I) Une courte présentation de Gareth Matthews
Il y a neuf ans disparaissait l'un de ceux qui furent les pionniers, aux États-Unis d'Amérique, de la philosophie pour enfants. Gareth Matthews, né en 1929, s'était lancé dans l'aventure depuis la fin des années 1970, après avoir eu un parcours initial de spécialiste de philosophie antique. En s'intéressant à ce qui pourrait être une philosophie de l'enfance, il avait commencé à remettre en question plusieurs autorités en matière de psychologie du développement.
Contre Jean Piaget notamment, qui plaidait pour une incapacité enfantine à philosopher (Walczak, 2019), il avait mis en avant l'idée que cette dernière activité n'était en rien uniquement systématique, ni technique ; même de jeunes enfants montraient une fraîcheur et une disposition à poser des questions véritablement spéculatives, à faire preuve de perplexité devant le monde et à l'exprimer de manière générale. Si un chat avait attrapé des puces auprès d'un autre chat, il fallait que celui-là les ait lui-même attrapées auprès d'un autre. Or Sarah, la fille de Matthews, âgée de quatre ans, s'était écriée que cela n'était pas possible, car il fallait bien que cela s'arrête quelque part. Frappé par cette déclaration de caractère cosmologique, par cette question renvoyant à l'origine d'une série causale de choses dans le monde, le philosophe avait commencé de se convaincre des bienfaits de ce que serait une philosophie pour enfants (Matthews, 1994, p. 1-3).
Lorsque Ian, à six ans, avait renâclé à laisser trois jeunes invités changer le programme télé pour regarder une émission qui leur faisait plaisir à eux plutôt qu'à lui, il avait de même posé une question générale : pourquoi serait-il meilleur que trois personnes soient égoïstes plutôt qu'une seule ? (Matthews, 1980, p. 28). C'est cette fois contre les stades de développement établis par Lawrence Kohlberg que Matthews a pris la plume. Les enfants, loin d'être incapables de réflexion morale véritable, en étaient, selon ce dernier, parfaitement capables. C'était en fait la conception réductrice du développement moral, inspirée d'Emmanuel Kant, qui amenait à semblable conclusion. Car si l'on prenait la peine de relever la question posée par Ian, et de la traiter avec la généralité conceptuelle qu'elle impliquait, plus le moindre doute ne pouvait plus poindre relativement à l'aptitude qu'ont les enfants à philosopher.
Matthews, en tant que philosophe et père, en contact avec ses enfants et ceux du voisinage, a aperçu des failles dans des théories bien établies à son époque, puis a entrepris de faire l'expérience de discussions philosophiques avec des enfants, en prenant notamment appui sur des oeuvres de littérature de jeunesse qui s'y prêtaient particulièrement. A la fin du vingtième siècle, il a signé trois ouvrages qui consignent ses positions intellectuelles sur l'enfance et sa capacité à philosopher, et qui relatent certaines pratiques qu'il a pu mener avec des écoliers écossais de fin de primaire, lors d'un séjour de deux ans : Philosophy and the Young Child, Dialogues with Children et, finalement, Philosophy of Childhood. Jusqu'à la fin de sa vie, en outre, il s'est rendu dans de nombreux pays pour y mener des expériences de discussion avec des enfants d'âge scolaire. Il a réécrit pour les moderniser certains passages des dialogues platoniciens, dont le fameux mythe de Gygès, et a adapté le dispositif de philosophie pour enfants mis au point par Matthew Lipman et Ann-Margaret Sharp pour pouvoir travailler de manière originale sur eux (Matthews, 2000). C'est justement sur ces apports de Matthews à la philosophie pour enfants que j'aimerais poursuivre le propos.
II) Qu'est-ce qu'un texte dont la fin est différée ?
Commençons par un premier point, celui de ce qu'un interprète a dénommé, en allemand, une "histoire ouverte". Quel type de texte veut-on désigner par là ?
"Les histoires ouvertes s'interrompent à l'endroit auquel commence la résolution de problème dans un récit" (Dittmann, 2013).
