Revue

Concevoir un espace d'expression pour les voix réfléchies : aligner l'esprit du zine et la recherche philosophique menée par les jeunes

Résumé

Cet article1 s'efforce de poser les jalons théoriques nécessaires pour justifier une alliance entre le zining2 et la "recherche philosophique" (Lipman, 2004) menée par les jeunes, deux pratiques importantes qui, bien qu'elles opèrent en marge des courants dominants, peuvent éclairer quelques-unes de nos (in)compréhensions conventionnelles de la jeunesse, en illustrant certaines manières innovantes de concevoir des espaces permettant aux jeunes de faire entendre leurs voix3 et de s'épanouir dans leurs expériences éducatives et au-delà. En mettant en avant l'esprit commun du zining et de la recherche philosophique en tant que pratiques de construction du sens, cet article vise à souligner les aspects participatifs, bricoleurs, expérimentaux, politisants et transformatifs que partagent ces pratiques, tout en identifiant les défis liés à leur utilisation dans le contexte de l'enfance. De plus, il illustre la manière dont l'alignement du zining et de la recherche philosophique peut contribuer à une nouvelle conception de l'enfant en le représentant comme producteur culturel compétent et comme historien social de sa propre communauté de discours. Enfin, l'article explore les enjeux liés à l'autorité de l'adulte, suggérant les conditions pouvant aider à rendre plus authentique l'utilisation philosophique des zines avec les jeunes.

Introduction

Une philosophe de huit ans est assise devant un petit cahier et se demande quelle est la prochaine chose qu'elle va y écrire. Elle est en pleine réflexion sur la nature de l'imagination, suite à un dialogue échauffé avec les autres enfants portant sur la possibilité d'imaginer quelque chose qui n'existe pas. Prise d'un élan d'inspiration, elle griffonne ses idées puis commence à dessiner à toute vitesse, illustrant ce à quoi le monde pourrait ressembler sans l'imagination. Elle froisse son papier, l'aplatit et colorie les plis en marron pour bien communiquer son point de vue. Un instant plus tard, elle partage son travail avec ses amis, échangeant son cahier avec les leurs pour comparer leurs créations, en riant devant les résultats de leurs tentatives d'illustrer les choses qu'ils ont imaginées ensemble. "On ne fait jamais ça à l'école !" s'exclame-t-elle, toute excitée. Elle trouve cette expérience libératrice. Nous l'appelons son philozine : un bricolage multimédia et auto-publié de ses réflexions et déambulations - la conjugaison de la recherche philosophique et du zining, adaptés (dans une moindre mesure, toutefois, que ce que l'on pourrait imaginer) pour les enfants.

Les philozines sont une contribution de niche apportée au mouvement du zining - de mini-publications qui conçoivent la philosophie comme une approche créative permettant aux enfants de s'intéresser aux intrigantes complexités de la vie grâce à des amorces de réflexion ouvertes, conçues pour éveiller la curiosité et l'expression de soi multidimensionnelle. Au-delà de leurs différents objectifs d'apprentissage, allant de l'amélioration de la lecture et de l'écriture à la pensée critique en passant par les aptitudes artistiques, ils servent de rappel concret que l'émerveillement enfantin ne devrait pas être délégitimisé en tant qu'initiateur important d'une expression réfléchie. Les philozines sont l'invention de Brila, un organisme de bienfaisance éducatif enregistré au Canada qui vise à inspirer les jeunes à travers le dialogue philosophique et les projets créatifs dans son approche de "philocréation", notamment dans un contexte d'apprentissage informel4.

Comme membre du mouvement international de Philosophie Pour Enfants (PPE), Brila utilise le modèle pédagogique de la Communauté de Recherche Philosophique (CRP) dans son programme éducatif pour honorer l'amour de la réflexion que possèdent les jeunes et ouvrir un espace pour leur délibération collaborative, dans l'espoir de permettre des échanges dialogiques qui rendent possible leur quête de construction du sens5. En tant que praticienne approuvée de PPE, j'ai eu la chance d'observer les illuminations transformatives qui surgissent lorsque les voix des jeunes sont prises au sérieux. Aussi j'ai tâché, à travers Brila, de prolonger leurs expériences de CRP avec des projets créatifs qui fournissent une preuve tangible de leurs efforts - des artefacts philosophiques tels que les philozines qui attestent de la nuance de leurs questionnements. Bien que plusieurs approches créatives aient quelque chose à offrir, mon choix s'est porté sur celle qui me semblait la plus attirante et la plus prometteuse : le zining.

Le zining, une forme radicale d'auto-publication bientôt centenaire, a permis à un nombre incalculable de voix marginales d'expérimenter en toute liberté différentes sortes d'expression créative, à travers de mini-publications individualisées incarnant les idées qui leur tiennent à coeur, de la politique au travail en passant par l'art et la culture. En tant que pratiques visant à ouvrir un espace permettant aux voix réfléchies de s'exprimer, le zining et la recherche philosophique sont des alliés naturels. L'esprit du zining peut offrir aux jeunes de précieuses opportunités d'enraciner, de ressentir et de vivre plus profondément le sens existentiel de leurs dialogues de CRP, tout en bénéficiant du ton philosophique créé par leur recherche collective - une ambiance de réflexion qui accroît l'imagination et élève l'expression créative à de nouveaux sommets de vision conceptuelle et de nuance esthétique.

Le but de cet article est de poser les jalons théoriques nécessaires pour justifier une alliance entre le zining et la recherche philosophique menée par les jeunes - deux pratiques importantes qui, bien qu'elles opèrent en marge des courants dominants, peuvent éclairer quelques-unes de nos (in)compréhensions conventionnelles de la jeunesse en illustrant certaines manières innovantes de concevoir des espaces permettant aux jeunes de faire entendre leurs voix et de s'épanouir. J'espère que ces premiers résultats s'avèreront utiles aux éducateurs alternatifs cherchant à préserver et à accroître les opportunités qu'ont les jeunes de s'interroger, de s'émerveiller et d'imaginer, frayant ainsi leur propre chemin vers la réflexion.

