Les conditions de mise en oeuvre du dispositif
Je souhaite dans une perspective de formation des professeurs de philosophie vous faire part de mon témoignage en tant que formateur en analyse de la pratique pendant plus de 15 ans dans l'enseignement public et privé.
A l'orée des années 2000, Etienne Richard de l'Université de Montpellier, s'appuyant sur les travaux de C. Vincens et Y. Fumat cités par Michel Tozzi, nous initia aux GEASE (Groupe d'Entraînement à l'Analyse des Situations Educatives) et aux GAP (Groupe d'Analyse Professionnelle), et je dois dire que ce fut pour moi une révélation pour transformer les pratiques dans le sens d'une plus grande professionnalisation du métier en général et de celui d'enseignant de philosophie en particulier.
On ne s'improvise cependant pas formateur en analyse de la pratique. Cette compétence s'inscrit dans la durée et surtout s'exprime à travers une posture, celle de l'accompagnement en zone de développement potentiel ou proximal (Vygotski), encore bien souvent étrangère à notre culture de formation. Je ressentis donc dans ce domaine la nécessité d'être formé. Or mon chef d'établissement était, chose assez rare à l'époque, convaincu de l'impact bénéfique des sciences de l'éducation sur le métier d'enseignant.
Un stage en interne (pour une dizaine de professeurs volontaires) en vue d'expérimenter les dispositifs GEASE et GAP, ceci régulièrement sur 2 ans et à raison de 10 séances par an, sous la conduite de Pierre Lecomte, adepte également de l'analyse transactionnelle, nous fut proposé.
J'ai beaucoup appris de cette expérience et des stages qui ont suivi, notamment avec Claudine Blanchard-Laville, Patrick Robbo... en ce qui concerne la conduite d'un groupe d'analyse de la pratique.
Tout d'abord sur le strict respect de certaines règles qui conditionnent le contrat de communication et ensuite la qualité des effets recherchés. Absence de jugements de valeur, écoute bienveillante, questions d'explicitation sur les faits sans induire pour le questionné une justification (pourquoi?) ou une piste de la part du questionneur (est-ce que tu as pensé à ?), l'obligation pour celui qui fait part de son récit de s'exprimer en "je" pour éviter les généralités...
Ensuite sur l'esprit collaboratif du dispositif, qui en constitue la véritable force d'élaboration et d'évolution professionnalisante.
Chacun travaille en effet pour soi mais aussi pour les autres dans les phases du récit, de l' exploration (par le biais du questionnement d'explicitation), de l'évocation- mutualisation (''çà me fait penser à''), de distanciation (à partir de jeux de rôles), puis de formulation des hypothèses (si çà s'est passé ainsi c'est peut-être parce que...), ou de retour méta sur le dispositif lui même.
Enfin sur la philosophie de ce dispositif, qui privilégie l'autonomie et l'émancipation professionnelle du sujet. C'est lui en effet et en dernier recours qui choisit comment interpréter la situation critique éducative ou professionnelle à laquelle il est confronté, et qui, grâce peut être aux hypothèses proposées par le groupe, va clarifier cette situation et choisir les stratégies qui lui semblent les plus appropriées pour progresser dans ses pratiques professionnelles. La réussite d'un tel dispositif repose donc avant tout sur la prise de conscience par le stagiaire de ses gestes professionnels comme interprétation personnelle des gestes du métier et ce, avant toute prise de décision.
C'est donc à partir de ces exigences et de ces différentes phases qu'un collègue peut tôt ou tard s'engager dans une réelle transformation de ses pratiques. Certes il le peut aussi à partir d'échanges qui reflètent l'intérêt de certains jeunes collègues pour les questions pédagogiques. Pour autant, le dispositif d'analyse de la pratique a une spécificité à nulle autre pareille pour engager le sujet à se transformer lui même dans sa pratique à partir d'un travail réflexif intense.
S'il y a des guerres de chapelles entre les différents courants, et je dirais aussi des divergences dans les mises en oeuvre des dispositifs d'analyse de la pratique, l'essentiel, c'est à dire l'aspect formatif de ces dispositifs, quand ils sont bien conduits, est pourtant incontestable.
Pour preuve les centaines de collègues rencontrés au fil des ans souvent en grosses difficultés (et particulièrement des collègues de philosophie) dans leur classe ou avec l'institution, et qui à la suite des séances reprennent pied, clarifient et analysent leur situation pour mieux rebondir.
D'emblée ou au fil des séances, c'est selon, ils passent ainsi d'un récit prescriptif (''il faut...", "on doit...'') ou descriptif ("il a donc fallu envisager..." ; "il a été décidé...") à une posture réflexive où ils expriment leur capacité à prendre des décisions, à innover, à auto réguler leur pratique (" Voilà où je dois m'améliorer en ... " ; "J'ai repéré que les erreurs des élèves étaient dues à une méconnaissance de..." ; "Auparavant je faisais... et tel disfonctionnement apparaissait; j'ai donc décidé de...")
Reste dans tous les cas que les transformations effectives de leurs pratiques leur incombent et que ce sont eux qui en décident l'actualisation.
