Revue

Comment traiter philosophiquement un désaccord ?

Nous partons du postulat (discutable...) que le désaccord philosophique est fécond, car il vivifie la pensée. Mais nous constatons, en tant que praticien philosophe, que son expression peut donner lieu à des débordements émotionnels, que ce soit par exemple en classe de philosophie, dans un contexte d'atelier philo avec des enfants ou des adolescents, ou dans un atelier philo ou un café philo avec des adultes... Comment donc, dans ces lieux et moments, traiter philosophiquement un désaccord pour qu'il produise un effet formateur pour la pensée de chacun et la dynamique d'un groupe ?

Pour éclairer ce questionnement, nous nous interrogerons sur la question du désaccord en philosophie, la façon de le conceptualiser et de le traiter dans un groupe : qu'est-ce qu'un désaccord philosophique ? Quelles sont les conceptions philosophiques de la contradiction ? Comment les philosophes portent la contradiction à d'autres ? Et de façon plus pratique, comment un animateur peut le gérer dans un groupe à visée philosophique ?

I) Quelques éclairages théoriques

A) Le désaccord en philosophie, le désaccord entre philosophes

Il n'est pas difficile au premier abord de cerner un désaccord philosophique : certains philosophes ne sont-ils pas en désaccord pour savoir comment définir la philosophie, ce que sont le vrai, le bien, le juste, le beau, si l'on peut connaître ou non le fond du réel, si l'on peut se connaître soi-même, si Dieu (mais lequel ?) existe, si l'homme a une âme, s'il y a une vie après la mort, si l'humain est libre ou déterminé, s'il est ou non méchant volontairement, si la morale repose sur le devoir ou l'intérêt, si la politique est finalisée par le juste ou le bien, s'il y a ou non une nature humaine, un sens de l'histoire, un destin, si les animaux et plus généralement la nature ont des droits etc. Et on oppose des philosophies rationaliste et empiriste ou sensualiste ; des philosophies théiste, déiste, panthéiste, athée, agnostique ; des philosophies idéalistes, spiritualistes, vitalistes et des matérialistes ; des philosophies morales de la vie bonne, déontologistes, utilitaristes ou minimalistes ; des métaphysiciens et ceux qui pensent que la métaphysique est dépassée etc. L'histoire de la philosophie est ainsi un champ permanent de désaccord entre philosophes sur toutes les questions essentielles. Et chaque philosophe critique souvent les précédents, même s'il reconnait la puissance de leur vision du monde.

Les exemples foisonnent où les philosophes portent en acte la contradiction. Platon par exemple présente Socrate comme une "torpille" (métaphore de "l'ironie socratique"), qui amène son interlocuteur, par son questionnement, sa maïeutique, à entrer en contradiction avec ses propos antérieurs, c'est-à-dire avec lui-même. Il lui révèle l'inconsistance de sa pensée et dégonfle sa prétention au dire vrai. Le sophiste notamment cherche à vaincre, sans souci du vrai, ce que critique Socrate. Il vise l'efficacité de l'emprise sur l'autre : et l'argument le meilleur est stratégique, c'est celui qui permet de l'emporter (Il se fait d'ailleurs payer pour développer cette habileté). On peut observer que parfois les interlocuteurs de Socrate acceptent cette mise en question, vécue comme un apprentissage de la rigueur de la part d'un "maître" ; mais dans d'autres cas le ton monte devant cette déstabilisation recherchée (surtout avec les sophistes), jusqu'à parfois interrompre le dialogue et partir...

Autre exemple pour porter la contradiction, d'ailleurs rarement argumentative : le cynique Diogène, à dessein provocateur pour déstabiliser le tenant du pouvoir, les idées du "politiquement correct" ou les comportements conformistes de ses contemporains.

Voltaire, impressionné par les dégâts du tremblement de terre de Lisbonne, ironise aussi dans Candide sur l'optimisme de Leibniz, qui affirme dans la bouche de Pangloss que "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles".

Nietzche recourt quant à lui à une "philosophie à coup de marteau", et ne ménage aucunement ses adversaires, allant jusqu'à les mépriser ouvertement.

Rappelons aussi que dans le débat tibétain, porter la contradiction s'impose et implique un entraînement systématique dans les monastères : on envoie son argument, en agitant son corps, en frappant du pied, en tapant dans ses mains, et en criant un "tsa" victorieux comme on porte l'estocade définitive1.