L'enfance est un contexte relativement nouveau pour la philosophie tout comme pour le zining - un contexte qui n'est pas sans controverse ou défis considérables. Je vais donc débuter cet article en soulignant l'esprit commun du zining et de la recherche philosophique afin de faire apparaître leur compatibilité en tant que pratiques qui mettent en avant l'expérimentation participative et autonome, ayant ainsi le potentiel de politiser et de transformer ceux qui y prennent part. J'argumenterai ensuite que la notion de voix marginalisée issue du zining peut enrichir le projet qu'a la PPE de concevoir l'enfance en offrant de nouveaux rôles aux voix des jeunes, confirmant leur capacité et leur valeur. Enfin, je me pencherai sur les enjeux liés à l'autorité adulte qui pourraient surgir en prolongeant le modèle de la CRP par le zining, et je proposerai certaines conditions pouvant aider à rendre ce processus davantage guidé par les jeunes et donc plus authentique.

Pour les besoins de cet article, le terme de "recherche philosophique" sera entendu comme le modèle de la CRP ; le "zining" se référera à la création de zines ; "les jeunes" engloberont les enfants et les adolescents et "l'enfance" désignera la période allant de l'école primaire à l'âge du vote (approximativement de cinq à 16 ans). Les concepts de "voix" et "d'espace" seront élucidés au fur et à mesure que l'article progresse, mais peuvent pour l'instant être définis respectivement comme la liberté d'exprimer un point de vue de manière significative et comme l'opportunité rendue possible d'une telle expression.

I) Le zining et la recherche philosophique : un esprit commun

Selon moi, l'esprit commun au zining et à la recherche philosophique peut être résumé par l'impératif libérateur de créer un espace permettant d'exprimer ce qui compte le plus. Je trouve les zines particulièrement intéressants comme compléments du modèle de la CRP car ils représentent pour les citoyens ordinaires une opportunité sans précédent de communiquer avec profondeur auprès de publics spécifiques, et à propos de sujets ou de préoccupations particulières à travers un médium très flexible et auto-publié. Ancré dans le travail des pamphlétaires politiques américains et européens du 18ème siècle - tout particulièrement Thomas Paine - et dans celui des écrivains de science-fiction des années 1930, les zines sont un médium hybride qui combine les mots et les images en des publications similaires aux magazines, ou en ce que Williamson (1994) appelle perspicacement un "site relativement peu étudié de bricolage postmoderne et de culture participative". Bien que leur ampleur et leur diversité empêche une catégorisation stricte, les zines ont tendance à refléter certains critères communs : ils sont auto-publiés, à but non lucratif, non commerciaux et non professionnels, servant les intérêts négligés de certains groupes ou de certaines niches de manière indépendante.

Évidemment, à l'ère digitale, internet semble jouer une grande partie du rôle du zine, potentiellement de manière plus efficace, plus inclusive et plus accessible, puisque quasiment tout le monde peut bloguer, tweeter, héberger un site web et poster sur un forum. Néanmoins, en dehors de quelques exceptions notables, les zines semblent se différencier du contenu en ligne par leur format, leur visée et leur effort. Les zines sont surtout de véritables publications - des numéros entiers de contenu multimédia planifié et créé soit seul, soit en petit groupe de gens partageant les mêmes valeurs - une initiative qui semble plus laborieuse, délibérée et chronophage que les bribes stratégiques partagées sur les réseaux sociaux ou les publications de blog souvent semblables aux pages d'un journal intime6. Malgré l'épanouissement évident qu'ils procurent, les zines demandent beaucoup de travail. Comme le souligne Chu (1997), "le processus de publication des zines démontre le sérieux des efforts qu'impliquent de telles initiatives ludiques pour les jeunes" (p.80)7.

Les zines peuvent être considérés comme un outil de communication révolutionnaire dans le sens où ils ont permis à des gens ordinaires d'ouvrir un espace à l'intérieur duquel ils peuvent exprimer leurs idées, leurs préoccupations et leurs convictions dans un paysage culturel, politique et médiatique qui échoue trop souvent à représenter leur vécu. Pour reprendre les mots de Fredric Wertham, un psychiatre qui a étudié le phénomène du zine en détail : "les zines donnent une voix à la personne lambda. "L'idée de base est qu'une personne s'assoie, qu'elle écrive, collectionne, dessine ou édite des trucs qui l'intéressent ou qui lui tiennent à coeur... et puis qu'elle les diffuse. Le processus de création d'un zine est direct et reste sous le contrôle de l'auteur du début jusqu'à la fin. Peut-être que ce qui le rend exceptionnel, c'est qu'il existe sans aucune interférence extérieure, sans aucun contrôle venu du dessus, sans aucune censure, sans aucune supervision ou manipulation" (Spencer, 2008, 122).

De plus, le fait que ce soit les jeunes adultes de 15 à 30 ans qui, historiquement, soient les zineurs les plus passionnés et les plus prolifiques renforce encore l'attrait du médium en tant que complément du modèle de la CRP8. Dans Notes from Underground, Duncombe (2008) affirme que "dans les ombres de la culture dominante, les zines et la culture underground tracent un espace libre : un espace à l'intérieur duquel on peut imaginer et expérimenter des manières d'être, de penser et de communiquer innovantes et idéalistes" (p. 204-205). Cette description de l'espace pourrait tout aussi bien décrire l'ambiance recherchée dans une CRP.

Les points communs

En tant que pratiques, le zining et la recherche philosophique cherchent toutes deux à créer un espace permettant aux acteurs de s'exprimer sans entraves et de construire le sens qui leur paraît significatif et important. Malgré leurs origines distinctes et leurs idiosyncrasies respectives, elles partagent des caractéristiques essentielles.

Cinq d'entre elles semblent particulièrement contribuer à leur esprit : 1) leur idéal démocratique et participatif ; 2) leur éthique du bricolage9. 3) leur approche expérimentale ; 4) leur influence politisante, et 5) leur potentiel transformatif.

Premièrement, le zine et la recherche philosophique partagent un idéal démocratique et participatif, dans le sens où ils militent pour que des publics variés puissent dialoguer à propos des enjeux qui les concernent. Ils visent l'inclusion en valorisant une multiplicité de voix et de valeurs - un bricolage littéral et métaphorique des perspectives - et pas seulement celles qui dominent, rejetant ainsi les principes méritocratiques qui évaluent la valeur en fonction de critères excluants tels que l'âge, la richesse, le statut politique et le capital culturel. Les deux pratiques cherchent à éliminer les hiérarchies en plaçant leurs participants sur un pied d'égalité - comme le dit Duncombe, même les "ratés" ont leur place puisque leurs échecs en font les représentants de points de vue et de styles de vie alternatifs importants (p.25). De même, dans une CRP, les participants les plus populaires ou ceux avec les meilleures notes ne surpassent pas forcément leurs camarades supposément donnés perdants - ils peuvent même se retrouver éclipsés par ceux qui pourraient sinon se retrouver au bas de l'échelle de mérite traditionnelle.

