Revue

La disputatio médiévale

Préambule

Le présent article est le compte-rendu d'une séance organisée en deux temps : un premier moment théorique, destiné à présenter la disputatio, ses modalités et ses enjeux, de façon à pouvoir ensuite en expérimenter une concrètement avec les participants de cette journée consacrée aux modes traditionnels d'oralité. Nous reprenons ici les deux aspects de façon à en permettre une reprise éclairée par les enseignants souhaitant organiser dans leurs classes une disputatio selon les formes rituelles qu'elle avait au Moyen Âge. Nous cherchons à la fois à en respecter la forme médiévale et à en proposer les modalités didactiques pour une réappropriation sur un thème d'actualité, et avec des rôles et consignes susceptibles d'être compris et exercés aujourd'hui. Rien de simple, tant les mentalités et les socles de la formation intellectuelle ont changé !

Première partie théorique

I) Définition de la disputatio

La disputatio médiévale est une technique de discussion complexe, détaillée dans une littérature très abondante. Malgré cela, il n'y a pas de modèle standard de disputatio. Il y a même autant de disputatio que de facultés médiévales (faculté des arts, de droit, de médecine, de théologie, etc.) et d'époques qui l'ont pratiquée. La disputatio est une méthode de discussion orale qui se développe principalement à partir du 13ème siècle ; elle est concomitante avec la création des universités (Université de Paris). Vers la fin du 13ème siècle, elle se développe aussi comme technique de recherche. Nous n'avons aucune trace des disputatio à proprement parler - qui sont par définition orales - mais nous avons néanmoins ce que l'on nomme des Questions disputées, c'est-à-dire des versions écrites remaniées par les maîtres. L'image que nous nous faisons de la disputatio est donc intimement liée à ces remaniements qui impliquent non seulement un tri mais aussi un bouleversement de l'ordre des propos de la discussion, l'ajout de certains arguments en faveur de la thèse du maître, etc.

La disputatio est une discussion extrêmement codifiée, tant au niveau des rôles que du contenu de la discussion. Les premiers sont déterminés à l'avance et le second est lancé et initié par le maître, souvent pour répondre à d'autres maîtres des autres universités européennes. Au début du XXe siècle, B. C. Bazan définit la disputatio comme suit : "La disputatio est une forme régulière d'enseignement, d'apprentissage et de recherche, présidée par le maître, caractérisée par une méthode dialectique qui consiste à apporter et à examiner des arguments de raison et d'autorité qui s'opposent autour d'un problème théorique ou pratique et qui sont fournis par les participants, et où le maître doit parvenir à une solution doctrinale par un acte de détermination qui le confirme dans sa fonction magistrale3.

II) De la lectio à la disputatio

Cette définition de C. Bazan témoigne de toute la complexité de la disputatio. Prenons donc le temps de la déployer... La pratique de la disputatio est née de la lectio (lecture, exégèse, commentaire de texte au corps à corps). Le maître seul pouvait s'en charger. Pour cela, il procédait en trois temps : d'abord il s'agissait de lire le texte (niveau littéraire), puis de décrire son sens immédiat et littéral (sensus) et enfin de l'interpréter de manière approfondie (la sententia). Dans son exégèse, le maître convoquait de multiples autorités pour le soutenir (les conciles, Pères de l'Église, certains philosophes reconnus comme Aristote, etc.).

Dans son Sic et non, Abélard montre que la lecture sous la forme de lectio soulève beaucoup de difficultés : il y a des tensions et des contradictions internes au texte et aux discours des autorités. Il faut donc résoudre ces contradictions. Ces dernières sont perçues comme un moteur pour la réflexion. Le Sic et non analyse les contradictions pour essayer de les lever à l'aide d'arguments dialectiques (des arguments "pour" et des arguments "contre" sont listés et discutés, les contradictions apparaissent alors sous forme de colonnes mentales).