On pourrait toutefois penser que ces narrations ne voient leur fin différée, suspendue, que parce que, justement, il faut ménager quelque effet de suspense, maintenir l'attention en haleine ; après quelque temps, cependant, une dévolution à la classe de la fin déjà couchée sur le papier, pour qu'on lui compare éventuellement des discussions d'élèves ou des productions écrites de leur part, serait déjà envisagée. La marque propre de Matthews est justement d'avoir laissé à l'histoire ouverte son caractère fondamental d'ouverture. Selon lui, il fallait effectivement exposer un problème initial, proposer une situation problématique, une difficulté sur laquelle butaient des gens qui discutaient. Toutefois, il ne s'agissait nullement de prétendre résoudre la contradiction une fois pour toutes, ou d'apporter au moins une solution plausible, pour l'exposer à des enfants après qu'ils en auraient parlé de manière réglée. On se trouve donc loin des situations-problèmes inventées par la didactique des mathématiques (Fabre, 1999), dans lesquelles on commence certes par une difficulté saillante, ayant l'air triviale, mais on finit par l'appropriation de nouvelles techniques menant à une solution sûre. Le puzzle de Brousseau, qui doit voir ses dimensions grandir, cesse finalement de produire de la perplexité, ou puzzlement, lorsque se dessine une résolution générale, délaissant l'opération additive pour la multiplication selon un rapport (en comprenant comment fonctionne la proportionnalité, en somme).
Le propre d'un problème philosophique, pourrait-on dire, est de demeurer problématique jusqu'au bout, de ne pas se laisser résoudre une fois pour toutes, mais bien de continuer à interpeller, à questionner, à étonner. Mais à quoi bon philosopher, alors, si l'on n'en sait guère plus à la fin qu'au début ; n'est-ce pas une pure perte de temps ? En fait, il faut bien voir que l'étonnement peut, de naïf, devenir informé, raisonné, voire, plus tard, savant. Explorer des solutions alternatives, peut, à partir de l'étonnement, produire des concepts, des jugements, et même des enchaînements entre jugements, c'est-à-dire des raisonnements. Même sans trancher de manière définitive une question, sans attirer de manière déraisonnable l'attention des enfants vers une solution, qui pourrait continuer de valoir sans sa justification, un texte ouvert - pour peu qu'il soit traité par une communauté de recherche dans une perspective elle-même ouverte - est un bon support pour philosopher. L'un des gros intérêts du positionnement de Matthews relativement à la philosophie pour enfants, c'est d'avoir mis l'accent sur la capacité enfantine à s'étonner, non seulement pour percevoir un problème de départ, mais aussi pour le déployer, le poser selon de multiples faces. Car philosopher, dans cette attitude nourrie de Socrate, n'est pas uniquement soulever des difficultés, mais montrer également les possibles contradictions dans lesquelles on peut s'empêtrer en tâchant de se sortir d'affaire.
C'est sans doute un autre spécialiste de philosophie antique qui a le mieux mis en exergue ce que signifiait s'étonner dans la pratique de la philosophie pour enfants à partir d'une histoire inachevée. Voici comment Ekkehard Martens, dans une introduction à divers mouvements de philosophie avec des enfants, achevait ses considérations sur son collègue états-unien :
"Dans son groupe de philosophie avec des enfants de huit à dix ans, dans une école, il apportait avec lui des débuts d'histoires, comme sur l'identité du vieux bateau, sur les questions de savoir si les fleurs peuvent être heureuses, de ce que sont les mots, ou sur l'égoïsme et l'utilitarisme (1989)1. Il lisait ces débuts d'histoires et déclenchait par ce moyen des discussions excitantes, hautement sujettes à controverse ; l'heure suivante ou celle d'après, il leur lisait finalement, comme un compte rendu, la fin de l'histoire, telle qu'elle est ressortie de la discussion précédente. En procédant ainsi, Matthews imposait certes au groupe le champ de l'étonnement mais sans régenter dans le détail la direction du regard, ni sans prescrire de terme final" (Martens, 1999, p. 146).
Ne pas limiter la liberté des enfants, développer un rapport de maître à apprentis en les impliquant dans ses propres intérêts et manières plus expertes, mieux disciplinées, de réfléchir, prendre au sérieux leurs dires pour écrire une fin qui, à bien y regarder, ne tranche pas la question disputée, voilà quelques exigences que le philosophe états-unien faisait porter sur sa pratique.