Il est intéressant de noter que les deux pratiques ont aussi été critiquées pour leur échec à représenter un véritable idéal démocratique et participatif, puisque leurs défenseurs ont tendance à être blancs et de classe moyenne - bien que cette tendance ne soit certainement pas délibérée10. La participation ouverte demeure toutefois leur ligne d'horizon : elles aspirent à permettre un partage actif et engagé des opinions, ce qui inclut une identification positive à des principes partagés, mais aussi une résistance aux normes sociétales qui incitent à la méfiance. Au-delà de la liberté de décrire différentes réalités depuis plusieurs perspectives, le zine et la recherche philosophique encouragent les individus à explorer et à formuler des prises de position normatives sur les formes que ces réalités devraient prendre, redéfinissant ainsi leur monde idéal et les moyens permettant de s'en approcher. A cet égard, ils promeuvent une citoyenneté démocratique : selon Lipman (1988), "les bons citoyens sont des citoyens qui réfléchissent, qui insistent vigoureusement pour que les idéaux ne soient pas seulement proclamés mais opérationnalisés et mis en application" (p.60).

Deuxièmement, le zine et la recherche philosophique célèbrent tous deux l'éthique du bricolage, dans le sens où ils encouragent les gens à accepter leur manque de savoir-faire et leur amateurisme, non pas en tant que symbole de leur incompétence, mais dans un amour sincère de l'expression de soi et du développement de la communauté. Dans le zining, l'éthique du bricolage est tout à fait explicite : les zineurs, inspirés par les mouvements du punk et de la science-fiction, incarnent la notion que n'importe qui peut agir et se faire entendre. De plus, comme l'a observé Bartel (2004), "la question n'est pas seulement "pourquoi ne pas le faire moi-même ?" [mais] "ourquoi le travail de quelqu'un d'autre mériterait-il plus de reconnaissance ou de légitimité que le mien ?" (p.22).

Dans une CRP, cette impulsion prend la forme d'une quête collective de sagesse : les participants apprécient leur aptitude à aborder les grandes questions de la vie sans l'aide de philosophes professionnels, s'estimant capables d'apprendre des expériences de vie généralisées de chacun - "La communauté de recherche est, en un sens, un apprentissage réalisé ensemble, et c'est donc un exemple de la valeur de l'expérience partagée" (Lipman, 2003, p.93). Dans les deux cas, on espère que l'éthique du bricolage s'infiltrera dans d'autres sphères de la vie, amplifiant la capacité d'agir plutôt qu'une passivité docile. L'immédiateté devient irrésistible : c'est maintenant que la vie se passe - comment pouvons-nous y répondre ? Dans une CRP, les participants répondent en choisissant les questions qui reflètent le mieux ce qui les préoccupe à ce moment-là ; pour les zineurs, l'auto-publication préserve le souvenir du présent dans ce que Chidgey (2013) appelle "une stratégie de survie : ne pas se perdre soi, ses croyances et ses espoirs" (p. 667).

Troisièmement, le zine et la recherche philosophique cultivent une approche expérimentale, mettant l'accent sur le processus plutôt que sur les résultats, et perpétuant un état inachevé et toujours en cours. La visée d'une CRP n'est jamais de répondre définitivement à une question philosophique, mais d'arriver à une prise de position temporaire dans une recherche vouée à se poursuivre tout au long de la vie et qu'on peut rouvrir dès que sont vécues de nouvelles expériences pouvant lui être pertinentes : "La philosophie," écrit Lipman, "fournit aux gens des idées à ruminer - des idées qui ne peuvent être épuisées puisqu'elles sont toujours contestables" (p.106). De même, Gordon (2012) constate que "les zines n'ont aucun complexe à être perçus comme un travail en cours", permettant à leurs créateurs d'être plus authentiques dans leurs explorations conceptuelles et créatives puisqu'ils n'ont pas la contrainte de les mener à terme (p.4).

Par conséquent, les deux pratiques peuvent être décrites comme ludiques - elles créent un espace d'expérimentation sans pression, où les individus peuvent tester des idées insolites, accentuant ainsi leur volonté d'essayer et de se tromper. Pour le dire autrement, le zine et la recherche philosophique offrent des occasions semblables de jouer différentes subjectivités possibles. Asbell les appelle des "espace[s] de jeu identitaire", où tout peut être essayé en relative sécurité, puisque la représentation s'adresse non pas à un public général, mais à un contre-public "d'étrangers compréhensifs" (DeGravelles, 2011, p.101). Tout comme la recherche philosophique rejette le dogmatisme, les zines font proliférer des points de vue inédits que l'on n'entend généralement pas. Comme l'écrit Radway (2001), "les zines mettent en scène une intense cacophonie de voix combatives ; ils se font les ventriloques de positionnements du sujet en lutte pour le contrôle et le pouvoir... Ils sont sans cesse en représentation. Ils multiplient les personnages avec exubérance, au mépris de l'exigence d'être un et non pas autre" (p.18).

Quatrièmement, grâce à cette puissante expérimentation en représentation, les zines et la recherche philosophique peuvent tous deux exercer une influence politisante en aidant les individus à prendre conscience de leur propre pouvoir, comme en attestent leurs témoignages de zineurs et de chercheurs. A travers des récits personnels prenant la forme d'anecdotes ou de commentaires, les zineurs témoignent de leur propre vie, par là même "compliqu[ant] la réalité en prêtant leurs voix personnelles et leurs expériences à des projets politiques" (Gordon, 2012, p.5) et remettant "en cause les limites de ce qui est considéré comme légitimement politique" (Collins, 1999, p.68).

De même, une CRP compte sur ses participants pour produire une foule de perspectives possibles afin de construire la position globale du groupe vis-à-vis de la question choisie, laissant une place aux récits personnels exprimés sous la forme d'exemples et de contre-exemples constructifs, d'analogies éclairantes et de perspectives manquantes, qui, à leur tour, problématisent et subvertissent les présupposés. Lipman (2003) décrit le processus comme "la combinaison de leurs observations si fragmentaires qu'elles en sont touchantes en un énorme tout", un tout qui les aide à juger du pouvoir politique de leur propre voix (p. 110).

