Revue

Distinguer "Croire et savoir"

Atelier des Rencontres d'août 2019 du Crap-Cahiers pédagogiques

Atelier des Rencontres d'août 2019 du Crap-Cahiers pédagogiques

"Vaut-il mieux croire qu'on sait ou savoir qu'on croit ?"

Introduction : présentation de l'atelier

On connait bien sur le terrain les problèmes posés à l'enseignant lorsqu'un élève refuse d'aborder certaines questions scientifiques au nom de sa religion, sa défiance vis-à-vis de certains savoirs et par contrecoup sa méfiance vis-à-vis de la parole de l'enseignant. Ou lorsque l'on est confronté en classe à l'émergence de croyances de certains élèves dans des théories du complot ou des affirmations fumeuses qui se prétendent des vérités ( fake news) ...

La question du rapport des élèves au savoir et à la vérité est ainsi aujourd'hui posée à l'école, car elle remet en question la légitimité de la transmission, la crédibilité du savoir, la fiabilité de l'enseignant et le cadre de la laïcité.

Face à ce constat, l'atelier visera :

  • à bien clarifier chez les participants eux-mêmes la distinction entre croire et savoir ; celle entre la religion et la science ; et à cerner différents registres de vérité ;
  • à nommer et analyser les problèmes que pose leur confusion en classe et dans l'établissement, et à réfléchir à leur articulation dans une école laïque ;
  • à explorer des pistes pratiques pour faciliter l'appropriation de cette distinction par les élèves à différents niveaux d'enseignement et dans différentes disciplines.

Cet atelier a réuni pendant une semaine une vingtaine de participants : professeurs du 1er et 2nd degré de collège et lycée, d'Espé, professeurs d'histoire et géographie, d'enseignement moral et civique, de SVT, de français, d'anglais, CPE, psychologue, documentaliste, bibliothécaire... Nous avons procédé en plusieurs étapes.

I) Emergence et confrontation des représentations sur les notions de croire et de savoir

En travail individuel, chacun rédige sa définition personnelle de chacune des notions croireet savoir.

Puis en travail de groupes, à partir de la consigne "Confrontez vos réponses, notez les consensus, les différences et les divergences".

S'ensuit une discussion à visées démocratique et philosophique ( DVDP) sur "la science et la religion", comme exemples de savoir et de croyance. Les participants expérimentent ainsi les fonctions de président de séance, reformulateur et synthétiseur1. Pendant la DVDP, la coanimatrice construit une carte conceptuelle, qu'elle projettera par la suite (Voir l'annexe I).

Cette DVDP permet un recueil des représentations :

A) Croire

C'est de l'ordre de la confiance et/ou du respect de quelqu'un ou quelque chose (cf. un livre sacré) que l'on reconnait comme une autorité. Croire est individuel mais s'exerce la plupart du temps au sein d'un collectif, qu'il s'agisse d'une église plus ou moins constituée ou de la communauté web de ceux qui croient aux illuminati. Ce qui est cru n'est pas démontrable, soit par nature, soit dans les circonstances actuelles. Cela ne signifie pas que c'est faux mais qu'on ne peut pas, ou pas encore, trancher (exemple : l'homéopathie). Ce en quoi on croit est un corpus établi par une tradition qu'on n'a pas à remettre en question, ou seulement à ses marges. Par exemple, même si des interprétations de la Bible ou du Coran peuvent exister, elles ne jouent pas sur l'essentiel : le dogme est central ; au-delà d'un certain degré de mise en cause, on sort de la communauté des croyants (ex : naissance du protestantisme). Il y a un cadre à l'intérieur duquel s'établit le contenu des croyances. Il est transmis et non contestable, ce qui lui donne un statut différent du cadre utilisé en sciences. La croyance renvoie le plus souvent à des valeurs qui informent la vie du croyant (celui qui croit aux illuminati aura tendance à se méfier des médias qui lui ont menti sur ce point...). La croyance a un rapport avec la vérité, mais ce rapport n'est pas du même ordre que dans le savoir.

B) Savoir

Savoir a un point commun possible car je ne peux pas tout prouver ou expérimenter par moi-même, il faut bien faire confiance à des personnes qu'on reconnait comme savants/sachants. La différence par rapport à croire est dans la façon dont le savoir a été établi : en suivant une méthode propre à chaque discipline ; de façon indépendante de toute réflexion morale ou politique (il peut y en avoir une sur les usages du savoir, des résultats de la science, mais c'est autre chose que la façon dont le savoir a été établi). Savoir, c'est tenir pour vrai des propositions établies selon une certaine méthode, vérifiées et acceptées par la communauté des spécialistes, et ce savoir que l'on tient pour vrai pourra évoluer s'il faut tenir compte de faits nouveaux. On n'est pas dans un corpus figé mais évolutif, susceptible par nature d'être mis en question, voire radicalement repensé, ce qui n'est pas le cas quand on croit, où on est peu perméable à la remise en cause.

C) Différences et ressemblances

Des interventions il ressort que le savoir, par son objectivité et sa visée d'universalité, se partage ; et que le croire, même partagé, est d'abord individuel (ex : la foi), ce qui pose la question de son universalité. Croire est plus "vendeur", avec une dimension sensationnaliste, magique... Le savoir est vrai par nécessité dans un cadre donné (lois de la logique ou de la physique). Les différences viennent de "d'où vient la connaissance ?" : tradition (familiale, sociale), ou démarche expérimentale ? Le savoir est souvent perçu comme positif, la croyance pas toujours. Croire est du côté du ressenti et savoir du côté du vérifié.

Parfois on croit une connaissance mais on n'en cherche pas les preuves. Le savoir est le meilleur moyen possible d'aller vers la vérité ; mais dans les deux cas on est dans du fabriqué. Il y a un pouvoir énorme dans les deux et cela détermine la vie des gens (applications techniques de la science, préceptes religieux). Les deux peuvent être dans le vrai ou dans le faux. Ils peuvent être des obstacles à la pensée (dans les deux cas on peut heurter la sensibilité des personnes quand on touche à quelque chose qui est de l'ordre de la certitude). Par rapport aux premières représentations, on ajoute la notion de pouvoir interne à l'institution religieuse et scientifique ou dans la société. On ajoute l'idée d'explication du monde : en cela la science répond à un besoin de l'être humain. Mais la religion ne répond-elle pas, dans un autre cadre, au même besoin ? On ajoute aussi que la religion répond, mais dans un autre ordre, à des questions auxquelles la science ne répond pas (et ne peut pas répondre), par exemple celles du sens de la vie et de la mort.

Sur la question de la définition des notions de science et religion, voir en annexe II une autre carte conceptuelle proposée.

II) Approfondir la notion de science par une approche de l'épistémologie des sciences expérimentales

Pour approfondir la notion de savoir, on prend l'exemple de la science et de son épistémologie : réflexion sur son objet, ses méthodes de recherche et d'administration de la preuve, la fiabilité de ses résultats (C'est pourquoi il vaut mieux dire les sciences, car chacune a son épistémologie propre : on démontre en mathématiques, on observe en astronomie, on fait des expériences en chimie...).

A) Analyse de textes épistémologiques et débat sur des conceptions différentes de la science

Pour se familiariser avec l'épistémologie des sciences, un travail en cinq groupes est organisé sur des textes de Galilée, Bacon, Comte, Popper, Feyerabend2. Après un travail individuel sur la compréhension du texte, chaque groupe prépare un débat où un représentant par groupe, assisté d'un participant qui peut lui faire passer des aides écrites, devra défendre la conception de la science formulée dans son texte, avec des arguments et des illustrations issues du texte ou de ses connaissances. Des observateurs du débat devront ensuite, dans une mise en commun de leurs observations, clarifier les différentes conceptions de la science exprimées par les cinq textes3.

B) Apport sur l'épistémologie à partir des auteurs convoqués

Suit un apport épistémologique visant à expliciter et approfondir ces différentes conceptions.

Nous avons choisi d'illustrer l'effort de rationalité que constitue la construction d'un champ de savoir à travers l'exemple de la physique. Si ce rapide parcours à travers l'épistémologie de la physique s'appuie sur quelques acteurs qui ont marqué la réflexion, celle-ci ne se réduit bien sûr pas à ce panel.

La question de la part des sens et de l'intellect pour accéder à l'intelligibilité du monde est ancienne et traverse (en se transformant) l'histoire d'une science comme la physique. Pour Platon (427-348 av. J.C.), la primauté est à l'entendement, l'intelligibilité du monde résidant dans le monde des Idées et n'étant accessible à l'homme qu'à travers un long cheminement, celui du philosophe, pour s'extraire des illusions que nous prenons pour le réel (c'est le mythe de la caverne). Son élève Aristote (384-322 av. J.C.) donne au contraire la primauté aux sens, ceux-ci venant imprimer dans la cire molle de l'esprit humain une compréhension qui y existait en puissance. Zénon met en tension cette dichotomie à travers des paradoxes tels celui de la flèche, pour laquelle la raison indique qu'elle ne devrait jamais toucher sa cible - puisqu'elle a toujours une moitié du chemin à restant à parcourir - alors que selon nos sens, elle l'atteint.