À partir du 13ème siècle, les élèves interviennent dans le cours. Ce n'est plus le maître qui fait le cours seul, comme dans la lectio. Les élèves jouent le rôle d'opposants. Cette posture des étudiants requiert un engagement fort, en contradiction avec la thèse défendue par le maître. C'est une méthode de discussion très particulière, étrangement contemporaine : l'élève est engagé dans l'enseignement grâce à une méthode collective. La thèse du maître peut être confortée ou changée. Son sort n'est pas scellé d'avance par la simple autorité du maître. Ce dispositif permet au maître d'éprouver la solidité et la cohérence de sa thèse. On retient souvent de la philosophie moyenâgeuse son côté très abstrait, avec des philosophes qui s'opposent seuls et à eux-mêmes toutes sortes de contre-arguments. Or, avec la disputatio, on entre vraiment dans une réflexion et une pratique concrète et collective. Il y a non seulement des enseignants mais aussi des chercheurs, ce qui est une nouveauté. Depuis le début du 13e siècle, des lectio continuent à être données. Mais, plusieurs fois dans l'année, il y a une disputatio corrélative aux textes enseignés dans la lectio. Au fil du temps, les disputatio deviennent des méthodes à part entière. Certains traités de grands philosophes prendront d'ailleurs la disputatio comme modèle d'écriture.

III) Une pratique régulière et sophistiquée, publique ou privée

La pratique de la disputatio s'établit donc peu à peu. Le maître est tenu d'organiser des disputatio (alors même qu'il y est "mis en danger"). Les étudiants, de leur côté, doivent y assister et y participer. Les disputatio sont des cours à part entière qui s'opèrent selon une distribution précise des rôles. Le maître encadre de bout en bout la dispute et en donne le sujet qu'il a fixé par avance ( la questio). Pendant la dispute, le maître n'intervient pratiquement plus. Il délègue son rôle à un ou plusieurs de ses bacheliers (quelqu'un qui peut encadrer la dispute, qui joue le rôle de respondens - il défend la thèse du maître). Le reste des étudiants s'oppose au respondens à titre d' opponens : les étudiants attaquent la thèse du maître telle qu'elle est défendue par le respondens.

Ce sont des discussions souvent longues et sans support écrit. Le maître concluait la dispute pour sa part. Il prend le temps de rédiger les arguments avancés par les étudiants pour les reformuler, les clarifier, les trier, les hiérarchiser. À partir de cela, il donnait sa solution (argumentée et correspondant à la thèse qu'il avait défendue). Puis il reprend un à un les oppositions pour les évacuer. La conclusion du maître est donc quelque chose d'assez volumineux : donner les contre-arguments à sa thèse, donner sa solution, répondre un à un aux arguments qui s'opposaient à sa thèse.

On a des images de la disputatio dans l'art, notamment celle d'une muse qui tient une tête de chien qui aboie. Les disputes étaient assimilées à ces aboiements. Mais elles pouvaient être privées et publiques, c'est-à-dire données à l'université (pouvant faire appel aux étudiants du maître, à des maîtres d'autres universités ou inclure les autres maîtres de la faculté). À cette occasion, les cours étaient suspendus. Tout le monde venait assister à la disputatio.

D'autres disputatio s'organisent sur la base de questions quod libétiques (quod libet signifiant : toute chose, n'importe quoi). Le maître était alors en dispute avec toute sorte de gens et ne pouvait pas choisir le sujet de la discussion. Le choix du sujet revenait aux étudiants et le maître pouvait donc être interrogé sur les questions les plus étranges (le sexe des anges, si un enfant né avec deux têtes était une ou deux personnes, etc.) !