Cinquièmement, grâce à leurs aspects participatifs, bricoleurs, expérimentaux et politisants, le zine et la recherche philosophique ont tous deux le potentiel d'être transformatifs pour leurs pratiquants. Le célèbre zineur Mike Underlay (1989) souligne à quel point le zining change les priorités personnelles et les points de vue : "Ils changent la vie des gens… Ils ont certainement changé la mienne - la nourriture que je mange, les vêtements que je porte, la musique que j'écoute, les idéaux dans lesquels je crois, et les endroits où je veux vivre ont tous été influencés (et pas qu'un peu) par mon immersion constante dans un océan d'alternatives (p. 53).

De même, l'expérience de la CRP permet une compréhension de soi approfondie : par exemple, parmi les témoignages de jeunes de Brila, on trouve des déclarations telles que la philosophie "m'a appris ce que je voulais dans ma vie et ce que je veux retirer de la vie", "je peux désormais atteindre de nouveaux niveaux de réflexion" et "être créatif de bien plus de façons que je n'aurais jamais imaginé"11. Dans les deux pratiques, les individus forment et prennent des positions sur le monde de manières inédites pour eux, se transformant d'objets en sujets. Les notions issues de la littérature du zining de sujets "résistants" qui "s'engagent dans un projet de construction transformative du monde" (DeGravelles, 2011, p. 59) reflètent aussi les aspects de dépassement de soi propres à la recherche philosophique, puisque "ne pas s'efforcer d'aller au-delà de ses réussites antérieures, c'est risquer de s'engager dans une forme de recherche qui manque d'intégrité" (Lipman, 2003, p. 246). Par extension, grâce à leur potentiel transformatif, les deux pratiques peuvent devenir des sources d'espoir et de changement pour les individus - une possibilité importante pour les jeunes dont les voix sont trop souvent ignorées.

II. Les jeunes comme voix marginalisées et sans entraves : reconcevoir l'enfance

Parmi ses réussites, le mouvement de la PPE a été loué pour avoir aidé à inspirer une nouvelle conception de l'enfance en démontrant la valeur de la voix des jeunes. Le modèle de la CRP perçoit les jeunes comme des personnes de plein droit - plutôt que des adultes en devenir - et vise à renforcer leur capacité d'agir en prenant part à une recherche collaborative et significative12. De manière controversée, Lipman et les philosophes de l'enfance qu'il a inspirés ont révélé les présupposés problématiques de bon nombre de descriptions des capacités des jeunes, appelant urgemment à la création d'espaces spécifiques au sein desquels les jeunes pourraient délibérer de manière réfléchie aux enjeux qui leur semblent importants. Comme l'écrit Kennedy (2006), "la différence de l'enfant fait de lui un texte qui est juste assez éloigné en termes de temps et d'expérience pour que la théorie non seulement se l'approprie, mais aussi le colonise" (p. 12). En effet, au milieu des efforts déployés par des initiatives de PPE et d'autres approches éducatives ayant aussi pour mission de permettre aux jeunes de s'exprimer, la résistance à cette reconception de l'enfance persiste. Les mots de Giroux (1998) saisissent cette fâcheuse réalité :

"Dans la sphère publique dominante, ce sont rarement les diverses voix des jeunes qui racontent la jeunesse, en tant que catégorie complexe, mouvante et contradictoire. Empêchés de s'exprimer en tant qu'agents moraux et politiques, les jeunes deviennent une catégorie vide habitée par les désirs, fantasmes et intérêts du monde adulte. Je ne veux pas dire que les jeunes ne parlent pas ; on leur refuse simplement le pouvoir de tirer parti de la connaissance pour répondre à leurs propres besoins collectifs" (p. 24).

A bien des égards, ce portrait de la jeunesse reflète les descriptions de voix marginalisées qui imprègnent la culture et la recherche du zining. Comme d'autres minorités défavorisées s'étant emparées du zine - notamment les féministes et les groupes queer - les jeunes représentent un sous-ensemble important de la société qui est négligé, ou du moins inadéquatement représenté. Bien que les différences entre eux en termes de genre, d'ethnicité et de statut socio-économique etc., soient nombreuses, ils forment, ensemble, une tribu d'outsiders - un groupe démographique que l'impuissance relie sans les unifier.

Néanmoins, le zining a le potentiel de forger de telles unions de façon à soutenir et à amplifier les visées du modèle de la CRP en fournissant un autre débouché à une expression sans entraves. Après tout, l'esprit du zining a permis l'expression de nombreux récits venus de la marge, de la série de zines des Riot Grrrl dans les années 90 militant pour aller au-delà des représentations binaires du genre (Radway, 2011, p. 12), aux zines plus récents de militants queer cherchant à reconceptualiser les représentations des "victimes" du SIDA dans les médias de masse (Long, 2000, p. 403). Comme l'écrit Sinor (2003), "puisque leur histoire est celle de personnes en marge, elle doit, comme tant d'autres histoires racontées par ceux qui ont été invisibilisés, être racontée de manière à faire éclater les attentes et à perturber les présupposés" (p. 243). Favoriser l'expression des voix des jeunes, non seulement en tant que chercheurs philosophiques mais aussi en tant que zineurs, a selon moi le potentiel de contribuer à la reconcepualisation de l'enfance en introduisant de nouveaux rôles possibles pour les jeunes, tout particulièrement : 1) celui de producteurs culturels et 2) celui d'historiens sociaux.

Premièrement, en tant que zineurs, les jeunes peuvent endosser le rôle de producteurs culturels par le simple fait de créer un zine. Ce changement est significatif en soi, étant donné qu'ils sont généralement relégués au statut de consommateurs de culture, ingérant du contenu généré par des adultes sous la forme de livres d'images, de dessins animés, de jeux vidéos etc., souvent créés en vue d'un profit commercial. On peut affirmer sans grand risque qu'un point de vue purement enfantin est à peu près inexistant dans la culture dominante - au lieu de ça, on leur présente des représentations caricaturales et bourrées de présupposés, façonnées par des adultes qui ne leur ont pas demandé leur avis. En tant que producteurs culturels, en revanche, à travers des supports tels que les philozines, les jeunes peuvent se revendiquer écrivains, illustrateurs, photographes et artistes des nouveaux médias, en construisant à travers ces pratiques créatives une série de points de vue alternatifs sur l'expérience de l'enfance, et peut-être même forger une nouvelle vision des capacités des jeunes apte à remplacer les stéréotypes obsolètes.