Francis Bacon (1561-1626)4a exposé pour les sciences la première méthode qui ait connu une postérité, pour des raisons conjoncturelles5 plus que pour l'efficacité de la méthode elle-même. Sa méthode est à base inductive. Il s'agit de réaliser les inventaires les plus exhaustifs possibles pour repérer les similitudes et les "différences dans la proximité" (ex : les rayons du Soleil, ceux de la Lune, le feu brillent, mais si le feu et les rayons de Soleil chauffent, ceux de la Lune non). Des opérations de classement permettent alors de faire ressortir une idée sur l'essence du phénomène étudié (ici, la chaleur). Cette idée a le statut d'hypothèse et doit être testée à travers des expériences construites en la prenant comme telle. Au terme de ce processus, l'intellect humain peut dégager la nature du phénomène. Bacon a en outre formalisé l'expérience cruciale, qui est supposée départager deux hypothèses. Si l'histoire a fait de F. Bacon le chantre de l'induction, sa méthodologie - on le voit - se révèle beaucoup plus subtile. Bacon se positionne en désaccord avec les méthodologies purement formelles ou purement empiriques de ses prédécesseurs et revendique une voie médiane par rapport aux excès de ses prédécesseurs - comparés pour les premiers à des araignées tissant tout de leur propre substance et pour les seconds à des fourmis amassant sans projet, alors que lui prétend suivre la voie de l'abeille qui amasse dans le projet de faire son miel.

Galilée (1564-1642) introduit deux éléments majeurs : l'expérience idéalisée et le langage formel. L'un comme l'autre consiste à s'éloigner du réel, la première en réduisant la complexité, le second permettant de manipuler aisément les concepts.

Galilée revendique la possibilité d'utiliser les mathématiques dans le monde terrestre6. Il opère en cela un véritable changement de paradigme. Faire de la physique ne consiste plus à rendre compte de façon qualitative des phénomènes ou à disserter sur l'essence des choses, mais à rechercher des relations constantes, exprimées en langage mathématique, entre des abstractions (on cherchera par exemple à relier entre elles les abstractions que sont la distance parcourue et la durée pour un objet en chute libre). Pour cela il faut des mesures, donc réaliser des expériences contrôlées (c'est-à-dire dans lesquelles on choisit, en fonction d'un but précis, les conditions expérimentales, en prenant soin de fixer certains paramètres). Mais le phénomène réel est complexe ; Galilée cherche alors les conditions de l'expérience lui permettant de se rapprocher le plus possible du phénomène "idéal". "Idéal" au sens où ce phénomène - dont la complexité est réduite - n'existe pas7. Pourtant, nous dit Galilée, faire de la physique c'est modéliser ces phénomènes idéaux pour mettre de l'intelligibilité dans les phénomènes réels. Il va par exemple s'agir de décrire dans un premier temps le mouvement sans frottement. Cette description fournira un premier modèle, qui pourra ensuite être complexifié pour rendre compte du mouvement avec frottement. Le frottement étant omniprésent dans notre environnement, Galilée conçoit un dispositif expérimental limitant le plus possible le frottement. Pour l'étude du mouvement de chute, le dispositif expérimental est astucieux en cela qu'il réduit le frottement, mais aussi en ce qu'il réduit la vitesse de chute, rendant ainsi les temps de chute accessibles à la mesure8.

Dans la même démarche d'idéalisation, Galilée fait appel à l'expérience de pensée. Celle-ci se libère des contraintes du réel en décrivant par passage à la limite ce qui "se produirait si". Par exemple, Galilée décrit le mouvement rectiligne uniforme d'une bille sur un plan horizontal à partir des deux situations que sont le mouvement de la bille sur un plan incliné dans le sens de la descente (mouvement rectiligne accéléré) et dans le sens de la montée (mouvement rectiligne décéléré). Il en déduit - sans expérience et par passage à la limite - que le mouvement sur un plan parfaitement horizontal et parfaitement lisse (cas idéal ne pouvant être testé de façon exacte) est rectiligne uniforme9.

Ainsi, chez Galilée, l'accès à l'intelligibilité du monde n'est pas dans l'étude des phénomènes tels qu'ils se présentent "bruts", mais dans l'effort - en expérience ou en pensée - pour se rapprocher de situations idéalisées plus simples. Ce premier mouvement d'abstraction est accompagné d'un second, l'utilisation des mathématiques. Le physicien définit des objets de l'esprit abstraits, dont la manipulation est non seulement plus simple que celle des données prélevées dans le réel mais en outre féconde et rigoureuse. Par exemple, manipuler une formule mathématique est plus simple que de manipuler le tableau de chiffres issus des mesures. De plus, le langage formel des mathématiques permet de transformer la formule pour "la faire parler" et lui faire dire d'autres choses que ce qui est stricto sensu contenu dans le tableau de chiffres. Enfin, ces transformations passent par un langage formel rigoureux, qui garantit la non altération des contenus de départ.

La part donnée aux mathématiques devient très importante en physique au 17ème siècle - il suffit d'ouvrir les Principia10 de I. Newton (1643-1727) pour s'en convaincre. Le père du positivisme, A. Comte (1798-1857), leur donne un rôle majeur. Pour celui-ci, la science ne rend pas compte du "Pourquoi ?" des phénomènes du monde, mais seulement du "Comment ?". L'enjeu de la science est de rendre compte du réel en établissant des relations invariables entre des grandeurs - objets mathématiques auxquels peuvent être attribuées des valeurs, mesurées grâce à un instrument - qui rendent compte de la régularité des phénomènes (qui se reproduisent identiques à eux-mêmes, à moins que l'on ait changé un paramètre, dont l'effet devra alors être quantifié). Les instruments sont eux-mêmes des théories réifiées, au sens où leur fonctionnement repose sur des théories, tout comme l'interprétation des valeurs qu'ils fournissent11. Ceci creuse l'écart, déjà présent chez Galilée, entre le réel tel que l'appréhendent les sciences et le réel tel que le perçoivent nos sens. Cet écart, loin d'être une faiblesse, est au contraire un des facteurs de la robustesse des savoirs scientifiques en ce sens qu'il instrumente notre rapport au réel, nous extrayant de la gangue de la complexité pour construire de l'intelligibilité.

F. Bacon, Galilée12, Newton, Comte sont quelques-uns des noms qui ont fortement contribué à mettre la mise à l'épreuve du réel au coeur de la démarche scientifique. Dans leurs méthodologies, le renvoi au réel est utilisé dans le sens de la confirmation : ce qui est recherché, c'est l'accord entre théorie et expérience, cet accord "validant" - ou tout au moins confortant - la théorie. Pourtant, et c'est là une critique de l'expérience cruciale tant utilisée par Newton ou Lavoisier, rien n'exclut qu'une théorie concurrente mise à l'épreuve par rapport aux mêmes phénomènes donne les mêmes faits attendus. Ce n'est pas parce que cette théorie alternative n'a pas été envisagée qu'elle ne peut pas exister. Pascal (1623-1662) avait déjà mis en avant la différence entre confirmation et infirmation. Si la première réclame que TOUTES les alternatives soient testées, il suffit d'un contre-exemple13 pour qu'un énoncé soit mis à mal14. K. Popper (1902-1994) met en avant la notion de réfutabilité : ce qui fait scientificité d'une théorie n'est pas le nombre de confirmations qu'elle a reçues, mais au contraire la façon dont elle se prête à la réfutation. Une théorie doit permettre de produire des énoncés qui pourront être soumis à l'épreuve du réel et - éventuellement - se révéler faux15. Le travail du scientifique n'est pas de chercher des façons de confirmer ses théories, mais au contraire de chercher à les réfuter. Le fait qu'une théorie soit soumise à des tentatives de réfutation et y résiste augmente sa probabilité de fiabilité. Pour Popper, cela constitue un critère de démarcation entre science et non-science : si une théorie ne se prête pas à la réfutation, elle n'est pas scientifique.

T. Kuhn (1922-1996) critique cette idée, qu'il juge formelle et ne décrivant pas la façon dont - dans l'histoire - les théories se sont réellement succédé16. Il mène une analyse de l'évolution historique des sciences teintée de sociologie17, faisant se succéder des périodes stables de développement des théories existantes à des moments révolutionnaires où, les théories ayant été confrontées à de nombreuses anomalies, des théories alternatives émergent, sont développées et remplacent les anciennes.

Nous voyons que les différents auteurs considérés ne s'entendent pas sur ce que serait La Méthode scientifique. La position de P. Feyerabend (1924-1994), libertaire, provocatrice et radicale, consiste à dire que "tout est bon" car c'est brider l'esprit humain que de vouloir lui imposer une méthode. Remarquons que Feyerabend est celui chez lequel la frontière entre savoir et croyance est la plus ténue. Si tout est bon, il n'y a pas de critère pour départager science et non science, et les mythes ont la même valeur de vérité que les sciences, ce que Feyerabend proclamait effectivement.

Au terme de ce rapide parcours, que pouvons-nous dire de l'épistémologie contemporaine ? Nous prenons appui sur les travaux de G.-G. Granger (1920-2016) pour rendre compte d'une position qui transparait aussi bien chez des didacticiens des sciences expérimentales (voir par exemple la théorie des deux mondes de Tiberghien)18que chez des chercheurs physiciens19.

