Revue

Pratique philosophique et oeuvre d'art

Depuis 2010, je propose des ateliers pour enfants et adultes autour l'oeuvre d'art au Musée d'art de la Suisse italienne (MASI-Lugano, Suisse). Durant les 18ème journées NPP, j'ai eu l'occasion de mener un atelier autour d'un tableau de K. Friedrich ( Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818) et un de P. Mondrian ( Composition en rouge, jaune, bleu et noir, 1921).

Dans ce texte je cherche à présenter les raisons de l'approche que j'ai élaborée autour de l'oeuvre d'art et les instruments qui sont utiles à son déroulement.

I) Quel rôle peut assumer l'oeuvre d'art dans un atelier de philosophie ?

D'une manière générale, on peut considérer l'oeuvre d'art comme une incitation, une sorte de préparation, destinée à identifier d'éventuelles suggestions pour un débat, soit un rôle semblable à celui que M. Lipmann attribue à la lecture de textes.

On pourrait également songer à utiliser une oeuvre pour mener une réflexion philosophique sur la thématique de l'Art avec ses propres contradictions, ses définitions, ses limites et ses critères de jugement.

Sans vouloir exclure cette possibilité, mais en la complétant, on pourrait tenter une approche différente, centrée sur la relation que nous instaurons avec l'oeuvre. Un travail qui a pour objet l'analyse et la compréhension de l'oeuvre. Un exercice esthétique dans la mesure où l'on pourrait axer la pratique sur l'analyse des perceptions sensorielles et, sur la base de ces dernières, sur l'élaboration d'un sens et de son interprétation. La confrontation à l'oeuvre d'art prendrait ainsi la forme d'un travail de pratique philosophique doté d'objectifs propres faisant appel à des compétences spécifiques.

II) La dimension du jugement

Tenter de donner une seule définition de la "pratique philosophique" n'est guère aisé. Rien d'étonnant donc à ce qu'elle soit toujours évoquée au pluriel dans la mesure où, chacune et toutes à la fois, relèvent d'approches méthodologiques et pédagogiques fort différentes.

La communauté de recherche, le dialogue socratique, la discussion à visée philosophique (DVP), pour n'en citer que quelques-unes, présentent des dispositifs et des modalités de mise en oeuvre diversifiés.

Une diversité issue de la grande variété de sensibilités philosophiques. A cet égard, on pourrait presque affirmer que les pratiques sont multiples dans la mesure où elles relèvent chacune d'une approche et d'une conception de la philosophie différentes. Quoi qu'il en soit, on observe que, comme dans tout dialogue et tout débat, la pratique occupe un rôle central. La confrontation, considérée comme un moment d'échange et de développement pour tous les participants, semble être au coeur de la pratique, dans la mesure où il s'agit avant tout de "philosopher" avec les autres.

Comme dans toute pratique, deux grands thèmes de la philosophie sont mis en lumière et placés sur deux champs de travail : la vérité et la connaissance ou, en d'autres termes, ce que l'on peut affirmer ; le juste et la morale, comment agir.

Deux problèmes qui trouvent également écho dans l'approche kantienne. Le champ restreint à l'usage de la raison, avec ses limites et ses modalités d'expression, tel qu'on le trouve dans Critique de la raison pure et Critique de la raison pratique (dans ce dernier ouvrage on examine la liberté sous ses aspects moraux).

Il semble que notre travail de pratique philosophique s'attache à explorer ces deux grands axes, en expérimentant ces dimensions.

S'agissant de ces jalons importants dans la pratique de la philosophie, j'aimerais inviter ici à aborder un troisième champ, selon moi rarement exploré. Un champ susceptible d'émerger de la relation avec l'oeuvre d'art, qui peut être ciblé et peut être mis en pratique. Le renvoi à l'approche kantienne me permet de faire comprendre clairement le sens et les objectifs de la pratique que je poursuis dans le travail accompli autour de l'oeuvre d'art. Un travail qui pourrait considérer l'oeuvre comme une occasion d'aborder ce troisième champ de la philosophie.

A ces deux grandes critiques, Kant en ajoute en effet une troisième. Entre l'entendement et la raison, nous avons besoin d'une troisième faculté : le jugement. Notamment, celui que Kant nomme le jugement réfléchissant, un espace dans lequel l'homme réussit à faire dialoguer la nécessité de la raison et la liberté de l'esprit.