Alors que certains philosophes insistent davantage sur le respect dû à l'interlocuteur, même et surtout en cas de désaccord : par exemple Kant, à cause de la dignité présente en tout humain, Levinas, avec l'obligation morale du visage d'autrui, Ricoeur, avec la sollicitude due à chacun, ou Habermas, qui prône dans les échanges une "éthique discussionnelle" et la mise en avant rationnelle du "meilleur argument".

Et pourtant Gilles Deleuze pense qu'il ne peut y avoir entre philosophes de discussions, parce qu' ils ne parlent pas en fait de la même chose, qu'ils ont élaboré différemment les problèmes et configuré différemment les concepts spécifiques pour y répondre. Une réfutation n'aurait donc guère de sens... La question du désaccord philosophique reste donc problématique, tant dans sa nature (Est-ce une réponse contradictoire à la même question ? Mais si les questions ne sont jamais les mêmes, et si les thèses n'ont de sens que par rapport aux problèmes sous-jacents à ces questions ?), que dans ses modalités (l'argumentation contradictoire, l'objection rationnelle) ...

B) L'approche épistémologique de la contradiction : prévalence de la vérité et réévaluation du rapport au vrai

Un des fondements du désaccord entre protagonistes d'une discussion peut provenir de la perception d'une contradiction logique relevée dans un discours qui prétend à la vérité. Selon le principe du tiers exclu d'Aristote (on ne peut dire en même temps une chose et son contraire), le raisonnement possède des règles internes logiques qui régissent la cohérence d'une pensée. Cette logique de la cohérence interne par non-contradiction de ce que l'on dit est totalement indépendante de la subjectivité des personnes, elle relève d'un régime de vérité objective, qui est celui du raisonnement : l'exemple en est le syllogisme, qui n'est correct qu'à certaines conditions déductives. Sinon on est dans le sophisme, qui est une erreur de raisonnement, une fausseté déductive.

De même que l'induction, souvent basée sur l'expérience subjective, contingente et limitée, peut être abusivement généralisatrice ("Tous les cygnes sont blancs"). Le contre-exemple (un seul cygne noir) a ici statut épistémologique de preuve contradictoire.

Par ailleurs on pense ordinairement qu'il y a du nécessairement vrai dans la démonstration mathématique : le théorème est vrai parce qu'il est démontré.

Mais l'épistémologie contemporaine du XXe siècle a semé le trouble, avec les logiques probabilistes, qui revisitent la notion de vérité, ou celle des logiques floues. En mathématiques, l'axiome est indémontrable, pas seulement indémontré, le postulat demande à être accepté sans preuve pour continuer sa démonstration (Cf. Théorème d'incomplétude de Gödel). Un théorème est nécessairement vrai dans une axiomatique donnée, mais il n'est vrai que relativement à cette axiomatique (ex : les angles d'un triangle sont égaux, inférieurs ou supérieurs à 180° selon la géométrie choisie : Euclide, Riemann ou Lobatchevski. Autre exemple : si on est en numération en base 4, alors 2+2=4, mais seulement en base 4).

L'aléatoire (Cf. les théories du chaos) accroit l'incertitude de notre connaissance. Les probabilités tentent bien de cerner celle-ci : un événement futur n'est pas sûr, mais plus ou moins probable. Le 1/100 de probabilité peut quand même se produire, mais le 99/100 n'est pas absolument certain. On ne sait que c'était possible que dans l'après coup d'une production effective. L'émergence d'un événement, non réductible à ce qui le précède, empêche toute prédictibilité. E. Morin a bien expliqué que dans la pensée complexe, il y a crise de la causalité mécaniste unilinéaire (Descartes et la causalité du mouvement par le choc de la boule de billard) par la multifactorialité et les rétroactions. Rappelons le principe d'incertitude d'Heisenberg en physique des particules : on ne peut connaître à la fois la position et la vitesse d'un électron.

Certains en ont conclu en philosophie au perspectivisme (Nietzche) et en sciences au relativisme ( Adieu la raison proclame l'anarchiste de la connaissance Feyerabend). Mais que la science soit relative dans le temps ne lui empêche pas de devoir faire méthodologiquement l'administration de la preuve et le consensus dans une communauté d'experts, et d'échapper ainsi à l'arbitraire.