G.-G. Granger distingue le "fait actuel" du "fait virtuel". Le fait virtuel est une abstraction, qui s'actualise dans des faits du réel, qui n'en sont que des représentants imparfaits. Par exemple, la droite mathématique est un fait virtuel qui s'actualise dans l'arête du mur ou dans le trait rectiligne que je trace sur le tableau. Le fait virtuel étant construit20, il est muni des attributs que l'on a choisi de lui octroyer pour qu'il soit utile ; il est ainsi débarrassé d'une partie de la complexité du réel. Nous retrouvons là les idées de Galilée21. Faire des sciences, c'est construire des faits virtuels et les confronter à la réalité à travers le probable. L'approche scientifique du monde consiste non pas à coller au fait réel, mais à passer par un système abstrait qui nous informe sur la réalité, autrement dit à construire des modèles du réel à travers un langage formel. Le point important est que cette modélisation nous informe mieux sur la réalité que la description première que nous pouvons en faire. Par exemple, en posant ma main sur une table et sur le carrelage, je dis, en collant à ma perception première, "Le carrelage est plus froid que la table". Le physicien outille cette description via une abstraction, le concept de température, qui conduit à énoncer que "la table et le carrelage sont à la même température", énoncé qui constitue un fait virtuel. Est-ce alors dire que ma sensation est "fausse" ? Nullement. D'autres concepts - ceux de capacité thermique, d'énergie, d'échange d'énergie - permettent de rendre compte de ma sensation : je ressens effectivement le carrelage comme plus froid que la table parce que les échanges d'énergie entre mon corps et le carrelage sont plus importants que ceux qui se produisent entre mon corps et la table - au détriment de mon corps. Les mêmes concepts permettent d'expliquer pourquoi un pull "chaud" (énoncé premier) permet de garder "froid" un glaçon. Je passe de l'expérience première "Ce pull est chaud" à un énoncé du type "Ce pull a une structure et une matière qui limite les échanges thermiques entre l'intérieur et l'extérieur du pull de telle manière, ce qui me permet de conserver un glaçon dans un pull "chaud" "22. L'important est que cet énoncé, en appui sur des faits virtuels, me permet d'en dire plus sur le monde (explication d'autres phénomènes, prévisions) que mon énoncé premier.

De tels énoncés sont formulés dans un langage formel - souvent mathématique - qui présente les caractéristiques suivantes :

  • il nous éloigne de notre perception première et donc des biais perceptifs, culturels, cognitifs qui nous habitent ;
  • il est plus facile à manipuler (une fois acquises les règles qui le régissent) que les énoncés descriptifs premiers ;
  • il est rigoureux puisque ses règles n'autorisent à produire que des énoncés qui résultent des prémisses ;
  • il n'est pas uniquement descriptif : les règles qui le régissent permettent de produire des énoncés nouveaux - dans le monde des modèles23 - donc de faire des prévisions - dans le monde des phénomènes - qui pourront être confrontées au réel. Par exemple, le langage formel de la chimie décrit les corps comme constitués d'atomes associés en molécules, ces assemblages moléculaires pouvant se dissocier pour en former de nouveaux, sans altérer l'identité des atomes. Grâce à ce modèle, je peux prévoir - sans faire l'expérience - que lors de la combustion du fer dans l'air, le fer étant constitué d'atomes de fer et l'air d'atomes d'oxygène et d'azote (associés en molécules de dioxygène et de diazote), je ne peux obtenir du dioxyde de carbone (constitué d'atomes d'oxygène et de carbone) pour cause d'absence d'atomes de carbone dans la "matière première".

Le dernier trait de l'épistémologie contemporaine que nous souhaiterions mettre en avant est le souci constant que manifeste la science de critères de validation. Elle met ses énoncés à l'épreuve du réel et caractérise les écarts au réel avec soin, de façon quantifiée (incertitudes, indicateurs statistiques de fiabilité, ...). Cette confrontation au réel n'est pas unique, mais elle est répétée, ce que traduit l'exigence de reproductibilité des expériences, y compris par d'autres équipes. De ce fait, la publication (avec des descriptifs précis de conditions expérimentales, des hypothèses, des aspects négligés, des résultats, un chiffrage des écarts entre les données empiriques et les données idéalisées) prend une importance considérable et fait de la science un savoir reconnu parce que validé par les pairs.

Si l'appareillage méthodologique rigoureux (méthodologie de recherche, langages formels, ...), la confrontation au réel, la reproductibilité et la validation par les pairs, l'exigence de cohérence globale donnent de manière "évidente" de la robustesse aux énoncés scientifiques, cela n'est pas le cas de deux autres caractéristiques des sciences : la science prétend proposer des modèles du réel et non fournir une description de la vérité du monde ; les énoncés scientifiques évoluent dans le temps.

Que la science prétende être un savoir fiable semble alors paradoxal. Ce paradoxe doit être traité, sous peine de laisser le champ libre aux relativistes ("Ce n'est que de la théorie", "La preuve que ce n'est pas du savoir c'est qu'avant, on pensait autrement"). Sur le premier point, parler en termes de modèle et non de vérité ontologique est un atout. Le fait que la science ne prétende pas dire la vérité du monde l'autorise à réviser ses énoncés sans se renier. La recherche de meilleures modélisations - prenant en compte plus de phénomènes ou recherchant plus de précision dans l'appréhension des phénomènes ou bien visant une plus grande cohérence des théories - améliore la robustesse des énoncés scientifiques. En cela, la science est un savoir évolutif mais non arbitraire. Cela nous renvoie au second paradoxe. Le fait que la science évolue n'est pas une faiblesse mais au contraire un critère de fiabilité. Parce que les énoncés scientifiques - contrairement aux dogmes - se sont prêtés à la remise en cause, ils ont pu être transformés, améliorés de façon à être plus en adéquation avec le réel. Les énoncés scientifiques subissent une forme de "sélection méthodologique" qui ne laissent subsister - pour un temps - que ceux qui se révèlent suffisamment robustes.

C'est sur la résolution de ces deux paradoxes que nous laisserons le lecteur poursuivre sa propre réflexion quant à la nature et les méthodes de la science. Nature et méthodes qui l'autorisent légitimement à prétendre au titre de "savoir" et à rejeter celui de "croyance".

III) Approfondir la notion de religion par la question de l'interprétation d'un texte religieux

Sur la notion de religion, l'entrée choisie (parmi bien d'autres), est celle de l'interprétation d'un texte religieux. Pourquoi ? À cause de certaines positions religieuses intégristes dans les trois monothéismes. Leur lecture littérale des textes les amène à se poser en concurrents de la science (ex. leur refus de la théorie scientifique de l'évolution). Cette attitude pose problème à l'école laïque et dans l'enseignement des sciences. Il est donc intéressant que les élèvent fassent l'expérience d'interprétations multiples sur des textes, pour qu'ils puissent éviter toute interprétation dogmatique.

On a vu que la science évolue. Toute tentative de faire dire à la science des choses définitives est contraire à l'épistémologie contemporaine. Mais il y a possibilité que des énoncés de la science entrent en conflit avec des interprétations religieuses (ex : Galilée a eu des problèmes avec l'église). Il y a problème entre science et religion quand on fait une interprétation littérale des textes, en prétendant énoncer la vérité : quand la religion se prend pour une science (Exemple de la création divine versus la théorie du big-bang). Un texte - fût-il la parole de Dieu, directe ou rapportée - ne parle jamais de lui-même, toute lecture est une interprétation (même une lecture littérale), parce c'est du langage. Il y a un problème lorsque l'interprétation se pose comme une vérité. Selon la théorie constructiviste de la lecture (R. Barthes, U. Eco), il y a une liberté d'interpréter un texte (à condition de ne pas aller contre le droit du texte). Il y a trois choses différentes : l'intention de l'auteur (que l'on ignore), ce qu'il dit (l'histoire racontée), l'interprétation du lecteur (que nous dit cette histoire, quel est son sens ?).

Nous avions choisi un passage de la Genèse, Gn3, celui où Dieu interdit de manger le fruit d'un arbre de l'Eden : Eve est tentée par le serpent, transgresse l'interdit suivie par Adam, et Dieu punit cette transgression (Voir en annexe III).

Plusieurs temps sont proposés :

  • Travail individuel sur le texte : "Comment interprétez-vous ce texte ? Il y a du narratif, une histoire racontée ; quel sens latent (la signification) derrière le sens manifeste (l'histoire) ? Que nous dit-il de l'humain ?".
  • Lecture de quelques interprétations personnelles et échanges sur leur multiplicité.
  • Confrontation de ces interprétations à celle d'un théologien, Patrick Duprez, nourri de psychanalyse (Voir en annexe IV).
  • Puis discussion : "Que vous inspire cette multiplicité d'interprétations ?".

