Revue

Philosophie et citoyenneté : quelques réflexions suisses

Introduction

Je dois d'abord dire qu'il n'existe pas, en Suisse, de cours de "Philosophie et citoyenneté" dans le sens belge du terme. Pour envisager une comparaison entre les deux pays et leurs programmes, il faut d'une part analyser les programmes et d'autre part relever les éléments de citoyenneté vécue, développés dans l'école et dans la société, permettant une croissance de cette compétence.

Commençons par regarder ce qui existe dans l'enseignement suisse. Comment comprendre le concept de "citoyenneté" dans le sens qui lui est donné en Suisse, à l'école et dans la société ?

Il ne s'agit pas du contenu du cours de civisme, qui informe les élèves sur les institutions du pays et leur fonctionnement, et donc sur le cadre dans lequel se développe le rapport de l'homme à l'État1. Ce cours, enseigné au secondaire I, est orienté à former les élèves à être des citoyens plus informés dans des institutions qu'il faut connaitre pour les utiliser à bon escient.

Il ne s'agit pas non plus d'une partie du cours de philosophie ou plus spécifiquement de la philosophie politique quand elle est enseignée au lycée, car ce cours réunit des théories qui ont été construites pour analyser de quoi est fait le politique et les rapports de l'État aux citoyens et donc pour comprendre le pouvoir.

Il s'agit plutôt de la qualité du vivre ensemble. Ce concept qualifie les rapports des citoyens entre eux. Comment ces animaux qui vivent d'une façon aussi dense, probablement le plus densément du monde, réussissent à se côtoyer, à vivre ensemble, à cohabiter, sans partager d'objectif commun, comme ce qui unit la fourmilière. La citoyenneté est donc la nature du tissu des rapports dans le quotidien, d'animaux peu contraints, c'est-à-dire motivés par une foule d'objectifs différents. Cette réalité assez miraculeuse suscite et stimule une réflexion sur comment elle est possible. Elle implique beaucoup de respect, de réflexion, d'engagement poli, de décisions muries, d'intérêt pour la chose commune. L'étudier permet non seulement une découverte de cette cohabitation, mais une formation à son bon fonctionnement, et une réflexion sur son existence comme une dimension fondamentale de l'anthropologie.

I) Qu'offre l'école en Suisse dans ce domaine ?

Quelles sont les différences entre la Suisse et les pays qui l'entourent dans le domaine de l'enseignement qui nous intéresse ? La Suisse n'a pas de cours de "philosophie et citoyenneté". Elle a un cours de civisme qui s'enseigne presque dans tous les cantons au secondaire I. Pour ce qui est de l'enseignement des religions, les religions chrétiennes, et d'autres religions (la musulmane), ont une place au primaire et au secondaire pendant la scolarité obligatoire, dans une forme apologétique, celle du catéchisme. Ainsi les enfants qui n'appartiennent pas à une religion restent en classe, pendant que leurs camarades vont au cours de catéchisme, et au secondaire, ceux-ci ont droit à un cours d'éthique pendant un an, et/ou un cours de sciences des religions, cours d'information sur les grandes religions et les diverses cultures. Cela s'appelle parfois Science des religions, et parfois Religions et Cultures. L'idée à l'origine de l'existence de cette matière, est d'éveiller à la culture des autres, et d'être cultivé sur les diverses religions. Mais aussi de comprendre si on ne le partage pas le fait religieux. Il y a donc une phénoménologie du fait religieux, de la croyance, de la pratique, de la prière, du sacré etc. La finalité de cet enseignement est double : que les élèves développent une tolérance tant envers les autres qu'envers leurs croyances.

Il n'y a pas de cours de citoyenneté. Pourtant la Suisse me semble citoyenne et elle intègre constamment de la citoyenneté dans les cours. Je voudrais essayer d'analyser certains aspects de cette citoyenneté pour comprendre comment elle est formatrice et comment elle se développe ou s'apprend en tant que compétence. Les différentes situations développent des compétences variées

Ceci crée un grand champ de possibilités didactiques, exercices, situations problèmes intéressantes pour notre sujet. Est-ce philosophique ? On en parlera plus loin.

II) La Suisse citoyenne

A) Nous votons 4 fois par année sur trois ou quatre sujets. Ceci existe tant au niveau fédéral que cantonal et parfois communal. Cela permet et oblige de discuter ces objets de votation. Pour chaque votation, il y a de l'information, des débats aux parlements et dans la cité, des signatures recueillies, des personnes engagées, de l'argent donné pour la campagne, un engagement pensé.

