Revue

Le rapport au réel ou de quoi parle la philosophie ?

Le but de mon intervention est de montrer comment il y a souvent un grand absent de nos cours de Philosophie, le réel. Pour mieux comprendre, je vais partir d'une difficulté parmi tant d'autres, rencontrée dans les cours de philosophie.

Il y a bien des difficultés en classe de philosophie. Ici je voudrais en aborder une à partir d'expériences de lecture en classe. Souvent, lorsqu'on lit un texte, on se trouve face à une espèce de discussion implicite, entre celui qui écrit et ce qui a été pensé avant lui, ou avec un autre auteur, une autre école, une autre tendance. Il y a des absents du texte, avec qui, pour qui, ou contre qui la pensée s'est construite. Ce côté dialogique rend l'abord de la philosophie difficile pour nos élèves. Mais surtout un texte qui s'adresse fondamentalement à quelqu'un d'autre, ne s'adresse pas vraiment à nous.En effet les moyens que ce texte se donne pour prouver comment on doit penser ne sont pas conçus pour convaincre un élève de terminale, mais convaincre quelqu'un qui sait ce que d'autres pensent et qui s'est déjà approprié leur logique, leur cohérence et leur histoire. Face à cette complexité étrangère, il est facile de ne pas se sentir trop concerné. C'est comme rentrer dans un salon où une intense discussion a lieu, et vraiment n'avoir aucune idée de ce qui se passe et de quoi on parle.

Il nous arrive à nous enseignants, d'expliquer ces conflits d'idées et leurs enjeux, d'expliquer Descartes en le situant "contre" tout le Moyen Age. Certains professeurs le font d'une façon lyrique comme on décrirait l'histoire des idées à la manière de Hegel. J'ai introduit avec un vrai plaisir les Stoïciens et leur arrivée bouleversante dans un monde changé et élargi et leurs idées monistes révolutionnaires et sémites. Mais, est-ce de la philosophie ? Partiellement, mais pas seulement. C'est surtout mon petit plaisir personnel.

Ce dont on parle en lisant des textes, est souvent une pensée, celle d'un auteur, dans lequel le professeur tente d'apprendre à entrer, avec qui il voudrait que ses élèves découvrent une proximité et qu'ils puissent vouloir imiter, avec qui ils pourraient éprouver de la fascination à s'identifier. Cela arrive parfois, mais est-ce possible pour toute une classe ? Est-ce philosopher ?

Même si le contact avec ce genre d'expérience peut être très marquant, cela reste une expérience rapportée, celle de l'auteur qu'il fait partager à un privilégié, et fait découvrir en lui comme possible. C'est vrai que l'auteur élargit dès lors l'expérience personnelle de cet élève, et le fait penser dans, avec, et par cette expérience élargie. Mais le lecteur doit jouer le jeu, et les élèves n'entrent pas tous dans ce processus.

J'ai voulu montrer que ces approches que le professeur choisit peuvent être :

  • plus cultivées, ou plus historiques ;
  • plus émotives ou tendues à ce à quoi l'élève adhère par l'imitation ;
  • plus tendues vers la découverte de l'auteur comme une personne à laquelle on s'attache par sa pensée comprise et apprise ;
  • parfois seulement réduites à une formation rationnelle de l'argumentation et de la cohérence.

Toutes ces approches sont pleines de richesse, mais elles passent souvent au-dessus ou à côté de la tête d'une portion de la classe. Les élèves restent extérieurs à l'expérience du philosopher par soi-même. Il est vrai que depuis le début de leur scolarité, la majorité des élèves ont appris à laisser eux-mêmes quelque part, à la maison ou accroché dans l'entrée de l'école avec leur jaquette. Convoquer sa personne, sa vie, son intimité, n'est pas naturel à l'école. L'élève a appris à être rationnel et pudique.