Exemple de texte de départ d'une participante :

"Ce texte est tiré de la Bible liturgique. On parle de Bible liturgique pour désigner la version utilisée par les clercs, par opposition aux "Bibles oecuméniques". Notons d'abord que, faute d'indication sur l'époque de la rédaction de ce passage, nous ne pouvons pas en faire une lecture matérialiste ou tenir compte d'éléments qui seraient liés à une telle lecture. La version de Chouraki est différente. On peut signaler la rivalité entre Dieu et le serpent, la façon dont le serpent vise un pouvoir qui pour l'instant est celui de Dieu, et pour cela instrumentalise l'être humain (ou plus précisément la femme). Pourquoi la femme ? Peut-être parce qu'elle est traditionnellement la pourvoyeuse de la nourriture, celle qui la prépare pour la donner à manger à l'autre ; peut-être parce qu'il faut justifier une inégalité présente dans la société du scripteur en la naturalisant, mais cette hypothèse me paraît moins solide, ce peut être un motif secondaire. Remarquons aussi que la femme n'est pas totalement dans l'ignorance même avant d'avoir goûté au fruit puisqu'elle est capable de traduire "fruit qui fait connaître le bien et le mal" par "qui donne l'intelligence" : elle sait donc ce qu'est l'intelligence. Le texte met à égalité le matériel (le côté savoureux du fruit) et le côté symbolique (la connaissance).

Le savoir interdit n'est pas par ailleurs ce que nous appelons "science" depuis le début de l'atelier, mais uniquement ce qui concerne la sexualité, représentée ici par la nudité. Connaissance du bien et du mal, pas savoir scientifique. Ce texte s'apparente à tous les mythes sur la différence homme/femme.

Il y a le problème de l'interdiction par Dieu de manger le fruit de l'arbre : volonté de protéger l'homme de la souffrance qui est nécessairement liée à la matérialité du corps (maladie, fatigue du travail, etc.) ? Ou volonté de maintenir son pouvoir et sa supériorité ? Sachant que par ailleurs, seule la transgression de cette interdiction permettait à Dieu d'aller jusqu'au bout de sa création en donnant à l'homme son autonomie, avec tous les risques et conséquences que cela comporte. L'épisode du jardin ne pouvait qu'être une transition : sans rébellion, sans punition, pas d'histoire humaine. La rébellion fait entrer dans la culture. Dieu le sait. Sans doute veut-il que la transgression ait lieu. C'est pour ça qu'il manipule et ment (ils ne mourront pas s'ils mangent le fruit défendu)".

Autres remarques de participants, à partir d'éléments qui ne sont pas dans le texte :

  • il y a un problème de traduction, la notion de péché originel n'existant pas dans le judaïsme : c'est un aspect typique du catholicisme. Qui a écrit ce texte (quel groupe social, quelle époque) ?
  • la première transgression, c'est d'être séparé, l'homme ayant d'abord été créé hermaphrodite, il lui a fallu une compagne. L'interdit, c'est l'interdit de penser la différence, entre autres des sexes.

Discussion sur l'interprétation du texte

La discussion fait émerger de multiples interprétations, dont certaines sont exposées ci-dessous.

Ce texte propose une vision anthropologique : la condition humaine est structurée par le désir, le travail et la mort. Il faut se remettre dans l'époque, ne pas parler depuis aujourd'hui. Ce texte ressemble à un livre d'images. C'est un jeu d'écriture. N'est-on pas tenté par plein de choses quotidiennement ? On nous raconte qu'on va vivre la tentation et que certains jours on n'arrivera pas à y échapper. On n'est pas dans ce texte dans le domaine de la connaissance, du savoir, on est dans le domaine de la morale (connaissance du bien et du mal et en particulier, de la sexualité).

"Comme croyant, je suis agacé par ce texte : la connaissance apporte la souffrance ; on doit avoir une foi aveugle ; si on a la connaissance, on a le désir charnel (qui fait qu'on doit se couvrir) ; la femme est réduite au rôle de reproduction ; comme elle a du désir pour son mari, elle lui est soumise ; le travail doit se faire dans la douleur ; notre passage sur terre n'est que souffrance ; celui qui est le plus sur Terre (le serpent qui rampe) est le plus vil".

Lecture féministe : c'est un texte violent, qui sera instrumentalisé pour donner une certaine vision de la femme ; la femme est un sous-homme : elle provient de l'homme ; le détourne du droit chemin ; son propre désir est incontrôlable ; elle est responsable du péché originel et de la punition ; sa punition est plus terrible que celle de l'homme. On justifie ainsi l'assujettissement de la femme dans les trois monothéismes. Le côté pulsionnel est du côté de la femme et le serpent. Mais Adam accepte la pomme bien facilement, il n'a pas de volonté ; la femme en a, c'est elle qui prend les décisions, fait avancer la situation, inaugure l'histoire humaine : car s'il n'y a pas de transgression, pas de culture, pas d'histoire. Ce qui est condamné : chez la femme, sa force, sa pulsion incontrôlable ; chez l'homme, sa faiblesse. Pourquoi la femme est-elle au centre ?

Dieu pose un interdit, celui de penser la différence des sexes, et il est transgressé. C'est un piège posé par la main de Dieu qui est à l'origine de la désobéissance. Il a créé un être complet - hermaphrodite - la première transgression a été d'être séparés. Il n'y avait pas de honte, car pas de différenciation. A cause de la différenciation, il y a une recherche de l'unité : l'homme et la femme sont attirés l'un par l'autre. C'est la naissance symbolique de la sexualité. La séparation de l'être complet apporte la souffrance. Pourquoi cette honte ? Pourquoi est-ce mal d'être nu ? Pourquoi est-ce mal d'en avoir conscience ? La conscience de la nudité, c'est le passage de l'homme et de la femme du monde animal vers l'humanité. Dieu est traitre : il est omniscient ; pourtant, il pose la question : pourquoi Adam et Eve se cachent-ils ? Dieu n'est pas bon, il est arbitraire, injuste car il n'explique pas ses interdits.

Il y a des paradoxes et des contradictions dans ce texte : le serpent dit que le fruit permet de connaitre le bien et le mal alors qu'Eve dit qu'il donne l'intelligence ; Dieu a menti : il a dit qu'on mourrait alors qu'on ne meurt pas ; les protagonistes se renvoient la faute ; le serpent pourrait renvoyer la faute à Dieu ; on ne parle pas du tout de l'âme de l'Homme qui survit à la mort. Dieu n'est pas bienveillant, puisqu'il interdit, puis laisse faire... Versus : Dieu est bon, puisqu'il prévient de la souffrance.

1) Parmi toutes les idées, quelles sont celles qui ont enrichi votre interprétation ?

Le passage de l'animalité à l'humanité, l'explication de la hiérarchie du vivant. Le fait que Dieu soit menteur. L'idée du choix, qui instaure la liberté dans l'humanité.

2) Celles qui vous ont dérangés ?

La surprise de la personnification de Dieu, l'absence d'interprétation symbolique. J'ai du mal à considérer comme bon un Dieu qui permet l'accès à l'humanité, au vu de la quantité de punitions disproportionnées par rapport à la faute. Personne n'a évoqué la disparition des filles dans le passage sur la grossesse (on parle de fils). Il n'y a pas de liberté puisque Dieu ment : le choix n'est pas éclairé.

3) Que vous inspire l'idée qu'un texte ait plusieurs interprétations, en particulier un texte sacré ? Est-ce une force ? Une faiblesse ?

Voilà ce qu'en disent les participants.

C'est rassurant, sinon on serait dans une pente totalitaire. En hébreu, les voyelles ne sont pas indiquées, donc on peut reconstituer le texte de multiples façons. La multiplicité évite le danger d'une lecture intégriste, donc le dogmatisme. La richesse du texte, c'est la multiplicité de ses interprétations. Dans les faits, ce texte est interprété par des groupes, la bonne interprétation est celle des dominants. Dans sa postérité, qui est importante, il y a une ou des interprétations majoritaires, qui sont imposées. On introduit là la question du pouvoir, du rapport de force, des dominants qui imposent leur propre interprétation. Il y a là une pente vers le dogmatisme, qui peut amener l'intégrisme, le sectarisme, le fanatisme, et in fine le terrorisme : chaine mortifère, car ces textes inspirent des actes. Mais quand on dit : la "bonne interprétation", c'est celle du dominant (grille politique), ce n'est pas la même perspective que de dire "quels critères pour une interprétation valide (grille herméneutique) ?". Il y a des interprétations non valides, invalidées par la science (ex : la création dans la Genèse), mais admises par le groupe qui les soutient (ex : les évangélistes américains).