III) Un exemple d'histoire suspendue : le bateau de Thésée
Qu'est-ce donc que ce vieux bateau qui vient d'être mentionné ? Il s'agit en fait d'un thème familier de la philosophie, qui, tout en remontant à l'Antiquité, a connu nombre de reprises modernes, ce qui en fait, bel et bien, un lieu commun, dans le sens le plus noble de l'expression (Ferret, 1996). Matthews, en résidence à Edimbourg, a quelque peu changé le vêtement de cette histoire, tout en désirant en conserver la substance. Plutôt que de se référer directement à Thésée et à son fameux navire athénien, il a préféré renvoyer au renflouement d'un bateau local, en pensant que cela parlerait davantage à ses jeunes élèves écossais. Il était allé lui-même, un an auparavant, à Leith Harbor, et sa famille avait écouté l'histoire d'un vieux rafiot remonté des profondeurs et remis à neuf à 85%. Le guide avait déclaré qu'il s'agissait du plus vieux navire gréé en carré qui soit à flot, à la grande surprise des Matthews.
Voici le début de l'histoire qu'il a lue au groupe d'enfants avec lequel il pratiquait la philosophie en Écosse :
"A la table du dîner, sa famille avait demandé à Freddie ce que lui et Angus avaient vu à Leith Harbor. Il était encore tout excité, mais pas au point, cependant, de ne pas pouvoir leur parler des grands mâts, du gréement sans fin, des cabines douillettes, des petites couchettes où dormait l'équipage et, bien sûr, du bus à impériale où vous achetiez des billets pour monter à bord.
'C'est un très joli bateau' expliqua Freddie. 'Il a des reflets blancs. C'est comme un navire dans un film. En fait, on l'a utilisé pour faire des films de pirate'.
'Quel âge m'as-tu dit que le bateau avait ?' demanda le père de Freddie.
'Je crois que le guide a dit qu'il a été construit autour de 1840 ou quelque chose comme ça,' répliqua Freddie, 'mais il a été coulé dans une grande bataille quelques années après seulement. Il est resté sur le fond de l'océan pendant des années et des années. Ensuite, il y a deux ans, on l'a renfloué, remonté du fond. Maintenant, c'est le plus vieux bateau qui soit à flot'
'Vraiment' ajouta la mère de Freddie. 'Alors il doit être en bien mauvais état'.
'Oh, non !' lui assura Freddie, 'pas du tout. Le guide nous a dit que lorsqu'ils l'ont remonté, elle, je veux dire' - Freddie se souvint soudainement que les bateaux étaient considérés comme féminins2 - 'ils ont trouvé que le pont était pas mal pourri. Alors ils en ont remplacé une bonne partie, planche par planche. Ensuite ils ont trouvé que l'armature était en partie pourrie aussi, alors ils ont remplacé. Enfin, les flancs leur ont posé problème, vous voyez, l'extérieur de la coque. Ils ont fini par remplacer pas mal également, une planche à chaque fois. Maintenant, presque toutes les planches sur le bateau sont neuves, et très lisses, solides et bien peintes. Elle, c'est un beau bateau'.
'Alors ce ne peut pas être le plus vieux bateau à flotter,' ricana Alice, sans tenir compte de la règle voulant qu'on appelle 'elles' les navires. 'Cela ne se peut pas si presque toutes les planches sont neuves. C'est un bateau neuf. On a pu le faire sur le modèle d'un vieux bateau, mais c'est un bateau neuf'.
Freddie était abasourdi. Il avait imaginé toutes les batailles qu'avait faites la Maria Magdalena. Il s'était demandé à quoi ressemblaient les marins qui avaient navigué dessus et ce que ç'aurait été d'être un garçon de cabine sur le bateau alors qu'elle levait les voiles pour l'Extrême-Orient. Il aurait été si fier de se tenir sur le pont d'un navire qui avait navigué il y a si longtemps.
Maintenant, il semblait à Freddie qu'Alice avait raison. Le navire sur lequel Angus et lui avaient embarqué à Leith Harbor, le bateau dont le guide avait dit être le plus vieux bateau qui soit à flot, ne l'était pas vraiment ; c'était seulement une copie de la Maria Magdalena. Non, ce n'était pas non plus une copie. C'était quelque chose que la Maria Magdalena était... en quelque chose... devenue... un bateau neuf qu'était devenu le vieux bateau.