IV) Determinatio et unité de pensée

La determinatio est le moment de clôture de la dispute. Le maître y met fin en analysant tous les arguments qui lui ont été opposés et en amenant sa solution. Le mot determinatio est important : en effet, le maître détermine la solution, cela signifie donc qu'elle n'est pas donnée d'avance. Même si le maître a pour obligation de conserver sa thèse, il peut tout de même concéder des arguments ( concedo). Sa thèse originelle ne peut être tout bonnement abandonnée, mais elle est susceptible d'être reconstruite selon les arguments concédés car aucun de ceux-ci ne peut être écarté sans analyse. Pour cette raison, il est extrêmement difficile d'observer une unité de pensée nette et flagrante dans une disputatio.

La question de l'unité littéraire de la disputatio est intéressante. On dispose de nombreux remaniements écrits de la disputatio médiévale par les maîtres. Mais que nous permettent-ils de dire de la disputatio à proprement parler, dans son déroulement oral ? Comment peut-on se la représenter oralement ? Porte-t-elle sur une questio en entier ? Sur un article ? C'est C. Bazan qui, le premier, a tenté d'imaginer une dispute orale sur base des disputes écrites. Pour lui, l'unité de la dispute privée est l'article tandis que l'unité de la dispute publique est la questio. Il y a donc deux niveaux de disputatio : un niveau approfondi et privé (sur des sujets techniques) et un niveau général et public.

V) Des échanges cadrés

Selon un schéma dialectique, la disputatio fonctionne sur la base d'une questio de départ, une thèse plus ou moins assumée venant du maître ("il semble que oui", "il semble que non"). Après avoir présenté sa thèse, le maître se retire et laisse à son bachelier (respondens) le soin de la défendre. Viennent alors les oppositions introduites par le reste des étudiants qui sont autant d'opposants. Ils annoncent leurs oppositions par le terme " contra ". Le respondens doit alors défendre la thèse du maître ce qui donne lieu à des objections d'objections : contra - sed contra 4. Comme le soulignait déjà C. Bazan dans sa définition, cette discussion se déploie tant par des arguments de raison que d'autorité. Mais ces derniers ne sont pas pour autant l'occasion d'une fuite par l'absence de justification ou de raisonnement. On fait certes appel à une autorité (ex : Aristote) mais pour mieux reconstruire un raisonnement autour de celle-ci (on peut donc jouer avec ce que dit Aristote). Une même autorité peut d'ailleurs servir à défendre le "pour" et le "contre"5. À la fin de ces échanges, le maître réintègre la discussion et propose sa determinatio : une analyse des arguments justifiant un choix, une solution finale.

Comme nous le disions, cette determinatio est une version lissée et extrêmement retravaillée par le maître. On ne sait plus relier les arguments à leurs auteurs, ce qui en rend la lecture très difficile mais c'est pourtant tout ce que nous avons comme traces des disputatio médiévales. Voyons donc ci-dessous quelques exemples de ces rapports écrits.

VI) Les traces écrites des disputatio

Quaestia disputata de 1244 à la Faculté des Arts de Paris, les Questiones supra librum de Causis attribuées à Roger Bacon :

- Queritur circa influentiam causarum (on recherche l'influence des causes)

- Et arguo ("j'argumente ainsi")... minor patet nam (on justifie la mineure et la majeure du syllogisme pour le défendre)

- Contra (un opposant intervient)

- Quod concedi poteste ("cela peut être concéder à cause de cette raison..." - on répond au contra)

- Quod obicis (...) dico quod (...) dupliciter est ("on peut concéder ce que tu dis, je dis que X se comprend doublement" - la définition se précise pour répondre à l'objection)

- Consequenter queritur (on passe à une autre questio, un autre thème)

- Et arguo sic (une personne prend la parole pour ou contre)

- Contra (une personne s'y oppose)

- Et poteste concedi quod (on concède une partie mais...)

- Dico ad argumentum quod (...) dupliciter (de nouveau la définition se scinde).

- Dubitateur... (on doute)

- Et videtur quod non (objection)

- Oppositum videtur (on s'oppose à cette objection)

- Quod concedi potest, quod obicis quod (c'est vrai quant à ceci, c'est vrai quant à cela,...).