Ce texte a longtemps été communiqué oralement. La tradition orale amène à simplifier. Avec la naissance du protestantisme, et la lecture familiale, le chef de famille avait le droit d'avoir son interprétation du texte. Quel cadre mettre en place pour accueillir les interprétations ? Quelles conditions un texte doit-il remplir pour être interprétable ? Un texte lisse, plat et accessible ne permet pas d'interprétation. Quand il y en a plusieurs, cela pose la question d'autoriser ou pas certaines interprétations. Accepter la position d'élèves intégristes est difficile en classe. Et pourtant en démocratie, toute opinion doit pouvoir être formulée. Qu'est-ce qui rend une interprétation plus valide qu'une autre si elles ne se valent pas toutes ? Hors connaissance de l'historicité du texte, quel intérêt y a-t-il à l'interpréter ? Où arrêter les interprétations ? Peut-on interpréter un texte sacré en dehors d'un cadre laïque ? Y a-t-il des degrés de pertinence dans les interprétations ? Un Africain a pris au pied de la lettre le texte Montesquieu sur l'esclavage des nègres, alors que l'objectif de Montesquieu était de dénoncer l'esclavage : son ironie n'a pas été comprise par ce lecteur. La discussion est-elle un outil pertinent pour faire émerger les interprétations et qu'en fait-on après ? Il y a une historicité des interprétations, il faut s'intéresser à la façon dont les religions ont instrumentalisé les textes. Comment autoriser les gens à interpréter par eux-mêmes (surtout un texte religieux) et dans quel cadre pour que les garde-fous fonctionnent, en s'appuyant sur la science, qui est aussi une voie d'accès à l'interprétation des textes (démarche de l'exégèse historico-critique) ? C'est faire grandir quelqu'un que de le confronter à quelque chose de complexe. L'interprétation dans une démocratie ne peut que reposer sur une lecture éclairée (Tout comme la démocratie politique repose sur des citoyens éclairés).

Questions pédagogiques : Les textes originels, qu'en fait-on ? Les donne-t-on tels quels ? Avec une ou plusieurs interprétations ? A interpréter ? Faut-il considérer un texte comme absolument ouvert ou bien faut-il mettre en place des processus de probabilité d'avoir des interprétations plus plausibles ? C'est libérateur pour un élève de voir qu'il y a des pensées différentes, ce qui peut l'autoriser, lui, à penser différemment. Apprendre à se déplacer d'une interprétation à une autre, être dérangé est intéressant, cela amène à réfléchir. Comment faire avec la pluralité des interprétations quand un élève refuse un apprentissage pour des motifs religieux ? Comment, sans trop déstabiliser les élèves, les faire douter ? Comment aborder la question de plusieurs interprétations possibles en tant que professeur de sciences quand un élève s'oppose sous prétexte de religion à un savoir scientifique ? Peut-on donner des conseils aux enfants pour interpréter un texte ? Comment faire comprendre aux élèves que le "droit du texte" limite leur liberté d'interprétation, leur "droit de lecteur". Comment évaluer en amont la compétence d'un enfant à interpréter un texte religieux ? Si on laisse la parole mais qu'on dit en même temps qu'il y a des choses non entendables, on manipule la pensée de la personne en face de nous, on lui fait revivre ce contre quoi on lutte : on voudrait que la personne soit libre de penser, mais "libre de penser comme on veut qu'elle pense". Quand on lutte contre les fanatiques, cela risque de renforcer la conviction que la manipulation n'est pas de leur côté mais du nôtre. Ils peuvent renforcer leur provocation pour nous amener à prendre cette posture et nous dire que c'est nous les manipulateurs qui veulent imposer leur vérité. Avec le risque de provoquer quelque chose de non démocratique.

On pose aussi la question de l'interprétation et de ses critères de validité dans les différentes disciplines. Tout ce qui n'est pas interdit par le contexte est acceptable. Les textes qui résistent, à interprétation différentes, sont objet de polémiques. On ne peut faire dire n'importe quoi à un texte. U. Eco, propagateur de la pluralité des interprétations, a écrit un livre sur Les limites de l'interprétation. Cela dépend du niveau d'interprétation qu'on a du texte. Ex : attention à l'anachronisme en histoire : l'interprétation est bornée par le contexte historique (ex : "À l'époque, il n'y avait pas de musulmans donc on ne peut considérer que les musulmans..."). Il faut s'appuyer sur des faits. Cela donne un certain confort en histoire.

Rédiger des questions que pose l'interprétation

Hors connaissance de l'historicité du texte, du contexte historique et de l'histoire même de ce texte, quel intérêt y-a-t-il à l'interpréter ? N'est-ce pas lui donner un statut non pertinent ? Ne faut-il pas apprendre l'interprétation dès le jeune âge ? Jusqu'où peut aller une interprétation ? La pluralité des interprétations, dans les limites des droits du texte, peut-elle exister sans cadre démocratique et laïque ? Peut-on se permettre de dire qu'une interprétation est la meilleure, et qu'une autre est fallacieuse ? Y-a-t-il des degrés de pertinence d'une interprétation ? On juge un texte juif dans une traduction et une tradition chrétienne... Comment les religions instrumentalisent-elles les textes ? Quels sont les critères de validité d'une interprétation ? Pourquoi est-il important de faire l'histoire de la postérité d'un texte pour pouvoir l'interpréter ?

IV) Temps de synthèse à mi-parcours

Il n'est pas évident que la distinction croire-savoir soit claire pour nous-mêmes. Avant de se lancer dans la pratique, il faut savoir de quoi on parle. D'où notre travail de distinction.

Un des animateurs récapitule ce qui a été fait dans l'atelier jusqu'ici :

Approfondir le concept de science

Définition possible : " construction de problèmes en vue de les résoudre de façon non arbitraire en utilisant une méthode au sein d'une communauté scientifique (des experts dans un domaine de spécialité déterminé." Cependant, ses énoncés sont provisoires, ils font consensus à un moment donné dans cette communauté. En conséquence, la science évolue. Cela parait paradoxal : comment être sûr d'une réponse, en sachant qu'elle va évoluer ? Dire qu'une chose (ex. une théorie) est sûre maintenant et pour toujours, c'est du dogmatisme ; et qu'elle n'est sûre que maintenant et donc peu assurée, c'est du relativisme. Alors que la science est relative mais non arbitraire, du fait de l'administration de la preuve.

Approfondir le concept de religion

Définition possible : "Une croyance en un ou plusieurs Dieux ; enracinée dans la personne avec de forts affects ; partagée dans une communauté (ce n'est pas un délire, car l'individu n'est pas enfermé seul dans sa croyance) ; avec souvent des dogmes appuyés sur des révélations, des textes inspirés (pour les monothéismes), dictant des pratiques morales et éthiques (ce que ne fait pas la science), en référence à des valeurs ayant un impact sur la vie quotidienne ; accompagnée de rituels (paroles et gestes) ". Ces croyances donnent sens à ma vie, à ma mort, grâce à ces dogmes qui apparaissent comme des certitudes qui ne se remettent pas en cause. Les textes sacrés peuvent être lus littéralement (fondamentalisme) ou donner lieu à des interprétations (allégoriques, symboliques, appuyées sur la science, comme la démarche historico-critique...). La religion est un fait culturel qui habite des millions de gens, c'est une des grandes formes culturelles (avec la science, l'art, la philosophie) inventées par l'humanité pour donner sens au monde. On ne peut passer à côté - même si on est athée - car la connaître est nécessaire comme clef pour comprendre le monde (ex : de nombreuses guerres, le terrorisme). Y-a-t-il un "retour du religieux" aujourd'hui ? Le manque de culture religieuse, de connaissance du "fait religieux" d'un professeur serait problématique.

Pour élargir sur la distinction croire et savoir :

  • Savoir, c'est être sûr de quelque chose pour des raisons rationnelles (capacité de pouvoir administrer la preuve). Mais c'est une définition partielle, car il y a aussi des savoirs d'expérience (tour de main, savoir-faire), et aussi des "savoir être". Le problème c'est qu'on peut "croire savoir", sans savoir vraiment.
  • Croire, c'est reconnaitre comme vrai quelque chose que l'on n'a pas vérifié, être sûr avec ses bonnes raisons (et non avec de bonnes raisons, rationnelles). Ex : croire en une religion, en Dieu ; mais aussi les fake news, les opinions, les idées politiques... Quand on accorde du crédit à une information, est-on dans le savoir ou le croire ? La notion de fiabilité des sources se substitue à la notion de vérité.

Il n'y a peut-être pas de savoir sans croyance, en particulier sans croyance en la raison, et sans confiance dans les scientifiques. Et il y a des croyances qui peuvent chercher des preuves (ex : la théologie). Au départ, la distinction croire/savoir parait claire ; mais plus on approfondit, plus elle s'obscurcit. C'est un paradoxe, car l'objectif est d'établir la distinction entre croire et savoir. Il est plus facile de faire cette distinction via la distinction religion-science, car les élèves ont une représentation de la science et de la religion. C'est une distinction importante dans une démocratie laïque.

Question importante : science et religion sont-elles contradictoires ? Or, le même humain peut être à la fois scientifique et croyant (certains astrophysiciens sont bouddhistes), posture qui fait réfléchir. La solution est de dire que ce sont des registres différents, qui ne sont pas du même ordre. Pascal passait sans problème de l'oratoire au laboratoire...

Il est plus facile de travailler au primaire sur la distinction entre science et religion, plutôt que sur croire et savoir. Au collège, on peut travailler sur les points communs, en entrant dans la complexité. Et la complexité suscite la perplexité !

La religion donne du sens à ce que la science n'explique pas. Elle a la dimension symbolique des mythes, une façon métaphorique d'exprimer des "vérités". Quand on étudie des textes comme la Genèse, on peut les renvoyer à cet aspect mythique, qui ne veut pas dire baliverne, mais éclairage anthropologique.