Mais le guide avait dit que c'était le plus vieux navire gréé en carré qui soit à flot. Freddie en était sûr".
IV) Le débat mené à Edimbourg sur la réécriture du bateau de Thésée
Après avoir donné le début de l'histoire, et avant d'en venir à la façon dont elle pourrait s'achever, le philosophe revient sur la discussion qui a eu lieu dans l'école écossaise de Saint-Mary, à quelques pas du château d'Edimbourg (Matthews, 1984, p. 40-47).
Comme on pouvait s'y attendre, Matthews a commencé par poser la question centrale de son dispositif : "Quel est le problème ?". Très rapidement, deux lignes argumentatives sont venues s'opposer, l'une portée par l'écolier Donald, l'autre par son camarade David-Paul. Bien sûr, il ne s'agit pas là d'un dilemme, et d'autres positions auraient pu être tenues ; le philosophe a restitué cette opposition-là car elle lui a semblé exemplaire de l'activité philosophique, laquelle débute par la perplexité, l'étonnement, la rencontre d'une difficulté persistante.
Pour Donald, il s'agissait bien du même bateau, pour autant que la quille demeurait inchangée. Cet élève avait trouvé un appui chez une camarade, qui disait que la cabine, par exemple, était sur le bateau : dans le langage technique de la philosophie, elle avait fait un distinguo important entre ce qui faisait l'essence du bateau et ce qui n'en était qu'un accident, quelque chose qui n'était pas nécessaire à en faire un bateau. Donald, à la grande satisfaction de Matthews - lequel encourageait toujours ses étudiants à le faire - avait esquissé une analogie pertinente pour soutenir sa position. Voici quelle elle était : si, dans une voiture, on ne changeait pas le moteur, mais qu'on remplaçait d'autres pièces, accessoires, eh bien, nous dirions toujours que nous sommes en présence de la même voiture.
Pour David-Paul, en revanche, il ne pouvait s'agir du même bateau, puisque certains éléments matériels avaient changé. Cet élève adoptait, selon les dires de Matthews, une position sceptique, à la manière des philosophes antiques qui niaient l'existence du mouvement ou, même, allaient jusqu'à plaider pour l'impossibilité de savoir quoi que ce soit sur la réalité. David-Paul n'en était bien sûr pas conscient, et d'autant moins conscient d'ailleurs qu'il n'était pas à la recherche d'un critère distinct qui aurait pu aider à se prononcer sur l'identité du bateau. Matthews souligne qu'il avait néanmoins eu recours à une analogie pour étayer ses vues : imaginons un château dont on changerait la majorité des pierres ; dirions-nous alors que c'est le même château ? Pour David-Paul, la question n'était que rhétorique. En poussant le raisonnement à son comble, il nous faudrait alors dire que nous avons face à nous le même château quand nous avons encore un caillou d'origine au milieu de pierres neuves, ou le même bateau quand nous disposons d'une écharde et que nous reconstruisons le reste tout autour.
Les interventions de Matthews lui-même - telles qu'il les rapporte, car aucun verbatim n'est publié - ont consisté à ramener au problème. Lorsque les enfants, au début, discutaient du pourcentage de planches qui avait changé, soit d'une question factuelle assez éloignée de la difficulté réelle, le philosophe les ramenait à l'opposition fondamentale ainsi qu'elle avait surgie des dires de Donald et de David-Paul. Le facilitateur a même laissé la discussion rouler sur des questions relatives à la connaissance, sans apporter de termes techniques. Ainsi, lorsque David-Paul a affirmé que la quille n'avait rien de si spécial puisqu'on ne la voyait même pas, il a apprécié, mais sans mot dire, que Donald maintienne sa position : la question était de savoir si la quille était ou non la même, non de savoir si on la connaissait telle, si on l'apercevait ainsi. Introduire des mots savants avec des enfants, comme ceux de gnoséologie (théorie de la connaissance) et d'ontologie (doctrine de l'être), aurait sans doute été inutile, voire délétère, en tuant proprement la discussion. Aussi le philosophe adulte s'est-il gardé d'en faire mention, tout en se repérant, pour son propre compte, grâce à ces jalons issus de la langue technique de la discipline.