Un dispositif à l'interface entre la recherche et la pratique
Les modèles théoriques des dispositifs d'analyse de la pratique, forts nombreux, sont ce qu'ils sont et chacun peut évidemment avoir ses préférences ou douter de leurs fondements scientifiques. L'important me semble plutôt l'usage que l'on en fait, notamment en respectant les règles et protocoles de mise en oeuvre de ces dispositifs. Or si ceux-ci apparaissent souvent déstabilisants pour beaucoup eu égard à la culture académique d'enseignement à laquelle nous avons été formés, c'est justement parce qu'ils s'appuient sur la posture d'accompagnement qui autorise distanciation et questionnement. La démarche d'analyse de la pratique s'ancre dans une double filiation de la didactique professionnelle et de la clinique avec des objectifs de formation visant le développement personnel et professionnel des "formés".
En effet l'analyse de la pratique est à la fois un outil technique parce qu'il y a un protocole, des dispositifs, un cadre, et un instrument à composante organisatrice de cette pratique et de l'activité au service du formateur et des formés. Ceci pour que chacun comprenne, aide, se questionne, problématise, apprenne, se développe et transforme ses pratiques. Cela vaut non seulement pour les stagiaires, particulièrement lors des premières séances d'analyse de leur pratique, mais parfois même pour les formateurs qui n'adhèrent pas au fond d'eux mêmes à une réelle conception d'autonomie et d'émancipation des sujets dont ils ont la charge (et cela est évidemment contre productif voire même, dommageable). La posture adoptée, souvent prescriptive et magistrale, contredit le discours émancipateur. Résultat : le dispositif initial d'analyse de pratique se mue en des échanges de pratiques ou en des entretiens individualisés, (ce qui par ailleurs peut avoir un intérêt) parce que soit disant "il ne faut pas couper les cheveux en quatre" (dixit), alors que celle ci "consiste à saisir l'activité enseignante, dans son grain le plus fin, afin de saisir les jeux de la co-activité professeur-élèves, en évitant les écueils technicistes" (Anne Jorro, 2003).
La raison majeure pour laquelle ces dispositifs ne perdurent pas toujours, trouve certainement ses origines dans ce travail trop individualisé où les personnes disent leurs pratiques, sans parfois attendre et écouter les questions et réflexions de chacun des participants et donc sans recul et remise en question. On observe d'ailleurs, ici ou là, la même tendance en classe ou en formation lors de l'instauration du débat qui peu à peu vire à la prescription "parce qu'il faut bien apporter des réponses."
A l'inverse, dans de réels dispositifs d'analyse de la pratique, le formateur accompagne, ajuste, adapte son action aux besoins et aux attentes des enseignants en formation, en mobilisant les apports et méthodologies de la recherche dans une visée de développement professionnel sous-tendu par le concept de pratique réfléchie, repris de Schön (1983).
Ainsi quand dans la durée, ce formateur maîtrise les règles du dispositif, celui ci se révèle très performant, apporte une aide conséquente aux collègues dans une approche de recherche collaborative, et devient une pratique incontournable et régulière dans la formation des enseignants qui, les textes officiels le soulignent, sont tenus d'être capable d'analyser leurs gestes professionnels. Lors de la soutenance de portfolios, ou pour le PPCR, (Parcours Professionnels Carrières et Rémunérations) ou même pour la préparation des capes interne, RAEP (Reconnaissance des Acquis de l'Expérience Professionnelle) l'analyse de la pratique est incontournable et indispensable pour mettre en valeurs les compétences professionnelles attendues.
Elle permet que l'action soit explicitée, que des mots soient posés sur des gestes professionnels, que des compétences soient identifiées, que des situations soient décryptées dans un véritable travail de confiance et de collaboration. Emergent alors des savoirs d'expérience, des hypothèses, des problématiques, des prises de conscience et des pistes d'action. Dans les temps méta (posture et analyse rétrospective) qui suivent, les échanges contribuent à l'appropriation de notions et concepts scientifiques. Une dynamique et un processus heuristiques sont enclenchés. Articles ou ouvrages de références sur telle ou telle thématique en vue de compte rendus et débats pour la prochaine fois font l'objet d'une forte demande de la part de certains dans la perspective de construire ensemble des outils à tester en intersession...
Ces moments d'analyse de la pratique sont donc l'occasion d'un véritable travail collaboratif entre les différents membres du groupe, avec des prises de conscience à différents niveaux, (une extériorisation et une internalisation de la pensée selon la conception de Lev Vygotski, 1997). Ils ouvrent à une véritable appropriation d'idées nouvelles, à même d'engendrer une transformation des pratiques. Ici la nécessaire déstabilisation conduit à une mise à en cause des pratiques anciennes, à une auto-socio-construction d'une nouvelle posture et de nouvelles pratiques. Ce travail collaboratif respecte et active un contrat de confiance (absence de jugement, écoute bienveillante, confidentialité, parole en je), favorise le cheminement de la pensée de chacun et de tous, l'appropriation de nouveaux concepts, de nouvelles pratiques le tout en articulation avec les apports de la recherche scientifique. Marguerite Altet décrit ainsi l'activité de l'enseignant qui "devient un professionnel réfléchi capable d'analyser ses pratiques, de résoudre des problèmes, d'inventer des stratégies. La formation s'appuie sur les apports des professionnels et des chercheurs qui cherchent à articuler une approche de type action-savoir-problème" (Altet, 1994).
Personnellement j'observe chaque jour dans l'académie et dans mes deux établissements d'exercice respectifs, les bénéfices de ces dispositifs sur les collègues qui les plébiscitent.