Après tout, comme l'a fait remarquer Klaus (2012), le pouvoir de la production culturelle tient à son potentiel "d'agacer et de remettre en question la façon dont nous voyons et faisons ‘normalement' les choses… [et] qui, dans ce sens, peut être comprise comme une intervention dans le processus de production du sens" (p. 1-2). De plus, l'esprit du zine peut protéger les jeunes d'une certaine surveillance dans la mesure où il met en avant l'expression brute plutôt que le caractère davantage soigné et structuré de beaucoup de devoirs scolaires, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités de compréhension accrue entre adultes et enfants. Comme l'écrit Lipman (1988), "les différences entre les points de vue de l'enfant et de l'adulte représentent une invitation à l'expérience partagée de la diversité humaine plutôt qu'une excuse à l'hostilité, la répression et la culpabilité intergénérationnelles" (p. 191). En tant que productions culturelles, les zines offrent un espace permettant aux voix authentiques des jeunes d'être réfléchies et, avec un peu de chance, d'être prises plus au sérieux.

Deuxièmement, en tant que zineurs, les jeunes peuvent aussi adopter le rôle d' historiens sociaux en publiant sous forme multimédia les récits de leurs expériences vécues en tant que groupe marginalisé. Bien que les historiens soient en désaccord par rapport à la valeur de tels récits pour leur discipline, il semble clair qu'une grille de lecture sociale en histoire ait "démontré l'utilité - et même la qualité inestimable - de classes entières de documents pour lesquels on avait auparavant peu d'estime" (Samuel, 1985). On peut considérer que les zines font partie de ces documents puisqu'ils "sont actuellement l'un des moyens par lesquels les histoires cachées sont parfois révélées" (DeGravelles, 2011, p. 63). Puisque les jeunes peuvent y exprimer leur expérience contextualisée de l'enfance là où les adultes ne peuvent que spéculer, ils contribuent, en offrant leur propre version de données d'histoire sociale, à une récolte d'informations pouvant éclairer le sous-ensemble sociétal mal compris qu'ils représentent. Leurs expériences plus récentes et plus neuves de certaines réalités humaines - la scolarité, l'injustice, la violence, la peur de la mort, pour n'en nommer que quelques-unes - pourraient aussi fournir des perspectives plus claires sur la manière dont les jeunes, pris en tant que catégorie, traversent et évoluent dans le monde des adultes dans lequel ils vivent et dont ils hériteront un jour.

Par exemple, à Brila, l'école est un thème toujours populaire pour l'expression créative dans les philozines : il n'est pas étonnant que les jeunes aient beaucoup de réflexions sur les enjeux de l'autorité et de l'apprentissage, étant donné que leur vie quotidienne est dominée par leurs expériences scolaires. Par extension, le contenu des zines reflétant leurs préoccupations actuelles - dans le cas de l'école, s'ils devraient avoir davantage leur mot à dire dans le choix des cours, dans l'embauche (et le licenciement) d'enseignants, dans leurs approches éducatives, etc. - peut, selon moi, fournir ce que Boellstorff (2004) appelle "une fenêtre vers de plus vastes systèmes de sens" (p. 375).

A travers les zines, les jeunes peuvent donc endosser les rôles de producteurs culturels et d'historiens sociaux, ce qui peut ensuite permettre la formation de leur propre communauté de discours - avec sa manière bien à elle de communiquer ses positions, valeurs et buts communs. Pour Lipman (1988), la construction d'une telle communauté est essentielle au développement de la capacité d'agir : "la formation de communautés pendant l'enfance, où la sincérité et la confiance se mélangent librement avec l'émerveillement, l'interrogation et le raisonnement, fournit un soutien social nécessaire durant ces années critiques pendant lesquelles les enfants... tâchent de s'affirmer comme individus mûrs et responsables" (p. 197). Mais pour que de tels développements se traduisent effectivement en une reconception significative de l'enfance cherchant à reconnaître et à rectifier le problème de la marginalisation des voix des jeunes, il incombe aux adultes d'accroître leur volonté de percevoir les jeunes comme étant dignes d'être compris - le point central de la prochaine section. Sinon, comme nous met en garde Lipman, "si on considère que les enfants doivent être "vus mais pas entendus", les réduire au silence nous privent tous de leurs idées" (p. 194).

III. L'adulte en tant qu'architecte d'un espace d'expression : défis et conditions

A) Défis

Si l'esprit commun du zine et de la recherche philosophique a, en tant qu'espace d'expression, tant à offrir aux jeunes, comment peut-il leur être présenté de manière appropriée - c'est à dire en accord avec leur niveau de maturité et d'expérience ? Il est probable qu'à un moment donné, des adultes doivent entrer en jeu. Les jeunes peuvent certainement découvrir ces deux pratiques de leur côté et choisir de les pratiquer de manière autonome, mais, étant donné que ces pratiques sont peu répandues dans beaucoup de contextes éducatifs, il semble probable qu'un adulte doive agencer un espace d'expression, ne serait-ce que pour que les jeunes aient accès au zining et à la recherche philosophique, et puissent les considérer comme des choix possibles et valables. Cependant, l'éthique du bricolage peut-elle vraiment survivre si les circonstances exigent plutôt une approche "faites-le-vous-même" - (avec-l'aide-d'un-adulte) ? Le problème de l'autorité de l'adulte est une menace possible à l'intégrité des deux pratiques - une réalité qui pose des défis spécifiques lorsqu'on expose des jeunes au zining et à la recherche philosophique, révélant aussi un besoin criant de conditions claires pour encadrer ces pratiques.

Pour commencer, la notion d'une "pédagogie du zine" a généré une inquiétude compréhensible chez certains zineurs, qui craignent que la domestication du zining au sein de l'éducation ne l'institutionnalise tellement qu'il en devienne incohérent13. Beaucoup d'entre eux recommandent plutôt que les adultes intéressés par le potentiel éducatif des zines créent des devoirs "semblables aux zines", afin de semer la graine de la culture du zining sans pour autant la récupérer. D'autres zineurs ont mis en garde contre l'intégration de zines dans les écoles sans une vision très claire de leurs engagements historiques et idéologiques, puisqu'une représentation simpliste pourrait mener à des choix pédagogiques mal avisés, comme l'envie de noter les zines, d'établir un ensemble de règles créatives ou d'imposer certains thèmes à étudier tels que la justice sociale.