C) La polysémie de la contradiction en philosophie

La catégorie de contradiction est très différemment mobilisée en philosophie, mais elle fonde la pensée occidentale, qui fonctionne depuis Aristote sur le principe et la logique du tiers exclu (on ne peut dire en même temps une chose et son contraire). La contradiction interne à une pensée, un raisonnement (ex : le sophisme), est, chez un aristotélicien ou un thomiste, philosophiquement proscrite en soi : c'est une erreur logique de raisonnement, dont on dénonce à bon droit la fausseté, et qui disqualifie la rigueur rationnelle de son auteur.

Dans la disputatio moyenâgeuse, il y a un vif intérêt pour la contradiction : non seulement la disputatio est organisée selon ce principe entre un respondes, qui défend la pensée du maître, et un opponens, qui la critique ; mais le maître intègre dans sa réponse les objections pertinentes de l'opponens, ce qui montre leur fécondité2.

Chez Kant, la contradiction peut devenir aporie : par exemple sur l'existence ou non de Dieu, où se révèlent les antinomies de la raison pure, par une égale légitimité rationnelle des thèses soutenues pour et contre, et donc l'impossibilité de conclure, car les points de vue se neutralisent mutuellement (il faut bien une cause du commencement ; mais quelle est la cause du commencement pour que ça commence ?).

Chez Hegel, l' antithèse est la figure de la contradiction contre la thèse qui affirme, mais elle appelle une synthèse : la contradiction est motrice dans la dialectique de la pensée comme dans le réel, et elle est surmontée.

Chez E. Morin, la pensée complexe est dialogique : on n'est ni dans l'aporie kantienne qui fait suite à une contradiction non résolue entre deux thèses, ni dans la dialectique hégélienne qui surmonte la contradiction entre thèse et antithèse par la synthèse. Il y a contradiction fondamentale (exemple dans la condition humaine il y a présence simultanée de l' "homo sapiens" et de "l'homo demens"), mais elle n'est ni aporétique ni surmontée, elle est intégrée dans un "en même temps" qui distingue/oppose et relie à la fois, coexistence qui maintient dans la pensée (et le réel) la tension de pôles opposés sans pouvoir annuler cette tension, seule façon d'exhausser la pensée complexe à la complexité du réel.

La contradiction est donc fondamentale dans la pensée occidentale. Porter la contradiction est nécessaire dans notre univers philosophique, et la discussion s'en enrichit. Et dès qu'il y a consensus, la discussion s'arrête, comme si elle ne pouvait vivre que de dissensus.

La pensée chinoise voit les choses différemment : elle ne recourt pas au principe du tiers exclu, puisque le Yin et le Yang ne s'opposent pas, mais sont complémentaires. Elle fait aussi beaucoup appel au silence du disciple, alors que la philosophie occidentale est bavarde...

II) Traiter le désaccord dans un atelier philo, un café philo...

A) La dérive passionnelle du désaccord

La discussion est enrichissante par la pluralité des points de vue, plus encore leur contradiction, qui dérange par la remise en question de ses positions que l'on croyait évidentes, et le déplacement de point de vue quelle opère. C'est l'intérêt de la confrontation à une altérité plurielle, dans un groupe, que de nous donner l'occasion de prendre connaissance de la différence, puis de s'y confronter.

Mais les réactions peuvent être très différentes : depuis la réaction manichéenne militante politique qui fait de tout débat, surtout médiatique, un combat passionnel où en bon soldat il faut (con) vaincre l'adversaire, jusqu'à la discussion à visée philosophique, où l'autre est plus un partenaire qu'un adversaire, avec lequel on cherche avec plutôt que lutte contre, ce qui suppose écoute et compréhension du point de vue d'autrui, validation argumentative de son propre point de vue, et objection rationnelle sans attaque personnelle : ce qu'Habermas appelle pour la démocratie une "éthique communicationnelle".

Expérimenter le désaccord dans la paix civile est un processus fondamentalement civilisateur. Les humains ont tellement l'habitude de régler leurs différends par la guerre ! C'est pourquoi la discussion démocratique, et encore plus philosophique (parce qu'elle travaille sur le rapport de sens, et non de force), peut apparaître comme une prévention de la violence, une alternative à traiter les désaccords par la force.

