La palabre africaine est une modalité de réflexion centrale dans le continent Africain. Il est extrêmement difficile de parler de la politique et de la société africaine sans parler de la palabre. Il faut bien souligner que les schèmes de pensée dans lesquels étaient les Africains pratiquant la palabre ne sont pas forcément nos schèmes réflexifs. Il y a une sorte de rationalité africaine qu'il faut découvrir et dévoiler dans la palabre africaine. Pour ce faire, nous procéderons en quatre temps après lesquels nous pourrons, ensemble, expérimenter une palabre africaine.
I) Le concept de palabre africaine
Qu'est-ce que la palabre ?
Le concept de palabre n'est pas à l'origine proprement africain. Ce sont les colonisateurs (en l'occurrence espagnols) qui découvrent une méthode de discussion qui les interpelle. C'est ainsi que nait le terme "palabre", qui provient de la langue espagnole et signifie "parole". Ce terme est souvent employé au pluriel car son contenu est toujours pluriel : il y a une diversité de formes de palabres africaines (la palabre dans l'Afrique de l'Ouest et sa culture islamique marquée n'est pas la même qu'en Afrique Centrale, par exemple). Il y a aussi une typologie à avoir à l'esprit : toutes les palabres ne visent pas la même chose. En réalité, il y a trois types de palabres : la palabre comme discussion formatrice ou informatrice (concertation qui porte sur une question très précise - ex : l'interdit au sein d'une communauté) ; la palabre comme discussion contractuelle (on échange des raisonnements dans le but d'établir un contrat - de vente, de mariage2, etc.) et la palabre comme discussion juridictionnelle (comment discute-t-on pour trancher un litige, résoudre un conflit). Malgré ces différences, le but de toute palabre est de protéger ou rétablir le lien social.
Qui participe à la palabre ?
Tout le monde n'a pas le droit d'y participer. Au Cameroun, la palabre est réservée aux hommes sages (c'est-à-dire adultes de sexe masculin). Les enfants et adolescents sont interdits tant de participation que de présence à la palabre. Les femmes, quant à elles, peuvent assister à la palabre, mais elles ne peuvent pas prendre la parole publiquement. Elles peuvent chuchoter dans l'oreille des hommes. Le fait de chuchoter n'est cependant pas le témoignage d'une diminution de leur parole. Ce chuchotement des femmes régule les débats, les oriente et alimente les décisions prises au terme de la palabre.
Où se tient la palabre ?
La plupart du temps, la palabre se déroule sous un grand arbre. C'est un coeur vivant pour la société et ses réunions. S'il n'y a pas de tel arbre dans le village, la palabre se fait alors autour d'un feu.
Quand se tient la palabre ?
Là non plus, il n'y a pas uniformité. En raison des températures très élevées, c'est souvent le matin ou tard la nuit. La question du moment n'est pas anodine. Certains sont convaincus que la nuit aide à communiquer avec les ancêtres, qui font partie intégrante de la communauté.
Combien de temps dure la palabre ?
Idéalement, la palabre doit s'achever lorsqu'émerge un consensus. Elle peut donc durer une heure ou des semaines. Le but n'est pas d'atteindre une vérité pure, mais de protéger le sens de la communauté, l'harmonie sociale, la solidarité. La mise en forme des difficultés relationnelles par les mots peut donc prendre du temps.
II) La fonction et déroulement de la palabre africaine
Les préalables de la palabre sont très importants. On n'improvise pas. La veille de la palabre est un moment fondamental. Il s'agit de préparer la palabre du lendemain : on cherche à identifier, d'avance, le problème qui y sera traité. Par exemple : deux familles sont en litige au sujet d'un terrain, d'un mariage, etc. Le problème doit être identifié puis remis entre les mains d'un notable ou un chef traditionnel, c'est-à-dire le chef spirituel (à différencier du leader politique au sens strict). Le chef traditionnel africain n'est pas un être solitaire et autocrate - on le voit tout particulièrement dans la palabre. Il doit fixer une date et ce n'est pas là une décision qui s'opère à la légère ou au hasard. Pour ce faire, le chef doit en effet consulter les disponibilités de chacun mais aussi et surtout les "augures". Car il est important que les esprits du village accompagnent la palabre. Après cela, il faut encore trouver un modérateur - c'est souvent le chef lui-même car il faut connaître la langue, les proverbes, et disposer de l'autorité qui permet la solennité des débats et le respect de la décision prise au terme de la palabre.
