle permet à l'adolescent, non d'accuser comme le dit Rousseau, mais de comprendre des actions individuelles, c'est-à-dire d'en discerner les causes.

B) Quelle histoire enseigner à l'adolescent.e ?

Le point précédant le laissait entendre : l'Histoire qu'il s'agit d'enseigner à l'adolescent est une Histoire proprement singulière. Singulière, car elle ne correspond pas à la conception habituelle que l'on se fait de l'Histoire, Singulière, car elle porte sur des individus esseulés et non sur des regroupements humains (tels qu'une nation, une assemblée, une communauté, etc.). La raison d'un tel enseignement est encore la même : respecter le développement des capacités de l'élève. Il faut d'abord pouvoir lire dans les faits individuels, mis à nus, avant de pouvoir lire dans les maximes (trop travaillées), dans les systèmes (trop construits) ou dans l'histoire générale (trop générale). L'Histoire qui doit être abordée avec les adolescents est donc celle des vies particulières, ordinaires, banales même.

"La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions ; c'est dans les bagatelles que le naturel se découvre"

Émile, Livre IV, op.cit., pp. 339-369.

Il ne s'agit donc pas d'étudier "les grands hommes pour leurs grands actes". Il s'agit de l'homme singulier - grand ou petit - dans ses petits actes. Pour cette raison, c'est l'histoire biographique qui est la plus adaptée à l'adolescent, nous dit Rousseau. Cette précision permet de distinguer les "bons" des "mauvais" historiens. Ceux qui privilégient l'Histoire des exploits et ne racontent que "le mieux" ou "le pire" ne sont pas ceux qui manifestent le mieux la nature du coeur humain que l'adolescent doit tenter de comprendre. Ces exploits ne sont pas révélateurs de la transparence qui survit au coeur même de la société d'apparence. Rousseau critique aussi le "style moderne" qui, de manière générale, bannit le vrai, le bas et le familier. Il critique encore ces historiens qui jugent à la place des lecteurs - privant chacun du plaisir et de la possibilité même de comprendre seul.

Pour l'adolescent, nous dit Rousseau, le bon historien est celui du passé - loin de ce style moderne "méprisable à force de dignité", "endurci par sa vile décence". Comme Montaigne, Rousseau fait l'éloge de Plutarque. Il "excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n'osons plus entrer".

"J'aimerais mieux la lecture des vies particulières pour commencer l'étude du coeur humain ; car alors l'homme a beau se dérober, l'historien le poursuit partout ; il ne lui laisse aucun moment de relâche, aucun recoin pour éviter l'oeil perçant du spectateur ; et c'est quand l'un croit mieux se cacher, que l'autre le fait mieux connaître. "Ceux, dit Montaigne, qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceux-là me sont plus propres : voilà pourquoi, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque""

Émile, Livre IV, op. cit., pp. 339-369.

C'est dans ces "bagatelles" que se dévoile le coeur humain que l'adolescent doit apprendre à connaître au travers de ces vies particulières.

C) Connaître le coeur humain grâce à l'Histoire, mais pourquoi ?

Il faut connaître le coeur humain par ces "bagatelles" de vies particulières car c'est le seul endroit où s'observe encore, au sein même de la société, le coeur de l'Homme et sa transparence originelle. Or, la connaissance de ce coeur humain, de sa nature transparente, est indispensable pour toute personne qui s'apprête à entrer dans l'âge adulte et dans la société qui l'accompagne. Ainsi, si l'adolescence est considérée comme "le moment de l'Histoire" par Rousseau, c'est parce qu'elle est avant tout le moment de la "mise en société" progressive d'Émile. Et, si étonnant que cela soit, la réussite de cette "mise en société" est tout à fait tributaire de l'enseignement de l'Histoire dont aura bénéficié le jeune homme.

L'apprentissage de l'Histoire est en effet un des principaux éléments qui contribue à une "sociabilisation réussie" de l'élève. En étudiant autrui par l'intermédiaire de l'Histoire des vies singulières, un premier pas vers la société est fait. Mais le second, plus intense encore, consiste à passer de la compréhension de l'autre à la compréhension des autres. Un nouvel apprentissage de l'Histoire devient nécessaire : non plus l'Histoire des vies singulières mais l'Histoire au sens large, celle des sociétés, des peuples, des nations.