Ce troisième champ philosophique représente le lieu dans lequel l'homme définit sa propre position entre le "ciel étoilé au-dessus de moi et la morale en moi".

Le champ du jugement ouvre la dimension du sens et de la recherche téléologique et esthétique. Pour l'homme, le jugement est la faculté qui lui permet de travailler autour des concepts de finalité et de but ainsi que du beau. Pour Kant, le champ de la finalité ne peut viser à une objectivité atteignable par l'entendement ou la raison.

Le résultat du jugement réfléchissant n'est ni vrai, ni faux. Et pourtant, posé correctement, il peut assumer une universalité qui va au-delà du goût personnel et qui s'affranchit des formes les plus extrêmes du relativisme.

L'objet du jugement est la finalité, le but de la nature et de la création humaine. Le sens du monde et du beau. C'est au travers de la réflexion sur ces objets que l'homme peut appréhender sa place dans le monde. En examinant le sens des choses qui arrivent, l'homme trouve une place qui lui est propre.

J'insiste, cette lecture demeure une construction arbitraire et sans rapport avec la certitude de la vérité, mais peut dans le même temps être quelque chose aspirant à un certain degré d'universalité.

III) L'esthétique comme exercice de lecture : le sens de l'oeuvre d'art

Comment peut-on mettre en oeuvre une pratique qui permette d'expérimenter la dimension du jugement, de la formulation du sens, sans tomber dans le piège du relativisme, ou du goût subjectif ?

Oublions le langage kantien et revenons à l'oeuvre d'art.

L'oeuvre d'art est un objet particulier. Il n'est pas le fruit du hasard et d'une nécessité, et encore moins, un objet utilitaire.

Indépendamment de sa nature, il représente une création humaine qui réunit habileté technique et intentionnalité communicative, lesquels génèrent un événement sensible et autonome de par son utilité. L'oeuvre d'art représente un objet auquel nous attribuons un sens profond et une intention formelle. Rien d'étonnant donc à ce que, face à une oeuvre contemporaine, notre perplexité, notre incompréhension, notre quête naturelle de sens quant à la volonté et à l'intention de l'artiste nous poussent à demander des explications, à nous interroger in fine si l'on peut considérer ce quelque chose comme de l'art.

L'oeuvre d'art est l'une des rares occasions où chacun est tenté de se poser la question du sens.

Depuis ses origines, l'oeuvre d'art assume une dimension sacrée en tant que manifestation et expression du lien de l'humain, du monde dans lequel nous vivons avec la sphère du divin et d'une réalité supérieure.

Elle a de tout temps eu pour vocation de célébrer le lien entre monde terrestre et monde céleste. Un moyen d'en exprimer la relation étroite et complexe, tout en en montrant le sens.

Traditionnellement, divinités, rois, héros, épopées mythiques et écrits sacrés ont servi de sujets aux représentations artistiques. Une réalité encore bien présente dans l'art contemporain sur laquelle je voudrais m'arrêter : l'espace de la représentation a une valeur propre dans la mesure où elle est l'expression du sens de la vie qui s'y manifeste.

L'Art se présente comme un événement sensible qui illustre une prise de position et n'existe qu'en tant que reflet d'une conception du monde.

Dans les oeuvres, on observe un choix expressif rigoureux qui permet de ressentir, d'apprécier le sens qu'un auteur donne au monde, le rôle qu'il donne à l'homme, à sa liberté ainsi qu'à ses drames et à ses conquêtes. Pour simplifier, on pourrait dire que chaque oeuvre recèle, au delà de tout discours sur la beauté et le plaisir, une vision du monde. Confronté à l'oeuvre, nous pourrions donc nous interroger sur le rapport au monde et à la liberté qui nous est montré.

En adoptant le raisonnement inverse, on pourrait dire que chaque conception du monde possède sa propre forme esthétique.

Dès lors, nous pourrions concevoir un exercice pratique qui puisse se traduire par une recherche autour du sens d'une oeuvre. Un exercice qui ait pour objectif la mobilisation de compétences visant à la formation d'un sens, la formulation d'une interprétation, une lecture de la conception du monde au travers d'une oeuvre. Une pratique philosophique basée sur l'échange, le dialogue, cherchant à identifier le sens d'un objet d'art pour élaborer, ensemble, une interprétation dont l'ambition serait d'être le moins subjective possible. Il s'agirait d'un exercice esthétique dans la mesure où on s'intéresserait aux éléments sensibles d'une oeuvre, en partant, de manière inductive, du détail, de l'environnement sensible dans lequel elle s'inscrit, pour aller vers l'universalité, la conception du monde que l'oeuvre met en scène.