Il faut se méfier de certaines disputatio écrites qui paraissent bien claires, très organisées. Les discussions étaient en vérité très animées6. Tout le monde pouvait intervenir n'importe quand, même en interrompant l'autre.

Deuxième partie pratique

I) Préparation d'un atelier de disputatio médiévale

Pour préparer cet atelier, les participants disposent de fiches explicatives (rôles, compétences, arguments) et d'extraits de textes utiles à la formulation d'arguments d'autorité.

A) Les fiches "rôles"

1) MAGISTER

Le magister est le maître. Il donne à la fin sa manière de déterminer (formuler) la doctrine de manière cohérente. Dans la determinatio, le maître présente d'abord aux étudiants et aux bacheliers de son institution les arguments soutenus pendant la dispute orale ; c'est là une phase de synthèse organisée par ses soins ; il apporte ensuite sa solution magistrale au problème posé, et répond enfin aux objections avancées contre sa propre thèse qu'il a retenues dans sa synthèse. Cette phase doit être articulée par les trois C : il Concède certaines choses, il en Contredit, et il en Complète d'autres. Il peut reprendre les réponses déjà produites dans la dispute par son bachelier (ad primum, ad secundum, etc.). Il n'est pas tenu de respecter l'ordre des arguments ou leur longueur ; il peut en changer l'ordre, en déployer certains et surtout en ajouter d'autre.

2) MAGISTER SECUNDUS

Il conclura la discussion avec la mission de synthétiser en soulignant les erreurs d'argumentation (surtout dans les positions opposées à la sienne, évidemment). Il justifie lui aussi sa position initiale (commune avec le maître), mais cette fois en s'attaquant spécifiquement à la validité des raisonnements sur lesquels l'opposition s'est construite (il dénonce les sophismes).

3) RESPONDENS

Le répondant soutient la thèse du maître, dont il est d'ailleurs le bachelier (il est donc supposé mieux formé, notamment à l'art logique, que l'opponens). Il n'intervient qu'après un opponens. Il peut soit intervenir assez rapidement pour obliger l'opponens à préciser sa contre-argumentation ou pour répliquer. Il peut aussi attendre l'ensemble des contre-arguments à la thèse du maître.

4) OPPONENS

L'opposant contre la thèse du maître. C'est un étudiant, éventuellement d'un autre maître. Il doit toujours utiliser prioritairement un argument de raison (un syllogisme valide), et éventuellement s'appuyer sur un argument d'autorité dans un second temps.

B) Les fiches "compétences" (3C de la disputatio)

1) CONTREDIRE

a) Position contraire argumentée :

Contre ce que tu viens de dire, je soutiens que...

Au contraire ! X dit que... parce que...

Au contraire ! Il est évident que ce n'est pas le cas : ... (+preuve).

b) Contre-arguments liés à la forme du raisonnement :

Si tu soutiens que..., alors... (Deux cas de figure : montrer que la conséquence du raisonnement est inacceptable, ou montrer que le raisonnement de l'adversaire est contradictoire).

La forme de ton raisonnement n'est pas valide : ...

c) Nuances :

J'émets un doute sur ce que tu dis. En effet... (+ voir concession relative).

2) COMPLÉTER

a) Précision terminologique :

Le terme/concept X peut s'entendre de deux/trois/quatre façons : de la première manière..., de la seconde..., etc.

b) Précision sur l'interprétation d'une autorité :

Si X dit que..., c'est parce que..., donc...

c) Précision d'un argument : nouvel élément de preuve :

Il a été dit que ceci..., or..., donc... Et en outre, ...

3) CONCÉDER

a) Concession :

Je concède cela (préciser ce qu'on concède)

b) Concession relative :

Je reconnais que..., mais...

Bien que ce que tu dis..., néanmoins...

Je suis d'accord avec cela, mais...

Tu as raison de dire que..., cependant, ...