Récapitulons : d'abord, l'enfant devait "se rencontrer lui-même" pour apprendre à se connaître, sans recours à l'Histoire ; ensuite, l'adolescent devait entamer un premier pas vers l'autre grâce à l'Histoire des vies singulières ; enfin, l'adulte devra rencontrer les autres et finaliser sa sociabilisation en apprenant l'Histoire au sens large. Apprentissage rousseauiste, apprentissage progressif3.

En passant de l'Histoire des vies particulières - qui nous a donné une image claire et encore non dissimulée de la Nature humaine - à l'Histoire en général : des oeillères tombent ! Les hommes (au pluriel) surgissent avec leurs passions, leurs revendications, leurs "exploits" que nous écartions tout à l'heure pour privilégier le banal, le simple, le détail isolé issu de la vie quotidienne. Le coeur humain, qu'Émile a bien observé au préalable, se retrouve dissimulé dans la société et l'Histoire générale. Alors qu'il apparaissait de manière épurée dans l'Histoire des vies singulières, le retrouver est difficile dans la société.

"Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou des peuples est fort différent du caractère de l'homme en particulier, et que ce serait connaître très imparfaitement le coeur humain que de ne pas l'examiner aussi dans la multitude ; mais il n'est pas moins vrai qu'il faut commencer par étudier l'homme pour juger les hommes, et que qui connaîtrait parfaitement les penchants de chaque individu pourrait prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple"

Émile, Livre IV, op. cit., pp. 339-369.

Arrivé à ses 18 ans, moment de l'âge adulte et de la confrontation aux autres, Émile cherche à retrouver ce coeur humain dans la "multitude" dont parle l'extrait. C'est l'étude des vies singulières qui l'a préparé à cet exercice. Sans cette lente progression dans l'apprentissage historique, Émile ne pourrait tout simplement pas reconnaître l'homme dans les hommes. Sans avoir suivi ce lent parcours éducatif, il serait arrivé dans la société avec ses gros sabots, ses préjugés et peu de discernement. Le discernement, il l'a acquis par l'enseignement progressif de l'Histoire. Sans celui-ci, il regarderait la société sans voir à quel point y règne l'apparence, l'envie, l'amour propre. Car c'est bien cela qu'amène la vie en société.

En quittant l'État de Nature pour celui de Société (un peu comme Émile quitte l'enfance pour l'adolescence et finalement l'âge adulte), la transparence s'altère et laisse place au règne de l'apparence. Face à autrui, chacun veut plaire, chacun veut la première place, le plus d'honneurs, le plus de richesses, le plus d'amour et d'attention. Chacun dit aux autres "regardez-moi, préférez-moi". Le moi, auparavant absolu, devient un moi relatif : mon identité, mon bonheur, mon estime de moi, tout est désormais soumis au regard d'autrui.

L'éducation - passant donc par un enseignement progressif de l'Histoire - a pour mission de veiller à ce passage, à cette transition essentielle pour l'Homme. Une bonne éducation, c'est une transition réussie vers la société. Car il faut bien le dire : il est impossible de rétrograder vers un pseudo État de Nature, il est impossible de faire semblant que la société n'existe pas et de vivre en sauvage. Le tout est donc d'assurer, nous le disions, une "bonne dénaturalisation". Et l'apprentissage de l'Histoire n'y joue donc pas un moindre rôle !

Conclusion de cette partie

Grâce à cet enseignement progressif de l'Histoire, Émile va pouvoir réussir sa transition vers la société. Il passe de l'enfance centrée sur soi à l'adolescence centré sur l'autre et son théâtre privé jusqu'à atteindre, enfin, le théâtre du monde et de la société. C'est le moment des 18 ans, de la rencontre des autres. Grâce à son éducation réussie, le voile qui couvrait jusqu'alors la société et son théâtre peut se lever : Émile est prêt. Le choc sera grand car la différence entre l'Histoire des vies particulières et l'Histoire en général est grande elle aussi, mais, malgré le choc, Émile ne se fera pas berner et c'est tout ce qu'un bon précepteur peut lui souhaiter.

