Revue

L'égalité des sexes en débat à l'école et en formation

Introduction au numéro 3 de la Revue GEF (Genre Education Formation)

Introduction au numéro 3 de la Revue GEF (Genre Education Formation)1

Dans la perspective d'éduquer ou de former à l'égalité des sexes, la mise en oeuvre de l'activité "débat" est fréquemment sollicitée, tant à l'école que dans d'autres espaces de formation (université, formation d'adultes etc.). Plusieurs outils à destination des enseignant.es présentent ainsi des situations visant à opérationnaliser cette approche avec des enfants ou des adolescent.es (à titre d'exemple : Direction de la Santé Publique de Montréal, 2004 ; Noël 2006abc ; Houadec & Babillot, 2008 ; Pontais & Delamarre, 2014). D'autres s'inscrivent également dans un travail de recherche visant explicitement à en évaluer la pertinence, les potentialités et les limites (Marro & Pezeu, 2011 ; Collet, 2014 ; Marro, Pasquier & Breton, 2016 ; Pasquier, Marro & Breton, 2016). Certaines propositions peuvent en outre concerner la formation d'adultes, qu'il s'agisse de professionnel.les de l'éducation, ou encore de travailleurs sociaux ou de travailleuses sociales. Dans ce contexte, les récits-analyses de formatrices et formateurs concernant leurs propres pratiques (Baurens & Schreiber, 2010 ; Guilpain, 2016 ; Petrovic, 2013 et 2016 ; Plateau, 2007, etc.) montrent que si le dispositif du débat n'est pas nécessairement mis en oeuvre en tant que tel, il n'en demeure pas moins qu'une grande importance est accordée à l'expression orale des stagiaires concernant la problématique de l'égalité des sexes afin de pouvoir travailler sur leurs représentations, connaissances et opinions (Pasquier & Richard, 2018).

En France, dans le champ scolaire, cette approche est conforme aux instructions officielles de l'Education nationale. Les nouveaux programmes d'Enseignement Moral et Civique (EMC) de 2018 pour les Cycles 2, 3 et 4, qui concernent donc des élèves du Cours Préparatoire (enfants de 6-7 ans) à la classe de 3e (adolescent.es de 14-15 ans), demandent que l'on porte "particulièrement attention à l'égalité fille-garçon" (MEN, 2018, p. 5 et 10) et indiquent que "la discussion réglée et le débat argumenté ont une place de premier choix pour permettre aux élèves de comprendre, d'éprouver et de mettre en perspective les valeurs qui régissent notre société démocratique" (p. 2). Cette importance accordée au débat n'est d'ailleurs pas nouvelle. Celui-ci, en tant qu'"objectif et moment d'apprentissage" (Husson, 2007, p. 15 ; Billouet, 2007) est préconisé depuis 2002, que ce soit dans les apprentissages relatifs à l' "éducation civique" ou encore pour d'autres disciplines scolaires : français et littérature, sciences... "Les prescriptions officielles officialisent le débat comme une bonne pratique pour construire le vivre ensemble, prendre en compte la parole de l'élève, gérer les conflits, construire des savoirs" (Panissal & Strouk, 2017, p. 4).

Dans ces programmes, l'idée de "débat" peut être associée ou sous-jacente à plusieurs termes (confrontation, dialogue, discussion, échange... (Husson, 2007, p. 16), qui dénotent une acception large de cette notion. C'est également le cas dans le champ des pratiques où cette appellation "débat" réfère à une grande diversité de formes et d'usages, qu'il conviendrait sans doute de clarifier : c'est ainsi par exemple que discuter ne revient ainsi pas nécessairement à débattre, les deux actions ne s'impliquant pas de manière symétrique. L'activité mise en oeuvre peut donc aller de la simple discussion ou échange relativement informel au "véritable" débat structuré par des questionnements plus ou moins prévus à l'avance en vue de "faire avancer le débat" et la réflexion dans une certaine direction ou de l'éclairer sous divers angles particuliers. Cette activité débat peut aussi être sollicitée de manière minimale, afin d'introduire ou de venir à l'appui d'une séquence de formation. Elle peut encore avoir comme objectif ou comme ambition de constituer en soi un moment d'apprentissage collaboratif visant le développement de processus cognitifs en lien avec la pensée critique (travaux sur la Discussion à visée philosophique (DVP) ou discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP), cf. Tozzi, 2017 ; Connac, 2019 ; Dupont & Panissal, 2015) ou de compétences et de connaissances dans certains champs disciplinaires ou domaines d'apprentissage (débats d'interprétation littéraire, débats sur des controverses scientifiques ou des questions socialement vives...). Ces débats peuvent enfin recourir à de multiples supports (textes, vidéo, questionnaires etc.), offrant un contenu supposé favoriser leur mise en oeuvre.