Pour philosopher, que faut-il ? Tout ce dont j'ai parlé peut susciter un déclic de pensée. Mais pour faire penser toute une classe, il faut passer par une expérience commune du même réel. Ainsi les grands problèmes, la mort, la vie, l'amour, la liberté, le bonheur, le bien, le mal, la peur, le courage, la honte etc. sont des thèmes que l'on peut aborder par des approches simples comme un support imagé ou une expérience personnelle ou un évènement d'actualité, une histoire à laquelle on s'identifie (Que feriez-vous à sa place ?), etc. Ces approches font directement penser. Et l'élève pense à sa propre vie, à son expérience qu'il met en question, qu'il réfléchit, et qu'il interroge à la première personne. Mais surtout qu'il regarde. Lorsqu'il pense et parle dans une discussion, ce morceau de sa vie qui lui sert d'objet auquel il se réfère, il va y revenir, et y re-revenir, chaque fois pour se corriger et ainsi pour affiner sa pensée, et la rendre sienne. C'est une expérience de vérité, car il y a une tension vers l'adéquation entre ce que l'élève dit et le réel, le sien qu'il cherche à penser, ce réel qui se donne "en dessous" de cette expérience de nécessité de se recorriger. Le réel est présent avec son exigence. Je suis convaincue que la répétition de ce type de travail permet de prendre l'habitude de revenir au réel et de peu à peu bien le regarder. Alors que toute la philosophie comme patrimoine et grande culture, ne parvient pas d'elle-même à nouer un rapport habituel avec le réel si son apprentissage n'est pas précédé d'une réflexion sur l'expérience.

On peut se demander quelle expérience a un jeune des grands problèmes ; c'est quoi l'amour, ou le mal, le bonheur ou la peur pour un jeune de 17 ans ? Je me rappelle un cours où nous avions fini la lecture du Banquet. Et une élève vient vers moi avec une vraie question. Elle me dit, préoccupée : "Mais dites-moi, Platon n'a pas tout dit ici, sur l'amour ? Il y a autre chose dans l'amour ?". D'où venait cette certitude ? Son expérience personnelle ne pouvait être que limitée, si ce n'est qu'elle exprimait ici le désir que quelque chose d'autre soit thématisé. Elle avait l'expérience forte du désir qu'il y ait plus dans l'amour. Ce désir était la conviction de l'existence d'autre chose. Ce n'était pas qu'une espérance mais une évidence. En lui demandant de quoi elle voulait parler, elle m'a dit de "l'amour avec la durée sereine".

Cette pensée philosophique se vit et s'expérimente à la première personne. Elle est moins riche que celle d'un grand philosophe, mais elle appartient à celui qui pense, du début jusqu'à la fin, se confrontant aux autres qui co-construisent avec la pensée de chacun dans la classe. Cette pensée est expérimentée avec son exigence première. C'est une expérience qui surgit et modifie la façon d'être au monde.

Mais le réel échappe souvent à notre attention. Souvent nous ne le voyons pas, il est là, nous entoure et nous marchons sans rien regarder, sans rien entendre, et surtout sans rien interroger et penser. Comme dit Bergson, nous utilisons le réel mais nous ne le voyons pas et ne le pensons pas. Le réel est caché derrière un ensemble d'habitudes, de représentations toutes faites et jamais mises en doute, d'automatismes et de préjugés. Toute l'évolution de la didactique actuelle prouve qu'il faut créer des exercices, une variété de supports, ou des moments d'expériences intéressantes pour que les élèves se découvrent pensant. Il s'agit de mimer le réel comme dans un laboratoire de chimie où l'on (re)découvre la division de l'oxygène et de l'hydrogène, à partir de l'eau chauffée. Pour expérimenter la découverte qui fait penser, comme si nous vivions une première fois.

Je vais donner quelques exemples, évidemment pas exhaustifs. Le quotidien (celui des élèves mais aussi le mien) offre bien des expériences partageables et problématisables.

a. Deux personnes dans la même voiture regardent le même paysage. Une des deux conduit la voiture, et croit tout voir. L'autre lui dit : "Comme c'est beau !". Celle qui conduit réalise qu'elle n'avait pas regardé.