"(...) Qu'on se figure mon Émile, auquel dix-huit ans de soins assidus n'ont eu pour objet que de conserver son jugement intègre et son coeur sain ; qu'on se le figure, au lever de la toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du monde, ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs : bientôt à sa première surprise succéderont des mouvements de honte et de dédain pour son espèce ; il s'indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux d'enfants; il s'affligera de voir ses frères s'entre-déchirer pour des rêves, et se changer en bêtes féroces pour n'avoir pas su se contenter d'être hommes. Certainement, avec les dispositions naturelles de l'élève, pour peu que le maître apporte de prudence et de choix dans ses lectures, pour peu qu'il le mette sur la voie des réflexions qu'il en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que les vaines spéculations dont on brouille l'esprit des jeunes gens dans nos écoles"

Émile, Livre IV, op.cit., pp. 339-369.

On comprend en quoi l'apprentissage de l'Histoire touche à la morale et à la politique et on comprend également pourquoi cet apprentissage s'est fait par étapes. Il a en effet suivi le progrès de la constitution humaine, allant du simple au complexe, de l'individuel au multiple, de l'égocentrisme à un possible altruisme.

Comme le dit cette citation, l'Histoire devient alors pour le jeune adulte un cours de philosophie pratique - appellation valorisante et intéressante pour ce grand critique des philosophes qu'était Rousseau. En découvrant la société par l'Histoire au sens large, Émile réalise à quel point l'apparence écrase la transparence. Étant conscient, grâce à son éducation, de ce qu'est le coeur humain et la Nature de l'homme, la sentant en lui-même et l'ayant sentie chez autrui dans les vies particulières, le passage au théâtre du monde est un choc pour Émile. Mais l'existence même de ce choc témoigne de la réussite de son éducation. C'est un choc indispensable et salvateur car il lui évite d'entrer dans la société avec envie et admiration, sans discernement. L'éducation l'empêche d'être aveugle face aux masques, aux tromperies, aux déguisements des hommes. Les bienfaits de cette étude progressive de l'Histoire sont essentiels, selon Rousseau. Ils engagent toute la vie sociale et politique d'Émile. Puisqu'il connaît le coeur de l'homme, Émile pourra regarder la société - la sienne ou, par l'Histoire (en sens large) celle des hommes du passé - sans tomber dans ses vices.

En regardant la société devant lui ou en découvrant les sociétés passées grâce à l'Histoire, Émile souhaitera être différent. Il souhaitera préserver sa transparence, protéger le coeur de l'Homme qui bat en lui. D'où la citation suivante :

"Émile ne se reconnaîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant ses nouvelles études ; mais il saura d'avance écarter l'illusion des passions avant qu'elles naissent ; et, voyant que de tous les temps elles ont aveuglé les hommes, il sera prévenu de la manière dont elles pourront l'aveugler à son tour, si jamais il s'y livre"

Émile, Livre IV, op.cit., pp. 339-369.

L'Histoire générale apparaît finalement comme un moyen d'entrer judicieusement dans sa propre société contemporaine tout en tirant des leçons de la part des sociétés antérieures dont le récit nous est transmis par l'historien. Il s'agit, comme le dit Rousseau, d'une "histoire pour se connaître et se rendre sage aux dépens des morts".

III) Philosophie et philosopher par anecdotes, un jeu d'inspiration rousseauiste

Le travail de recherche ayant mené à l'exposé qui précède m'a inspiré la création d'un jeu que j'espère adapté au jeune public. En référence aux "vies singulières" valorisées par Rousseau, j'ai réalisé des cartes "anecdotes de philosophes"4 : au recto, une anecdote formulée de manière à ne pas en dévoiler le protagoniste ; au verso, le protagoniste, son année de naissance (et, le cas échéant, de mort), sa nationalité ainsi qu'une brève liste de ses plus fameuses oeuvres ou théories.

Voici quelques exemples de cartes réalisées pour ce jeu :

Recto Verso
Un jour, on vit ce philosophe s'adresser à une statue. On lui en demanda la raison. Il répondit alors : "Je m'entraîne à l'art d'être rejeté". Diogène de Sinope (env. 413-327 ACN)
PHILOSOPHE GREC CYNIQUE.
Auteur de La Politeia.
Véritable philosophe "de terrain", notre philosophe dit un jour à un journaliste : "Le peu de morale que je sais, je l'ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités". Albert Camus (1913-1960).
PHILOSOPHE ET ÉCRIVAIN FRANÇAIS.
Auteur de La Peste, L'Étranger et La Chute.
À l'écoute du discours d'un libertin obsédé par les plaisirs et négligeant le salut de son âme, notre philosophe affirma qu'il était toujours opportun de "parier" sur Dieu : "Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien", dit-il au libertin. Blaise Pascal (1623-1662)
PHILOSOPHE ET SAVANT FRANÇAIS
Auteur des Pensées.