Les objectifs visés par les préconisations et les situations sollicitées sont toutefois rarement explicités. Le "débat" apparaît ainsi intrinsèquement doté d'un certain nombre de vertus éducatives qu'il permettrait d'atteindre magiquement par sa seule mise en oeuvre, quelle qu'elle soit. Il est supposé permettre l'apprentissage de la vie démocratique, développer l'écoute des autres, le respect d'autrui, l'expression de ses propres idées, le sentiment d'être entendu et reconnu dans sa singularité, la confrontation rationnelle, la réflexion collective et la construction collective de savoirs... comme si le dispositif, voire l'appellation "débat", se suffisait à elle-même. Or, si "le débat est décliné en de nombreuses pratiques sociales qui influencent les représentations des acteurs [et des actrices] du système éducatif sur ce que doivent être les débats en classe" (Panissal & Strouk, 2017, p. 4), si chacun.e a des représentations plus ou moins vagues de ce qu'est un débat, et de ce qu'est un "débat réussi", cette diversité elle-même conduit à s'interroger d'une part, sur ce que signifie débattre, qui plus est de manière réussie, et d'autre part, sur les gestes professionnels et apprentissages favorisant cette réussite. Force est de constater qu'il ne suffit pas de poser une question à un public quel qu'il soit, non seulement pour "lancer un débat" mais aussi et surtout pour qu'il fonctionne. En de nombreuses situations, les élèves ou les stagiaires ne savent pas débattre et ce qui devait constituer un débat se transforme en une succession de questions/réponses selon le jeu scolaire ordinaire au cours duquel l'enseignant.e, le formateur ou la formatrice garde la main.

La mise en oeuvre des débats ne va donc pas sans un certain nombre d'écueils possibles qui ne sont pas particuliers à l'éducation ou la formation à l'égalité des sexes et s'inscrivent dans la double fonction du débat en tant qu'outil et objet d'apprentissage. D'autres écueils leur sont toutefois davantage spécifiques.

En premier lieu, ces moments de débat plus ou moins cadrés et institutionnalisés peuvent être propices, tant chez les adultes que chez les enfants, à l'expression libre de rapports de pouvoir entre les différents groupes sociaux en présence (Girardat, Jung & Magar-Brauener, 2014), notamment entre les sexes et ce, parfois à l'insu des formateurs ou formatrices, enseignantes ou enseignants. Dominique Malatesta et Dominique Golay montrent ainsi, à partir de l'expérience des conseils municipaux d'enfants, qu'en l'absence d'un cadrage éducatif prenant en compte ces enjeux, se rejouent, dans les échanges, des processus de domination des garçons sur les filles, que ce soit en termes de prise de parole ou de hiérarchisation des sujets de discussion (Malatesta & Golay, 2010).

En second lieu, concernant tout particulièrement l'école, se pose la question de savoir ce qui doit être ou peut être débattu dans un cadre supposé promouvoir institutionnellement l'égalité des sexes. Cette dernière n'est en effet pas censée y être mise en questionnement mais au contraire affirmée comme un repère et un principe, au même titre que la lutte contre d'autres discriminations tel le racisme ou l'antisémitisme. L'école aurait donc davantage tendance à clore le débat qu'à l'ouvrir, voire à être dans le déni de son existence. En effet, derrière une formulation consensuelle "l'égalité entre les filles et les garçons", les instructions officielles de l'Education Nationale en France, mobilisent bien souvent des représentations de l'égalité des sexes qui ne sont pas unifiées, voire sont concurrentes (Pasquier, 2017 et 2019b). Or il est aisé de constater qu'elles oscillent entre des représentations marquées par le déterminisme biologique et la complémentarité des femmes et des hommes, et d'autres approches issues des études de genre pour lesquelles ces dimensions ne sont pas pertinentes. Les termes du débat que sous-tendent ces différentes orientations ne sont toutefois jamais explicités, l'institution préférant laisser croire qu'elles poursuivent le même objectif. Dès lors, on saisit mieux les difficultés que peuvent rencontrer les enseignant.es. Comment mettre en débat une question que l'école refuse de voir et de problématiser ?