Personnellement, l'idée d'un adulte régulateur supervisant un groupe de jeunes zineurs ne me plait guère, bien que je doive reconnaître que les jeunes n'aient que très peu d'opportunités d'expression critique et créative dans leur expérience éducative, voire pas du tout, ce qui rend l'union du zining et de la recherche philosophique trop attirante pour la laisser passer. Sinor (2003), cherchant à justifier une pédagogie du zine, fait remarquer qu'elle a dû attendre d'être adulte pour découvrir les zines puisque son "adolescence fut bien moins éclairée, bien moins impliquée et bien davantage marquée par la conformité passive" (p. 240). C'est parce que c'est peut-être aussi le cas pour tant de jeunes que je pense que l'esprit du zine devrait s'étendre à eux à travers une assistance prudente des adultes. Comme l'a défendu la co-fondatrice de la PPE Ann Sharp, "il faut être éveillé au sens éthique et politique de son expérience - émotionnellement et conceptuellement - avant de pouvoir sentir, puis exprimer, qu'il y a quelque chose qui ne va pas" (Gregory, 2011, p. 204).

Afin de protéger l'esprit commun du zining et de la recherche philosophique, l'adulte en charge de l'agencement de l'espace d'expression doit être prêt à reconcevoir l'enfance des différentes façons énoncées plus haut. Kennedy (2006) décrit ce processus comme une sorte d'herméneutique qui permet une nouvelle posture interprétative :

La situation herméneutique commence quand nous (adultes) confrontons un texte (l'enfant) dont nous nous sommes éloignés, créant ainsi une relation dans laquelle nous rencontrons à la fois la familiarité et l'étrangeté, et un certain niveau de marginalisation et d'incompréhension... Cela implique une nouvelle compréhension de soi incluant au minimum une compréhension de l'enfant comme un phénomène positif - un véritable interlocuteur, un autre à part entière (…) A travers mon dialogue avec les enfants et avec l'enfance, je reçois un nouveau motif avec lequel lire l'expérience

(pp. 17-21)

Cette perception des jeunes comme étant de "véritables interlocuteurs" exige alors que les adultes intègrent certaines conditions à l'espace qu'ils conçoivent afin de s'assurer que les voix des jeunes puissent s'y exprimer en sécurité, sans intervention autoritaire non justifiée. Selon moi, ces conditions peuvent être divisées entre celles qui sont spécifiques aux zining et celles qui ont trait aux exigences du modèle de la CRP. Je propose ci-dessous une série de conditions possibles pouvant aider les adultes à rendre plus authentique les pratiques de zining auprès des jeunes.

B) Conditions

1) Protéger les jeunes en tant que populations vulnérables.

Dans de nombreuses circonstances, les jeunes sont légalement considérés comme des populations vulnérables jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge de vote, avec les avantages et les inconvénients que cela représente. En tant que tels, certaines dimensions du zining comme la violation de copyright et les discours insurrectionnels devraient être abandonnés, ou au minimum problématisés, afin de protéger les jeunes de toute violation de la loi. Les enjeux autour de la censure devraient aussi être abordés pour s'assurer que les jeunes puissent établir des lignes directrices adaptées à leur âge pour la production de leurs zines.

2) Laisser les jeunes faire leurs propres choix.

Les adultes devraient résister à la tentation d'imposer de l'ordre ou du sens au contenu d'un zine produit par les jeunes, et devraient plutôt leur permettre de choisir ou d'interpréter leurs propres thèmes et styles créatifs à partir des suggestions de l'adulte. Certains choix esthétiques et conceptuels peuvent paraître incompréhensibles ou même triviaux pour les adultes, mais représenter, aux yeux des jeunes, une expérimentation radicale de liberté d'expression. En effet, comme l'écrit Duncombe (2008), à travers "le refus de certains zines d'avoir du sens" ou à travers leur ton imaginatif et parodique, "les zines incarnent la différence qu'ils essaient d'instaurer" (p. 39). A travers le zining, les jeunes sont peut-être en train d'imaginer un monde à leur image.

3) Cultiver l'aisance des jeunes à exprimer leurs idées.

On devrait accorder du temps aux jeunes pour s'accoutumer aux nouvelles opportunités qu'ils ont de faire entendre leurs voix. Les adultes ne devraient pas mésinterpréter des réponses initiales de peur, de malaise ou d'anxiété de la part de jeunes dont les idées n'ont peut-être jamais été prises au sérieux auparavant. L'aisance avec l'ambiance de bricolage et d'expérimentation du zining ne va pas forcément de soi - les jeunes peuvent avoir besoin d'espace pour développer leur auto-efficacité lorsqu'ils commencent à jouer de nouveaux rôles et à accepter la faillibilité. Le partage du contenu des zines ne devrait pas être forcé mais gentiment encouragé.

4) Éviter les évaluations condescendantes.

Il peut être tentant pour les adultes de s'émerveiller de la qualité et de la sophistication inattendues du contenu des zines des jeunes, mais ils doivent plutôt s'efforcer de fournir un retour constructif afin de s'assurer que le processus de zining conserve sa valeur intrinsèque pour les jeunes, au lieu de devenir un simple moyen d'obtenir l'approbation des adultes. Parallèlement, les adultes ne devraient pas être les juges de l'excellence des zines : le but du zining n'est pas de produire des chefs-d'oeuvre mais d'explorer de nouvelles idées et de nouvelles formes créatives de manière réfléchie, à travers une contribution originale, peu importe son aspect brouillon ou inachevé.

Afin d'améliorer encore davantage les pratiques de zining des jeunes, je pense que la vaste littérature sur l'animation de la CRP peut apporter un éclairage extrêmement utile. Je pense en particulier aux trois conditions suivantes, qui peuvent réduire d'autant plus la menace de l'autorité de l'adulte, tout en amplifiant le potentiel du zining comme expérience émancipatrice pour les jeunes.

5) Se concentrer sur la procédure plutôt que sur le contenu.