Mais à certaines conditions. Car dans la dynamique discussionnelle d'un groupe, on observe souvent qu'un désaccord d'idée devient un conflit entre personnes. Le désaccord d'idée peut entraîner une réactivité vive aux propos tenus par l'interlocuteur, et peut s'exprimer avec vigueur. Une objection contre un point de vue peut être perçue comme une agression contre sa personne qui appelle une riposte. Le conflit intellectuel sociocognitif, portant sur des idées, dérive alors en conflit socioaffectif. De l'émotion s'exprime, le ton monte entre deux personnes.

S'il n'y a pas de régulation, une médiation, la relation interpersonnelle peut s'envenimer : on schématise, réduit, déforme, caricature ou ridiculise la pensée de l'autre ; on ne s'écoute plus, on hausse la voix, coupe son interlocuteur, campe sur sa position ou la durcit sans possibilité de concession ou de nuance ; on devient cassant et dogmatique, comme si on détenait une vérité absolue, jusqu'à parfois la rupture de la communication....

Comment expliquer d'une part, éviter d'autre part cet échec de la discussion quand elle a une visée philosophique, sa dérive passionnelle ?

B) Neutraliser l'émotion, vraiment ?

Une des difficultés, c'est qu'il est difficile de distinguer une idée de celui qui la porte, ce qui pourrait être l'idéal régulateur d'une discussion à visée philosophique.

1) Pour une raison philosophique d'abord : Nietzsche pense par exemple qu'un humain a les idées de sa personnalité, que son idée est organiquement représentative de sa personne (on pense avec son corps dit Spinoza). Difficile alors de critiquer une idée sans critiquer l'individu, ou plutôt (car il peut ne pas avoir intention de la critiquer), sans que l'individu se sente lui critiqué !

2) Par ailleurs les recherches en neurosciences (voir par exemple les travaux de António Damásio3) montrent aujourd'hui que la raison n'est pas coupée de l'émotion. Comme le met en évidence Françoise Waquet, la recherche scientifique et philosophique s'accompagnent en fait d'émotion4. Et de fait, une idée nous affecte, c'est-à-dire provoque chez nous une évaluation immédiate de sa proximité ou de son éloignement avec notre point de vue personnel, qui entraîne une réaction dans laquelle sont étroitement liés l'intellect et la sensibilité. Ce qui explique que rester dans un registre purement intellectuel n'est pas biologiquement spontané ni habituel, mais demande un effort de maîtrise de l'émotion, et même un entraînement : c'est peut-être un "exercice spirituel" au sens stoïcien du terme, un habitus qui peut s'exercer par et dans la pratique orale de l'échange philosophique.

3) Enfin, éviter systématiquement l'émotion n'est pas forcément la pratique de certains philosophes dans l'histoire de la philosophie, qui cherchent volontairement et méthodiquement la confrontation des idées au risque de déplaire, comme Socrate par sa maïeutique, ou Diogène par ses provocations verbales ou gestuelles. On retrouve aujourd'hui des attitudes qui se réclament volontiers de cette "rudesse philosophique", d'un "corps à corps des idées" dans le style de certains animateurs d'atelier philo, de café philo ou de consultation philosophique (ex : Oscar Brénifier), dont la méthode, qui se veut pourtant rationnelle, provoque parfois une vive émotion, lorsqu'elle met en difficulté la cohérence des propos de l'interlocuteur et lui fait perdre la face. C'est le prix à payer pensent-ils pour sortir de la caverne, éviter la "moraline" (Nietzsche) et apprendre à cultiver la rigueur de la pensée en passant au tamis roboratif d'un questionnement incisif.

C) Toute la question est là : savoir articuler la raison et l'émotion

1) Il faudrait peut-être éviter d'ostraciser les émotions dans la recherche et les discussions, comme nous le recommande toute une tradition philosophique intellectualiste (ex. Platon et Descartes), pour laquelle elles sont un obstacle à la connaissance rationnelle (parce qu'elles nous aveuglent en troublant notre jugement), et à la sagesse pratique (parce qu'elles dérèglent par la passion notre comportement5). Elles sont le socle de notre motivation, car étymologiquement et physiologiquement elles nous meuvent. Génératrices d'énergie, elles rendent sensible, vivante et joyeuse une idée, lui donnent chair, corporéité. Elles font que nous tenons à ce que nous pensons, que nous prenons au sérieux notre pensée, qui n'est pas un simple jeu intellectuel et rhétorique, mais un engagement vers le vrai et le juste.