Parfois, Matthews a même tenté des expériences de pensée, comme celle-ci : imaginons que l'on change la quille, sera-ce alors le même bateau ? Cela a, du moins, permis à Donald d'élaborer un critère pour qu'on puisse parler d'identité : si le changement se produit continûment, s'il se fait lentement, pièce par pièce, ce sera le cas ; une transformation abrupte, au contraire, amènerait à la conclusion inverse, à savoir que le bateau serait différent de ce qu'il était. Une fois encore, Matthews n'a pas dit aux élèves qu'il trouvait la position soutenue par Donald, non pas meilleure en soi, mais mieux étayée que celle de David-Paul : le premier, au moins, s'était lancé dans la recherche d'un critère, d'un étalon pour juger de l'identité et de la différence. Le philosophe professionnel va même jusqu'à confesser une frustration, celle de ne pas avoir touché la question du corps humain. Qu'en est-il de l'identité personnelle ; qu'est-ce qui fait que je puis toujours me dire, ou être dit, la même personne ? Que ce point, du reste, n'ait pas été abordé n'a pas empêché la discussion réellement menée d'être proprement philosophique. Sans doute le facilitateur a-t-il eu la sagesse de ne pas saturer cette dernière, de préférer la vivacité de lignes argumentatives locales au survol complet d'un thème appartenant à la tradition philosophique.
V) La dévolution à la classe de la fin d'une histoire proprement sans fin
Les interventions de David-Paul seront reprises et mises dans la bouche de Freddie, lorsque Matthews entreprendra de rédiger une fin qu'il lirait devant la classe. Il changera les prénoms, et ne cherchera pas à revenir aux personnages de départ, mais mettra un point d'honneur à rendre les arguments philosophiques proposés en classe. Ce n'était donc pas la perfection littéraire que recherchait Matthews : les textes qu'il a produits conservent un caractère fragmentaire, et ils ne disposent pas de motifs initiaux qui prendraient nécessairement leur sens dans le déroulement d'une intrigue. La forme narrative présente une discussion, une opposition de points de vue, et elle cherche à déployer des arguments contradictoires, et jamais décisifs, pour montrer l'étendue d'un problème.
Voici donc le texte final que Matthews a signé relativement à la Maria Magdalena, avatar contemporain et local de l'antique bateau athénien sur lequel aurait navigué Thésée.
"'Comment pouvons-nous savoir si elle a l'esprit du vieux bateau ?' demanda Freddie, sceptique. 'Et qu'est-ce qu'elle a de si spécial, la quille ? Tu ne la vois même pas, la quille ; c'est sous l'eau'.
'Eh bien,' répondit Angus, 'qu'on la voie ou non, ça n'a pas d'importance. Elle pourrait être le vieux bateau même si nous ne pouvions pas voir qu'elle l'est. Mais je crois que je suis d'accord, la quille n'est vraiment pas si spéciale. C'est juste que certaines planches restent et que les autres ont été remplacées une à la fois. Alors, il y a toujours eu un bateau. Tu ne pourrais pas juste prendre un morceau de la Maria Magdalena, construire un bateau tout autour et avoir l'ancien bateau - pas plus que tu ne pourrais prendre une pierre du Château d'Edimbourg, construire un château autour avec de nouvelles pierres et appeler vieux château ce que tu as construit'.
'Je vois,' dit Freddie, à nouveau tout excité, 'si tu as un vieux bateau, tu ne le détruis pas en en remplaçant une planche. Tu as toujours un bateau, et ce doit être le vieux que tu obtiens, même s'il est un peu différent maintenant'.
'Une planche ne pose pas de problème,' acquiesça Angus. 'Non, pas de problème'.
'Alors,' continua Freddie, de plus en plus excité, 'tu remplaces une autre planche. Tu l'as changé un petit peu plus mais c'est encore le vieux bateau. Elle continuera à être le vieux bateau, juste avec des nouvelles planches, à moins, bien sûr, que, finalement, tu remplaces toutes les vielles planches'.
'Minute,' dit Angus ; c'était à son tour d'être sceptique. 'Mettons qu'il ne reste plus qu'un morceau minuscule du bateau de départ - une toute petite pièce, même un bout de bois - et que tout le reste soit neuf, de 1982. Comment est-ce que ce pourrait toujours être le vieux bateau ?'