C) Les fiches "arguments"

1) ARGUMENT PAR LA RAISON

Il s'agit ici de produire des syllogismes valides. Le syllogisme prend classiquement la forme : Ceci..., Or..., Donc... (Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel).

2) ARGUMENT PAR L'AUTORITÉ

Il s'agit ici d'utiliser une citation, qui ne doit pas être reprise littéralement : on peut la paraphraser. Elle ne peut servir d'appui comme si l'autorité pensait à notre place. Elle doit être intégrée dans un raisonnement : Machin dit que..., or... donc... Cette carte vient toujours après une carte "argument par la raison".

D) Les extraits de textes

À titre d'exemple, nous proposons ci-dessous des extraits de textes issus d'autorités philosophiques, religieuses et scientifiques7. Le thème proposé pour la disputatio est ici celui du travail. De la même façon qu'il y avait une hiérarchie des autorités (d'abord le texte sacré, puis son interprétation par des Pères de l'Eglise, puis les philosophes), nous avons suggéré qu'il y avait ici aussi une hiérarchie, légèrement différente (ce sont ici les sciences-sociales qui ferment la marche). C'est avec un peu d'humour que les citations "religieuses" ont parfois été choisies : ce qui fait autorité aujourd'hui pourrait tout aussi bien être une phrase de Cyril Hanouna ou d'un économiste libéral dans un discours qui fait plutôt consensus.

1) AUTORITÉS RELIGIEUSES

Par exemple : "Que l'honnêteté et le travail soient toujours tes compagnons" (B. Franklin, Les essais de morale et d'économie politique) ; "Dieu a posé le travail pour sentinelle de la vertu" (Napoléon, Les maximes et la pensée) ; "Le travail est un don du ciel, il est le vrai lien de l'harmonie conjugale" (J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Les harmonies de la nature) ; "Le travail c'est un cache-misère. Cela permet de ne pas passer de temps avec soi" (J. Martin, Les pensées, répliques et anecdotes) ; "L'oisiveté est mère de tous les vices" (Dieu, L'Écclésiaste) ; "L'oisiveté est mère de tous les vices mais le travail n'en est pas pour autant père de toutes les vertus" (Grégoire Lacroix, On ne meurt pas d'une overdose de rêve) ; "Le propre du travail, c'est d'être forcé" (Mocharrafoddin Saadi, Le jardin des roses).

2) AUTORITÉS PHILOSOPHIQUES

Par exemple : "L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise" (Marx, Manuscrit de 1844) ; "Les éléments essentiels de l'attitude que nous avons alors appelée "esprit du capitalisme" sont précisément ceux que nous avons trouvé être le contenu de l'ascétisme" (Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme) ; "Il est inconcevable à quel point l'homme est naturellement paresseux. On dirait qu'il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine, peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim" (Rousseau, Essai sur l'origine des langues) ; "La question de savoir si le Ciel n'aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l'homme, en effet, a besoin d'occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte" (Kant, "Leçon sur le sens du travail" in Réflexion sur le travail) ; "On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail - c'est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir - que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance" (Nietzsche, Aurore, Livre III, §173).

3) AUTORITÉS DES SCIENCES SOCIALES

Par exemple : "Le travail, c'est l'activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n'est pas déjà donné par l'organisation prescrite du travail" (Philippe Davezies) ; "Qu'est-ce que le mode de production patriarcal ? C'est justement l'extorsion, par le chef de famille, du travail gratuit des membres de sa famille. C'est ce travail gratuit réalisé dans le cadre social - et non géographique - de la maison que j'appelle le travail domestique" ; "Les animaux domestiques sont engagés dans de nombreux pans des activités de production de biens et services, sans que ce travail soit pris en compte, ni même perçu. Les recherches menées par l'équipe Animal's Lab ont mis en évidence l'implication subjective des animaux dans le travail et le fait que celle-ci n'est pas donnée mais résulte d'un processus d'engagement des animaux" (Jocelyne Porcher).