2) Mais pour porter leurs fruits, elles doivent être régulées, canalisées. Sinon le rapport de sens qui devrait seul présider à l'échange philosophique peut tourner au rapport de force. Certes il est par exemple frustrant pour le désir d'expression d'attendre son tour pour parler. Surtout quand on nous fait une objection, qui forcément nous affecte et demande réponse que l'on voudrait immédiate. Et il est coûteux de garder en mémoire ce que l'on a à dire. Ou rageant d'être en décalage avec le dernier propos tenu entre-temps.

Mais le respect de l'interlocuteur à travers ses idées est le sentiment de la dignité humaine d'autrui dit Kant. La frustration est formatrice : elle accroît le désir d'interaction. Et l'attente donne du temps à la maturation d'une pensée : elle rend celle-ci moins immédiatement émotive et réactive, plus élaborée et plus structurée ("la patience du concept" dirait Hegel). Cette situation est une bonne façon de se situer en démocrate et philosophe par rapport à l'autre discutant...

Que conclure donc ?

Philosopher est un désir. Le philosophe est un amoureux (philos) de la vérité. Le vrai, comme la beauté sont aimables. Le philosophe aime les problèmes, contrairement à l'opinion commune qui ne cherche qu'à les contourner ou s'en débarrasser. Il y a chez lui une "érotique des problèmes" (S. Charbonnier)6. Et son rôle est de faire circuler ce désir de philosopher : dans le Banquet de Platon, Socrate dit à Alcibiade qui lui offre son corps contre la sagesse du philosophe d'aller voir ailleurs, car il ne peut donner ce qu'il n'a pas, mais seulement le chercher avec passion, et transmettre cette passion (voir sur ce point l'interprétation lacanienne du Banquet dans le Séminaire VIII sur le transfert7). Au jardin d'Epicure, c'est l'amitié qui diffusait, et poussait chacun à donner le meilleur de sa pensée. La discussion philosophique peut nous aider à cultiver la joie d'exister avec autrui. Il y a une vie affective des idées, et l'émotion nourrit l'intellect. Une approche émotionnelle de l'idée adoucit l'aridité et la clôture du concept. La philosophie avec les enfants nous a montré que l'éveil de la raison s'appuyait avec profit sur la sensibilité et l'imagination.

Mais la raison n'arraisonne pas, elle est la méthode, la voie de cette recherche : quelle soit maïeutique (Socrate), étonnement et logique (Aristote), disputatio moyenâgeuse, doute systématique et radical (Descartes), dialectique (platonicienne ou hégélienne), dialogique (pensée complexe de Morin) etc., elle cherche à prendre les moyens de son ambition de comprendre. Dans la discussion, elle tente, au coeur de la confrontation à autrui, qui ne doit pas être affrontement, à problématiser, conceptualiser et argumenter, interpréter, dans le climat régulateur d'une "éthique discussionnelle". Et si selon Spinoza on ne peut lutter contre un affect qu'avec un autre affect, la satisfaction intellectuelle et morale qu'on peut tirer de la maîtrise de ses émotions quand elles sont dérégulatrices, est un antidote contre la dérive émotionnelle de la discussion, qui est une "passion triste".


(1) Voir in Diotime n°84, avril 2020.

(2) Voir in Diotime n°84, avril 2020.

(3) Ex : Damasio, A., L'erreur de Descartes : La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995 ; et Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Paris, Odile Jacob, 2003.

(4) Waquet F., Une histoire émotionnelle du savoir XVIIe-XXIe siècle, Edit. du CNRS, 2019.

(5) Voir "Quand les émotions déraillent", Sciences humaines n° 320, déc. 2019.

(6) Sébastien Charbonnier, L'érotisme des problèmes. Apprendre à philosopher au risque du désir, Lyon, ENS Éditions, 2015

(7) Jacques Lacan, Le transfert, séminaire VIII, Le Seuil, 1991.

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