'Ce serait aller trop loin', acquiesça Freddie, 'si c'était juste un bout de bois'.
'Bon, mettons que c'était plus gros qu'un bout de bois mais seulement un petit morceau de planche,' suggéra Angus.
Freddie hésita. 'Je pense que ce serait encore aller trop loin,' admit-il.
'Mais à partir de quand va-t-on trop loin ?' le pressa Angus, 'et jusqu'où tu peux aller sans aller trop loin ? Une grosse planche ? Cela suffirait-il pour faire de tout le bateau la Maria Magdalena ?'
'Je ne sais pas,' dit Freddie, épuisé par tout le travail de pensée qu'il avait fait. 'Je suis fatigué. Allons voir ce qu'il y a à la téloche'".
VI) Les modifications apportées au protocole de philosophie pour enfants
Matthews a repris de la philosophie pour enfants lipmanienne l'idée qu'il fallait présenter un texte comme tremplin, et un texte qui ferait résonner une multiplicité de voix - même si ses histoires n'en donnent souvent que deux ou trois à entendre, là où les romans lipmaniens peuvent avoir un aspect choral plus marqué. Il a toutefois quelque peu modifié la communauté d'enquête dans ses procédures, tout en maintenant un objectif commun : faire de la philosophie, et non renseigner sur les philosophes célèbres, ou enseigner leurs idées. On retrouve ici une orientation théorique inspirée de Ludwig Wittgenstein, selon laquelle la philosophie serait bien davantage une activité qu'une doctrine. Et la même référence peut être convoquée en matière de conception de ce qu'est un problème philosophique : ce dernier nous renvoie toujours à l'idée que nous ne savons pas y faire, nous ne nous y entendons pas (Matthews, 1980, p. 2).
Matthews a cherché à se servir de textes étêtés, comme je l'ai dit, et qui exposaient le plus possible un problème. Pour ce faire, il a, entre autres, entrepris de réécrire certains passages de Platon dans lequel le caractère aporétique était avéré. Le parfait bonheur est-il la même chose que le plaisir le plus grand ? Dans ce cas, déclare Socrate à Calliclès, se gratter là où cela démange nous comblerait de félicité (voir Matthews, 2003). Matthews transpose cette histoire à une situation de classe, où un enfant fait rire ses camarades en déclarant à quel point il fut soulagé lorsqu'il a fait ainsi au niveau du bas de son dos. Le penseur états-unien n'a ainsi pas hésité à se servir de l'amusement pour provoquer une interrogation philosophique. En général, il a plaidé pour que l'on se serve de textes fantasques, whimsical, pour amener à l'étonnement (Matthews, 1980, p. 56 sq.). Que ces textes soient réécrits, en partant de la tradition philosophique, ou qu'ils soient pris dans un certain secteur de la littérature jeunesse ne changeait rien à l'affaire : Le Petit Prince, Le Petit Monde de Charlotte ou les dialogues de Platon pouvaient tous, au même titre, présenter des expériences de pensée, des variations imaginaires sur une réalité bien connue, pour que la pensée des enfants bute sur un problème et le déploie.
Alors qu'il donne des conseils pour utiliser des réécritures de textes platoniciens réalisées par ses soins, Matthews (2003) donne quelques indications sur les gestes professionnels qu'il faut poser en cette occasion.
La première chose que devrait faire une enseignante est de "faire suffisamment de copies de l'histoire, de sorte que chaque élève puisse en avoir une à lire et à étudier".
La séance pourrait ensuite commencer en demandant aux enfants de lire en silence, chacun pour son compte, l'histoire distribuée.
Une lecture à voix haute, chacun à son tour, pourrait alors avoir lieu. Selon la taille de la classe, la maîtresse pourrait inviter chacun à lire une seule phrase ou un paragraphe. Le but de cette étape est, comme chez Lipman, d'acheminer vers la discussion, laquelle reste le centre de l'activité.
