Deux éléments structurent cet article : d'abord, la proposition d'un cheminement de lecture des différentes interventions, entre philosophie et démocratie. D'autre part ses conséquences pratiques par le rappel du projet de l'organisation Philosophes sans Frontières.
I) Les liens entre démocratie et philosophie
Le lien entre démocratie et philosophie n'est pas naturel, spontané : c'est bien la démocratie athénienne qui condamne Socrate... Pourtant, si l'idéal démocratique contemporain repose sur les droits de l'homme, qui affirment la liberté, la philosophie est vue par la communauté internationale comme "une école de la liberté" (Cf. ouvrage de l'Unesco, 2007).
De quoi parle-t-on alors ? Cheminer dans l'atelier durant ces deux jours a permis notamment d'identifier qu'il s'agissait, dans les pratiques exposées, de proposer ce qui suit.
Un vécu démocratique
C'est notamment celui d'un mode d'expression qui veut ancrer la possibilité de la liberté d'expression. Anda Fournel et Jean Pascal Simon rappellent qu'on se situe là directement dans la lignée des travaux de J. Dewey -on se souvient combien il a inspiré M. Lipman-, pour qui l'expérience de la vie démocratique est fondamentale. Leurs analyses ont permis de dégager les traces d'une communication consciente et libre lors de différents débats. Ce modèle, et plus généralement en quoi il traduirait de la vie démocratique, a été examiné dans les ateliers de CRP proposés par Johanna Hawken et Olivier Blond et de DVDP proposé par M. Tozzi et J-C. Pettier (voir le CR dans le précédent Diotime n° 84). L'esprit critique s'exerce dans des pratiques, affirme Sandra Saccal lorsqu'elle décrit sa classe. Un esprit critique dont le parcours personnel d'Aurelia Platon a été l'occasion de saisir les enjeux pratiques et politiques concrets : s'interroger sur le sort de l'immigration tel qu'il fait objet de débat en Suisse, par exemple.
La démocratie, c'est un savoir être
Il y a dans la démocratie un rapport particulier de l'individu à soi et au monde que le programme Philojeunes et son appui notamment sur la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique, va développer. Analysé par C. Budex et S. Miraut, le programme Philojeunes dans l'académie de Versailles révèle ses potentialités démocratiques : construction de la fraternité (écoute, tact, tolérance, empathie, solidarité), renarcissisation de chaque élève.
Dans la philosophie se joue la possibilité d'exercice d'une citoyenneté intégrative
La démocratie, c'est le système politique d'une communauté humaine en débat : quand le programme Philojeunes s'adresse à un nombre toujours plus grand d'élèves de tous les milieux, Anne Sophie Cayet montre qu'il y a dans ces pratiques, potentiellement, non seulement une adresse à des enfants dans des situations socioéconomiques difficiles, mais un facteur d'intégration intellectuelle pour les jeunes scolarisés en Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivants (UPE2A), ainsi que leur famille, qui "ne sont que rarement considérés comme des citoyens à part entière pour des raisons linguistiques, socioculturelles et/ou administratives".
Un rapport à l'autorité et au pouvoir différent
Des pratiques de jeu, à l'occasion de l'examen des concepts d'un auteur, horizontalisent aussi le rapport à l'autorité de pensée, comme le montre Stéphane Marcireau1.
Document (format PDF) : Le jeu de cartes pour apprendre la philosophie autrement
Il ne s'agit pas de rejeter la tradition des auteurs parce qu'on la mettrait en débat, mais de mieux s'en saisir en lui permettant de devenir l'objet d'examen critique par les enfants. "Il s'agit d'y dialoguer", affirme Pleen. Il va donner à la démocratie, par la proposition et la description d'un autre jeu, la forme d'un dialogue entre pairs pour s'interroger sur la démocratie. N'importe qui peut modifier le jeu, une pratique rendue possible à tous en permettant à chacun d'avoir accès à ce jeu dans un "opensource".
Aborder ce qui fait débat dans des pratiques variées
Philosophie et démocratie mettent le monde en débat. Peut-être s'agit-il d'identifier, grâce à la pratique philosophique, la nature réelle de la pratique politique démocratique. C'est ce à quoi conduit, selon Alexandra Ibanes, la pratique du "village des philosophes". Les élèves abordent les principes fondateurs de la démocratie, le système démocratique sur la base d'une égalité des droits, l'idée que le pouvoir appartient au peuple, que les droits et les libertés sont garantis par une Constitution. L'examen critique des fondements philosophiques des lois en démocratie peut devenir un jeu : c'est la proposition à laquelle nous sommes conviés par Mélanie Olivier. Au-delà, il ne s'agit pas simplement de poser, d'affirmer : les débats entre enfants à l'occasion de ces pratiques peuvent être l'occasion de vivre la forme démocratique et de s'intéresser aux sujets mêmes qui sont l'objet du débat politique, dans des contextes politiques ou forme et fond peuvent prendre une acuité particulière. C'est le cas en Russie, comme Nicolas Skipin l'a montré en partant d'une comparaison entre l'URSS et la Russie actuelle, pour affirmer l'importance de modalités d'éducation philosophique : par exemple le jeu "diviser pour régner" porte à une réflexion critique sur l'idéologie. Ou au Liban, comme l'a décrit Sandra Saccal avec l'enjeu de la création pacifique d'un Liban dépassant le jeu communautariste...