La laïcité suppose d'admettre la pluralité des croyances, mais aussi de proposer un monde commun (c'est pourquoi on parle de socle de connaissances) ; c'est ce que fait la science. Il est important de comprendre la légitimité que la République, par la laïcité, donne aux croyances, mais aussi le rôle qu'elle donne à l'école républicaine de transmettre le savoir scientifique comme patrimoine commun.

V) Extraits d'une vidéo sur une DVDP dans un CM2 portant sur Croire et savoir

(Disponible sur la chaîne YouTube de Michel Tozzi)

Remarques : Ce qui est intéressant, c'est l'émergence des représentations des élèves. La démarche philosophique consiste en une reprise de ses propres opinions en s'aidant du groupe, en les confrontant à une altérité plurielle. L'animateur ne donne jamais son propre point de vue, car "si ma parole ne va pas dans le sens du maitre, il vaut mieux que je me taise". Mais il favorise dans les reformulations ce qui semble le plus pertinent par rapport au sujet ; ou bien reprend en renvoyant au groupe une question de type "Qu'en pensez-vous ?", et ce sont des élèves qui apportent des distinctions. Il peut être pertinent pour le maître de poser une question dont il ne connait pas lui-même la réponse. Mais savoir qu'il y a des réponses qui ont été apportées par les philosophes est souhaitable. Cela permet de dire " Tu apportes là une réponse proche de celle d'un philosophe qui s'appelle Rousseau", ce qui diminue le fossé entre l'élève et La Culture. Cela ne m'est jamais arrivé - dit M. Tozzi - qu'un enfant dise "je ne veux pas débattre parce que ce que je crois, c'est la vérité". Si cela arrivait, renvoyer la question au groupe, il y aurait certainement un enfant qui s'opposerait, surtout si le sujet est "science et religion", ou la relation filles-garçons. Et si un élève pense qu'on n'a pas le droit de parler de religion à l'école, que faire ? Si on demande des exemples de religion, cela ne remet pas en cause la croyance de quelqu'un. On peut demander à l'élève de témoigner de l'intérieur de sa religion ce qu'elle représente pour lui, c'est une façon de le valoriser. A l'adolescence, on peut se heurter à des rejets absolus. Comment faire ? Respecter ce choix, et entendre ce qui se dit ? Aborder la question par des faits, non des croyances.

VI) Quelles pratiques en classe sur les questions posées par la distinction entre Croire et Savoir ?

A) Recension des difficultés

Un inventaire des types de problèmes rencontrés dans le cadre professionnel ainsi que des questions que pose la distinction entre croire et savoir sur le terrain fait apparaitre des entrées différentes :

  • par type de sujet sensible (souvent, c'est la religion qui rend le sujet sensible - mais ce peut être la mort, la sexualité, la politique...) ; quelle stratégie mettre en oeuvre ?
  • les comportements : par rapport à la façon de s'habiller, les problèmes à la piscine, à la cantine, le refus d'aller en voyage, d'entrer dans une église, de chanter, et autres attitudes ségrégatives, en particulier les comportements liés à la distinction hommes-femmes. Que fait-on de ces comportements dans l'école de la République ?
  • le rapport au savoir des élèves (approches fondamentalistes des textes, fake-news, réseaux sociaux...). Notre rôle étant de développer la rationalité, comment s'y prend-t-on ?
  • le rapport au savoir abordé coté enseignant. S'expriment des scrupules, des questions de légitimité. Comment distinguer entre le doute positif, à la base de l'esprit critique, qui prévient le dogmatisme, et le doute négatif, qui mène au relativisme généralisé. Jusqu'où déstabiliser les élèves en restant laïque ? Comment éduquer les élèves à la raison et au penser par soi-même, compte tenu de leurs préjugés ? Quel statut scolaire donner aux croyances "sociologiques" ?

B) Travail en groupes et projets

Muni de ces éléments de réflexion et de questionnement, les participants ont construit des propositions concrètes d'actions à réaliser avec leur public en vue de clarifier la distinction entre croire et savoir : travail sur les inégalités filles-garçons avec explicitation des représentations relevant des stéréotypes ; action visant la construction d'une posture collective au sein d'un établissement pour faire face aux comportements problématiques ; panoplie des points d'appui pour développer chez les élèves un doute positif ; trame de séquence sur "Pourquoi est-ce que je croyais ce que je croyais ?", appuyée sur l'exemple de la question migratoire. Exemples de trois groupes :

1) Groupe sur la problématique filles /garçons

Le déroulement proposé se déroule en collège, sur une année scolaire.

Deux personnes sont référentes sur l'établissement pour la mission égalité filles - garçons. Une petite équipe est constituée en début d'année (infirmière, CPE, professeurs...), dont l'activité est d'abord une veille : "garder les oreilles ouvertes" sur ce qui se passe dans l'établissement. Dès qu'un incident survient, le dispositif peut se mettre en route.

- En direction des adultes de l'établissement : proposition d'une DVDP en lien avec la problématique identifiée. Evènement avec la venue d'un intervenant extérieur.

- En direction des élèves : quelques exercices d'empathie sont proposés. Il s'agit d'un dispositif simple et court que les professeurs peuvent mettre en oeuvre. Il s'agit d'écrire au tableau "que peut ressentir quelqu'un qui..." en fonction de la situation de départ. Les élèves répondent individuellement à l'écrit, le professeur lit à voix haute les réponses des élèves sans les commenter.

Au deuxième trimestre, un retour est fait sur cet exercice. Des séances sont organisées pour faire émerger les représentations des élèves, puis leur apporter de l'information.

Au troisième trimestre, on propose aux élèves de réaliser des productions par lesquelles ils communiquent ce qu'ils ont appris et montrent le chemin qu'ils ont parcouru pour réaliser que leurs croyances étaient des préjugés.

Au fil de l'année, la réflexion des élèves va être nourrie par les apprentissages réalisés dans les différentes disciplines (français, SVT, EMC...).

Ce travail peut se réaliser en lien avec le conseil de vie collégienne, les parents, le CESC (comité d'éducation à la santé et la citoyenneté).

2) Groupe sur : "Comment faire face aux comportements problématiques et jusqu'où aller face aux résistances des élèves ?"

Il s'agit d'évoquer comment éviter (en amont) et comment gérer les situations où un élève refuse une activité proposée par l'école (piscine, chant, voyage ou sortie scolaire...).

Deux pistes de travail : agir en amont et agir collectivement. Les deux sont liés car pour agir collectivement, il faut que les adultes de l'établissement aient au préalable clarifié leur positionnement et leur façon de réagir.

Les adultes de l'établissement devraient partager cela dès le début de l'année, éventuellement avec l'apport d'intervenants extérieurs qui peuvent permettre de faire avancer le groupe quand les représentations des adultes eux-mêmes sont divergentes (fonction de tiers, d'expert). Des financements sont possibles pour cela (FIL : Formation d'Initiative Locale, OCCE...). La prérentrée devrait permettre d'évoquer ce genre de question.

Le règlement intérieur doit être travaillé en association avec les parents d'élèves, les délégués élèves... Il faut définir un cadre clair, collectif, ainsi qu'une démarche de résolution des conflits. Avec les élèves, un travail sur les règles de l'établissement doit aussi avoir lieu dès le début de l'année. La lecture en classe du règlement intérieur est souvent fastidieuse (trop de règles, trop complexes) : la constitution d'une charte de classe construite avec les élèves aurait plus de sens, à condition qu'elle n'entre pas en contradiction avec le règlement, et que les différents professeurs soient d'accord pour s'y appuyer.

En cas de refus d'une activité par un élève, il faut faire attention de ne pas interpréter trop vite la raison de son refus et prendre le temps du dialogue (souvent la raison invoquée en premier lieu par l'élève n'est qu'un prétexte qui cache une peur par exemple). Si le refus persiste, le contact est pris avec les parents, en faisant attention à être dans une posture ouverte et non normative. Cela permet de résoudre la majorité des conflits. Si les parents restent dans une posture de refus, un appui peut être pris sur des personnes à l'extérieur : partenaires sociaux (éducateurs de rue...), parents susceptibles de jouer les médiateurs....

Informer les élèves et les familles suffisamment à l'avance (voyages...) permet à chacun de se préparer, et si besoin de dialoguer pour (se) rassurer, faire évoluer ses représentations.

3) Groupe : "Aborder les sujets sensibles. L'exemple de l'immigration"

Le groupe a construit un protocole à partir du thème de la question migratoire, qui pourrait être transféré à d'autres thématiques.

On part des représentations des élèves, en leur demandant de remplir un sondage (type QCM) et de le faire remplir à d'autres élèves (autres classes...). On travaille sur les définitions (ici migrant, immigré, étranger, réfugié...).

Les résultats de ce sondage sont ensuite confrontés avec les faits : les élèves prennent conscience que certaines réponses sont en fait des idées reçues (des croyances infondées). A partir de ce constat, les élèves perçoivent l'intérêt de parfois "allumer son clignotant".

Les élèves sont amenés à s'interroger sur les raisons de ces idées reçues. On peut alors étudier avec eux comment certains procédés biaisent l'information : manières de présenter des statistiques (graphiques, cartographies...), choix des mots, généralisations abusives, interventions qui s'appuient sur l'émotion...