Par groupes de quatre à cinq personnes, les participants se penchent sur un recto de carte (ils ne peuvent la retourner) et y réfléchissent ensemble : Quel(s) message(s) l'anecdote transmet-elle ? Que peut-on en retenir ? Quelle(s) notion(s) philosophiques évoque-t-elle ? Quel(s) questionnement(s) peut-elle susciter ? A-t-elle une portée générale ? Pourquoi l'avoir choisie5 ? Qui pourrait se cacher derrière une telle anecdote ? De quelle époque pourrait-elle bien dater (on peut tenter d'estimer l'origine de ces anecdotes en les replaçant sur une ligne du temps ce qui accentue le côté "historique" de l'exercice) ?

Une fois que chaque groupe a eu suffisamment de temps pour analyser l'anecdote, les cartes peuvent être retournées : le protagoniste est alors révélé. Cette découverte, elle aussi, peut-être l'objet d'une réflexion collective : suis-je surpris ? Avais-je bien estimé l'époque à laquelle se rapportait l'anecdote ? etc.

Les questionnements nés de cette phase du jeu ou des précédentes peuvent ensuite être le tremplin pour une discussion philosophique classique - j'entends par là, une CRP, une DVDP, un ARCH, etc. De manière générale, ce jeu - présenté ici dans une version expérimentale et synthétique - entend permettre de :

  • Proposer une introduction ludique et accessible à l'Histoire de la philosophie.
  • Nourrir l'articulation entre philosophie pratique et philosophie théorique.
  • Rencontrer un auteur philosophique autrement que par le commentaire du professeur.
  • Désacraliser l'image que l'on peut avoir de la philosophie et de ses auteurs, les rendre plus familiers.
  • Découvrir d'autres manières de penser ou d'agir et les envisager d'un point de vue philosophique.
  • Chercher la philosophie dans la vie quotidienne, voire banale, via des extraits courts et abordables.
  • Éveiller la curiosité, donner l'envie de mieux connaître certains auteurs, certains courants.
  • Favoriser une lecture qui soulève des problèmes philosophiques, de manière individuelle ou collective.
  • Inviter à réfléchir à l'historicité des problématiques et des interrogations philosophiques.
  • Participer à la construction d'une réflexion philosophique ancestrale et collective.

(1) Cette appellation - et plus encore celle de "grands auteurs" - pose déjà question et nous incite à préciser, comme l'a fait Madame L. Breton, que la culture philosophique diffère d'un lieu à l'autre. Par "grands auteurs", nous entendrons ici les philosophes incontournables des programmes scolaires et des manuels de Belgique et de France - une culture plutôt occidentale donc, faute de compétences et de connaissance en culture philosophique orientale.

(2) Pour Rousseau, le pire historien est - comme certains enseignants - celui qui juge "à la place" de l'élève. Ce faisant, l'élève peut certes retenir mais il ne comprend pas. On le prive par là même du plaisir et de l'intérêt de comprendre par lui-même.

(3) On peut constater des noeuds très serrés entre l'arrière-plan anthropologique et la pédagogie de Rousseau expliquée en début d'exposé. En effet, il y a comme un triple mouvement mêlant pensée anthropologique, évolution de la constitution humaine et ambition pédagogique : anthropologie comme passage de l'État de Nature à l'État de Société ; constitution humaine comme passage de l'enfance, à l'âge adulte via l'adolescent ; apprentissage de l'Histoire comme passage d'une absence d'enseignement à un enseignement complet, via l'Histoire des vies singulières.

(4) Bien sûr, la philosophie ne peut s'y restreindre. Bien sûr qu'un amoncellement d'anecdotes, si large soit-il, ne peut pas porter en son sein tous les systèmes, les chapitres et les concepts que véhiculent les milliers d'ouvrages philosophiques qui nous entourent. Mais je voudrais tout de même tenter de vous convaincre du véritable potentiel didactique de l'anecdote en matière d'enseignement de l'Histoire de la philosophie (et notamment dans l'enseignement adressé à la jeunesse).

(5) La carte en cours d'analyse peut en effet avoir été choisie par le groupe parmi d'autres cartes ou bien elle peut avoir été imposée par l'animateur qui a sélectionné d'avance les cartes de son choix.

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