On tenterait ainsi de considérer l'oeuvre sans chercher à mener l'enquête selon des critères de beauté, de goût, en en retraçant les limites, mais en l'appréhendant plutôt comme un message que l'on placerait ainsi sur un plan sémiotique.

Un exercice philosophique d'interprétation qui, bien conçu, peut parfaitement être appliqué dans n'importe quel cadre de communication.

IV) Exercice de lecture et d'interprétation de l'oeuvre d'art

Comment est-il possible de concevoir un atelier qui puisse s'articuler autour d'un schéma basé sur la relation avec l'oeuvre et promouvoir une interprétation partagée ? A cet égard, j'aimerais davantage revenir sur les fondements théoriques plutôt que de m'attarder sur des indications relatives au déroulement d'un atelier. Mon travail dans un cadre muséal est résolument différent de celui que j'effectue dans une configuration purement scolaire. Cette approche comporte des implications importantes sur le déroulement. Je pense toutefois que la mise en place théorique de l'exercice peut être adaptée à différents cadres, à une classe par exemple, et à différents modèles de conduite du dialogue. Il me semble donc important de dégager différentes pistes théoriques qui permettent de faire un travail sur l'oeuvre en général.

A) Difficulté

La première difficulté rencontrée face à une oeuvre d'art, un tableau par exemple, consiste en l'habitude qui nous pousse à reconnaître ce qu'il représente et le désir de connaître les éléments externes à l'oeuvre inhérents à l'environnement culturel pour nous aider à mieux la cerner dans son contexte : la connaissance de l'auteur, la biographie de ce dernier, les interprétations critiques qui en ont été faites. L'identification immédiate des objets de la représentation nous pousse à sauter le processus de construction du sujet et nous oblige à élaborer inconsciemment, donc victime d'un préjugé, l'ensemble du processus de reconnaissance.

L'envie de connaître le matériel critique autour de l'oeuvre nous incite à la considérer uniquement en fonction de son importance et de sa redondance culturelle et sociale. Une tentation naturelle qui nous empêche de considérer l'oeuvre pour ce qu'elle est. Ces habitudes nous amènent à avoir un rapport fugace avec l'oeuvre. Si notre attention est à ce moment-là dirigée vers quelque chose qui nous intéresse, l'oeuvre nous "plaît", en cas contraire la relation avec l'oeuvre est interrompue, nous faisant ainsi perdre l'occasion de saisir la dimension sémiotique de l'oeuvre.

Afin d'éviter l'écueil dans lequel nous plonge cette suite d'opérations spontanées, il convient d'arrêter son regard sur l'oeuvre, en cherchant à rester en relation avec elle telle qu'elle se présente à nos yeux.

Il existe certes de nombreuses stratégies. Un exercice philosophique sur une oeuvre d'art consiste notamment à inviter les participants à réaliser deux opérations. On peut à ce titre imaginer ce processus comme une enquête en deux temps, qui fait appel à des compétences et à des instruments différents : une phase d'observation analytique d'une part et, de l'autre, une phase de recherche de sens ou d'interprétation.

B) Observation analytique

Observer un objet n'est pas une opération passive, mais un processus actif qui requiert des compétences de verbalisation. En d'autres termes, la capacité de verbaliser et d'expliquer les caractéristiques "objectives" de l'oeuvre. L'analyse n'est en fin de compte rien d'autre qu'une description aussi précise et objective que possible. Une description de ce type entend exclure tout commentaire et observation subjective de la part de l'observateur (ex : cela me plaît, je perçois de la tristesse, cela me rappelle, il me semble, ...) et a pour objectif de faire ressortir de manière consciente les aspects spécifiques, inhérents à la représentation de l'oeuvre. Le résultat de l'analyse est un travail de collecte de données qui permet de rester en relation avec l'oeuvre, de pénétrer en profondeur, d'observer des détails qu'un regard fugace empêcherait de voir. C'est uniquement sur la base de cette expérience, si possible partagée en groupe, que l'on peut tenter de formuler une hypothèse d'interprétation. Il s'agit d'un travail de nature inductive.

