"J'ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion." Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, 1938
Cette observation de G. Bachelard (1938, p. 18), à destination des enseignants de disciplines scientifiques, pourrait éventuellement s'adresser aux enseignants de philosophie.
Car, comme le souligne Abdennour Bidar dans la préface de cet ouvrage, un préjugé encore vivace perdure dans le monde des professeurs de philosophie, à savoir que "la rigueur de ''la leçon de philosophie'' administrée par le professeur contiendrait en elle-même sa propre pédagogie, et n'aurait donc besoin d'aucune didactique extrinsèque".
On connait les ravages que le maintien exclusif d'une telle posture fait subir aux élèves (au mieux perplexes, puis indifférents et par suite ignorants) et à l'enseignant (parfois discrédité et décrédibilisé).
Même si les temps changent et si la magistralité ou le cours dirigé ne sont plus les seules formes d'enseignement de la philosophie, l'exigence d'une réelle transposition didactique est urgente. C'est à cette urgence de transposition didactique que nous convient les auteurs francophones de cet ouvrage réunis par le spécialiste de la question : Michel Tozzi.
Eclairer le lecteur sur les perspectives de cette nécessité de didactiser l'enseignement de la philosophie est son premier souci et cela passe par l'énoncé de questions phares.
Qu'est-ce que la didactique ? Qu'est-ce qu'une didactique disciplinaire ? Qu'est-ce que la didactique de la philosophie et quelle est son évolution depuis les années 1970 ? Quels sont les contributions des autres sciences et des autres didactiques disciplinaires à la didactique de la philosophie ? Quels sont les exemples de didactisation présents dans certains pays étrangers ? Enfin quel est l'influence du contexte institutionnel dans cette transformation ?
Poursuivant son travail de synthèse, Michel Tozzi pointe ensuite les apports significatifs en didactique de la philosophie.
L'Unesco tout d'abord, qui impulse et promeut la pratique de la philosophie pour tous du fait de ses finalités en faveur du développement de la culture en vue de consolider la démocratie et la paix entre les peuples. Des apports historiques ensuite que l'auteur qualifie de "novateurs" : ceux du Greph, du Collège international de philosophie (CIPH), de la méthode d'induction guidée par contraste de France Rollin, inspirée de Britt-mari Barth, du secteur philosophie du GFEN, de l'enseignement agricole, de l'Acireph, de la revue Diotime (depuis 1999), grand vecteur de diffusion des travaux en didactique de la philosophie, du groupe EPhA (Enseigner la philosophie autrement), du programme franco-québécois Philojeunes, des nouvelles pratiques philosophiques dans la Cité ; ceux enfin plus spécifiques d'auteurs et de thèses, notamment celle de Michel Tozzi ( Contribution à une didactique de l'apprentissage du philosopher, 1992) qui nous invite non plus seulement à nous intéresser à l'enseignement (du maître) mais aussi et enfin dans le même temps à l'apprentissage (de l'élève). Pionnier en didactique de l'apprentissage du philosopher, Michel Tozzi fut le premier à cerner trois compétences essentielles et interdépendantes que les élèves doivent s'approprier : problématiser, conceptualiser et argumenter.
Au niveau terminologique, François Galichet en identifie une quatrième, l'interprétation, alors que Gaëlle Jeanmart nomme geste ou habileté la problématisation. Mathieu Gagnon et Michel Sasseville quant à eux parlent d' opération de la pensée pour désigner l'argumentation. Les traces écrites de ces processus sont pour Nicole Grataloup un véritable travail. Enfin Nathalie Frieden désigne par le terme d' activité la lecture en philosophie et Michel Tozzi reprend le même terme pour définir la discussion à visée philosophique.
Le grand intérêt de ces présentations, par delà même la variété des processus étudiés et analysés, réside pour une bonne part dans la diversité des ancrages pédagogiques et philosophiques des auteurs. Le débat est ainsi vif sur ce qui serait premier pour apprendre à philosopher entre Gaëlle Jeanmart (problématiser), Mathieu Gagnon et Michel Sasseville (argumenter de manière critique), François Galichet (interpréter) ou Michel Tozzi (qui prône l'articulation systémique des trois compétences (problématiser, conceptualiser, argumenter).
Sans concession, fructeux, et intéressant, nous apparait par ailleurs l'échange entre Michel Tozzi et François Galichet sur la nécessaire ou non présence du travail de conceptualisation pour apprendre à philosopher. François Galichet mettant en avant et caractérisant la non-discursivité de la démarche interprétative à la suite de Deleuze, qui affirme qu' "elle n'affirme rien, n'énonce rien, vise seulement à expliciter ce qui est implicite, à manifester ce qui est latent, à clarifier ce qui est obscur" ( p.118), recherche "la clarté" plutôt que la vérité, et ne se confond surtout pas avec les débats philosophiques du type DVDP où l'on peut se demander si ceux-ci "ne relèvent pas d'un modèle purement verbal de la réflexion philosophique collective, et ne sont pas au fond le prolongement d'un "verbalisme pédagogique". Michel Tozzi lui répond (p. 169) : "Nous ne partageons pas cette position radicale. La discussion nous semble pouvoir donner lieu par exemple à la tentative collective de conceptualiser une notion, de poser un problème, d'exposer de façon argumentée une idée et de la confronter contradictoirement avec d'autres personnes."
Autre exemple de temps fort : l'explication dans le registre de l'écriture (Nicole Grataloup, p. 144) de ce que peut être un élève en posture réflexive, non plus "objet d'une normalisation", mais "sujet d'une normativité" : "il faut qu'il puisse se faire lecteur de ses propres textes, avec ce que cela implique de distance critique, il faut qu'il puisse comprendre comment et pourquoi il a écrit ce qu'il a écrit, comment et pourquoi ce qu'il a écrit satisfait ou ne satisfait pas aux exigences de la dissertation philosophique... Il faut donc qu'il adopte une attitude métadiscursive et métacognitive, où c'est le discours produit et "le chemin suivi" pour le produire qui sont objets de travail et de réflexion ; c'est donc bien de méthodo-logie, au sens propre de logos de la méthode qu'il s'agit".
Un souhait ou une proposition future cependant. L'actualité de la réforme du lycée et du baccalauréat, l'introduction de la philosophie comme spécialité en première et le changement des programmes des classes terminales à la rentrée 2020 pouvait être l'occasion de solliciter pour une contribution spécifique les professeurs de lycée en activité, acteurs et chercheurs sur le terrain, très concernés par la recherche en didactique de la philosophie. Le lien entre ce qui se passe actuellement au coeur de la classe et les éclairages universitaires pouvait ainsi être assuré, source à notre avis d'une plus value pour le lecteur.
Pour autant, le mérite des auteurs, en plus de nous éclairer théoriquement et historiquement, est de proposer des outils, dispositifs, situations pratiques directement exploitables. Il en va ainsi par exemple des multiples "exercices" proposés par Nathalie Frieden, en lien avec les difficultés rencontrées par ses étudiants dans l'exercice de la lecture.
En bref, tous ceux qui s'intéressent de près à la didactique de la philosophie (étudiants, professeurs, formateurs, animateurs), trouveront dans cet ouvrage de multiples pistes de réflexion et de pratiques innovantes.
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