La démocratie est une forme particulière d'organisation du rapport politique dont les différentes interventions indiquent comment elle peut se penser : en lien avec la forme d'exercice intellectuel particulier que constitue l'apprentissage du philosopher.
Mais peut-être faut-il alors aussi problématiser la nature du lien qui les unit. Si l'une comme l'autre vont s'appuyer sur la discussion voire l'échange et le débat, sur un processus progressif de mise en oeuvre par tous d'une pensée conceptuelle complexe, permettront-elles, l'une comme l'autre, au citoyen d'agir ? Comment penser et agir, dans un monde où la réaction à l'urgence climatique semble surgir, sans autre solution apparente ? Le doute surgit. Un doute dont nous sortirons par une pirouette : philosophie et démocratie posent problème, mais avons-nous d'autres solutions que de nous en saisir ? Il est vrai que démocratie et philosophie semblent également complexes, difficiles, lentes. De la démocratie, W. Churchill disait pourtant que c'est "le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres" ... Alors, peut-être que la philosophie est la pire des formes de pensée, à l'exception... de toutes les autres !
Comment alors permettre à tous d'entrer réellement dans cette pratique ?
II/ Une proposition : développer les activités à visée philosophique pour tous : PHISF (Philosophes sans frontière)
Deux forces pourraient inciter à (vouloir) favoriser, voire à accélérer, le développement de ces pratiques :
- Négativement, c'est-à-dire de manière réactive : la montée des intégrismes,
notamment religieux, semble correspondre à l'émergence ou la réémergence d'une
pensée binaire et moralisatrice, simple voire simpliste, radicalisant la pensée
religieuse vers l'intégrisme, et prenant par là la voie du terrorisme. Autant
d'attitudes radicalisées qui nient de fait, au besoin par le recours à la force et à
la terreur, la liberté humaine et la possibilité ouverte au choix de chacun. A
contrario, les démocraties pourraient favoriser d'autant ce rapport extrême aux
croyances qu'en réaction, elles s'appuieraient sur ce même rapport : une pensée
simple, binaire, caricaturale, excluant de l'humanité les extrémistes. Réagir à
l'extrémisme en menant un combat "contre" ce dernier demeure bien évidemment
nécessaire. C'est par exemple l'un des objets principaux du programme Philojeunes
qui s'appuie sur les activités à visée philosophique pour permettre de développer la
pensée complexe.
"Philosophes sans frontière" est une organisation qui veut plutôt, quant à elle, concentrer son effort sur le développement des activités à visée philosophique dans les pays pauvres ou émergents selon un second axe de force. - Positivement, il s'agit en effet d'aider les populations de ces pays ou régions à construire un espace de liberté. Au-delà de la réaction à l'intégrisme, il s'agit de donner à chacun les moyens de construire par son éducation, avec les autres, sa propre liberté intellectuelle, au service d'une volonté éclairée s'inscrivant dans une démocratie toujours à penser et construire. Il s'agit, pour l'éducation "du futur", d'éduquer chacun à une pensée complexe, faisant ainsi référence à l'ouvrage d'E. Morin, Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur. Affirmant l'importance à donner aux activités à visée philosophique, l'UNESCO, depuis la conférence de Milan (2011), encourage la généralisation des pratiques dans toutes les écoles de la zone nord (Europe et Amérique du nord), comme un premier pas vers une éducation universelle. C'est une des raisons pour laquelle, sous l'impulsion d'E. Chirouter, soutenue par le CREN (Université de Nantes), la première chaire UNESCO de philosophie pour enfants a vu le jour, et veut encourager le développement de pratiques dans l'ensemble du monde francophone et le dialogue Nord-Sud.
Comment aider alors les pays pauvres ou les populations les plus défavorisées à y parvenir ?
"Philosophes Sans Frontières" a voulu aider à répondre à ce défi. Il s'agit de permettre la diffusion des pratiques à visée philosophique, en particulier chez les enfants (au sens de l'UNESCO : moins de dix-huit ans), par la mise en relation d'un réseau de chercheurs, de concepteurs, de formateurs de formateurs, de formateurs, d'intervenants professionnels de ces pratiques avec les acteurs locaux, pour bâtir et mettre en oeuvre des projets, pour un coût le plus réduit possible, voire inexistant, à la charge des acteurs locaux.
(1) voir le jeu Philodéfi de Stéphane Marcireau dans Diotime
n°82.