1) Objectifs
  • Dépasser la tentation de considérer une oeuvre en fonction du goût : beau, laid, me plaît, ne me plaît pas.
  • Entrer et rester en relation avec l'oeuvre en sachant se concentrer sur l'observation.
  • Considérer une oeuvre, un objet, pour ce qu'il/elle est.
  • Décrire et comprendre les caractéristiques générales de l'oeuvre.
  • Sélectionner les caractéristiques qui peuvent être déterminantes, donc significatives, dans une oeuvre d'art.

2) Caractéristiques de l'analyse

L'analyse n'est pas une observation simple et chaotique, mais peut en revanche être guidée et structurée au moyen de certaines catégories d'observation. L'oeuvre, un tableau par exemple, peut être considéré comme un lieu dans lequel se créent, au moyen de signes et d'un langage pictural et plastique, des signifiants. Analyser et identifier les signes est la première opération susceptible de nous aider à imaginer une éventuelle interprétation.

Les éventuelles observations sur l'oeuvre peuvent être classées en caractéristiques internes et externes.

Les caractéristiques internes d'une oeuvre concernent tout ce qui apparaît dans l'espace de la représentation et les observations que nous pouvons faire à l'intérieur de cet espace dépendent des catégories suivantes :

  • Catégories topologiques : nous pouvons considérer l'oeuvre comme un espace et ordonner ses composants au moyen d'indicateurs d'orientation et de position : haut, bas, centre, périphérie, profondeur. Ces indicateurs permettent de nous orienter dans l'espace de l'oeuvre.
  • Catégories chromatiques : nous pouvons distinguer et décrire les composantes chromatiques d'un espace de représentation (Quelles sont les couleurs utilisées ? Où sont-elles utilisées ?).
  • Catégories concernant la forme : nous pouvons distinguer des formes parmi des éléments isolés tels que lignes et contours (Est-il possible d'identifier des formes distinctes ? Des triangles, cercles, taches ?).
  • Catégories afférentes au style et au matériel : nous pouvons distinguer les matériaux utilisés, les modalités d'exécution. (Composition du matériel ? Techniques utilisées pour l'exécution ? Sont-elles visibles ? Travail rapide ? Minutieux ?).
  • Catégories figuratives : dans la représentation, nous pouvons reconnaître les dissonances et les récurrences qui permettent de comprendre le fonctionnement de l'oeuvre. Les dissonances se présentent comme "ou... ou...." et les récurrences comme "et... et...". (On observe des récurrences et/ou des dissonances de couleurs ou de formes ? De quelle façon ? Où ?).

La lecture des caractéristiques internes nous permet de comprendre comment une représentation est structurée, comment elle a été réalisée, quelle est sa dynamique.

Les caractéristiques externes sont tout ce qui permet de déterminer les limites propres de la représentation et tout ce qui met en relation l'espace de la représentation avec ce qui est en dehors et extérieur à l'oeuvre.

  • Rapport entre le format, la dimension et l'encadrement : la forme du tableau, par exemple, ses dimensions et son cadre ont pour objet de fixer des limites "spatiales" à l'oeuvre. Elles nous indiquent la place qu'entend occuper la représentation dans l'espace extérieur. On parle ici d'ouverture ou de fermeture de l'oeuvre. (Quelle sont ses dimensions ? Est-elle horizontale, verticale ? Quelle est la forme adoptée ? Carrée, rectangulaire ? Dispose-t-elle d'un cadre ? De quelle épaisseur ? Est-il décoré ?).
  • Le titre : il jette quant à lui un pont entre la représentation et la dimension linguistique, entre l'oeuvre et la dimension sociale de la langue. Il peut favoriser le processus de reconnaissance de la représentation, peut enclencher le processus de signification ou peut constituer un nouveau processus d'observation (Le titre décrit l'oeuvre ? L'explique ? Est inattendu ? Suscite des questions ?)
  • Éléments imitatifs : bien que cette liste soit loin d'être exhaustive, nous pouvons également considérer au titre de caractéristiques externes les éléments imitatifs présents dans la représentation qui nous incitent à considérer la réalité à laquelle une image souhaite nous renvoyer. Comme si certains éléments assumaient un rôle d'icône, de représentation de quelque chose. (Pouvons-nous reconnaître des objets ? Des personnes ? Un lieu ? Des mots ?).