Les représentations des élèves proviennent aussi du discours de leurs parents. Comment ne pas les mettre en porte-à-faux ? La démarche proposée ne guide pas trop et laisse les élèves cheminer, afin qu'ils puissent préserver leur liberté d'opinion.

VII) Quelques évaluations personnelles sur le fond

"Où en êtes-vous sur les distinctions entre Croire et Savoir, Science et Religion, et les problèmes qu'elles posent à l'école ?".

Quelques exemples (par manque de place !) :

  • "Les idées fortes auxquelles je suis le plus sensible actuellement, ce ne sont pas les différences science-religion (auxquelles j'avais déjà eu l'occasion de réfléchir), mais plutôt les ressemblances (et nuances qui vont avec). Par exemple, le rôle de la raison ou la place de la communauté, qu'on trouve dans les deux cas. Cela oblige à faire des analyses à grain fin, à dépasser les évidences (genre "la science démontre, la religion non", ou "croire est individuel, le savoir s'impose à tous"). Et il me semble qu'une des confusions entre croire et savoir est précisément qu'il faut aller dans la nuance. Avec des élèves, plus ou moins suivant l'âge et avec les plus jeunes il faudra bien simplifier ; mais avec les ados, simplifier peut passer pour de la manipulation, ou susciter du rejet. Qu'il y ait des nuances à prendre en compte rend plus important de préciser dans quel cadre on se situe et quelle(s) méthode(s) on utilise. L'idée de confiance en une autorité, qui existe, mais différemment, dans le domaine du croire comme dans celui du savoir, me semble mériter d'être approfondie quand on travaille cette distinction avec les élèves".
  • "Il est pédagogiquement et laïquement nécessaire que les élèves comprennent la distinction entre croire et savoir, et en particulier entre religion et science. On sait cependant qu'il y a dans la science une part de croyance en la raison, et de confiance dans la communauté scientifique. Et parfois du savoir dans la religion, soit qu'elle recoure à la raison (c'est l'objet de la théologie, ou de l'appui sur la science, par exemple dans la démarche historico-critique de l'exégèse), soit qu'il s'agisse d'un autre "savoir" que rationnel, d'un autre ordre, pour des questions que la science ne peut résoudre. Il y a donc un curseur à manier avec précaution épistémologique et éthique, pour que cette distinction existe dans la tête des élèves, et qu'on évite le dogmatisme : une science dogmatique, qui finit par se prendre pour une croyance absolue (le scientisme) ; et une religion qui se prend pour une science authentique, en disant le vrai absolu et définitif (le fondamentalisme), contre le savoir scientifiquement établi. Il est bon qu'à l'école, il y ait une réflexion épistémologique sur les savoirs enseignés, adaptée à l'âge des élèves, pour qu'ils comprennent (idée subtile), que les résultats scientifiques sont à la fois évolutifs dans le temps (c'est la réfutabilité qui fait leur force), et non arbitraires (sinon on tomberait dans le relativisme), car à une époque donnée, ils administrent la preuve par des méthodes rationnelles, validées par une communauté scientifique dans le domaine concerné. Les croyances (dont l'athéisme) ont par ailleurs leur légitimité dans une démocratie laïque, et peuvent s'exprimer dans le respect de celles des autres. Il faut donc à l'école à la fois permettre l'expression des croyances (laïcité), et transmettre le socle commun des connaissance scientifiques".
  • "La distinction n'est pas aussi nette qu'on peut le penser, les deux n'appartiennent pas au même cadre. Pour nos élèves, il est important d'expliciter nos postures, nos démarches, qui visent à lever les doutes, pour qu'ils deviennent à leur tour capable de le faire. Des indices, des critères permettent de donner de la fiabilité à un savoir. Croire donne des réponses là où la science n'en donne pas et permet d'apaiser certaines quêtes. Il est important de ne pas "embrouiller la pensée des élèves et semer trop de doute. Il est nécessaire d'avoir des certitudes provisoires, mais il faut penser à les annoncer comme telles. Il y a un doute positif et un doute négatif".
  • " La distinction entre croire et savoir est un enjeu important pour l'école. La travailler est une façon de construire un garde-fou contre deux dangers, le scientisme et le relativisme, qui l'un comme l'autre, mettent en péril la démocratie. C'est un enjeu fort de formation du citoyen. Le fait que la science évolue ne constitue pas un argument pour l'attaquer. Au contraire, parce qu'elle se prête au jeu de la réfutabilité, parce qu'elle explicite ses procédures et leurs limites (de façon précise, chiffrée), parce que différentes équipes peuvent s'emparer de ces procédures et résultats, et parce que, malgré cela, certains énoncés résistent, elle constitue un ensemble fiable, robuste".
  • "Cet atelier a été très riche au niveau du contenu, des connaissances acquises (et de mon manque de culture scientifique), et d'un enrichissement personnel important. Je pensais trouver des réponses mais je termine avec encore plus de questions et de doute. Il est important aussi pour le questionnement sur soi-même et sur ce que nous savons (qu'on croit savoir, mais qui enclenche d'autres questions...). L'atelier a permis aussi de prendre conscience qu'il y a des choses qu'on sait, et des choses que l'on croit savoir, mais on ne le sait pas ou mal. Qu'est-ce qui va faire qu'à un moment on va se dire qu'on sait ? Comment être sûr qu'on sait ? Comme l'année dernière, j'ai aussi beaucoup apprécié la DVDP avec les enfants, et comment ils sont amenés à réfléchir sur un sujet."
  • "Le savoir se construit, la croyance se vit. La croyance repose sur des affects, le savoir relève de la raison ("Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas" Pascal). Mais il y a des convergences et des interactions : pas de savoir sans croyance en la raison. Les sciences répondent uniquement à la question "comment ?". Croire veut répondre à la question "pourquoi ?". Le savoir est vérifiable : interroger les sources et leur validité. La croyance non. Le savoir repose sur des faits, la croyance sur un ressenti. Le savoir se prouve, la croyance cherche à se partager."
  • " J'ai fait le choix de participer à cet atelier car dans ma pratique professionnelle, ces deux notions (croire et savoir) me semblent à éclaircir de manière récurrente avec les élèves, comme dans mon esprit (il m'arrive de m'apercevoir que ce que je considère comme certain, avéré, est en réalité uniquement une idée largement partagée par exemple). La définition des termes a été pour moi un moment important car elle s'est avérée plus complexe que je ne l'envisageais, et la DVDP a été très éclairante à cet égard. J'ai cependant regretté dans un premier temps que le savoir soit assimilé à la science et la croyance réduite à la religion. Toutefois, à l'issue de cette semaine, je constate que les clarifications, en particulier sur le savoir scientifique, m'ont été utiles. Le dernier temps de cet atelier, consacré à la mise en oeuvre d'un protocole permettant aux élèves de réfléchir à cette distinction, au travers de sujets sensibles, m'a été très profitable sur les plans professionnel, intellectuel mais également humain."
  • "Je retiens la nécessité de la construction d'un esprit critique reposant sur un doute constructif, et pas sur un doute négatif remettant en cause toute possibilité de croire en quelque chose, et l'idée de confiance qui est nécessaire à l'établissement d'un savoir. Aussi ne pas entrer en confrontation avec les croyances des élèves pour éviter de les bloquer et trouver des méthodes les respectant pour qu'ils se forment leurs propres jugements. Comprendre enfin que la distinction entre croire et savoir qui parait évidente au premier abord est en réalité complexe, et que le savoir nécessite de croire en quelque chose. Et que le savoir scientifique ne peut reposer sur des connaissances irréfutables, qui sont plutôt du domaine métaphysique comme l'existence de Dieu."
  • "Il est important de trouver des critères de distinction clairs et explicites entre croire et savoir. Pour ce faire, il est utile de revenir à des notions moins complexes et générales comme science et religion. Cela permet de montrer la différence fondamentale et d'éviter la confusion que pourrait produire une discussion infinie (paradoxe pédagogique). Utiliser un cadre et une méthode (la DVDP) permet de faire émerger ses représentations et de les confronter à celles des autres, tout en protégeant les participants, le but n'étant pas d'abord de faire changer d'opinion les personnes."
  • "Trouver des procédés pour faire émerger nos représentations permet de débusquer nos croyances, qui se cachaient parfois sous l'apparence de convictions. La croyance est tapie, elle se croit immuable. Le savoir est extérieur à moi. Il peut paraître alors rassurant car il est éloigné de l'affect. Le savoir est neutre, hors de la morale, il énonce des faits, il ne prescrit pas. Le savoir est soumis à une tension : ce qui est reconnu, validé comme vrai aujourd'hui pourra être remis en cause demain par de nouvelles recherches, de nouvelles expérimentations. Le savoir se veut universel, partageable et internationalement partagé. Il s'inscrit dans le rationnel, est solide, il résiste à la réfutation. Découvrir que ce qu'on croyait vrai n'est pas fondé sur une validation reconnue peut être une ouverture ou au contraire laisser place à une béance troublante."

Etc.