Le jour J, le modérateur présente le problème (quel est l'objet du litige ? son contexte ? ses enjeux ? ses protagonistes ?). La parole revient alors aux protagonistes. C'est souvent le "plaignant" qui s'exprime en premier. En second vient l'accusé, etc. Après le plaignant et l'accusé, les témoins de chaque partie interviennent. Pendant que chacun s'exprime, il est interdit de couper la parole. Chacun s'exprime à sa manière, avec ses compétences et ses limites. C'est très important parce que ce n'est pas parce qu'on est un bon rhéteur / plaideur3 qu'on va forcément emporter l'adhésion de la communauté ou du chef. Ce qui importe, c'est la qualité des arguments utilisés (ainsi on se méfie plutôt des beaux parleurs ; on écoute plus attentivement les gens plus simples). Ce qui importe est, rappelons-le, de protéger le lien social : c'est une finalité que chacun doit garder à l'esprit quand il parle. C'est pour cette raison qu'il est également interdit de mentir dans une palabre. Les connivences secrètes, les alliances stratégiques sont a priori exclues - car on craint les ancêtres, l'au-delà et parce que la parole favorise la solidarité. Les réactions potentielles ou actuelles de la communauté (présente et ancestrale) guident la parole. Une fois que tout ce beau monde a été entendu, toute autre personne présente peut donner son avis - et son avis compte autant que celui de tous les autres. Pour cette raison, on peut considérer la palabre comme laboratoire de la démocratie. Une fois que chacun s'est exprimé, le débat peut commencer. Il est très vivant et très libre à la fois. Le modérateur reste là pour "cadrer" les échanges de paroles. Lorsque le débat est terminé, le chef se retire avec ses notables pour trancher. Son ambition première est de trouver le consensus émergeant de la discussion. Dans sa décision, le chef doit encore et toujours respecter ce que disent les augures - jugés toujours fiables -, même si c'est contraire à son avis personnel. Une fois la question tranchée, c'est un point de non-retour. On ne remet pas en cause le chef et sa décision inspirée des augures et de la discussion.
III) Les modes d'adaptation contemporains de la palabre africaine
Il y a une forme d'adaptation actuelle : on considère la palabre comme une instance qui doit coexister avec les modes de résolution de conflits établis par le droit positif (le droit romano-germanique ou le commun law pour les anglophones). L'ordre colonial a prévalu. De la sorte, la palabre est souvent considérée comme l'instance la plus basse et première des institutions juridictionnelles. Si de nos jours, quelqu'un s'oppose à la décision du chef de la palabre, alors il peut aller en justice - au sens actuel du terme. Pour cette raison, les chefs de palabre actuels doivent écrire leurs jugements (alors qu'il s'agissait auparavant d'une tradition exclusivement orale). La tradition de la palabre s'est donc vue modifiée par la modernité occidentale. Elle demeure, mais a été altérée.
IV) Les défis actuels auxquels est confrontée la palabre africaine
Comment pourrons-nous étudier et valoriser la palabre africaine comme une instance judiciaire à part entière ? Comment en faire un élément central dans la démocratisation de l'Afrique ? Il faudrait parvenir à généraliser l'emploi de la palabre dans les institutions démocratiques de l'Afrique. La plupart des études faites aujourd'hui ne vont pourtant pas dans cette direction. Même si le regard que l'on porte sur les formes persistantes de la colonisation est encore dur, toute une part de la tradition africaine reste inexploitée en termes de politique et de question de société.
V) Exercice
Sur base du schéma ci-dessus, exerçons-nous à la palabre africaine.
Problème de base : un jeune homme, chef guerrier du village, convoite et fréquente la seconde épouse d'un notable, adjoint du chef. C'est le notable (plaignant) qui va présenter ce problème social au chef.
Le Chef remet la parole aux principaux protagonistes. Les témoins attestent ou critiquent les faits énoncés par l'un ou l'autre. C'est un travail d'argumentation, de compromis et de recherche d'équilibre qui se déploie. Au terme du débat, c'est le chef de village qui tranche. La prise de parole est démocratique mais la décision du chef ne l'est pas. Néanmoins, sa posture doit être légitimée par tous - sinon il n'a plus le droit d'être chef (il y a des mécanismes pour destituer le chef quand il n'est plus jugé digne de ce poste). En l'occurrence, dans notre exercice, sa décision visait effectivement à alimenter chez tous les protagonistes le sentiment d'avoir été entendu et respecté. Elle semblait rétablir l'équilibre social rompu par le préjudice initial. Elle comportait plusieurs parties et était donc nettement moins sèche que la décision d'un tribunal ; cette complexité permettait qu'elle prenne en compte à la fois la réparation légitime du préjudice subi (en ce cas l'honneur bafoué), mais aussi les raisons valables ou simplement inévitables de commettre cet acte préjudiciable à un notable du village, de façon à préserver aussi chez celui qui était sanctionné le sentiment que la décision est juste et lui reconnaissait aussi certains droits. En donner le texte ici n'aurait pas beaucoup de sens, parce que cette décision était étroitement liée à la discussion et à ses rebondissements.
(1) André Yinda est docteur en philosophie politique de l'EHESS. Philosophe, chercheur politique et entrepreneur social actif en Belgique francophone. Auteur de plusieurs publications, notamment L'art d'ordonner le monde. Usages de Machiavel (2008) et Montesquieu décolonial ? Critique du débat sur la séparation des pouvoirs en Belgique (2019). Lauréat du Prix Raymond Aron 2005. Intérêts de recherche : Philosophie et politique internationale, savoirs et pratiques du pouvoir en Afrique, (im)migrations et nouvelles citoyennetés.
(2) Discussion qui précède le mariage, entre les familles, pour voir si elles s'accordent.
(3) Dans de tels villages, les grands "plaideurs" sont d'ailleurs connus par tous. La manière dont ils s'expriment et dont leur parole est reçue dépend de toute la réputation qui le précède. On se méfie d'emblée de celui qui s'exprime bien.