Dans le prolongement de ce questionnement, tous les domaines où l'égalité des sexes est interpellée dans la société peuvent-ils être légitimement mis en débat en éducation ou en formation (égalité des sexualités, violences sexistes, violences sexuelles, pornographies, PMA, GPA...) ? Cette question se pose tout particulièrement dans une société où certains groupes minorés revendiquent précisément de ne plus être sujets de débats citoyens (FièrEs, 2018), arguant du fait que de tels débats peuvent encourager l'expression de paroles sexistes, homophobes, transphobes etc., réfractaires à la contre argumentation et ce faisant produire l'effet inverse à celui escompté. Ainsi, certain.es enseignant.es peuvent facilement se sentir démuni.es lorsqu'un.e enfant ou un.e adolescent.e, revendique l'inégalité des sexes, par exemple en se référant à des valeurs en vigueur, à des gestes et des paroles entendues dans son milieu familial, dans les médias ou dans certains milieux politiques. Comment, sans intervenir ou encore sans contester directement certains propos hostiles exprimés au cours des échanges, ne pas laisser supposer aux apprenant.es que tout est entendable et ce faisant que toutes les opinions se valent ; et ce au risque de favoriser les processus de domination et la violence qui s'exercent vis-à-vis des femmes et des groupes dominés ? De même en formation d'adultes, quelle place faire à l'expression des résistances à l'égalité des sexes quand bien même celles-ci ne sont portées que par une minorité de stagiaires ? Comment faire pour ne pas risquer de placer systématiquement ces résistances au centre de la discussion ?

L'école et les espaces de formation se confrontent donc d'un côté, au risque d'une valeur faussement consensuelle sur laquelle il n'y aurait finalement rien à dire, et de l'autre, à celui du relativisme des valeurs. L'un et l'autre interrogent la fonction et le sens d'une action éducative qui entend favoriser l'expression de la parole et de la réflexion des personnes, mais souhaite conserver la maitrise de son point d'aboutissement. L'organisation de débats sur et autour de l'égalité des sexes interroge la tension entre normativité et construction de la pensée critique (Pasquier, 2019a). Au-delà de l'égalité des sexes, c'est la manière dont est pensée l'éducation à la citoyenneté dans les systèmes d'éducation et de formation qui se trouve interrogée (Audigier & Tutiaux-Guillon, 2004 ; Audigier, 2006). Si l'issue de la discussion est d'avance connue, que ce soit de l'enseignant.e, du formateur ou de la formatrice qui la met en place, mais aussi parfois des élèves ou des stagiaires qui ne sont pas forcément dupes des objectifs de la situation, quels sont les enjeux réels des débats organisés ? Inversement, si toutes les opinions se valent, comment les prendre en charge dans un contexte éducatif qui n'est pas par définition axiologiquement neutre (Forquin, 2003) ?