On attend des animateurs de CRP qu'ils priorisent les voix des jeunes en s'abstenant de donner leurs propres opinions philosophiques au cours du dialogue, et en se concentrant plutôt sur des interventions procédurales qui aident les jeunes participants à ne pas se disperser et à suivre la ligne de recherche. De plus, les animateurs s'efforcent d'amorcer et d'approfondir la réflexion philosophique sans donner de réponses à travers des techniques d'animation soigneusement choisies pour motiver la pensée critique et créative : ils demandent des définitions et des exemples pour clarifier, ils jaugent le niveau d'accord et de désaccord au sein du groupe, ils relèvent les incohérences conceptuelles pour permettre plus de nuance, ils aident à mettre en avant les conséquences des positions prises afin qu'elles soient renforcées, et ils encouragent de nouvelles perspectives et possibilités. En langage familier, ils se perfectionnent dans l'art de savoir quand pousser à aller plus loin et quand y aller plus doucement.

Appliquée au zining, cette expertise procédurale peut permettre aux adultes d'aider les jeunes à enrichir leur expression créative sans intervenir au niveau du contenu - ils incitent plutôt à la réflexion sur les choix de thème et de style pouvant complexifier les points de vue émergents des jeunes. Lorsqu'ils font face à des sujets et des formes d'expression inconnus auparavant, les jeunes peuvent devenir plus sensibles aux enjeux éthiques, politiques et sociétaux à travers leur pratique du zining.

6) Encourager la responsabilité auprès de la communauté.

Outre l'encouragement de la pensée critique et créative chez les jeunes, on attend aussi des animateurs de CRP qu'ils cultivent la pensée attentive, comprise comme la capacité d'être responsable auprès d'autrui en faisant des contributions réfléchies et respectueuses plutôt qu'en s'exprimant d'une manière égoïste qui entraverait le progrès de la recherche. Les voix des individus sont clairement importantes dans la CRP et une recherche démocratique devrait refléter les apports de chacun, mais l'esprit collaboratif de la recherche commune d'une réponse à une question significative prend le pas sur l'établissement d'une quelconque tribune pour un participant trop autoritaire. Par conséquent, les animateurs doivent sans cesse s'efforcer d'encourager les jeunes à faire des liens entre leurs idées et à s'appuyer sur les contributions de chacun, tout en leur fournissant régulièrement des occasions d'évaluer leur participation afin de garantir inclusion, autorégulation et écoute attentive.

Appliquée au zining, cette considération pour autrui peut nourrir un sens de la responsabilité vis-à-vis des prises de position et des effets que leurs zines peuvent produire en prenant en considération leur public. De plus, la mentalité de "l'économie du don" du zining (des échanges chaleureux de zines plutôt que des ventes impersonnelles) peut être adaptée en test de sincérité destiné aux jeunes zineurs, afin de se prémunir contre un éventuel contenu narcissique et voué à l'autopromotion, aux dépens d'expressions de construction du sens plus authentiques - le véritable "don" des zines.

7) Promouvoir la métacognition et l'autocorrection.

En dernier lieu, une dimension distinctive du modèle de la CRP est l'accent qu'il met sur les évaluations métacognitives amenant les jeunes à s'autocorriger. On attend des animateurs qu'ils aident les jeunes participants non seulement à produire de meilleures réflexions, mais aussi à comprendre ce qui renforce ou affaiblit leur raisonnement, afin qu'ils aient les outils métacognitifs nécessaires pour se corriger à l'avenir. Après le dialogue, les animateurs initient donc une période de réflexion durant laquelle les jeunes participants s'évaluent en tant que groupe sur leur pensée critique, créative et attentive, et décident de stratégies pour s'améliorer. Cette appropriation valorisante de leur apprentissage et de leur développement fournit aux jeunes une tendance à l'autocorrection qui épouse l'humilité et la tolérance à l'incertitude plutôt que l'obstination et la peur de l'échec.

Appliquée au zining, cette attitude métacognitive et autocorrective peut aider les jeunes à gagner en résilience lorsqu'ils abordent des idées et des tâches inhabituelles et à mieux estimer les qualités et les défauts de leur travail. De plus, ils peuvent, avec l'aide des adultes, apprendre à interpréter les intentions, motivations et présupposés cachés derrière leurs diverses productions créatives, leur permettant de devenir davantage conscients de la manière dont divers médias rendent possible différents types d'expression.

En résumé, malgré plusieurs défis considérables qui méritent notre attention, l'enjeu de l'autorité de l'adulte ne doit pas nécessairement être une menace pour le zining, pris en tant que prolongement du modèle de la CRP, sous réserve que les adultes qui se donnent pour but de concevoir un espace d'expression pour les jeunes prennent en compte et mettent en place des conditions semblables à celles proposées ci-haut, et demeurent prêts à évaluer leurs propres aptitudes en tant que guides et animateurs.

Conclusion

Dans cet article, j'ai tâché de justifier une alliance entre le zining et la recherche philosophique menée par les jeunes, afin d'illustrer comment l'esprit du zining pouvait offrir aux jeunes de précieuses occasions d'enraciner le sens existentiel de leur expérimentation philosophique à travers une plus grande opportunité d'expression réfléchie. J'ai souligné l'esprit commun au zining et à la recherche philosophique en tant que pratiques qui s'efforcent de créer un espace permettant aux voix des jeunes de s'exprimer avec authenticité et de prendre part à une construction du sens, et j'ai mis en avant les aspects participatifs, bricoleurs, expérimentaux, politisants et transformatifs qu'elles partagent. J'ai affirmé que le zining et sa notion de voix marginalisées peuvent contribuer à une nouvelle conception de l'enfance qu'a permise la PPE en représentant les jeunes comme des producteurs culturels compétents et des historiens sociaux de leurs propres communautés de discours. Enfin, j'ai exploré les enjeux de l'autorité de l'adulte qui viennent compliquer l'esprit du zining et de la recherche philosophique lorsqu'on les utilise avec les jeunes, en proposant des conditions qui pourraient aider à rendre plus authentique l'usage des zines au sein du modèle de la CRP.