II) Déroulement de l'atelier - Disputatio autour de la question du travail

A) Le magister propose sa question disputée et sa réponse

Sa question disputée doit être fermée "Le travail est-il vecteur d'émancipation ?" et sa réponse "Oui, il me semble que le travail est vecteur d'émancipation" ou "Non, il me semble que le travail n'est pas vecteur d'émancipation". Cette position est annoncée au groupe afin que chaque opponens puisse trouver des arguments susceptibles de contrer la position du magister.

Un travail de lecture des citations intervient ici, qui dure une vingtaine de minutes. Selon son rôle, le participant classe ses idées propres mais aussi les extraits à disposition en arguments "pour" ou "contre" la thèse du magister. Il les hiérarchise pour mieux pouvoir les employer durant la disputatio. Chacun se prépare à la dispute, récolte les arguments qui pourront lui servir (les opponens cherchent d'avance à contrer la thèse du magister - le respondens à la défendre contre ces futures attaques).

Lorsque tout le monde est prêt, les participants se lèvent et forment un cercle fermé dans lequel il n'y a pas d'obligation de bienséance (on peut s'interrompre, etc.). Le maître commence par réaffirmer la question choisie et sa réponse : "Le travail est-il vecteur d'émancipation ? Oui/Non". Il souligne ensuite que les autorités pourraient permettre de trancher dans les deux sens, pro et contra, et à l'appui, en cite un certain nombre pour et contre la position qui est à la sienne. Après cela, le maître se retire et prend note de la dispute pour mieux proposer sa determinatio en fin d'atelier.

La dispute est lancée suite au départ du maître qui est alors représenté par le respondens. Dans cette discussion, il faut encourager chaque participant à préciser son intention dès qu'il prend la parole : concède-t-il ? S'oppose-t-il ? Il faut être explicite ! Les trois cartes actions servent à contraindre chacun à cette précision. L'une d'entre elles doit nécessairement commencer toute prise de parole. On joue ensuite des deux autres cartes : arguments d'autorité/argument de raison, selon les règles indiquées sur les cartes (obligation d'intégrer un argument d'autorité dans un raisonnement ; formulation du raisonnement sous la forme d'un syllogisme). La formulation des arguments sous forme de syllogismes est à valoriser car elle permet plus de rigueur argumentative et des rebonds extrêmement riches entre les participants, mais elle doit être travaillée précédemment, car nous y sommes bien moins accoutumés que les étudiants médiévaux. Après cette discussion entre le magister et ses opponens, le magister réintègre le groupe pour proposer sa determinatio (qui nécessite 15 minutes de préparation). Il présente donc son explication des propos tenus durant la dispute. Il retrace le fil des arguments "pour" et "contre" afin d'affirmer, enfin, son positionnement ultime. Le magister secundus, quant à lui, conforte le magister dans sa determinatio en l'aidant dans sa synthèse et en soulignant les erreurs d'argumentation, les fautes logiques, etc.

B) Précautions et réflexions

1) Notons qu'une telle animation ne correspond pas du tout aux conditions réelles de disputes médiévales. Ces dernières étaient originairement précédées d'une lectio longue et poussée dont nous ne pouvons évidemment pas bénéficier ici. Nous pourrions, à défaut, amener la disputatio après un colloque des philosophes, qui aurait la fonction d'acclimater les élèves à quelques textes d'autorité prenant position sur la question disputée.

2) Exiger de tous la formulation sous forme de syllogisme est compliqué. Ce n'est pas spontané de nos jours - peut-être l'était-ce à l'oral durant le Moyen-âge ? Les supports écrits ne permettent pas de le dire puisqu'ils sont le résultat d'un travail de remaniement par le maître. Quoiqu'il en soit, il faut néanmoins souligner que cette exigence logique est un très bon régulateur de la discussion !