Si je problématise ceci, les élèves apprendront à problématiser le réel le plus banal, c'est-à-dire à le regarder et le questionner.

b. Une fille renvoyée pour deux semaines, de l'école où elle était pensionnaire, revient et arrive pendant le repas au réfectoire. Tout le monde se fige en silence. Mais sa meilleure amie se lève, traverse le réfectoire et va l'embrasser devant tout le monde, devant le regard de tous, adultes et enfants, totalement silencieux.

On peut chercher à décrire ce qui s'est passé et ensuite à définir la meilleure amie, sa ou ses qualités.

c. Nous parlions en classe de la honte. Un élève a parlé d'une soirée un peu arrosée, passée avec ses parents, de la sortie du resto gaie et sympathique. Il nous a dit qu'il a rencontré un copain de classe qui l'a salué. Il a rougi pour ses parents de leur gaité. Nous avons analysé tous les ressentis de chacun. Et évidement la honte et la rougeur.

Ces trois exemples, pour peu qu'on les voie, sont à peu près ce que les Sciences de l'Éducation appellent un conflit cognitif ou une situation problème. Une question surgit d'une réalité que je ne regarde pas, ou que je n'accepte pas, ou plutôt que je ne comprends pas telle qu'elle est. Cela présuppose que j'aie la disponibilité de la voir et le temps pour la regarder, et me laisser déranger, voire déplacer, et finalement que je m'y attarde pour la penser. Cela fait réfléchir parce que mes cadres normaux n'ont pas d'outils tout prêts pour penser cette situation. Faire regarder la réalité dérangeante est assez simple. Ce qui trouble c'est qu'on n'avait pas pensé ce fait avant, qu'on n'avait pas pensé à regarder.

d. Je travaillais dans un lycée qui était construit à l'orée d'une forêt, près d'une falaise. Les élèves arrivaient toujours vite et endormis, pensant à leur interrogation écrite, et ne voyant rien. Un jour où la vue sous la neige et la lumière entre les arbres étaient spécialement belles, je suis entrée en classe et j'ai demandé de s'habiller et sortir. On est resté 10 min en silence. Puis nous sommes entrés en classe et j'ai demandé de décrire cette expérience.

e. Nous avons vu en classe un film nommé Dans l'angle mort, sur la secrétaire d'Hitler.

En sortant nous avons travaillé sur notre gêne pour essayer de la comprendre : comment une secrétaire d'Hitler avait-elle pu être une gentille personne jeune et comme-il-faut et ne pas avoir vu/su/compris/participé ? Pourquoi, alors qu'elle n'avait rien fait, a-t-elle eu une dépression quand elle a su et compris quelques années après ? De quoi se sentait-elle coupable ? De ne pas avoir su penser ? A-t-on la responsabilité de voir ?

f. Parfois, si on prend une image drôle, elle fait le même effet de provoquer la pensée. Par exemple Sempé est un dessinateur pascalien. Il montre souvent la découverte de la petitesse de l'homme face à l'infini de l'univers et des questions. Or il dessine le moment de cette découverte étonnante de la disproportion, comme une photo instantanée du moment du kairos. Ceci permet aux élèves de revivre un moment semblable.

Il faudrait pouvoir donner le temps de penser, concéder le silence qui fait se confronter à soi-même. Cette approche qui consiste à donner le temps et pousser les jeunes à ouvrir les yeux, les font peu à peu le faire par eux-mêmes. On peut ainsi prendre l'habitude d'exercer l'étonnement. La finalité est de revenir au réel pour le voir, le regarder, le penser, pour l'interpréter. Ce travail est celui du philosophe. Si la philosophie commence avec l'étonnement, il ne s'agit pas de l'étonnement devant un texte mais devant le réel.

On peut (et peut-être on doit) après ce genre d'exercice parvenir au texte, ou au reste de ce qu'on appelle normalement "philosophie", et arriver à désirer découvrir les autres penseurs de l'histoire comme on a découvert sa propre pensée et celle des collègues de classe.

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