Si on les conçoit avec soin, les espaces d'expression délibérés que j'ai présentés pourraient offrir de grands avantages aux jeunes, notamment un meilleur accès à de multiples façons d'apprendre à travers des projets interdisciplinaires, des relations plus égalitaires avec les adultes, une palette de tendances créatives et intellectuelles pouvant développer leur auto-efficacité, et un véritable sentiment que leurs voix comptent. Selon moi, de tels espaces peuvent légitimer leur sens de l'émerveillement, ouvrant ainsi la voie à l'émergence et à l'amplification de leurs voix réfléchies. Des formats hybrides tels que les philozines de Brila peuvent servir à capter de manière mémorable les explorations intellectuelles et collaboratives des jeunes - fournissant une preuve tangible de l'union de leurs esprits. Ces artefacts philosophiques ont le potentiel d'influencer la manière dont l'enfance est pensée et vécue et dont les dynamiques entre les jeunes et les adultes sont conçues. En tant qu'ambassadeurs de la libre expression, le zining et la recherche philosophique ont beaucoup à apprendre l'un de l'autre, particulièrement concernant la représentation des jeunes comme penseurs compétents et bienveillants dont les idées valent la peine d'être partagées. Pour emprunter les mots de Duncombe (2008), "bien que le monde des zines prenne place en marge de la société, ses préoccupations sont partagées par tous : comment compter en tant qu'individu ; comment construire une communauté qui nous soutienne ; comment vivre une vie qui ait du sens ; comment créer quelque chose qui nous appartienne ?" (p. 19).


(1) Cet article a remporté le Prix d'Excellence de l'Essai en Interprétation de la Philosophie pour Enfants du Conseil International de Recherche Philosophique avec les Enfants en 2016. Il a été traduit de l'anglais par Baptiste Roucau.
Natalie M. Fletcher, PhD, est une chercheure interdisciplinaire et une praticienne de la philosophie basée à Montréal, se spécialisant en Philosophie pour enfants (PPE) et en philosophie de l'enfance. Elle est la coordinatrice scientifique de l'Institut Philosophie Citoyenneté Jeunesse à l'Université de Montréal et la directrice fondatrice des projets jeunesse Brila (brila.org), un organisme de bienfaisance qui allie le dialogue philosophique et les projets créatifs par son approche de "philocréation". Pour plus d'information sur les "philozines" de Brila ou pour faire la demande de kits pour fabriquer des philozines, veuillez envoyer un courriel à info@brila.org.

(2) Ndt [Note du traducteur] : Le zining, traduit comme tel faute de terme adéquat en français, correspond à l'activité de fabrication de zines.

(3) Ndt : Afin de préserver la cohérence du texte original, "voice" a, dans la plupart des cas, été rendu par "voix" pour signifier, au-delà du sens habituel français, une opinion, un point de vue ou un choix, ainsi que l'expression de cette opinion, ce point de vue ou ce choix.

(4) Les échantillons de philozines présents dans cet article sont reproduits avec permission à partir de projets conduits par Brila avec des enfants âgés de 5 à 16 ans. Pour plus d'information sur la mission de bienfaisance de Brila et sur ses programmes, ainsi que pour voir ses zines digitaux, veuillez visiter :www.brila.org

(5) Adaptant les idées pragmatistes de Charles Sanders Peirce et de John Dewey, Matthew Lipman a conçu le programme de PPE afin de développer la pensée multidimensionelle (soit la conjugaison de la pensée critique, créative et attentive), qu'il voyait comme "un équilibre entre le cognitif et l'affectif, entre le perceptuel et le conceptuel, entre le physique et le mental" (200-201). Il considérait que le modèle de la CRP pouvait donner aux jeunes les moyens de s'attaquer aux questions contestables qu'ils estimaient importantes dans leur vie, et de formuler des jugements raisonnables et rectifiables à travers des dialogues en groupe structurés et guidés par un animateur adulte les aidant à identifier leurs modes de pensée émergents. La PPE est désormais pratiquée à travers le monde et a été reconnue par l'UNESCO comme un modèle pédagogique pour les enfants.

(6) Beaucoup de théoriciens du zining partagent mon opinion, notamment Piepmeier (2008) qui soutient que "les zines demandent un niveau de choix esthétique supérieur à celui des blogs" (p.221).

(7) Etant donné la latitude des médias interactifs, il me semble que la notion d'un zine "digital" peut en élargir les possibilités esthétiques, permettant aux mots et images des zines en papier de coexister avec du contenu audio et vidéo pour bricoler des publications plus inclusives, qui peuvent satisfaire une plus grande diversité de préférences créatives, tout en honorant un mode de publication en ligne, plus sain écologiquement. C'est cependant une proposition qui fait débat dans la communauté zine : beaucoup ont argumenté de façon convaincante que l'aspect tangible et matériel des zines en papier est indissociable de l'esprit du zining, car il permet une rencontre plus intime, affectueuse et corporelle entre les zineurs et leurs publics à une époque dominée par les écrans et la réalité virtuelle (Piepmeier, 2008, Bartel, 2004, Chidgey, 2006). Bien que je puisse partager ces préférences esthétiques, je maintiens que l'esprit du zine peut être préservé sous forme digitale, si on prête une certaine attention à la manière dont il est conçu, et que les nouvelles générations de zineurs devraient pouvoir utiliser comme outils créatifs les multimédias digitaux avec lesquels ils sont les plus à l'aise. Le design esthétique des zines - délibérément non linéaire voire chaotique, afin de refléter leur contenu divers et éclectique - peut être reproduit sous forme digitale en faisant les bons choix, notamment par rapport aux manières dont le contenu conditionne la mise en page. Au-delà des aspects esthétiques, dans la perspective d'un réel alignement entre le zining et la recherche philosophique, il faudrait mesurer la valeur potentielle des zines digitaux en prenant en compte les enjeux environnementaux, financiers et ceux d'accessibilité ; le dématérialisé pourrait engendrer un nouvel élan.

(8) Chu (19997) décrit les zines comme "l'un des seuls sites indépendants pour les voix de dizaines de milliers de jeunes dans un environnement médiatique autrement dominé par les intérêts d'entreprises des adultes" (p. 71).

(9) Ndt : traduction choisie de "do-it-yourself", littéralement "faites-le-vous-même".

(10) Wan (1999) évoque l'enjeu du privilège dans les zines (p. 17), alors que Chetty (2014) décrit la sous-représentation raciale en PPE.

(11) Pour une sélection des témoignages entiers, veuillez consulter : www.brila.org/about.html#testimonials

(12) Lipman (1988) soutient que beaucoup de théories du développement "présupposent souvent que l'enfance est une préparation pour l'âge adulte et qu'elle doit être vue seulement comme un moyen d'atteindre une fin, ou comme un état incomplet s'acheminant vers la complétude" (p. 194).

(13) Sinor (2003) exprime bien ce point : "les zines font partie d'une sous-culture florissante, une sous-culture qui abhorre la marchandisation et la société de consommation... En réalité, les zineurs écrivent précisément contre le public qui tient cet article entre ses mains" (p. 242).

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