3) Difficile de faire le bon emploi des citations d'autorité car les citations ne sont pas des arguments en soi et encore moins des syllogismes. Le but est de faire le raisonnement soi-même mais d'y introduire à bon droit l'argument d'autorité. L'argument d'autorité n'est donc pas auto-suffisant. C'est un usage particulièrement contraignant, qui étonne (on pensait les médiévaux plus obéissants...) et qui permet d'éviter que l'autorité se substitue à la réflexion du participant.

4) Dans un tel atelier, des questions d'herméneutique se jouent : les citations peuvent être interprétées de multiples manières. La lectio préalable permettait originellement d'alimenter cela puisqu'elle exploitait les commentaires, les commentaires de commentaires, etc.

5) L'enjeu de l'exercice est aussi de nous faire comprendre que nous n'avons plus du tout les mêmes exigences philosophiques. À l'époque, la logique aristotélicienne était enseignée dès l'âge de 13 ans. Les jeunes gens étaient formés très tôt à débusquer les arguments et raisonnements fallacieux.

6) Un des intérêts majeurs de ce dispositif est le rôle des élèves à l'égard du maître : le contrer autant que possible, de façon qu'il puisse enrichir sa propre position. Ce fonctionnement inclut les élèves dans la construction de la pensée magistrale et il distille ainsi à la fois un rapport dynamique entre maître et élèves et la valorisation de l'objection, de l'opposition, dans la construction des idées.Avec le maniement des autorités et les contraintes logiques, c'est l'enjeu premier d'une réappropriation de cette forme traditionnelle de débat dans nos classes.


(1) Odile Gilon est Chargée de cours à l'ULB en philosophie médiévale et en didactique de la philosophie, effectue des recherches sur la structure des métaphysiques de l'école franciscaine, et sur les pratiques attentionnelles à l'oeuvre dans le contexte intellectuel et la pensée médiévale. Elle travaille également activement à la diffusion de la philosophie en dehors de l'université.

(2) Gaëlle Jeanmart est Coordinatrice de PhiloCité, docteur en philosophie de l'Université de Liège. Ses recherches portent principalement sur la philosophie antique et médiévale (sous l'angle des pratiques) et sur la didactique de la philosophie. Elle est auteur de plusieurs ouvrages, comme le Petit manuel de discussions politiques, par aux éd. du Commun, la Généalogie de la docilité, parue chez Vrin et Une histoire du courage, Belles Lettres.

(3) B. C. Bazan, G. Fransen, J. F. Wippel, D. JACQUART, Les questions disputées et les questions quodlibétiques dans les facultés de théologie, de droit et de médecine, "Typologie des sources du Moyen-Âge occidental 44-45", Turnhout, 1985, p. 160.

(4) Dans la version écrite produite par le maître, on ne sait pas qui dit quoi. Le maître a tout lissé. C'est donc très difficile à lire.

(5) Dans "Question disputée, De Vertitate, q. 1, article 4 ( quarto quaeritur utrum sit tantum una veritas quo omnia sunt vera)", on trouve de multiples arguments d'autorité. Anselme est directement mobilisé dans l'expression de la thèse de départ. La définition de départ s'en voit rapidement dupliquée (d'abord X car St. Augustin, ensuite Y car St. Hilaire, etc.). Après plusieurs échanges, St. Augustin est employé en vue de contrer ( contra). Nous avons donc là un bel exemple d'emploi d'une même autorité pour le "pour" et le "contre" d'un même sujet.

(6) Le lecteur intéressé pourra trouver un autre exemple de disputatio écrite dans Question disputée, De Vertitate, q. 1, article 4 : quarto quaeritur utrum sit tantum una veritas quo omnia sunt vera.

(7) Ces extraits sont distribués à chaque participant en version papier. De cette manière, chacun peut mettre des couleurs pour mieux visualiser (en colonnes mentales, disions-nous) les arguments "pour" et les arguments "contre". Ils n'en seront que plus faciles à employer par la suite.

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