Il y a des votations sur tout. Donc même si la majorité des citoyens y est indifférente, ceci fait partie de ce qui se voit dans les journaux et sur les murs, dans les débats et les cafés. Tout le monde en a conscience. Tout suisse en a l'habitude et le respecte comme une caractéristique suisse.

Chaque fois, à l'école, les professeurs de géographie, d'économie, d'histoire ou de sciences politiques, de français ou de philosophie, s'emparent d'un objet de vote et en font le sujet d'une classe, d'un débat, d'un exercice, d'une recherche, d'un travail sur l'argumentation. Les écoles font parfois venir des politiciens pour présenter l'objet et le discuter.

B) Personne ne peut échapper au fait que la votation est omniprésente. Cela a comme conséquence que le peuple ne pense pas que le gouvernement soit très lointain et qu'il n'entende rien de ce que pense le peuple ou qu'il soit indifférent à ce que pensent les citoyens. Tout le monde sait que chaque suisse peut dire ce qu'il pense, recueillir des signatures pour lancer une initiative et obliger tous les Suisses à penser à cause d'un seul. Cela crée la conscience d'une grande liberté, force et sécurité.

III) Compétences développées

A) Les compétences que cette situation développe sont une conscience de la réalité citoyenne, une forme de responsabilité, une rationalité paisible, du bon sens, des capacités argumentatives, un sens du budget, une conscience du bien commun. Et une passion revendicatrice pour la subsidiarité2 : le Suisse veut toujours que le pouvoir soit donné au plus petit, à la base (les gens), plutôt qu'au village, et à la ville plutôt qu'au parlement cantonal, mais surtout au canton plutôt qu'à la confédération. L'entité responsable est le citoyen, car celui-ci a la possibilité de prendre les décisions. J'appellerais cela l'aptitude à se sentir concerné.

Écrire une lettre de lecteur dans le journal local est un fait quotidien. Et, dans le journal, les gens regardent la page du courrier des lecteurs, juste après avoir lu la météo et la page des morts. Un Suisse est souvent plus dérangé et irrité, par le fait qu'on ne l'a pas informé et consulté que par l'objet en question.

B) Et pourtant ce système a parfois de gros désavantages. Celui de l'irrationalité totale : il se peut que tous les partis et toute la Suisse bien-pensante s'accordent dans un consensus silencieux, et un petit groupe de gens idéologisés ou simplement émotifs lancent une initiative, et la campagne, se fondant sur des sentiments et rien d'autre, fait passer une absurdité consternante. Cela semble effarant, mais on peut relancer une autre initiative. Donc il y a une dimension éducative dans ce système. Ainsi en 20 ans, une dizaine de votations ont eu lieu concernant nos rapports à l'Europe. Deux sont passées mais 8 ont été refusées. Ces moments absolument irrationnels d'une forme de plébiscite font peur, mais cela fait partie de la démocratie de pouvoir s'exprimer. Or quand on enseigne et étudie la philosophie et citoyenneté, dans les pays qui l'enseignent, jamais on ne fait de débat émotifs et bêtes, car on trouve que cela n'est pas philosophique, constructif et intelligent, c'est-à-dire utile. En Suisse on les fait ! Et si un mauvais choix est voté, on peut toujours recommencer en lançant une nouvelle initiative. Cela rend l'erreur moins grave. La citoyenneté implique aussi la patience du temps.

IV) En quoi tout cela peut-il servir en "philosophie et citoyenneté" ?

Je fais l'hypothèse que tout est citoyen dès lors qu'il s'agit de travailler, analyser, réfléchir sur tout ce qui concerne la vie ensemble de personnes responsables. Tel est l'objet philosophique de notre réflexion.

Tout citoyen peut penser le réel qu'il vit, et le discuter. On vote sur les chemins pédestres et sur s'ils doivent être de la responsabilité des cantons ou de la confédération. On n'y avait jamais pensé. Et pourtant on prend un sentier balisé chaque fois qu'on se promène.

Tout vient d'en bas, du quotidien qui concerne tous : le paysan qui lance son initiative et ce dont il parle, la piscine qu'une commune veut ouvrir, et la votation sur l'augmentation les taxes communales nécessaire à cette construction.

Tout le bien est en bas, dans le tissu même de ce que chacun vit : l'apprendre, le comprendre, le vouloir, le penser est le contenu de tout engagement possible, et de tout bien commun...

La question pour moi, que tout le réel pose, est : regardons les gens vivre, et résoudre leurs problèmes avec les autres tout le temps, pas avec des gens qu'ils connaissent, mais avec ceux avec qui ils ne partagent qu'un lieu ou qu'une chose : l'enfant qui va à l'école (à pieds ou en bus), la division des ordures avec l'achat d'une benne commune pour le compost, la décoration d'un quartier, la sortie des ainés...