Dans la continuité de ces questions se pose inévitablement celle de la formation des enseignant.es, des formateurs et formatrices et, ce faisant, de la construction de compétences professionnelles favorisant la mise en oeuvre de tels débats. Cette formation leur permettrait de parvenir plus aisément à nourrir la réflexion et le questionnement des élèves relativement aux nombreux objets d'échanges possibles. Certain.es professionnel.les témoignent ne pas savoir comment relancer le questionnement quand, lors d'un débat sur les activités des femmes et des hommes, les jeux des filles et des garçons, un accord se dessine autour de l'idée que "les filles et les garçons, les femmes et les hommes peuvent pratiquer les mêmes métiers, les mêmes sports ou jouer aux mêmes jeux" (Marro, Pasquier & Breton, 2016). Cette formation permettrait également de faire avancer le débat vers des enjeux nouveaux, notamment en lien avec les différentes formes de féminisme, les approches queer, les questions de sexualité, de transidentité, d'intersexuation, les approches intersectionnelles des systèmes de domination et d'oppression... Sur un plan plus formel, voire technique, il est à noter que cette modalité d'enseignement qui prend appui sur une activité qui accorde une place centrale à la discussion avec et surtout entre les apprenant.es peut rendre difficile pour ces derniers et ces dernières l'identification des objets de savoir réellement visés (Pasquier & Richard, 2018) : que faut-il retenir des échanges ? En quoi se différencient-ils des discussions ordinaires ? Qu'apprend-on à travers eux ? Cette difficulté questionne plus largement l'accompagnement de la mise en oeuvre de pédagogies dites participatives, critiques ou encore féministes, dans un cadre scolaire ou de formation avec des élèves et des stagiaires habitué.es à une transmission frontale des savoirs.

Enfin, la mise en oeuvre des débats interroge le cadre disciplinaire dans lequel ils sont menés. La didactique des disciplines a pu se saisir de ce dispositif pour construire les apprentissages des élèves, que ce soit pour la littérature (Giasson, 2000 ; Tauveron, 1999), la mise en oeuvre d'une première pratique philosophique, notamment dans le cadre de l'Enseignement moral et civique (Chirouter, 2007 ; Tozzi, 2001 et 2006 ; Breton & Marro, 2019), l'éducation à la sexualité ou les enseignements scientifiques par les controverses (Albe, 2009). Si ces approches dans le cadre de l'éducation à l'égalité des sexes sont pertinentes, elles interrogent le cadre posé : que s'agit-il de travailler ? Des apprentissages disciplinaires et/ou des apprentissages relatifs à l'égalité des sexes ? Comment permettre aux élèves de saisir ce qui est en jeu dans la situation mise en place, d'identifier ses objectifs et ce qui est attendu d'elles et d'eux (Pasquier, 2019a) pour ne pas générer par les choix réalisés des malentendus scolaires (Bautier & Rayou, 2009) ?

Une réflexion qui articule enjeux théoriques et enjeux pratiques

C'est donc l'usage et le dispositif du débat spécifiquement envisagé dans le cadre de l'éducation/formation à l'égalité des sexes que souhaite interroger ce troisième numéro de la revue Genre Education Formation. Bien que cette notion ne soit pas mobilisée dans l'ensemble des articles, c'est bien en tant que question socialement vive (Legardez, 2006) qu'y est considérée l'égalité des sexes, dans la mesure où elle fait l'objet de vifs débats sociétaux, mais aussi scientifiques qui interrogent en retour la manière dont elle peut être saisie dans le champ éducatif sur le plan didactique et pédagogique. Davantage qu'à des analyses portant sur l'usage du débat sur l'égalité des sexes aujourd'hui en éducation ou en formation, c'est sur des recherches consacrées à des dispositifs originaux que portent l'essentiel des contributions de ce numéro. En ce sens, elles témoignent de la nécessité à la fois de construire des outils et dispositifs de formation efficients et de les interroger, tant du point de vue de leur conception que de leur mise en oeuvre, et de leurs effets. Plusieurs contributions se réclament ainsi d'une approche en termes de recherche action pour mettre en perspective et questionner la valeur éducative et formative des débats traitant de l'égalité des sexes.

Que nous apportent ces travaux ? Quelles questions nous conduisent-ils à nous poser ? Quels éléments de réponse nous proposent-ils ? Et surtout, quels dispositifs favorisant le débat constructif nous permettent-ils de penser aujourd'hui pour que ces inégalités de sexe persistantes deviennent, pour un nombre croissant d'individus, de moins en moins supportables et tolérables ? En tant que chercheur et chercheuse spécialisé.es en études de genre et en éducation, c'est tout particulièrement à cette dernière question que nous avons cherché à répondre en constituant ce numéro, y compris par les articles accueillis dans les rubriques "Se former avec la recherche" ou "Varia".


(1) Article reproduit partiellement avec l'aimable autorisation des auteurs et de la Revue GEF ( Genre Education Formation). Site : https://revuegef.org/

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