L'étape d'après consisterait à collecter questions et commentaires, et à les mettre au tableau, en indiquant entre parenthèses le nom de l'enfant ayant posé la question, ou fait le commentaire. Il s'agit en effet de bien souligner que, dans une discussion philosophique, nous sommes responsables de ce que nous disons, non au sens où il nous faudrait répondre plus tard de nos éventuelles erreurs initiales, mais au sens où il nous appartient de faire avancer la discussion, avec sérieux, vers là où elle mène. Matthews conseille même de poser une question de ce type : "Y a-t-il quelque chose qui vous rende perplexe ?". Le but de ceci est de bien mettre l'accent sur le caractère toujours problématique des discussions philosophiques ; c'est en partant d'un problème, de quelque obstacle sur lequel bute la pensée, qu'on pourra justement le déployer de manière argumentée.
Une fois le tableau rempli, il est loisible à l'enseignante de lire toutes les questions et tous les commentaires consignés. Un travail logique avec les enfants peut avoir lieu en l'occasion, et cette dernière demander si certains points peuvent être appariés, en tout cas rapprochés.
À la suite de cette étape préparatoire, il faut convier les enfants à choisir un premier commentaire ou une première question pour en discuter. L'ordre du jour de la discussion leur revient, par consensus ou par vote.
Après que la communauté de recherche s'est penchée sur un point, il est avisé de passer à tous les autres, de sorte qu'aucun enfant ne se sente lésé. On peut, de nouveau, constater que plusieurs points s'appellent l'un l'autre, et que la discussion de l'un était en fait aussi, au moins pour partie, discussion de l'autre.
Vient ensuite un moment où il peut être opportun de chercher s'il y a un accord entre les participants au sujet de l'histoire. Sans doute est-ce là, notons-le au passage, une réminiscence de Socrate, qui ponctuait régulièrement ses prises de parole, lors du dialogue, par de telles demandes de confirmation. Car il est plus que difficile, pour ne pas dire impossible, de poursuivre une discussion avec des interlocuteurs qui n'accorderaient rien, pas même le sens provisoire de mots ou d'expressions.
La discussion en vue de l'accord ne doit pas empêcher, cela dit, la maîtresse de mettre l'accent sur les désaccords, pour inviter les élèves à essayer de gagner à leur position ceux qui seraient d'un avis contraire. Il importe ici d'être au moins d'accord sur les termes du désaccord. Chercher à résorber toute contradiction serait très certainement une erreur : en philosophie, il est courant que des désaccords persistent même sur des notions fondamentales.
L'enseignante, une fois passée la discussion complète des commentaires et questions au tableau, pourrait enfin demander à chaque enfant d'écrire un paragraphe sur toute l'histoire, ou sur une question de base que l'histoire soulève.
Ici, Matthews ne mentionne pas la rédaction, par la facilitatrice, d'une fin qui reprendrait, sans les trancher, les questions soulevées par les enfants. L'activité de discussion et d'écriture individuelle pourrait pourtant très bien se clore par une trace écrite magistrale, laquelle serait dévolue à la classe quelques jours après.
Matthew Lipman, dans ses conseils généraux relatifs au fonctionnement d'une communauté d'investigation, se contentait d'indications sur les réinvestissements à faire après la discussion entre pairs facilitée par l'animateur (Lipman, 2003, chap. IV, p. 103). Matthews a eu le mérite de baliser une voie possible pour donner un sens aux étonnements enfantins, à savoir celle de la rédaction différée d'une fin, parmi d'autres qui, au même titre, auraient pu être si seulement les enfants les avaient indiquées lorsqu'ils enquêtaient ensemble. Pour avoir frayé le chemin de l'utilisation de la littérature jeunesse en philosophie pour enfants, comme pour avoir souligné le rôle continu qu'y joue l'étonnement, de la position initiale d'un problème à son ouverture argumentée, la figure de Matthews est régulièrement convoquée dans la littérature seconde de langue anglaise (Sheffer, 1989 ; Goering, 2008 ; Gregory, Haynes et Murris, 2016). Je crois que le public d'expression française gagnerait également à puiser à cette source pour alimenter sa réflexion et sa pratique philosophique avec des enfants.
(1) Il s'agit de la date d'édition allemande de Dialogues with Children.
(2) Ce n'est pas le cas en français, même s'il était coutume de donner des noms féminins aux frégates et aux corvettes du temps de la marine à voile. Une transposition française - non une traduction - pourrait donc se passer des mentions répétées au genre des bateaux.