Le monde déchristianisé veut avoir des fêtes, des repas spéciaux, des moments communs, des rites, des courses, des carnavals. Donc les gens reprennent une tradition, vidée de sa dimension religieuse (comme Noël) et la remplissent de contes (et d'ânes, de vaches, d'étoiles, de lapins et de sapins...) et de nourriture, de lampions, de ballades dans la nuit, de feu autour duquel on chante. Tous ces moments sont citoyens.

Si on prend la question des immigrés, elle s'accompagne de beaucoup de tensions, de beaucoup de discussions et de votations pour durcir les possibilités d'entrer en Suisse, et de réflexions sur la compatibilité avec les normes européennes, etc. mais contemporainement, c'est inouï ce qui s'invente et s'organise aussi, à coté : les "parrains "(pour chaque immigré, afin de l'aider dans le quotidien), "osons l'accueil" (pour partager des lieux d'habitation), les cours bénévoles (afin de l'aider à apprendre le Français), les juristes bénévoles, etc. Toutes ces formes de vie commune, de prises de responsabilité collectives, sont autant d'objets de réflexion. Celle-ci est vite philosophique, surtout si on veut éviter le moralisme bien-pensant. L'anthropologie ou la philosophie politique et sociale sont des lieux de pensée pleins de possibilité d'interrogation et de prise de conscience.

Ce qui est frappant est la façon de vivre et construire ensemble, et donc l'incroyable imagination créatrice des individus et des groupes.

V) Comment analyser la dimension anthropologique et donc philosophique de cette citoyenneté ? Comment la former ? Comment la didactiser ?

Il semble facile de répondre à cette question, puisque la réalité quotidienne est saturée de faits, d'expériences, de découvertes, d'inventions... qui peuvent donner lieu à des réflexions. Mais il faut voir, découvrir, et être étonné. Certaines réalités citoyennes sont tellement présentes qu'elles finissent par devenir invisibles. Il faut donc développer l'habitude et la compétence de tout problématiser.

Par ailleurs, il faudrait réussir à penser avec une neutralité intellectuelle parfaite, mais cela donnerait lieu à un désengagement. A l'opposé si l'on travaille à partir de la colère des jeunes, l'engagement est si intense qu'il n'est absolument pas neutre. Éduquer à la juste distance se fait par l'éducation à mieux connaitre les sujets en question, et donc par l'apprentissage de l'investigation.

Prenons l'engagement des jeunes sur le climat. C'est un vaste champ nouveau et passionnant de philosophie et citoyenneté. Le plus beau est quand la découverte du problème vient des élèves. Ce qui s'est passé pendant ces derniers mois est un constat par les jeunes de la complexité des questions écologiques. Beaucoup identifient combien un engagement demande des connaissances. Les professeurs de biologie, physique, chimie, peuvent se mettre au service de la recherche des élèves. Là où de vraies collaborations sont nées, un travail remarquable a commencé à se développer.

Voici donc un vaste sujet de philosophie et citoyenneté qui s'ouvre aux écoles pendant les prochains mois. Il est intéressant de découvrir l'énorme impact que ce nouvel engagement est en train d'avoir sur les politiques de plusieurs pays européens. A découvrir et à analyser, à penser philosophiquement et à vouloir !


(1) La Suisse est fédérale et possède environ 29 programmes pour le secondaire. Je dis "environ" parce que certains programmes n'existent que pour le lycée d'une ville bilingue ou d'une ville germanophone dans un canton francophone. Dans tous les cantons il y a du civisme au secondaire inférieur. Dans beaucoup de cantons il y a de la philosophie dans la ou les dernières classes du lycée.

(2) (Wikipédia) Le principe de subsidiarité est une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d'une action publique, lorsqu'elle est nécessaire, revient à l'entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Ainsi, lorsque des situations excèdent les compétences d'une entité donnée responsable de l'action publique, cette compétence est transmise à l'entité d'un échelon hiérarchique supérieur et ainsi de suite. Le principe de subsidiarité veille à ne pas déconnecter la prise de décision publique de ceux qui devront la respecter. C'est en somme la recherche du niveau hiérarchique pertinent auquel doit être conçue une action publique. La signification du mot latin d'origine ( subsidiarii : troupe de réserve, subsidium : réserve / recours / appuis), reflète bien ce double mouvement, à la fois de non-intervention (subsidiarité) et de capacité d'intervention (suppléance).

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