Au terme de cet atelier, si nous n'avons pas apporté de réponse définitive à ce qui distingue croire et savoir, nous avons tout au moins "éclairci nos questions" !

ANNEXES

Document (format PDF) : Annexe I : Carte conceptuelle construite en cours de discussion

Document (format PDF) : Annexe II : Carte conceptuelle proposée en synthèse sur Science et Religion

Document (format PDF) : Annexe III : le texte de la Genèse 3 (versets 1-3.6-7.14a.20)

Annexe IV : Interprétation du texte de la Genèse par Patrick Duprez, théologien

La femme, l'homme et le serpent, trois créatures divines, face au manque, dans la convoitise

"Et (mais) le serpent était (nu) rusé parmi tout vivant du champ qu'a fait le Seigneur Dieu..."

Le serpent est annoncé comme créature de Dieu, le mot hébreu traduit la ruse mais aussi la nudité, cette nudité rassemble les créatures qui sont en scène. En effet en Gn 2, 25, l'homme et la femme sont décrits nus et cela ne les gêne pas. Or ici une première attention est faite à cette nudité dont le rôle peut être de dévoiler la différence, mais qui ici montre la limite et suppose donc le manque. Or c'est du manque que va nous parler ce texte. La femme va vouloir s'affranchir du manque que Dieu a posé en indiquant qu'il y a un " pastout " à sa liberté qui va se transformer en convoitise.

"Elle a dit la femme vers le serpent "de tous les fruits des arbres du jardin nous mangerons mais des fruits de l'arbre qui est au milieu du jardin il a dit Dieu ""vous n'en mangerez pas vous n'en toucherez pas pour ne pas mourir"""

Elle peut tout prendre, mais " pastout" et elle va chercher à combler ce manque. La rencontre avec le serpent aura comme sujet de la parole ce " pastout ". Comment le serpent joue-t-il le jeu de la tentation pour se servir de ce " pastout " ? On observera qu'il fausse l'intervention d'Elohim puisqu'il lui fait dire : " vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin " afin que la femme rectifie, mais aussi il sème en elle le doute, en oubliant volontairement ce que Dieu a donné : " De tout arbre du jardin tu mangeras, tu mangeras, mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas".

Le serpent change la phrase, le singulier divin devient un pluriel, et ce sont tous les arbres qui sont interdits, mettant entre Dieu et le couple l'interdiction. Le manque alors n'est plus la possibilité d'une ouverture à l'autre, d'une parole adressée à l'autre, il devient une frustration, un " pastout " qui ferme car il faut tout, tous les arbres. Une logique de convoitise prend forme, c'est-à-dire que le désir est incapable de consentir à la limite qui le structure et qui conduit le transfert. Comment l'humain va-t-il vivre son désir face au manque, face à la limite ? La femme aussi oublie le don initial de Dieu " de tout arbre du jardin tu mangeras " : la convoitise a tué le don, reste l'interdit. Et cet interdit la femme le majore " vous n'y toucherez pas ", or il n'a pas été interdit de toucher ; est-ce un phénomène inconscient pour se prémunir à l'avance des conséquences de la transgression ? N'oublions pas la mort...

"Alors elle prend du fruit (de l'arbre) et le mange elle en donne aussi à son homme avec elle et il mange".

Elle en donne à son homme, ainsi elle donne (dans la main de ?) l'homme, et il mange. Donne-t-elle une part de ce qu'elle mange ? Elle prend pour lui, la transgression est-elle pour elle un don vers " son homme " ? En fait-elle un complice nécessaire ?

"Alors ils connurent qu'ils étaient nus".

Leurs yeux s'ouvrent sur la différence, ils cousent des pagnes de figuier : est-ce par honte, par pudeur, par peur ? Quel sens prend ce geste de masquer son sexe à l'heure de la rencontre avec le divin ? Le verbe hébreu qui traduit "connurent" traduit aussi la sexualité, mais une sexualité de domination bien souvent. Traduit-elle la convoitise de l'autre ? Ce n'est pas encore le moment de la sexualité. La différence avec l'état précédent, vient-elle de la convoitise ? De la négation de la limite ?

" Ils entendent la voix d'Elohim qui va et vient dans le jardin au souffle du jour".

Dieu les cherche, il cherche l'homme, l'humain. Ils n'ont pas compris que Dieu venait sans colère dans le jardin, son jardin. Alors ils vont avouer mais en rejetant la faute sur le tiers. L'humain confie sa faute, mais en accusant " la vivante", qui à son tour accuse le serpent. Le serpent seul n'a plus accès à la parole. Pourquoi ? Est-il une figure divine ? La représentation du mal en tout humain ?

La punition alors remonte le cours des aveux. L'accusation s'appuie sur les faits " parce que " tu as fait ceci ou cela. Les peines sont lourdes, elles les atteignent dans le quotidien de leur vie. Elles sont doubles. Pour les trois. La première peine touche les fonctions vitales du corps, et la seconde, les relations. Le serpent rampera, sa nourriture sera la poussière, sa tête sera écrasée par le talon, mais le risque c'est la morsure du talon. La femme aura une grossesse et une maternité difficiles, après avoir été attirée par l'homme, et l'humain peinera à trouver de quoi vivre, la terre sur laquelle il travaillera sera maudite pour lui.


(1) Voir "Animer une DVDP en classe", en page d'accueil du site : www.philotozzi.com

(2) Ces textes sont tirés de l'ouvrage de Le Strat, 1990 et Jensen, 2018.

(3) Ce dispositif ressemble à celui du GFEN intitulé : "Le colloque des philosophes".

(4) A ne pas confondre avec Roger Bacon (1214-1292)

(5) Création des Académies des Sciences en Europe ; rôle donné à l'expérience cruciale à certains moments "révolutionnaires" (Newton, Lavoisier)

(6) Dans la physique scolastique, les mathématiques pouvaient être utilisés pour décrire le monde des astres - au-delà de l'orbite de la Lune - mais pas le monde sub-lunaire, soumis au changement perpétuel.

(7) Nous n'en faisons pas l'expérience quotidienne. Il peut éventuellement exister dans un cadre qui ne nous est pas accessible, comme c'est le cas pour le mouvement sans frottement qui existe dans l'espace, à condition d'être à l'infini par rapport à tout objet céleste (ce qui est - à nouveau - une idéalisation).

(8) Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, 1638, traduction française M. Clavelin, réed. PUF, 1995

(9) Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 1632, traduction française R. Fréreux, réed. Seuil, 1992

(10) Philosophiae naturalis principia mathematica, 1687, traduction française E. du Chatelet, réed. Dunod, 2011

(11) Empruntons à P. Duhem (1861-1916) l'exemple suivant : ce que perçoivent les sens est une aiguille devant telle graduation ; la signification donnée à la position de cette aiguille passe par une théorie relative au fonctionnement de l'instrument à aiguille considéré (ici un galvanomètre).

(12) Si A. Koyré a pu émettre des doutes quant au fait que Galilée ait pu réaliser des expériences, ceux-ci sont aujourd'hui balayés. Voir par exemple Jensen, 2018.

(13) Reprenons l'exemple de K. Popper : il suffit d'un seul cygne noir pour dire que l'énoncé "Les cygnes sont blancs" est faux.

(14) Ceci est critiqué par le holisme épistémologique - qui met en avant que la théorie constituant un tout, chaque élément du système théorique peut être responsable de la contradiction et éventuellement modifié de façon ad hoc. Elle l'est aussi par T. Kuhn, qui montre que de nombreuses théories ont résisté bien qu'ayant été confrontées à des contre-exemples. C'est par exemple le cas de la théorie de Newton, qui n'expliquait pas les mouvements précis de la Lune, jusqu'à ce que A. Clairaut (1713-1765) le fasse au bout de 50 ans.

(15) Ce que ne permet pas par exemple l'astrologie, qui produit des énoncés assez vagues pour que chacun puisse identifier dans sa vie personnelle des événements correspondant à la prévision.

(16) Voir la note 14.

(17) Le courant sociologique deviendra très fort à partir des années 1990.

(18) Voir les travaux de A. Tiberghien, par exemple A. Tiberghien, J. Vince, P. Gaidioz. Design-based Research: Case of a teaching sequence on mechanics. International Journal of Science Education, Taylor & Francis (Routledge), 2009, 31 (17), pp.2275 - 2314.

(19) Exemple : Jensen, 2018.

(20) Si pour Aristote, les sens viennent révéler des éléments d'intelligibilité qui préexistaient dans l'esprit en puissance (de la même façon que le révélateur d'une photo argentique rend visible une image dont l'information est déjà sur le papier photographique), chez Granger, ces éléments d'intelligibilité sont construits. Ils ne préexistent pas dans l'esprit humain et l'homme, à travers l'histoire de l'humanité et à travers son propre développement, les construit.

(21) Le mouvement sans frottement est un fait virtuel qui s'actualise de façon plus ou moins approchée dans le mouvement d'une bille sur un plan plus ou moins - mais jamais parfaitement - lisse.

(22) Le fait que les mêmes concepts soient impliqués est un aspect important, la science consistant en un effort pour englober sous une même structure théorique le plus grand nombre de faits.

(23) Nous empruntons ce vocabulaire à Tiberghien et al.

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