Le travail d'analyse permet de déterminer les éléments "objectifs"qui caractérisent une oeuvre d'art. C'est sur la base de ces éléments que nous pouvons commencer à élaborer une "interprétation" ou, mieux encore, une hypothèse d'interprétation. Par le biais des dispositifs mis en place, l'oeuvre a vocation d'activer un processus de compréhension et de signification.

C) Processus de signification et interprétation

Les éléments, qui caractérisent l'oeuvre d'art sont le résultat d'un choix reposant sur des critères précis, et sont l'expression d'une prise de position. Ils sont la manifestation de la liberté et de l'intentionnalité qui les ont générés. L'interprétation est la recherche du sens de l'oeuvre, de son mobile. Nous pouvons considérer l'oeuvre d'art comme un délit et mener une enquête visant à identifier les raisons qui la sous-tendent et les questions qu'elle suscite.

Elle s'apparente à une opération semblable à celle menée dans les romans policiers. Une approche inductive basée sur des éléments individuels, des indices qui permet d'émettre une hypothèse qui confère à l'oeuvre une portée universelle.

Les éléments observés et partagés permettent d'élaborer des interprétations qui ne sont pas fondées sue des impressions immédiates et des jugements personnels.

Tel est l'exercice du jugement réfléchissant dont le résultat n'est ni vrai, ni faux, mais sensé.

1) Objectifs
  • Pratiquer l'interprétation comme construction intersubjective.
  • Formuler une hypothèse d'interprétation en se fondant exclusivement sur des éléments objectifs et partagés.
  • Pouvoir comprendre et évaluer les limites et les présupposés d'une interprétation.
  • Découvrir et apprendre comme exprimer une pensée autrement qu'avec des mots, en s'appuyant sur le sensible (vue, ouïe, toucher).
  • Apprendre à reconnaître la dimension philosophique d'une oeuvre d'art.

2) Caractéristiques de l'enquête à visée d'interprétation

Une méthode pour mener cette enquête consiste à envisager l'oeuvre comme un acte de communication dans lequel la relation entre oeuvre, auteur et observateur définit de multiples schémas d'interprétation.

Un acte linguistique qui, en tant qu'illocution, peut être considéré comme un message pour l'observateur. Un message qui se compose de différentes intentions ou d'actes de langage.

En examinant et en réfléchissant sur la façon dont les éléments observés dans l'oeuvre agissent sur différents plans, nous parviendrons à mener un travail d'enquête de type interprétatif. C'est la relation entre les caractéristiques d'une oeuvre qui déclenchera le processus de compréhension et d'interprétation. Parmi toutes les observations collectées sur l'oeuvre en vue d'une hypothèse d'interprétation, certaines se montreront plus significatives que d'autres et, partant, décisives sur le plan communicationnel.

Pour pouvoir appréhender une oeuvre, on pourrait s'appuyer sur les actions communicationnelles suivantes :

  • Acte assertif-représentatif : nous pouvons considérer l'oeuvre comme une affirmation, une déclaration, la définition d'un état de choses. (Que représente cet état ? La représentation veut-elle imiter le réel ? Ou bien quelque chose qui n'est pas naturel ? Veut-elle exprimer une dimension intérieure ou spirituelle ? Quel message veut-elle transmettre ? Que revendique-t-elle ?)
  • Acte directif : nous pouvons considérer l'oeuvre comme une invitation, un ordre, une suggestion. (Quel conseil prodigue-t-elle ? Que nous invite-t-elle à penser ?)
  • Acte permissif : nous pouvons appréhender l'oeuvre comme s'il s'agissait d'une promesse faite à l'observateur. (Est-il possible de considérer l'oeuvre comme une promesse ? D'un avenir ? De bonheur ? D'espoir ?)
  • Acte expressif : à l'intérieur de la représentation, des éléments laissent entrevoir le jugement de l'auteur sur le contenu de la représentation. (Quelle est tonalité émotive qui s'en dégage ? Quel est le jugement de l'auteur ?)
  • Acte déclaratif : l'oeuvre d'art peut, dans certains cas, définir des mots, des actes, ou avoir pour intention de désigner une réalité. Nous pouvons sans doute retrouver dans chaque oeuvre une définition de l'art ainsi que la valeur et le sens que l'auteur lui attribue. (Quel type d'idée de l'art poursuit-elle ? Quelle revendication affirme-t-elle par rapport à l'ensemble des processus artistiques ?)

Examiner ces niveaux de lecture n'est en fait qu'une invitation et un moyen de comprendre l'oeuvre dans sa dimension sémiotique. On ne retrouve pas nécessairement dans les oeuvres tous les actes énumérés plus haut, mais il faut autant que possible les garder tous à l'esprit dans un exercice d'interprétation.

Fondements d'une oeuvre

Projeter l'oeuvre sur un plan communicatoire nous permet de reconstituer un éventuel message. Un message qui peut donner lieu à une enquête : chercher l'essence philosophique à la base de la déclaration en elle-même. Chaque hypothèse ne doit à l'évidence reposer que sur des éléments partagés et considérés comme des traits distincts de l'oeuvre, tout en faisant abstraction d'éléments ambigus, douteux, incomplets et vagues.

Sur la base de ces éléments, il est possible d'avancer une hypothèse concernant la conception du monde sur laquelle repose l'oeuvre.

Les présupposés moraux, gnoséologiques, politiques, ... (Quels éléments significatifs et communicatifs peut-on considérer incontestables ? Quelle est leur place dans le cadre de problèmes de "hasard-nécessité", "vrai-faux", "juste-faux", "bonheur-tristesse", "ordre-désordre" ? Quelle idée morale l'oeuvre veut-elle transmettre ? Quelle idée politique ? Comment considère-t-elle la connaissance ?)

Avec cet exercice, nous pouvons formuler de manière structurée une hypothèse d'interprétation à partir de l'oeuvre, en la considérant pour ce qu'elle est, en restant en relation directe avec cette dernière. Ce faisant, nous avons ouvert le champ au jugement sans jamais pénétrer dans le champ du subjectif du plaisir ou du beau, mais en menant plutôt avec les autres une quête de sens partagée.

Au travers de ces deux phases, analyse et interprétation, nous réalisons un exercice de pratique philosophique à visée esthétique.

V) Poursuite de l'exercice

Nous pouvons ensuite poursuivre l'exercice jusqu'à sa conclusion, ou mieux encore entamer un travail de pratique philosophique plus traditionnel. On pourrait par exemple chercher à transformer l'oeuvre en un questionnement ou la considérer comme la réponse à un problème, par la suite abordé dans le cadre d'un autre atelier.

On pourrait également étudier la fonction perlocutoire de l'oeuvre, en d'autres termes l'aspect subjectif de la relation, ou lancer une discussion sur la réaction que suscite une oeuvre (Quelles sont nos réactions ? Que déclenche-t-elle ? Qu'arrive-t-il au spectateur, que peut-il ressentir ?). On pourrait également organiser un atelier pour réfléchir et analyser le travail accompli.

Conclusion

J'espère être parvenu à montrer comment une oeuvre d'art peut ouvrir le champ à un travail de pratique philosophique, qui en fait l'objet d'une réflexion esthétique. Un exercice que l'on peut considérer comme complémentaire à celui qui consiste à se servir d'une oeuvre pour susciter une discussion, ou pour aborder le thème de la création artistique.

Un tel exercice a pour vertu de remettre en question le processus inductif et d'observation ainsi que le processus d'interprétation et de signification : ni vrai, ni faux, mais générateur de sens.

Exemples d'exercice, P. Mondrian "Composition en rouge, jaune, bleu et noir", 1921

1) Contexte

Le travail de Piet Mondrian représente un excellent exemple pour comprendre le type d'exercice proposé ici. C'est un bon exemple dans la mesure où un processus d'identification automatique n'est pas possible avec ses tableaux et que cela permet de poser immédiatement la question du sens. Ici aucun personnage, objet ou histoire qui permette de renvoyer à quelque chose de connu. Le tableau se présente uniquement pour ce qu'il est. D'où la difficulté instinctive "d'approcher" des oeuvres de ce type. L'exercice d'observation et d'interprétation permet donc de "dépasser" ce premier réflexe de refus et de rester au niveau du contexte de l'oeuvre, en menant l'enquête, en s'interrogeant et en formulant des hypothèses d'interprétation. Un exercice dont la vocation serait de répondre à la surprise suscitée par une représentation qui, de prime abord, semble se cantonner à un travail formel et, partant, d'explorer les raisons et les interprétations possibles.

Conçu pour être réalisé dans une salle de musée face à une oeuvre, l'exercice peut également se dérouler dans une salle de classe en invitant des élèves âgés de 10 à 14 ans à observer une photographie ou en leur projetant le tableau.

On trouvera ci-après différentes pistes de recherche à mener en groupe afin de commencer le travail de réflexion et de guider le travail d'analyse. Dans ce cadre, rien n'oblige à poser ou à aborder toutes les questions. L'exercice sert à activer le processus d'observation et d'analyse et à permettre d'étayer une argumentation pour élaborer une hypothèse d'interprétation.

Les passages en italique suggèrent d'éventuels schémas, sorte de fil conducteur pour les discussions qui peuvent surgir au cours de différentes étapes de la recherche.

2) Introduction et préparation de l'exercice - 10/15 minutes

Qu'attend-t-on d'une oeuvre d'art ? Que doit-elle être selon nous ? Parmi les différentes approches qui s'offrent à nous, on peut s'interroger sur les raisons qui sous-tendent la création d'une oeuvre. Quel est le but recherché ? Pourquoi l'artiste a-t-il décidé de réaliser cette représentation ? Notre recherche ne doit, par conséquent, pas s'orienter vers un jugement esthétique. L'oeuvre est-elle belle ou pas, nous plaît-elle ou pas ? Nous devons l'appréhender à l'instar des enquêteurs sur une scène de crime. Il s'agit ici de découvrir ce qui s'est passé, tout comme dans un roman policier. Si on connaît le crime, l'oeuvre et l'auteur, dans notre cas Piet Mondrian, bien que cela ne soit pas forcément important - reste maintenant à découvrir les raisons du "délit", à savoir pourquoi l'auteur a choisi de représenter ce que nous voyons dans le tableau, à savoir le mobile. Pourquoi a-t-il souhaité que nous voyions cette image ?

Pour mener l'enquête, nous devons recueillir une série d'indices afin d'élaborer des hypothèses sur les motivations à l'origine du tableau. Quels indices pouvons-nous retenir ? Nous devons observer le tableau et décrire la façon dont il est réalisé.

3) Départ de l'observation - 20 minutes

  • De quoi est fait un tableau (matière) ? Toile, couleurs, bois.
  • Quelles couleurs sont-elles présentes ? Rouge, jaune, bleu, noir et blanc.
  • Quelles formes pouvons-nous distinguer ? Carrés, rectangles, lignes.
  • Les couleurs et les formes sont-elles bien délimitées ? Certaines formes sont ouvertes, d'autres fermées ? Ces formes pourraient-elles sortir du cadre ou s'arrêtent-elles au bord de la toile ? Le rectangle jaune en haut à droite se poursuit-il hors des limites définies par le cadre ? Est-il délimité par les lignes noires ? Les lignes noires sont-elles appliquées sur la couleur ? Certains rectangles de couleur et certaines lignes semblent se poursuivre en dehors des limites de la toile.
  • Y a-t-il d'autres éléments caractéristiques qui n'ont pas été pris en compte ? (On peut lire PM '21 - Qu'est-ce que cela peut signifier ? Les initiales de l'artiste ? La date ? Ou quoi encore ?
  • Quelle est la forme du tableau ? Un carré avec des formes carrées et rectangulaires.
  • Est-il encadré ? Non. L'image est-elle délimitée ou pas ?
  • Quelles sont ses dimensions ? Grand (pour embrasser le tableau du regard, il faut beaucoup reculer) ? Petit (pour bien observer la toile, il faut beaucoup s'en approcher) ? De taille moyenne, on peut l'observer à une distance normale.
  • La lecture du titre correspond-t-elle à ce que nous voyons ? Le titre décrit-il l'oeuvre ? Y a-t-il quelque chose qui nous surprend dans le titre ? Toutes les couleurs sont citées à l'exception du blanc. Pour quelle raison ?
  • Il s'agit d'une "composition", qu'est-ce que cela signifie ? Dans quels autres contextes utilise-t-on le terme composition ?

4) Jeu de vérification de l'observation

Il consiste à vérifier si nous avons "bien" regardé le tableau, si nous avons tout vu sans avoir oublié quelque chose. Essayons de raconter et de décrire le tableau à un aveugle. Ou encore, imaginons décrire le tableau à une personne qui ne l'a jamais vu. Parviendrons-nous à expliquer l'image à quelqu'un afin qu'il puisse la reconnaître ou se la représenter sans la voir? Que se passe-t-il lorsque nous essayons de raconter quelque chose à quelqu'un qui ne l'a jamais vu ? Quelles difficultés rencontrons-nous ?

5) Préparation à l'interprétation- 10/15 minutes

Parmi les indices recueillis, quels sont, selon vous, les éléments les plus importants ?Quels sont ceux à retenir comme significatifs ? Quels éléments "récurrents" trouve-t-on dans le tableau ? Quelle raison vous incite à en privilégier certains aux dépens d'autres ?

Le recours à l'orthogonalité, soit toutes les formes construites à partir d'un angle droit, ouverture des formes et des lignes qui ne semblent pas s'arrêter aux bords du tableau. L'utilisation des couleurs primaires qui permet de générer toutes les couleurs, et du blanc, qui n'est pas une couleur. Le titre nous informe que l'image est une composition et non la représentation de quelque chose.

Elaboration d'une feuille de route

Après l'observation à proprement parler et une première analyse du tableau, nous pouvons maintenant nous demander si nous sommes sur la bonne voie pour découvrir le but poursuivi par Piet Mondrian dans son travail. Quelqu'un parmi vous peut-il avancer des hypothèses sur les motivations qui ont conduit l'artiste à peindre de la sorte ? Ou bien, nous manque-t-il encore quelque chose ? Si vous pouviez poser une question à l'artiste, que souhaiteriez-vous savoir ? Et si vous pouviez interroger le tableau et obtenir une réponse, quelle question poseriez-vous ?

6) Hypothèses d'interprétation - 20 minutes

Pour nous aider à formuler des hypothèses sur les raisons qui sous-tendent ce tableau, j'aimerais vous inviter à considérer ce qui pourrait arriver si nous appréhendions le tableau de Piet Mondrian comme une affirmation, ou encore comme une réponse à une question.

L'image est plus proche d'une "précision" ou d'une "approximation" ? Pourquoi ? Quels indices nous incitent à l'affirmer ?

Ce tableau évoque la "vitesse" ou la "lenteur" ?

Le "silence" ou le "bruit" ?

L'"impulsivité" ou la "pondération" ?

Le "hasard" ou la "nécessité" ?

La "nature" ou l'"esprit" ?

L'"équilibre" ou l'"instabilité" ?

Est-ce un "cri" ou un "murmure" ?

On pourrait associer d'autres mots à ce tableau ? Lesquels ? Pourquoi ? Sur la base de quelles observations pourrions-nous l'affirmer ?

Nécessaire, abstrait, précis, affirmé, silencieux, statique, équilibre, murmuré, méditatif, détaché. Si nous réfléchissons à tous ces mots, à leur sens, que peut-on constater ? Décrivent-ils quelque chose de naturel ou une intériorité ? Quand éprouvons-nous cet état ? Quand serait-il utile d'adopter ces attitudes ?

Tentons maintenant d'élaborer une hypothèse sur le mobile de ce tableau. A quoi ce tableau de Piet Mondrian nous invite à réfléchir ? Comment nommer le monde représenté par Piet Mondrian ? Où se trouvent les personnages ? Pourquoi serait-il plus important de peindre des compositions mentales, abstraites, que d'imiter la nature, un paysage par exemple ? Qu'est-ce qui pousse Piet Mondrian à faire ce choix ? Quelle est son intention ? Pouvons-nous élaborer des hypothèses ? Nos hypothèses sont-elles vraiment solides ? Sont-elles étayées par une bonne argumentation ?

7) Conclusion - 10 minutes

Reprenons notre feuille de route et les questions qu'elle soulève. Relisons-les. Souhaiteriez-vous y apporter des changements ? Y-a-t-il des questions auxquelles nous avons peut-être trouvé une réponse ? Il y a des questions dont la réponse ne peut pas uniquement être formulée en s'appuyant sur l'observation du tableau ? De quel type de question s'agit-il ? Qu'avons-nous besoin de savoir ?

8) Eventuels suivis

L'exercice peut donner lieu à différentes possibilités de vérification et de confrontation face au travail accompli. En vérifiant, par exemple, les hypothèses élaborées pendant l'exercice, en analysant un autre tableau de Piet Mondrian. D'une manière générale, un artiste a tendance à répéter et à confirmer un concept qui lui est propre. Une interprétation peut généralement être le fruit d'une comparaison et être affinée en examinant un grand nombre d'oeuvres. On pourrait par exemple comparer le travail accompli avec les interprétations faites par des critiques et historiens de l'art. Une comparaison qui permet d'approfondir davantage les instruments utilisés pour observer une oeuvre et élaborer une interprétation.

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